Conclusion
p. 159-163
Texte intégral
1Dans la dynamique de la réflexion engagée lors du colloque Le genre face aux mutations. Masculin et féminin du Moyen Âge à nos jours1, les travaux réunis ici par l’équipe « Genre, violence, crises » du CRHISCO-Université Rennes 2 visaient à élargir et approfondir l’espace spatio-temporel du champ d’étude dans une approche trans-période (de l’Antiquité gréco-romaine au temps présent) et comparatiste (Europe/Afrique/ Amérique latine) plus affirmée. L’ambition était aussi de resserrer la focale autour de la relation entre l’événement et le genre.
2Au-delà de la diversité des époques abordées, antiquité (C. Badel, P. Brulé), médiévale (S. Cassagnes), moderne (Y. Lagadec) et contemporaine (L. Capdevila, V. Joly, C. Scheibe Wolff, V. Porhel) les études présentées intègrent l’événement et/ou sa postérité. Chemin faisant, elles offrent une réflexion à l’interface d’une histoire du temps court de l’événement, proprement dit, dans son surgissement, son déroulement, son enchaînement et une histoire longue de l’événement à travers sa survivance et ses représentations ultérieures dans la mémoire collective2. Dès lors, si la plupart des auteurs s’attachent surtout à une analyse matérielle des faits et du passé tel qu’il a été, Luc Capdevila, au croisement des identités nationale et de genre au Paraguay, traite davantage de la dimension symbolique et imaginaire de leurs usages dans des temps ultérieurs, y compris le plus proche. Dans un autre registre, Pierre Brulé témoigne aussi parfaitement de ces emboîtements d’échelles dans la temporalité de l’événement. En effet, même s’il souligne d’emblée que « le changement d’échelle qui accompagne le processus d’éloignement chronologique vers l’Antiquité fait que « l’événementiel » ne s’y mesure pas tout à fait à la même aune qu’en d’autres périodes », ses analyses sur le port du voile dans la Grèce Antique, berceau de la civilisation occidentale, rencontrent l’événement dans la mesure où le voile en est un aujourd’hui dans nos sociétés, particulièrement en France depuis 19893 et plus encore depuis le 11 septembre 20014. Ainsi apporte-t-il une remarquable démonstration de la fécondité d’une confrontation, avec le temps long, dans la lecture et la compréhension d’enjeux d’aujourd’hui et réciproquement. Sous cet angle, il démontre également que l’historien, y compris de l’Antiquité et du genre, n’écrit pas hors de son temps et que, par essence, toute histoire est une histoire du temps présent par sa capacité à étudier un passé, plus ou moins lointain, frotté aux enjeux du présent tout en éclairant l’un et l’autre.
3Ceci étant, à travers des périodes de crises politique (S. Cassagnes, L. Capdevila, V. Joly, C. Scheibe Wolff) ou économique et sociale (C. Badel, Y. Lagadec, V. Porhel) plus ou moins aiguës, mais toujours génératrices de situations inédites voire extraordinaires, il s’agit ici d’analyser l’intervention de l’événement comme élément perturbateur des assignations de genre. Dans quelle mesure ces phases de crises – émeutes frumentaires (C. Badel, Y. Lagadec), guerre civile (S. Cassagnes, C. Scheibe Wolff), guerre externe (L. Capdevila), conflits sociaux (V. Porhel) ou manifestations indépendantistes (V. Joly) – ont-elles été des moments de durcissement, d’ajustement, de recomposition voire de transformation des rapports entre les hommes et les femmes et de leurs représentations dans les différentes sociétés étudiées ? L’intérêt de cette histoire, est aussi de revisiter dans une perspective sexuée des événements, pour enrichir et approfondir leur analyse et leur signification profondes, tout en s’articulant et en contribuant à leur histoire sociale ou politique plus globale. Bien entendu, face à une telle entreprise, les résultats sont pluriels sans jamais être éclatés tant les contributions rassemblées ici, loin de constituer une juxtaposition d’études singulières et cloisonnées, se croisent et se répondent. C’est particulièrement net sur la façon d’interroger les sources, la capacité à mesurer le décalage entre pratique et représentation des rapports sociaux de sexe, ou encore dans la nécessité de croiser le genre avec d’autres catégories d’analyse.
