Au pays des femmes ou chronique de la mort annoncée de l’homme paraguayen 1864-1870 et après*
p. 85-104
Texte intégral
1La guerre de la Triple Alliance, en opposant de 1864 à 1870 la République paraguayenne à la coalition de l’Empire du Brésil, de la Confédération argentine et de l’Uruguay, s’est conclue par l’anéantissement du Paraguay1.
2Un demi siècle après leur indépendance, les États de la région regroupaient toujours des nations incertaines. À la jonction des ex-empires espagnol et portugais, le Paraguay disputait toutes ses frontières à ses voisins. Les menaces pressantes de guerre y avaient accru une militarisation ancienne. Le service armé était obligatoire pour les hommes âgés de plus de seize ans. Depuis les années 1850, Asunción achetait des armes en Europe et avait fait venir des ingénieurs pour bâtir une sidérurgie. L’Argentine n’était pas encore totalement sortie des guerres civiles, Asunción del Paraguay devenait un contrepoids affaiblissant l’attraction de Buenos Aires sur ses périphéries septentrionales. De même, la frontière du Mato Grosso était contestée par le Brésil. La liberté de navigation sur les fleuves nuisait au bon voisinage avec l’Empire. Pour relier Rio à sa province occidentale du Mato Grosso, le Brésil était contraint de descendre le Paraná puis de remonter le fleuve Paraguay ; la voie d’eau était donc soumise à l’arbitraire des dirigeants d’Asunción. A contrario, pour commercer avec l’au-delà des mers, le Paraguay était obligé de descendre le Paraná en traversant la Confédération argentine ; les clefs de l’ouverture au monde étaient donc entre les mains des caudillos des deux rives de la Plata. Asunción décida d’assurer son débouché maritime en se rapprochant de l’Uruguay.
3Dès les premières semaines de l’année 1864, six mois avant le début des hostilités, le Paraguay avait commencé à mobiliser. Le déclenchement de la guerre consista dans la riposte qu’Asunción réserva à l’intervention militaire brésilienne en Uruguay, en septembre 1864. Rio était venu appuyer le parti du caudillo Florès contre la faction au pouvoir à Montevideo. Le Paraguay avait noué avec l’Uruguay un pacte défensif. En représailles, le dirigeant paraguayen, le maréchal Francisco Solano López, ordonna une expédition militaire dans le Mato Grosso (décembre 1864). Puis, il envoya un corps d’armée dans la région argentine de Corrientes, dans l’attente de lancer une offensive sur le Rio Grande do Sul (avril 1865). Le gouvernement argentin considéra que cette opération était une invasion. Dès lors le 1er mai 1865, à Buenos Aires, le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay signèrent le traité dit de la Triple Alliance. Les coalisés s’engageaient à mener la guerre contre le « tyran López », non contre la nation paraguayenne, et à garantir la liberté de navigation sur les grands fleuves à la fin du conflit. Mais, une clause secrète traça, pour l’après-guerre, les frontières des territoires en litige à l’avantage de l’Argentine et du Brésil. Ainsi, sous le couvert d’une guerre politique, opposant les élites libérales des ports de l’Atlantique au régime autoritaire du maréchal López, en vue de libérer le peuple guaraní de son autocrate, il s’agissait de provincialiser le Paraguay. Ce dernier était alors une puissance militaire. Il avait la capacité de mobiliser plus de 60 000 hommes, soit près de 15 % de la population totale. Mais, dans la durée, le rapport de force était disproportionné face à ses trois voisins coalisés.
4À l’issue des cinq années que dura le conflit, le pays fut pulvérisé. Il perdit 40 % de son territoire initial et vraisemblablement plus de la moitié de sa population totale. L’antique rivalité entre le Brésil et l’Argentine, mise en sommeil par l’acte d’alliance, reprit dès la fin des hostilités : pour neutraliser leur face à face, elles maintinrent un État tampon dans les ruines d’Asunción. Une narration de l’événement s’y est aussitôt imposée. D’après les récits nourrissant la mémoire collective, recueillis sur l’espace public ou dans l’intimité des familles2, tous les hommes en âge de porter les armes périrent à la guerre, à l’image du dirigeant, le maréchal Francisco Solano López, tombé lors d’une dernière bataille contre le Brésil, le 1er mars 1870, à Cerro Corá. Seules les femmes, des enfants et quelques vieillards auraient survécu. Au sacrifice héroïque des hommes, disparus pour la patrie sous le feu et dans le fracas des armes, répondait l’abnégation des femmes. Silencieuses, surmontant d’innombrables souffrances, elles seraient parvenues à sauver la nation et à la faire renaître de ses cendres encore fumantes. Une plongée dans les archives montre une situation sensiblement différente de ce récit mythique souvent accepté comme tel.
5Cet événement a ainsi engendré au Paraguay un récit référentiel, c’est-à-dire une histoire constitutive d’une identité collective à laquelle tout le monde croit. Identité nationale, identité de genre aussi, car le souvenir de la tragédie a participé tout au long du xxe siècle à la construction de l’image de l’homme et de celle de la femme paraguayen(ne). Quels mécanismes et quels enjeux ont concouru à cette sexuation du souvenir ? L’analyse de l’événement est dans le cas présent indissociable de sa réception. Il est en effet remarquable d’observer que, dès le début du conflit, « l’extermination » des hommes a été annoncée.
