Introduction au thème...
jeu de regards sur l'organisation de l'espace rural
p. 143-148
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Index géographique : France
Texte intégral
1Nous célébrons Robert Durand comme un des historiens majeurs de l'organisation de l'espace rural au Moyen Âge. Les contributions qui suivent rendent hommage à son œuvre en exprimant « l'air du temps historiographique » de cette charnière entre deux millénaires. Parmi les innombrables cas de figures possibles et la multitude d'approches et de méthodes envisageables, elles constituent à cet égard une forme d'échantillonnage. Elles sont elles-mêmes très diverses. Commençons donc par nous interroger sur le sens des mots du titre qui les rassemble ; les polysémies, les ambiguïtés, disent toujours quelque chose d'intéressant. Laissons pour l'instant l'espace pour nous intéresser au mot organisation. Il indique clairement une posture générale : l'histoire qui nous occupe ici est résolument une histoire de tradition prométhéenne et non pas une « histoire de Gaia » telle que la conçoivent les paléo-environnementalistes qui réduisent l'homme à l'un des instrumentistes — perturbateur tard venu — d'une grandiose symphonie systémique qui s'étend dans la longue durée des temps géologiques. Cela étant, prenons garde au fait que l'on peut projeter sur le mot organisation deux connotations dissemblables. On peut le comprendre comme le résultat d'une action ordonnatrice — force sociale dominante ou autorité démiurgique d'un prince -, sans laquelle il n'y aurait qu'un inorganique chaos. Ou bien comme un fait neutre : l'espace rural est en soi organisé, selon des modèles différents et évolutifs. Cette observation conduit à faire un effort sur soi pour évaluer en pleine conscience sa propre perméabilité aux oscillations de l'historiographie. Plusieurs années en arrière, j'aurais lu le mot dans sa première acception sans trop me poser de questions. Quelques temps plus tard j'aurais commencé à associer à ce mot tout le système analytique élaboré par J. A.
2García de Cortázar1. Enfin aujourd'hui, après avoir lu et relu — comme tout le monde — le discours de la méthode et l'exposé des premiers résultats de l'équipe ARCHAEOMEDES, j'en suis venu à penser qu'un espace rural, et plus généralement un espace humanisé, est d'une manière ou d'une autre organisé2... Est ici surtout exposé le résultat de l'action de forces sociales dominantes. Il n'est pas interdit de garder en mémoire la question de savoir dans quelle mesure un pouvoir qui met en œuvre une politique territoriale fait ou non autre chose qu'anticiper, amplifier et récupérer le processus d'auto-organisation d'un système spatial donné.
3Le dénominateur commun des contributions qui suivent est le recours quasi exclusif aux sources écrites. Celles-ci, contrairement aux sources matérielles, constituent tout à la fois des ouvertures sur le paysage rural médiéval et des fenêtres sur la perception qu'avaient de leur environnement les hommes du Moyen Âge. Autrement dit, elles constituent un matériau à double fond qui ouvre sur l'histoire des realia et sur l'histoire des mentalités3. On ne tombe pas ici dans ce néo-pyrrhonisme — très à la mode — qui consiste à affirmer que les seules véritables réalités auxquelles donnent accès les sources écrites sont des réalités textuelles. Il reste qu'on se doit toujours de restituer la logique intrinsèque de la source, ainsi que le fait Hervé Martin pour le corpus de sermons de la France septentrionale. Le discours des sermons est manifestement un tissu de références scripturaires et de topoi de toute nature. Et il faut beaucoup de perspicacité pour déceler, dans ce monde rural intemporel campé dans un paysage biblique, la timide émergence des malheurs qui affectent cruellement les campagnes du Moyen Âge à son automne.
4Autrement riches d'informations directes sont les documents de la pratique et les textes normatifs. Encore faut-il en détecter tous les biais et toutes les limites. Le silence des sources ne renseigne pas forcément toujours sur le manque d'importance des choses tues, mais parfois sur les choses que l'on a intérêt à taire dans une civilisation rurale immergée dans l'oralité. Et quand les sources portent à notre connaissance tel ou tel fait, ne cède-t-on pas trop souvent à la facilité de le présenter comme représentatif d'une tendance dominante ? On ne peut écrire l'histoire sans garder à l'esprit, au moins, cet acquis méthodologique de la micro-storia : ne jamais oublier qu'à un moment donné du passé chaque situation était ouverte sur plusieurs possibles, et que c'est tomber dans le cercle vicieux de la téléologie que de réduire la diversité des issues au choix qui, après coup, s'avère être dominant4.