4L’un des aspects les plus remarquables du livre réside sans aucun doute dans la capacité des auteurs à effectuer un constant et véritable retour aux sources pour éclairer ce qu’elles disent mais aussi et surtout afin de comprendre ce qu’elles ne disent pas. Dès lors, le lecteur saisit pleinement la nécessité et la pertinence d’un travail préalable de construction/déconstruction des sources, dans leur collecte comme dans leur exploitation, pour produire une lecture sexuée de l’événement. En effet, la problématique genre/événement n’est pas une histoire qui va de soi. Faute d’être clairement identifiables dans les sources, les catégories de genre se révèlent, de prime abord, souvent insaisissables, se dérobant au regard de l’historien. Ainsi dans la continuité d’une réflexion historiographique engagée depuis plusieurs décennies désormais, ils sont encore nombreux ici à questionner Les femmes ou les silences de l’Histoire5 : « silence et aveuglement » des érudits et d’une histoire idéaliste pour Pierre Brulé, « silence des sources » et « désert documentaire » pour Christophe Badel, « archives muettes » et historiographie guère plus bavarde pour Vincent Joly, « invisibilité des femmes au sein de la lutte armée » pour Cristina Scheibe Wolff, difficulté à franchir le mur du son et de la prise de parole chez Vincent Porhel…
5Dès lors, dépassant ce silence apparent des sources et bien souvent de manière corollaire de pans entiers de l’historiographie, les auteurs s’emploient au contraire à l’interroger pour faire émerger « la figure de l’absente » (V. Porhel, C. Badel) y compris et a fortiori « voilée » (P. Brulé). Ceci étant, l’histoire proposée ici est une histoire résolument relationnelle qui interroge autant les hommes que les femmes.
6À l’heure du bilan, qu’en est-il de cette confrontation paradoxale entre la structure des rapports sociaux du sexe et la conjoncture de l’événement. Au sein de certaines communications, une stabilité des rapports sociaux, parfois en trompe-l’œil, semble devoir l’emporter. Ainsi, l’étude de Christophe Badel, tout en cherchant les femmes, révèle finalement un rapport étroit au masculin. En effet, selon l’auteur, l’absence des femmes dans les récits d’émeutes frumentaires est pour large partie révélatrice de certaines pratiques sociales masculines du marché, de l’approvisionnement et du rapport global à la nourriture dans la société romaine des premiers siècles. Ainsi, le silence sur les femmes renvoie sans doute d’abord à une conception romaine du masculin, propre à une certaine culture aristocratique. Inversement mais participant d’une même dynamique, l’omniprésence apparente des femmes peut aussi conduire aux hommes. Le cas est flagrant au Paraguay, « pays des femmes » où le masculin fut longtemps, dans la mémoire de la guerre contre la Triple alliance, « impensable au point de devenir un impensé ». Dans la réalité, on découvre avec Luc Capdevila les enjeux cachés, mémoriels, identitaires et sexués du mythe « de ce pays sans homme », qui a paradoxalement permis de préserver l’image et les positions masculines tout en enfermant les femmes dans des fonctions subalternes. D’autres auteurs soulignent d’emblée l’écart existant entre les pratiques développées dans l’événement et leurs perceptions ou représentations immédiates et a fortiori postérieures. Dès lors, ils démontrent que si les circonstances « extraordinaires » de l’événement et/ou de l’engagement, permettent parfois à certain(e)s acteurs(trices) de dépasser les assignations traditionnelles des relations hommes/femmes, on assiste souvent à une réaction et/ou une crispation dans la perception de « ces désordres ». Ainsi, Marion Fauchard, « l’émeutière de Bais » (Y. Lagadec) n’est pas regardée par sa communauté comme une vraie femme. Son identité de genre, fragile voire floue, contribue pour beaucoup à expliquer les dérèglements sociaux dont elle se rend coupable à l’échelle du village. Autre espace, autre temps mais par forcément autres mœurs, Cristina Scheibe Wolff explique que les femmes guérilleros et activistes engagées étaient perçues par les autorités et la presse brésilienne de l’époque comme une « aberration » et une subversion totale. En faisant le choix de porter les armes, attributs masculins par excellence6, elles renonçaient à leur propre identité sexuelle. Paradoxalement, cet imaginaire viril de la lutte armée était partagé par ses promoteurs et, de fait, pour beaucoup d’ex-militantes, l’engagement conduisait à renoncer à sa féminité : « Elles ne pouvaient pas ressembler à des femmes. » Ainsi, la lutte armée reste fondamentalement une affaire d’hommes, même lorsqu’elle est pratiquée par des femmes (15 à 20 % des effectifs). Dans le texte de Sophie Cassagnes, c’est aussi l’accomplissement d’un acte hors norme, le meurtre d’une femme enceinte, qui conduit à une réaction visant à rétablir un ordre politique, social et sexué plus conforme aux codes traditionnels. Même si ce dernier exemple est sensiblement différent des cas précédents, on perçoit nettement dans ces trois textes combien le rapport à la transgression dans l’événement se heurte à une relative stabilité de représentations du genre. Même au cœur des années 1968, période de profondes mutations socioculturelles, y compris en terme de conscience de genre, Vincent Porhel témoigne de la lenteur des évolutions. Ainsi, au foyer (femmes des ouvriers des forges de Hennebont ou des techniciens de la CSF) ou au travail, les femmes apparaissent bien de plus en plus autonomes et actives dans les luttes sociales bretonnes présentées, mais non sans ambiguïté, entre contestation et tradition, dans le jeu des rôles sexués (cf. Plogoff en 1980).