La guerre du Paraguay, dans l’anticipation de l’extermination des hommes
6Le 1er août 1872, le vicomte Paul d’Abzac, consul de France en poste à Asunción depuis deux mois, adressait au Quai d’Orsay un premier bilan sur la situation du Paraguay après la guerre :
« Les événements de la dernière guerre ont créé ici une situation véritablement exceptionnelle […] ce pays qui n’a jamais connu plus d’un million d’habitants, malgré les assertions contraires et exagérées des voyageurs payés par les López3 pour donner à l’étranger une haute idée de leur puissance, compte aujourd’hui à peine 240 000 à 250 000 âmes. Les individus de sexe masculin n’entrent dans ce chiffre que pour une proportion de 40 000 à 50 000, dont moitié d’enfants de moins de quatorze ans, la population valide en état de porter les armes, serait à ce compte de 20 000 hommes seulement, sur lesquels il faudrait retrancher environ 40 % de non valeur […]. Il existe entre le Brésil et le Paraguay un arrangement […]. Ce dernier pays doit fournir à l’armée impériale, en cas de guerre avec la confédération argentine, un corps auxiliaire de plusieurs milliers d’hommes, on dit que le chiffre est de 10 000 […]. Il serait donc loisible au Brésil, le jour où sa politique exigerait la disparition définitive de la nationalité paraguayenne, d’enterrer dans un seul combat toute la partie virile de la race. Pendant la guerre contre López cette politique d’extermination a déjà été appliquée par le cabinet de Rio, avec une énergie cruelle et un entier succès grâce aux nègres émancipés, qui sont restés par milliers sur les champs de bataille et dans les campements au milieu des marais. L’extinction de la nationalité paraguayenne est donc un fait possible, qui figure dans les éventualités de l’avenir, et qui deviendra probable le jour où le Brésil y aura le moindre intérêt4. »
7Les observations du consul présentent deux niveaux d’analyse. Le premier est celui du visible. Il témoigne de la destruction du pays en réglant la focale sur la crise démographique. Ses estimations se recoupent avec d’autres sources. La population d’avant-guerre, qu’il rabaisse raisonnablement en dessous du million, est estimée aujourd’hui dans une fourchette comprise entre 400 000 et 500 000 habitants. Les 240 000 à 250 000 survivants, dont il fait état, correspondent à une approximation consensuelle qui circulait à cette époque. En 1872, une enquête sur les ressources du pays commandée par le gouvernement d’Asunción, aboutit à un même ordre de grandeur. Le débat sur le bilan démographique de la guerre du Paraguay continue de passionner les historiens, certains proposant des modèles démographiques, d’autres opposant des archives lacunaires, d’où vouloir exhumer des preuves absolues reste illusoire5. Au demeurant, nombre d’arguments et de controverses ont déjà été discutés à la fin du xixe siècle6. Le problème, pour lequel on demeure sans solution, vient de la fantaisie qui inspirait l’élaboration des statistiques nationales à cette époque. Néanmoins, au regard des multiples enquêtes réalisées dans les années 1880 et au-delà, il est certain que le Paraguay a perdu plus de la moitié de sa population initiale au cours du conflit. Surtout, elles établissent de manière indiscutable le dimorphisme sexuel qu’il a produit. Pour les tranches d’âge adultes ayant fait la guerre, la proportion en 1870 était d’un homme pour trois à quatre femmes parmi les survivants.
8Le deuxième niveau d’analyse est celui des représentations. Le consul appréhende le réel à travers un prisme racial et sexué. Il situe l’essence de la nation dans sa composante virile. Il perçoit ainsi dans la forte mortalité masculine, la marque d’une politique d’extermination menée par le Brésil. Le Paraguay meurt avec ses hommes. Les femmes participeraient-elles de l’environnement au même titre que les villes ou les terres, dont l’identité changerait avec l’occupant ? Faire porter à Rio la responsabilité exclusive de l’hécatombe, et surtout lui attribuer une volonté délibérée d’exterminer le peuple voisin est sans fondement. Les responsabilités sont à partager entre les belligérants ; plusieurs facteurs ont convergé, donnant à cette tragédie l’ampleur qu’elle a connue. Il demeure remarquable que le thème de la disparition des hommes a hanté les Paraguayens et les observateurs étrangers tout au long de la guerre7. Les deux consuls français s’en sont fait l’écho. Laurent-Cochelet, en poste de 1864 à 1867, se heurta en permanence au chef du Paraguay dont il dénonçait l’autoritarisme. En 1864, la levée en masse des conscrits orchestrée par Asunción a anticipé le déclenchement proprement dit des hostilités. Il y a vu la détermination du maréchal López « à sacrifier toute cette malheureuse population8 ». Ses dépêches ont rythmé par la suite la chronique de l’extermination annoncée des Paraguayens. En décembre 1866, signalant l’abaissement du recrutement aux garçons âgés de douze ans et l’extension du service armé à tous les hommes, quelle que soit leur situation, il précisait : « Le peuple est dans la désolation et prévoit son extinction complète9. » Il attribua toujours la responsabilité de la tragédie à la mégalomanie, à la déraison du « dictateur », et à sa cruauté. Son successeur, Paul de Cuverville, en poste de 1868 à 1869, était davantage lié au pouvoir paraguayen. Il dénonça, lui aussi, une « guerre d’extermination homme par homme ». Mais il en attribua la responsabilité à la Triple Alliance, « puisque les alliés avec leurs immenses ressources n’ont pas même le courage d’une bataille décisive […] mon cœur de Français est douloureusement ému d’assister chaque jour à l’extermination totale, je le répète, d’un peuple tout entier10 ».
9Après la guerre, des témoins affirmèrent que la disparition des hommes paraguayens était devenue une réalité. Louis Forgues, employé dans une maison de commerce à Buenos Aires, est venu recouvrer une créance dans ce pays dévasté. Il y circule pendant deux mois en 1872. Dans une relation de voyage publiée deux ans plus tard, il affirme qu’il ne restait plus que 20 % de la population initiale. Partant de l’idée généralement admise à l’époque que le Paraguay dépassait le million d’habitants avant guerre, il ne pouvait qu’exagérer ce chiffre. Mais, le voyageur rapporte que seules « des femmes et des enfants » ont survécu, « les hommes sont tous morts, et le peu qu’on en rencontre ont presque tous immigré dans le pays depuis la guerre11 ». Ce qui était vraisemblablement initialement une rumeur, une sorte d’on-dit, voire une croyance, est devenu un stéréotype national. Le pays d’après-guerre est celui des femmes et de la désolation. Telle la gravure publiée en avril 1870 par le périodique nord-américain Harper’s weekly (figure 14). On y voit une Paraguayenne errant dans un pays dévasté, parsemé de tombes, à la recherche d’une sépulture pour sa progéniture, suivie par un enfant famélique. La Paraguaya, peinte par l’artiste uruguayen Juan Manuel Blanes, en 1879, montre une femme seule pleurant les cadavres au milieu des décombres (figure 15). Cette représentation n’a pas été seulement une projection de l’étranger. Elle fut aussi intériorisée par les Paraguayens. Mais, au Paraguay, elle n’était pas un stéréotype national. Elle est devenue une histoire référentielle participant de la construction d’une identité collective. On peut l’observer, précoce, dans une caricature publiée à Asunción par le journal satyrique El Cabrión, en janvier 1872 (Figure 16)12. À cette date, les troupes brésiliennes et argentines occupaient toujours le pays vaincu.

Figure 14 : Scène du Paraguay d’après guerre (Harper’s Weekly, avril 1870).

Figure 15 : La Paraguaya – Juan Manuel Blanes, 1879.

Figure 16 : « Cadres érotiques contemporains » (El Cabrión, janvier 1872).