5La vision micro-historique n'est peut-être qu'une autre façon d'analyser le décourageant émiettement micro-régional des réalités médiévales qui conduit certains historiens à s'interdire toute généralisation. Il est vrai qu'il faut se garder, ainsi que le rappelle Monique Bourin, de bien des paresseuses assertions préconçues du genre : « la montagne médiévale est plus peuplée que la plaine », « la crise démographique a réduit la pression sur l'inculte », etc. Tout l'art de l'historien consiste à trouver les bons concepts (ceux qui transcendent les diversités factuelles) ainsi que l'échelle d'observation adéquate.
6Le regroupement de l'habitat et la territorialisation de l'espace semblent bien constituer les phénomènes dominants des xie-xiiie siècles. Point n'est besoin de rappeler qu'ils sont au cœur des thématiques de x incastellamento (illustrée par Pierre Toubert)5 et de l'encellulement (défendue par Robert Fossier)6. Soulignons simplement en outre qu'ils constituent la clé de voûte des analyses de José Angel Garcia de Cortazar qui ont largement fait école dans la Péninsule Ibérique (alors qu'elles sont scandaleusement méconnues en France)7.
7Pascual Martinez Sopena retrace ici le processus de mise en place du réseau de petites villes castillanes, achevé au xiie siècle ; Philippe Josserand rappelle la congregatio hominum tardive à laquelle procédèrent les Ordres militaires sur leurs domaines dans la première moitié du xiiie siècle ; enfin le regroupement de l'habitat dans de gros castrum est un fait depuis longtemps accompli dans les villages du Languedoc analysés par Monique Bourin à la charnière des xiiie et xive siècles8. En bref, au moment où nous nous situons, le regard de l'historien a cessé de se polariser sur l'habitat pour s'intéresser à l'espace qu'il contrôle.
8Le regroupement de l'habitat a pour effet de créer un finage comme espace dominé. Trois réflexions viennent à l'esprit à la lecture des différentes contributions. En premier lieu, même si partout l'ancienne structure de peuplement per villa se trouve définitivement oblitérée, se révèlent de multiples déphasages entre organisation et territorialisation des nouvelles entités spatiales. La variabilité du territoire et la progressivité de la territorialisation sont généralement réévaluées. En Castille, l'alfoz résulte de la reprise d'anciens territoires et d'agrandissements tardifs, et la mise en place d'un réseau hiérarchisé de lieux de marché peut précéder la stabilisation des territoires. Dans le Languedoc, contrairement aux terres labourées, l'incultum reste longtemps un espace flou et sa territorialisation est analysée comme l'achèvement tardif (au xive siècle) du processus d'incastellamento engagé avec l'habitat et poursuivi avec le terroir.
9Seconde réflexion : l'avènement d'un finage autour de l'habitat groupé va de pair avec la montée en puissance de la référence spatiale dans la définition des droits et des appartenances. Jouit de la plénitude des droits sur l'espace villageois — notamment sur l'inculte — celui qui y possède sa maison. Le vecino (voisin) est le citoyen du village et la vecindad l'instance qui régit l'organisation sociale de l'espace villageois. La situation est à cet égard limpide dans le Péninsule Ibérique (comme elle l'est aussi en Gascogne), tandis que dans le Languedoc, la tension qui s'instaure entre les références spatiales floues du passé et la référence territoriale étroite du présent crée des situations mouvantes et contradictoires.
10Dernière réflexion : il importe de bien prendre garde aux biais de notre documentation, d'origine massivement royale ou seigneuriale (surtout celle qui émane des riches archives des ordres militaires). Hors textes ont vu le jour, dès le xe siècle, une multitude de formes de groupement villageois « spontanés » entourés de finages organisés sur lesquels l'emprise seigneuriale vient s'exercer après coup, et la péninsule Ibérique constitue un foyer de référence de ce type de genèse villageoise9. Notre échantillon d'études nous donne seulement à voir des espaces ruraux organisés « par le haut ». L'analyse du jeu des forces sociales auquel donne lieu le contrôle de cet espace constitue l'intérêt majeur des contributions ici rassemblées.