7In fine, ces difficultés à déplacer durablement les frontières du genre mais aussi cette fréquente dialectique ouverture/fermeture de part et d’autre de l’événement nous permettent de mieux saisir la complexité des mécanismes qui président à la construction et à l’évolution de la différence entre les sexes. Sans postuler, a priori, la stabilité ou à l’inverse l’instabilité du genre, l’événement apparaît donc à bien des égards comme vecteur d’un brouillage de son équilibre antérieur. Brouillage dont l’amplitude et la pérennité restent parfois difficiles à établir voire échappent pour partie à l’historien. La difficulté est d’autant plus grande pour ce dernier qu’il n’est pas toujours aisé d’isoler le genre de la complexité du social. En effet, très souvent hiérarchies d’âge, sexuelle et sociale se combinent dans des dynamiques transversales et parfois contradictoires. D’ailleurs, la plupart des auteurs insistent sur la nécessité de croiser le genre avec d’autres catégories d’analyse pour mieux décrypter son rapport à l’événement : clivages ou statuts sociaux (P. Brulé, C. Badel, S. Cassagnes, V. Porhel, V. Joly), fait générationnel (P. Brulé, V. Porhel) voire articulation fine de l’individuel et du collectif (Y. Lagadec, V. Joly).
8C’est ainsi que Cristina Scheibe Wolff souligne : « Les rapports de genre ne se font pas d’une façon indépendante mais d’une façon intégrée à d’autres rapports sociaux, qu’ils soient de classe, de génération, de religion ou ethniques. […] De la même façon, si quelqu’un a été guérillero cela n’est pas tout ce qu’il a été à ce moment-là, même lui ou elle était aussi un homme ou une femme, un fils ou une fille, un père ou une mère, un(e) noir(e) ou blanc(he) ou métis(se), il ou elle était étudiant(e), ouvrier(ère), paysan(ne), professeur(e). Les identités sont constituées en fonction des discours, des circonstances, de leurs « utilités », elles ne sont pas monolithiques, elles ne sont pas naturelles, elles ne sont pas non plus dépourvues d’intentionnalités. »
9Vincent Joly, quant à lui, insiste à juste titre sur la part incompressible de choix et de responsabilité propre à chaque individu, homme ou femme, dans sa capacité et/ou sa volonté à faire évoluer la société dans laquelle il vit. Ainsi, lors de la marche des femmes de Grand-Bassam, en décembre 1949, « les femmes de détenus se présentent comme des épouses et comme des mères, mais pas comme des militantes politiques. » Faut-il y voir pour autant la simple conséquence d’un rapport de domination masculine ? reconnaissons avec l’auteur que la réponse est sans doute plus complexe7.
10Original par les sujets et objets abordés, de manière inédite, ou revisités, ce livre majoritairement écrit par des hommes, propose une histoire mixte et ouverte à toutes les périodes qui témoigne finalement d’un rapport ambivalent du genre à l’événement. Chemin faisant, il participe d’une réflexion méthodologique et épistémologique sur les conditions de production et d’écriture de l’histoire des femmes et du genre aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Capdevila (L.), Cassagnes-Brouquet (S.), Cocaud (M.), Godineau (D.), Rouquet (R.), Sainclivier (J.) (dir.), Le Genre face aux mutations. Masculin/féminin du Moyen Âge à nos jours, Rennes, PUR, 2003, 407 p.
2 Pour une définition de l’événement et de sa temporalité, cf. Rousso (H.), Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2001, p. 9-51.
3 Rochefort (F.), « Foulard, genre et laïcité en 1989 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 75, 2002, p. 145-156.
4 Pour une réflexion autour de l’événement 11 septembre, cf. le dossier « Le tonnerre du 11 septembre », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n° 76, 2002, p. 3-64.
5 Perrot (M.), Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.
6 Cette question des attributs (bâtons, armes, outils, vêtements…) comme élément constitutif des identités de sexe revient dans plusieurs communications (P. Brulé, Y. Lagadec, C. Scheibe Wolff).
7 On ne peut, en effet, exclure que le respect des assignations soit aussi un choix ou une stratégie assumés s’inscrivant dans une logique et un ordre de priorité. À titre d’exemple, Vincent Joly évoque le cas de Awa Keita (et à travers elle de nombreuses militantes politiques de sa génération en AOF) qui joue un rôle important au sein de son parti mais dans un combat d’abord anti-colonial : « Elle ne s’intéresse à la condition des femmes qu’après l’indépendance. »
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