10En page trois, un texte commente le dessin. Les « cadres érotiques contemporains » représentent trois couples : « dépareillés ». Le commentaire précise qu’ils illustrent la stratégie sexuelle des jeunes femmes paraguayennes malignes. Dans le premier, avant la guerre, le couple est habillé avec des vêtements traditionnels. L’homme porte des pantalons à franges. La femme est vêtue d’un tipói. Ils vont nu-pieds. Situés près d’un puits, signe de vie et de prospérité, c’est le temps ancien et révolu. L’homme viril, dominateur, protecteur, toise son épouse ; elle lui est subordonnée. Le deuxième, c’est l’âge de fer, le temps de la guerre. Les hommes sont devenus rares. Les femmes n’ont plus beaucoup de choix. Ce deuxième couple est vêtu avec des habits toujours traditionnels mais plus modestes. L’homme est âgé, usé. La femme ne dépérit pas, elle prend même de l’ascendant. Plus grande, elle commence à le soutenir. Dans le dernier dessin, celui de l’âge d’or qui succède à la guerre, l’homme paraguayen a disparu, alors que la femme paraguayenne a prospéré. Elle porte un châle. Elle va chaussée. Elle prend le bras d’un riche un gringo, il est argentin. Mais avec celui-ci les rapports de genre sont inversés. En effet, elle occupe la gauche du cadre, et à son tour toise son compagnon. Dans la forme, cette représentation satyrique et grinçante de l’âge d’or tranche avec les images les plus répandues de cette époque, celles d’un pays anéanti où seules des femmes misérables survivaient dans les décombres. Mais sur le fond, cette caricature exprime les représentations de la société paraguayenne d’après-guerre. Elle met en scène le thème de « l’holocauste » masculin. Dans une certaine mesure, elle porte l’accusation contre le maréchal López qui a mobilisé tous les hommes pour le champ de bataille, des plus jeunes aux plus âgés. Elle pose également le mythe, qu’à l’issue du conflit la nation renaît par les femmes. Car, si l’ascendant masculin est d’origine extra-paraguayenne, la filiation passe par les femmes qui transmettent l’identité et la culture nationales. On assisterait ici à l’émergence d’un récit sur les origines d’une nouvelle nation fondée sur le métissage, dont les femmes composeraient la partie stable13.
11Cette manière de dire la société et son histoire était devenue consensuelle, une génération après, au début du xxe siècle. Le grand juriste espagnol Adolfo Posada a séjourné au Paraguay en 1910, se faisant l’écho d’un de ses interlocuteurs, il rapportait : « Monsieur le Professeur, pour vous faire une opinion sur ce peuple d’aujourd’hui, vous devez savoir qu’il s’agit d’un peuple neuf : tel que vous le voyez, c’est tout juste s’il a une histoire propre. Regardez bien, il n’y a ici que des jeunes, pratiquement tous sont nés après 1870. Les silhouettes d’anciens que vous pouvez voir aujourd’hui, mise à part celle d’un grand patriote, l’ex-président Gónzalez14, sont celles d’étrangers, d’Espagnols qui vivent avec nous depuis de nombreuses années, et que nous aimons comme les patriarches de ce nouveau troupeau15. » Le phénomène est singulier. D’autres groupes humains ont connu des événements tragiques au cours desquels les hommes ont fait savoir leur conviction qu’ils allaient tous disparaître. Il en fut ainsi, à l’échelle individuelle, pendant la Première Guerre mondiale, dans les tranchées, et plus généralement au sein de la population masculine. Dès 1915, des combattants délivrèrent ce sentiment dans leurs journaux intimes et dans les lettres. Néanmoins, la vision d’une extermination masculine ne s’est pas imposée dans l’imaginaire collectif à l’issue du conflit, en présence des survivants, comme ce fut le cas au Paraguay.
12En effet, dans ce pays, toute immersion de l’historien dans les archives de l’après-guerre, commence par une évidence : les hommes étaient là, et ils occupaient les positions de pouvoir. Dans les archives publiques, lieu de pouvoir par excellence, ici comme ailleurs, les principaux acteurs sont des hommes et on ne rencontre pas de femmes assurant les fonctions de chef politique, de juge de paix, de garde, et bien évidemment d’électeur. Mais plus étrangement, le dépouillement des registres des mariages pour des paroisses dont les archives existent (Capiata, Carapegua, Ybytymi), ne conduit pas à vérifier un contexte de crise démographique caractéristique pour les années 1871-1875, étant donné l’état civil des époux16. Les mariages ont été nombreux. Les couples étaient homogènes. À l’échelle micro historique, l’ethnologue Capucine Boidin enquêtant sur la formation d’une compagnie rurale au lendemain de la guerre de la Triple Alliance, dans la région de San Ignacio, a vérifié dans les archives locales que sur les sept fondateurs du hameau, six étaient des vétérans de l’armée paraguayenne17. Pourtant, ses interlocuteurs lui avaient affirmé que leurs ascendants masculins étaient tous des étrangers venus après la guerre. Ils ont vraisemblablement reconstruit leur généalogie pour la mettre en conformité avec le mythe national. Dans un autre registre, la romancière André-Valdès, qui vivait à Asunción après la guerre, évoqua les hordes de déserteurs infestant les campagnes paraguayennes18. Les exemples pourraient être multipliés. Loin ici la volonté de nier l’hécatombe qui a dévasté le Paraguay. Il s’agit d’analyser les représentations de la sortie de guerre et d’étudier en quoi le pays des femmes participe d’une construction mythique. Effectivement, le recensement de 1886 et les enquêtes des censeurs montrent que le rapport homme/femme à la fin de la guerre était de 1 à 3, voire de 1 à 4 pour les classes d’âge adultes (figure 17)19. Toutes générations confondues il restait 37,5 % d’hommes pour 62,5 % de femmes, et non pas 10 % d’hommes comme l’affirment souvent les auteurs paraguayens, voire 20 % pour les plus modérés.
13Oui, la crise démographique a été considérable. Néanmoins des hommes ont survécu en nombre suffisant pour conserver leurs positions de pouvoir. Ils les ont même renforcées par la réorganisation des institutions, dans la constitution, le code civil, le code matrimonial au cours des années 1870-1890. Dès lors, quels facteurs sont intervenus dans la formation de cette représentation singulière ? Certains éléments d’évidence ayant participé à sa construction peuvent être recensés. L’importance de la crise démographique et un réel déséquilibre homme/femme ont probablement conduit les observateurs à surestimer la présence féminine. Ainsi, Louis Forgues prétend ne voir que des femmes, alors que ses interlocuteurs sont généralement des hommes (figure 18). Surtout, il existe un lieu qui réunit dans les registres de mariages les indices d’une situation de crise démographique caractéristique pour les années 1870-1875, car de nombreux étrangers souvent âgés se marient avec des Paraguayennes beaucoup plus jeunes. Il s’agit d’Asunción. Il semble vraisemblable que les témoins aient étendu à l’ensemble du pays les choses vues dans la capitale. Par ailleurs, depuis la conquête, le Paraguay, appelé aussi le « Paradis de Mahomet20 », avait la réputation d’être une terre où les colons pouvaient se doter facilement d’un harem, l’organisation matricentrée de la famille guaraní facilitant les relations hors mariage avec les Indiennes. Au Paraguay peut-être plus qu’ailleurs, les étrangers ont souvent abordé le pays à travers le prisme de leur imaginaire sexuel. En 1882, comme d’autres, l’émigrant Norbert Truquin évoqua « la facilité de mœurs des femmes du pays » attirant les étrangers21. Il rapporta aussi que pendant la guerre des femmes avaient été promises aux soldats de l’Alliance, celles-ci étaient alors prises en charge par les armées. Ils en avaient profité. Enfin, dans le Paraguay d’après-guerre, le plus important est la lecture sexuée de l’événement qui y a été développée. Celle-ci a amené les habitants de la République à être réticents, voire à refuser d’imaginer une présence masculine nationale à la suite du conflit.

Figure 17 : Profil de la population paraguayenne en 1870 – représentation réalisée à partir de la population vivant en 1886 (d’après Bárbara Ganson de Rivas, Las Consecuencias demográficas y sociales de la guerra de la Triple Alianza, Asunción, 1985).

Figure 18 : Sortie de l’église de Villa Rica, 1872 (Louis Forgues, « Le Paraguay. Fragments de journal et de correspondances, 1872-1873 », Le Tour du Monde, n° 701, Paris, juin 1874, p. 369-416).
14Pour comprendre ce masculin impensable, devenu un impensé, il est nécessaire d’entreprendre une première archéologie du souvenir chez les « survivants ».
Les vétérans face à leur défaite
15Malgré la pénurie d’archives pour la période 1870-1900, des sources permettant d’étudier la réception de l’événement existent pour les Paraguayens de sexe masculin. Les sources féminines directes sont infiniment plus rares. Pour travailler sur l’identité masculine deux types d’archives sont utilisables : le discours public diffusé au sein des institutions et les récits des vétérans, qu’ils soient spontanés ou provoqués.
16Il émane de ces sources une identité collective de survivant à l’hécatombe. Le déséquilibre entre les sexes qui en était issu apparaissait comme une évidence dont on n’éprouvait pas nécessairement le besoin de faire état. Par exemple, dans son discours à la nation de 1881, le président Bernardino Caballero rappela, sans précision supplémentaire, que « depuis la dernière guerre, notre population est restée très réduite et présente toujours un déséquilibre notable entre les sexes22 ». Mais la lecture que les hommes faisaient de leur expérience du champ de bataille était complexe. Elle mêlait généralement, juste après la guerre, un sentiment de culpabilité associé à la conviction d’avoir agi en bon patriote. Ces sentiments affleurent spontanément, dévoilés par des sources indirectes, telle cette demande d’autorisation d’absence rédigée par le soldat Miguel Arias, en 1875, pour se rendre au chevet de sa mère malade : « Si le résultat de cette lutte héroïque soutenue par les fils de la Patrie fut tant funeste et complètement ruineux pour tous, mon amour pour la nation n’a jamais faibli, au contraire23… » Ce vétéran, hanté par la guerre, confiait sa conviction d’être simultanément responsable du désastre et d’avoir accompli son devoir. Il en est allé de même d’un lieutenant colonel de cavalerie, dans une demande de reconnaissance des titres adressée en 1872 au ministère de la Guerre et de la Marine. Il terminait sa lettre en affirmant sa confiance dans la commission d’examen des grades, car elle était composée par « les dignes fils de cette terre qui ont accompagné le soussigné dans la guerre désastreuse dont le pays a souffert24 ». Ces sentiments contradictoires ne sont pas exceptionnels. On les retrouve souvent à cette époque dans les prises de parole, orale ou écrite, des vétérans.
17Dans l’immédiat après-guerre, alors que les dirigeants issus de l’émigration essayaient de réorganiser l’appareil d’État25, un discours négatif et culpabilisant cibla spécifiquement les hommes : au labeur des femmes était opposée la fainéantise du sexe masculin. En 1870, un décret alla jusqu’à déclarer illégale « la typique sieste paraguayenne26 ». Certains disaient voir dans la conflagration, autrement dit l’hécatombe masculine, une « bénédiction » : le Paraguay allait sortir de sa torpeur27. Plus respectueux à l’égard de ses compatriotes du sexe fort, le discours sur la régénération qui anima le général Caballero, alors que président de la république entre 1881 et 1886 il essayait de rassembler et de mobiliser pour reconstruire le pays, continua d’intérioriser des sentiments masculins de culpabilité dix ans après. En effet, lorsque Bernardino Caballero évoquait « l’épopée nationale » il parlait de la reconstruction d’après-guerre, non de la guerre qu’il qualifiait de « désastreuse28 ». C’est seulement au début du xxe siècle, que la formule d’« épopée nationale » fut reprise par les historiens nationalistes pour désigner la guerre contre la Triple Alliance29. Mais, et c’est caractéristique, ce discours de mobilisation était adressé exclusivement aux hommes. Les femmes étaient absentes de la pensée politique du général Caballero.
18Pour comprendre ces tensions qui ont affecté les hommes de l’après-guerre, il est nécessaire de rappeler quelques épisodes particuliers du conflit de la Triple Alliance, et de préciser quelles furent les politiques publiques commémoratives de la guerre au lendemain de celle-ci. En effet, la guerre de la Triple Alliance a été aussi une guerre entre Paraguayens. D’une part, des Paraguayens ont combattu sous les bannières de la Triple Alliance à des titres divers. D’autre part, à l’intérieur du pays, la répression menée par le régime du maréchal López contre toute forme d’opposition a été très brutale. Or, elle a impliqué de nombreux dirigeants et leurs innombrables exécutants, en particulier les soldats. Dès lors, les hommes paraguayens portaient de lourdes responsabilités dans leur propre massacre. Surtout, cette guerre au lieu d’avoir vérifié l’existence d’une communauté nationale paraguayenne, avait mis en évidence sa fragilité. Aussi, les politiques de la mémoire mises en œuvre par les gouvernements de l’après-guerre, n’émirent pas de message limpide célébrant l’héroïsme des patriotes et celui de leur chef. Elles ont varié selon deux périodes. La première correspond aux années 1870. C’étaient alors principalement des opposants au maréchal López qui gouvernaient le pays et le dotèrent d’institutions libérales. Parmi les premiers actes du nouveau régime, le décret dit de dénationalisation de Francisco Solano López, émis le 20 juillet 1871, qui le déclarait « assassin de sa patrie et ennemi du genre humain30 ». Au cours de cette première décennie, il était interdit de célébrer les dates commémoratives de l’ancien régime, tel le 24 juillet, jour anniversaire de l’ex-président López. Les Paraguayens qui avaient lutté contre la Triple Alliance assistaient au déni de leur sacrifice. Condamnés à se faire oublier, ils durent accepter le discours de culpabilité qui leur était implicitement adressé.
19À partir de 1880 commença l’ère du caballerismo, prolongée jusqu’en 1904. Bernardino Caballero, était un héros de la guerre et l’un des derniers généraux resté fidèle à López. Il ne réhabilita pas pour autant l’image du maréchal. Sous son régime, la dénonciation publique du « Néron américain31 » continua d’être la règle. Mais, en prônant un discours de rassemblement, tout en célébrant le patriotisme des Paraguayens qui avaient lutté pour l’indépendance et la souveraineté du pays, le général Caballero déculpabilisa les partisans de López. Aussi, avec le président Caballero, commença une politique de la mémoire fondée sur l’orgueil national. Certes, elle resta timide. Elle se vérifia dans l’inauguration en 1889 de trois rues à Asunción commémorant la bataille victorieuse de Curupayty et son chef, le général Díaz, et la résistance militaire à Humaitá32. Le 24 juillet 1891, à l’initiative du président Juan González, fut organisée une petite cérémonie commémorative pour le soixante-cinquième anniversaire de la naissance de Francisco Solano López33. En 1903, la décision fut prise d’élever un monument à la mémoire de la bataille d’Ytororó et de son chef, le général Caballero. Parallèlement, en 1896, il était décidé de pensionner les vétérans dans l’incapacité de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins, ce qui leur apporta un statut reconnu. Pour obtenir la pension il fallait adresser au ministre un récit relatant les faits d’armes, co-signé par deux témoins, et accompagné d’un certificat médical attestant que la guerre était bien responsable de l’invalidité du vétéran. Cette archive tranche avec les précédentes. Les récits des vétérans, provoqués par le ministère de la guerre plus de vingt-cinq années après les événements, y manifestent davantage d’orgueil national. Moins de vétérans y exprimairent des regrets. Nombreux dirent leur fierté à avoir participé à la grande épopée nationale34. Mais le cadre institutionnel donné à cette parole combattante favorisa l’expression des sentiments patriotiques exclusifs, et une certaine complaisance à l’égard des valeurs guerrières.
20Cette politique publique était en résonance avec une demande sociale. Depuis toutes les localités de la République, les pouvoirs locaux, et les vétérans réunissant les critères requis par la loi de 1896, répondirent immédiatement à l’offre gouvernementale. Au cours des années suivantes, la presse ou des responsables politiques, exigèrent régulièrement plus d’attention à l’égard des malheureux anciens combattants. Le courant nationaliste, regroupé autour du parti colorado, essaya de les compter parmi sa clientèle. Parallèlement, depuis le début des années 1890, un besoin de nation s’affirma dans les milieux littéraires par une production poétique, biographique et plus généralement par une activité éditoriale célébrant le sacrifice glorieux de la génération passée. Néanmoins, les vétérans de la guerre contre la Triple Alliance demeurèrent des oubliés de l’histoire. Dès lors, penser l’après-guerre paraguayen avec la présence des anciens combattants, à l’inverse, est reçu aujourd’hui dans ce pays comme une bizarrerie intellectuelle, voire comme un acte de déni de mémoire.
21Quels ressorts sociaux et culturels auraient favorisé l’effacement de l’histoire nationale d’une partie de la population qui, a priori, aurait dû être honorée, puis commémorée par l’ensemble de la collectivité ? L’encadrement politique à cette époque était faible. En Europe l’école, le service militaire et les commémorations étaient les principaux vecteurs de la mémoire publique. Au Paraguay, à cette date, ces institutions n’assuraient pas encore le rôle de relais, qu’elles ont tenu par contre à partir des années 1920, les populations étaient davantage dispersées et isolées dans les campagnes. Les premières cérémonies commémoratives importantes ne furent pas organisées avant le début du xxe siècle à Asunción. Il y a aussi vraisemblablement des raisons anthropologiques. Au lendemain du conflit les naissances hors mariage ont représenté plus de 60 % du total. L’organisation matricentrée de la famille paraguayenne a pu favoriser l’hégémonie d’une mémoire féminine transmise entre les générations. Enfin, il y eut également des raisons d’ordre psychosocial. En effet, les vétérans n’étaient pas organisés, et ils ne furent pas enthousiastes pour transmettre leur expérience du champ de bataille. Les écrits spontanés – émanant certes de la minorité à l’aise avec la plume35 – conservent de forts sentiments de culpabilité. Il s’agissait pour eux de justifier leur guerre, leurs actes. Il s’agissait aussi d’expliquer pourquoi et comment ils avaient survécu36. Leur présence, d’une manière ou d’une autre, était en contradiction avec le mythe national. Ils manifestaient l’évidence que les Paraguayens n’avaient pas été unis pendant le conflit, qu’ils portaient de lourdes responsabilités dans la destruction de leur pays et le massacre des populations, et que tous les hommes ne s’étaient pas sacrifiés pour protéger le territoire en s’immolant au côté de leur chef, le maréchal López. Il n’a pas été possible pour eux de transmettre une expérience de guerre de vaincu, de traître, de prisonnier ou de déserteur. Ainsi, ils ne sont pas parvenus à imposer leur vision de l’événement, ni à s’imposer comme le maillon entre les générations de part et d’autre du conflit. Par contre, la société paraguayenne put davantage valoriser une identité féminine complexe de survivante vaincue, de mère féconde, glorieuse et victime.
La mémoire des sans-pères
22Au tournant des années 1900, le courant nationaliste entreprit de recouvrer l’orgueil national en distillant une mémoire patriotique glorieuse de l’hécatombe et de la défaite. Les initiateurs étaient souvent des universitaires ou des hommes de lettres. Ils formaient la génération des héritiers. Nés pendant la guerre, ou juste après, tout en déclamant leur amour aux mères paraguayennes, ils célébrèrent l’héroïsme des guerriers disparus. Le projet était politique. Il satisfaisait aussi des besoins identitaires. Leur ambition déclarée était de revendiquer la grandeur du passé, de doter les habitants de la République de références historiques restituant la fierté d’être Paraguayen. À cette époque, le sacrifice héroïque de la génération de la guerre faisait consensus. Seule la réhabilitation de la figure de Francisco Solano López demeurait problématique. Il fallut attendre le tournant populiste de la guerre du Chaco (1932-1935) pour que les nationalistes et les militaires au pouvoir parviennent à l’imposer comme icône de la mémoire collective37.
23Ce projet de mémoire participait aussi de la construction des identités de genre. La célébration des gloires nationales par l’exaltation du sacrifice des « Lions du Paraguay », ainsi était dénommée la partie masculine de la nation, restaurait des hommes meurtris, rétablissait un masculin défait, réhabilitait une virilité nuisible à la collectivité, par la neutralisation des contradictions dans lesquelles elle avait sombré à la suite des guerres civiles, de la répression et de la défaite. Au cours de cette période les vétérans survivants étaient certes honorés par les nationalistes. Néanmoins leur existence posait problème. Jusqu’au début des années 1920 seuls de rares responsables politiques dénonçaient l’état de misère dans lequel ils végétaient et le manque de considération que la société leur accordait. Nonobstant, le mythe de la mort de l’homme paraguayen à la guerre était en train de s’imposer, en distillant le récit que seuls les mutilés ou les vieillards n’étant plus en mesure de combattre étaient dignes d’avoir survécu. L’héroïsation des morts induisait le déni des survivants. La mort historique de l’homme paraguayen restaura la fierté des héritiers d’être des hommes.
24En effet, les générations d’après-guerre se sont dotées d’une identité de genre fondée sur les stéréotypes des rôles censés avoir été tenus selon l’appartenance de sexe, pendant le conflit, mais avec la menace de la déchirure nationale en arrière-plan. Au début du xxe siècle, désormais, toute prise de parole publique était légitimée par l’évocation et la vénération des héros, les Lions du Paraguay capables du pire lorsqu’ils s’entre-tuaient dans les guerres civiles, et du meilleur lorsqu’ils défendaient la patrie. Quant aux femmes, les stéréotypes de la maternité étaient déclinés selon les lignes de la residenta et de l’unité nationale. Residenta vient de « assignée à résidence ». Il s’agissait des Paraguayennes qui avaient été obligées d’évacuer Asunción en décembre 1868. D’abord affectées à différentes résidences, elles sont censées ensuite avoir suivi volontairement le maréchal López dans son exode jusqu’à Cerro Corá. Les hommes disparus, elles assumèrent simultanément les rôles du père et de la mère. Selon le mythe, grâce à la residenta, tel le phénix, la nation avait pu renaître de ses cendres. Ce n’est pas sans surprise que l’on retrouve la grande féministe radicale Serafina Dávalos (1883-1957), reprendre à son compte ce stéréotype lorsqu’elle intervint dans la guerre civile de 1904, avec d’autres femmes, pour obtenir des belligérants un cessez-le-feu. La lettre adressée au général Ferreyra, met en récit cette identité de genre fondée sur une maternité gardienne de la nation tissée dans une robe sans couture. Elle rappelait aux fils des héros de la guerre le message de leurs mères : « […] Et cette même femme paraguayenne n’a pas perdu un instant pour inculquer à ses tendres enfants l’auguste mission qui leur incombait comme successeurs des héros qui se battirent depuis Uruguyana jusqu’à Cerro Corá38, cette auguste mission est, que la République du Paraguay est grande et exemplaire par la liberté qui respire en elle, comme elle est grande et exemplaire par l’héroïsme légendaire de ses fils39. » Des vétéranes aussi ont existé, mais ces femmes en armes n’eurent droit à aucune reconnaissance sociale. Arme, identité de genre et politique formaient un ensemble indissociable dans l’Amérique post-coloniale. À un moment où au Paraguay, comme dans les autres républiques de la région, quelques rares voix s’élevaient pour réclamer le suffrage féminin40, la réponse convenue des hommes de pouvoir était que les Paraguayennes devaient rester radicalement exclues de la sphère politique afin de protéger la famille des divisions. La vie politique des hommes faisait sombrer la nation dans les guerres civiles. Les Paraguayennes risquaient de se corrompre en s’immisçant dans leurs affrontements. Elles devaient au contraire se consacrer exclusivement à l’éducation des enfants pour éviter de semer en eux les germes de la division qui empoisonnaient la vie publique41.
25La génération des héritiers des pères de la défaite connut ainsi une crispation des identités de genre. Le durcissement de l’identité masculine était fondé sur les valeurs de la guerre et la valorisation de l’ego. À partir des années 1910-1920, l’école et l’armée jouèrent le rôle de relais. Conjointement, l’identité féminine était repliée sur la maternité et l’effacement de soi, et cela dans une société où les femmes jouaient un rôle fondamental dans la vie économique. Elles étaient de plus majoritaires dans l’institution scolaire primaire. L’histoire patriotique alors mise en récit et enseignée correspondait au projet de mémoire des nationalistes. Elle consolidait le mythe national en élevant les hommes en héros consentant au sacrifice, et en faisant disparaître les femmes de l’histoire, sauf pour célébrer au fil de quelques rares lignes le rôle des mères42.
26En fait, ce fut au cours de la seconde moitié du xxe siècle, sous la dictature du général Stroessner (1954-1989), que les organisations féminines du parti colorado au pouvoir parvinrent à obtenir une maigre place pour les femmes dans le dispositif de la mémoire publique. En 1959 une première plaque de bronze commémorant la residenta fut posée dans le Panthéon des héros à Asunción. La Doctora Gabriela Valenzuela de Franco Torres, première femme médecin du Paraguay, alors présidente de l’Association des Femmes Diplômées des Universités, commença à prononcer des conférences sur les vicissitudes de la residenta durant la Grande Guerre, et popularisa le thème43. En 1963, à Asunción, une première rue lui fut dédiée44. Enfin, en 1970, lors des débats qui participèrent de la commémoration du centenaire de la guerre contre la Triple Alliance, une polémique se fit jour autour du projet d’élever un monument en hommage aux héroïnes du conflit45. Ce débat, acerbe, opposa le groupe des historiennes de l’Institut Féminin de Recherches Historiques qui voulaient dédier ce monument à la Reconstructora, aux militantes de l’Association des Femmes Diplômées des Universités qui préféraient l’ériger en l’honneur de la Residenta. Les ressorts du conflit étaient politiques, opposant le parti au pouvoir à l’opposition libérale institutionnelle. Mais, fondamentalement, les deux groupes intériorisaient le même système de représentations de la différence des sexes. Le gouvernement est allé dans le sens des féministes du parti colorado. Depuis de nombreuses localités ont élevé un monument en hommage à la Residenta. L’héroïne y est anonyme, accompagnée d’un jeune garçon ou d’un nourrisson, elle incarne le courage des mères silencieuses qui seules ont sauvé la nation et relevé le pays des décombres.
27Les femmes, exclues de la sphère politique sous l’ère libérale, l’ont investie dans l’ombre du populisme des régimes autoritaires, au Paraguay comme en d’autres pays de la région46. Ce mouvement a reposé sur une identité de genre de femme subordonnée, de citoyenne en retrait intervenant sur l’espace public pour soutenir les hommes. Moins bruyantes que leurs homologues argentines, boliviennes ou brésiliennes, les féministes paraguayennes du parti colorado ont fondé leur projet de mémoire sur les stéréotypes conservateurs de la maternité anonyme, et sur l’héroïsation des hommes censés s’être sacrifiés jusqu’au dernier. Ainsi, le pays des femmes, serait le mythe qui, en répondant à la nécessité de résoudre les contradictions auxquelles la société avait été confrontée, a préservé l’image de l’homme.
28D’autres ressorts ont joué. Ce récit référentiel a pris racine dans une société métisse. Pour Capucine Boidin, il pourrait correspondre à une réplique du séisme ancien de la conquête, résonant avec les origines d’une nation née de l’apport étranger espagnol mêlé aux femmes amérindiennes47. Enfin, l’angoisse de disparaître, latente, toujours active chez des hommes, témoigne d’une conscience de genre ancienne. Récemment, un ami médecin à Asunción m’a soutenu, alors qu’il sortait d’un séminaire de santé publique organisé par son ministère, que le problème récurant de la démographie paraguayenne demeurait le déficit masculin ; « les guerres » et les violences politiques, me disait-il, sont la cause première de cette fatalité48.

Figure 19 : Le Paraguay actuel (Organisation des Nations-Unies, 2001).
Notes de bas de page
* Un merci chaleureux à Capucine Boidin, Fabrice Virgili, Danièle Voldman pour m’avoir fait part de leurs critiques et de leurs conseils. L’argument de ce texte a été présenté au congrès international Fazenda Gênero 6, Florianópolis (Brésil) en août 2004 sous le titre : « Guerra, gênero, memóra e escrita da história ».
1 Méconnue par l’historiographie française, la bibliographie sur cet épisode est immense dans les langues espagnole, portugaise et anglaise. Le dernier ouvrage de grande qualité sur la question est celui de Doratioto (F.), Maldita Guerra. Nova história da Guerra do Paraguai, São Paulo, Companhia Das Letras, 2002 (2004 pour la traduction argentine) ; pour une présentation rapide en français, se reporter à Mondain (P.), « Un conflit oublié : la guerre du Paraguay contre la Triple Alliance (1864-1870) », Revue Historique, CCLVI, n° 2, 1976, p. 385-418 ; pour approfondir, cf. Kallsen (M.), Paraguay. Bibliografía – Guerra de la Triple Alianza (1865-1870), Asunción, 2004.
2 Boidin (C.), Guerre et métissage au Paraguay : deux compagnies rurales de San Ignacio Guasú (Misiones 2001-1767), thèse de doctorat de sociologie, Paris 10, 2004, II.
3 Il s’agit du père et de son fils aîné qui ont dirigé le pays au milieu du xixe siècle : Carlos Antonio López, le premier président de la République du Paraguay (1844-1862), et le maréchal Francisco Solano López, qui lui a succédé (1862-1870).
4 Archives diplomatiques de Nantes, Minutier du Consulat de France à l’Assomption.
5 Blinn Reber (V.), « The Demographics of Paraguay : A Reinterpretation of the Great War, 1864-1870 », Hispanic American Historical Review, n° 68, 1988, p. 289-319 ; Potthast (B.) et Whigham (Th. L.), « La piedra “Roseta” paraguaya : nuevos conocimientos de causas relacionados con la demografía de la guerra de la Triple Alianza, 1864-1870 », Revista Paraguaya de Sociología, XXXV, n° 103, 1998, p. 147-159.
6 Bourgade la Dardye (E. de), Le Paraguay, Paris, Plon, 1889, 460 p. ; Van Bruyssel (E.-J.), La République du Paraguay, Bruxelles, Librairie Européenne C. Muquardt, 1893, 219 p. ; Carrasco (G.), La población del Paraguay. Antes y después de la guerra, Asunción, Talleres nacionales Kraus, 1905.
7 Guérin (Y.), La perception de la guerre du Paraguay (1864-1870) par les élites françaises. Les représentations d’une guerre d’extermination extra-européenne au xixe siècle, 188 p, maîtrise d’histoire, Rennes 2/CRHISCO, 2002.
8 Archives diplomatiques de Nantes, Minutier du Consulat de France à l’Assomption, dépêche du 22 novembre 1864.
9 Archives diplomatiques de Nantes, Minutier du Consulat de France à l’Assomption, dépêche du 12 décembre 1866.
10 Archives diplomatiques de Nantes, Minutier du Consulat de France à l’Assomption, dépêche du 23 octobre 1868.
11 Forgues (L.), « Le Paraguay. Fragments de journal et de correspondances, 1872-1873 », Le Tour du Monde, n° 701, Paris, juin 1874, p. 369-416.
12 El Cabrión, janvier 1872, collection Gill, archives de la bibliothèque du Musée militaire (Asunción).
13 Cf. sur ce point Capucine Boidin, Guerre et métissage au Paraguay, op. cit.
14 Il s’agit de Juan Gualberto González, président de 1890 à 1894. En fait, il fit la guerre sous la bannière de la Légion paraguayenne, c’est-à-dire au côté des forces de la Triple Alliance contre le Paraguay dirigé par le maréchal López (voir infra).
15 Posada (A.), La República del Paraguay. Impresiones y comentarios, Madrid, Libreria General de Victoriano Suárez, 1911, p. 111.
16 Archives de l’Archevêché d’Asunción, registres paroissiaux.
17 Capucine Boidin, Guerre et métissage au Paraguay, op. cit., II.
18 André-Valdès, La vengeance de Lélia, Paris, A.-L. Guyot, s.d. ; Le Roi des Pampas, Paris, Hetzel, s.d.
19 Recensement de 1886, nous en avons retrouvé un exemplaire à la bibliothèque du Musée d’anthropologie Andrès Barbero (Asunción).
20 Potthast-Jutkeit (B.), « Paraíso de Mahoma » o « País de las Mujeres » ?, Asunción, Instituto Cultural Paraguayo-Alemán, 1996.
21 Truquin (N.), Mémoires et aventures d’un prolétaire à travers la révolution. L’Algérie, la République argentine et le Paraguay, Paris, François Maspero, 1977 (écrit à Independencia près d’Encarnación [Paraguay] en 1887).
22 Mensajes del Présidente de la República del Paraguay al abrir las sesiones del Congreso de la Nación, 1881-1886.
23 Archives du Musée Militaire (Asunción), série du président Gill, dossier n° 9, document n° 5, solicitud de permiso de baja para el soldado Miguel Arias, Asunción, 2 août 1875.
24 Archives du ministère de la Défense nationale (Asunción), Índice de reconocimiento y verificación de grados de los veteranos – 1872, n° 14, courrier du 14 juin 1872.
25 De nombreux opposants au régime de López vivaient en exil en Argentine. Parmi eux, Juan Francisco Decoud et Fernando Iturburu fondèrent une unité militaire : la légion paraguayenne, qui combattit à côté des armées alliées de la Triple Alliance contre le Paraguay. La plupart rentrèrent au Paraguay après la guerre et jouèrent un rôle important dans la vie publique et dans le monde des affaires. Deux d’entre eux participèrent au Triumvirat (le gouvernement provisoire) en 1869 : José Díaz de Bedoya et Carlos Loizaga.
26 Caballero Aquino (R.), La Segunda república paraguaya (1869-1906). Política, economía, sociedad, Asunción, Arte Nuevo-Editores, 1985, p. 96.
27 Rivarola (M.), Obreros, utopías y revoluciones. La formación de las clases trabajadoras en el Paraguay liberal. 1870-1931, Asunción, CDE, 1993, p. 38-39.
28 Mensajes del Présidente de la República del Paraguay al abrir las sesiones del Congreso de la Nación, 1881-1886, dans Caballero (B.), Mensajes presidenciales, Asunción, Criterio, 1987.
29 O’Leary (J. E.), Nuestra Epopeya (Guerra del Paraguay 1864-1870), Asunción del Paraguay, Librería La Mundial, 1919, avec une préface de l’intellectuel uruguayen José Enrique Rodó.
30 Ce qui rappelle les termes du procès politique qui suivit la chute du « tyran » argentin Juan Manuel de Rosas, en 1852. Cf. Quattrocchi-Woisson (D.), Un nationalisme de déracinés. L’Argentine pays malade de sa mémoire, Paris, CNRS, 1992, p. 18.
31 Le « Néron américain » était une expression utilisée parmi d’autres pour désigner López et ses crimes à la fin du xixe siècle, cf. Burton (R.), Cartas desde los campos de batalla del Paraguay, Buenos Aires, Libreria « el Foro », 1998 (1870 pour la première édition britannique). Quelques années auparavant, le grand caudillo de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas, avait également été dénoncé comme l’exécrable « Nerón », cf. Sarmiento (D. F.), Facundo, Civilización y barbarie, Austral, Buenos Aires, 1967, (1851 pour la première édition), p. 220.
32 Kallsen (O.), Asunción y sus calles. Antecedentes Históricos, Asunción, Imp. Comuneros, 1974, (1998 pour la seconde édition).
33 Rodríguez Alcalá (G.), Temas del autoritarismo, Asunción, 1994, p. 10.
34 Archives du ministère de la défense nationale (Asunción). Pedidos de Veteranos, 1896 et au-delà.
35 Avant la guerre, le taux de scolarisation des garçons était au Paraguay voisin de celui de la France ou de la Prusse à la même époque : 128 ‰ rapporté à la seule population masculine. Cf. Peters (H.), El sistema educativo paraguayo desde 1811 hasta 1865, Asunción, Instituto Cultural Paraguayo-Alemán, 1996, 347 p.
36 Archives du Musée militaire, collection Gill, dossier n° 139, document n° 1, non daté (fin xixe-début xxe siècle), Apunte de mi biografía para mis hijos. Capitán de navio Romualdo Nuñez, guerre 1864-1870. Récit inédit, 29 pages dactylographiées.
37 Rodríguez Alcalá (G.), Ideología autoritaria, Asunción, RP ediciones, 1987.
38 Il s’agit des deux principales batailles qui ont ouvert et fermé la guerre de la Triple Alliance.
39 Comisión Pro Paz, Asunción 26 août 1904, dans Bareiro (L.), Soto (C.), Monte (M.), Alquimistas. Documentos para otra historia de las mujeres, Asunción, Centro de Documentación y Estudios, 1993, p. 274.
40 La première république d’Amérique latine à proclamer l’égalité politique pour les femmes fut l’Équateur en 1929, suivi par l’Uruguay et le Brésil en 1932. Le Paraguay fut le dernier pays du continent à décréter le suffrage féminin en 1961.
41 Martínez (O.), Monte (M.), « Dios proteja destino patria ». Las Concepcioneras de 1901, Asunción, CDE, 1999, 150 p.
42 Cf. Pastor Benítez (J.), La Ruta, Asunción, 1939, 118 p.
43 Valenzuela de Franco Torres (G.), Vicisitudes de la Residenta durante la Guerra Grande, Asunción, Conférence prononcée le 30 juin 1967 à l’Institut de Culture Hispanique, p. 5-12, (il en existe un exemplaire à la bibliothèque de l’Université catholique d’Asunción).
44 Kallsen (O.), Asunción y sus calle, op. cit.
45 Rodriguez Alcalá de González Oddone (B.), ¿Residenta ? – ¿Reconstructora ? Historia de un monumento Fallido, Asunción, 1974, 65 p.
46 Luna (L. G.), 2001, « Populismo, nacionalismo y maternalismo : Peronismo y gaitanismo en perspectiva comparada », dans Potthast-Jutkeit (B.) et Scarzanella (E.), (dir.), Mujeres y naciones en América Latina : problemas de inclusión y exclusión, Frankfurt am Main, Velvuert : 271-286.
47 Boidin (C.), Guerre et métissage au Paraguay, op. cit.
48 En fait, la population paraguayenne a achevé de récupérer le déficit masculin issu de la guerre de la Triple Alliance au début du xxe siècle. Au-delà des crises démographiques engendrées par la guerre du Chaco (1932-1935) et les nombreuses guerres civiles, la situation démographique accuse même aujourd’hui un relatif déficit féminin, comme c’est souvent le cas dans les pays en développement. En 2000, le sex-ratio était de 50,4 % d’hommes pour 49,6 % de femmes, selon les statistiques publiées par l’Organisation mondiale de la santé.
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