11Au xiiie siècle, il s'agit partout au premier regard d'un jeu triangulaire (roi, seigneur [s], communauté paysanne), ou bien quadrangulaire (oligarchie urbaine) qui s'exerce sur un espace dual (l'ager et l'incultum). Selon les secteurs, le rapport de forces se présente de façon très diverse ; moins il est différencié, plus le jeu est complexe et subtil. En tout état de cause, l'ambiguïté et l'enchevêtrement des droits, générateurs de situations structurelle- ment conflictuelles, conjugués avec la montée en puissance du droit savant entraînent une certaine formalisation des statuts. En Castille, le rôle du roi comme organisateur de l'espace est jusqu'au xiiie siècle à nul autre pareil ; puis, même sur les terres de realengo où il exerce un pouvoir direct, s'affirment les revendications antagonistes des aristocraties rurales et de l'oligarchie urbaine des concejos dont la montée en puissance se fait impérieuse. En tout état de cause, c'est la ville qui, ayant fait le vide du potentiel préexistant (transfert intra muros des anciens marchés), domine la paysannerie disséminée dans les aldeas, selon un schéma qui rappelle le contado nord-italien. Alors que toutes les campagnes occidentales sont alors, peu ou prou et de façon plus ou moins directe, influencées par l'offre et la demande des centres urbains, il s'agit ici d'un cas extrême de contrôle immédiat.
12Même si les villas nouvellement créées y dominent également des aldeas, les terres d'abadengo tardivement concédées par le roi de Castille aux Ordres militaires constituent un cas de figure différent. Les concejos y sont demeurés de simples municipalités rurales. C'est la seigneurie monastique qui, sur les immenses domaines concédés, reste entièrement maîtresse du jeu pour optimiser la perception d'une rente en combinant souplement toute une palette d'options : faire valoir direct/amodiation, prélèvement sur les produits/les hommes, sur la production/la transformation/la commercialisation, sur les cultures/l'élevage, etc. Dans le Languedoc, le castrum n'est qu'un gros bourg rural doté d'un modeste finage, la présence (croissante) du roi est un fait récent, les seigneuries sont émiettées et les communautés en plein essor : le jeu qui s'exerce sur l'espace castrai y est, logiquement, tout en déroutante subtilité.
13Il est un certain nombre de points sur lesquels les diverses contributions se recoupent. J'en retiens pour finir seulement un : l'importance que revêtent les défens (devèses, dehesas). La constitution d'un défens - terre interdite au pâturage du bétail d'autrui - sur un territoire donné constitue un enjeu social de première grandeur. Il conditionne ni plus ni moins, dans bien des régions, la possibilité de se livrer à l'élevage. Les affirmations de droits sont presque toujours des habillages de rapports de force : antique domaine public versus usage immémorial. Les sources conservent la trace d'une très longue litanie de conflits et d'une riche palette de compromis entre seigneurs et communautés : renoncement du seigneur aux défens, reconnaissance de défens paysans (à Alcántara), vente aux paysans de droits de défens (à Montlaur), création de « défens mitigés » (dans le village audois de Canet). Enjeu important, certes, mais enjeu de gagne-petit au regard des revenus du montazgo perçu en Castille par les Ordres militaires pour la location de leurs dehesas !
14Considérations finales. Pourquoi semble-t-on aujourd'hui mieux qu'hier en mesure d'apprécier à leur juste valeur les travaux de vingt ans d'âge tels que la grande thèse de Robert Durand10 ? Sans doute pour partie en raison d'une meilleure capacité à déplacer notre regard sur des échelles différentes. La multiplication des études régionales permet enfin, on l'a vu, de se risquer à replacer les faits dans leur espace culturel englobant, l'Europe chrétienne11 Dans le même temps on commence à se préoccuper de considérer l'espace rural par l'autre bout de la lorgnette, c'est-à-dire comme le périmètre à l'intérieur duquel les paysans eux-mêmes sont en mesure, par leur travail et leurs initiatives, d'exercer une action productive et transformatrice12. Sans aucunement nier la prégnance de la seigneurie13, cela revient à postuler que les familles et les communautés paysannes ont peu ou prou réussi à conserver ou à conquérir une sphère d'autonomie sociale qui se traduit par une certaine capacité à agir sur l'organisation de l'espace. Et cela ne fait que prolonger la thématique, conjointement amorcée voici vingt ans par Monique Bourin et Robert Durand14, des paysans comme « acteurs collectifs de leur propre histoire » grâce aux solidarités qu'ils ont su développer.
Notes de bas de page
1 Cf. surtout J. A. Garcia de Cortâzar, La sociedad rural en la España medieval, Madrid, 1988 ; idem (éd.). Organización social del espacio en la España medieval. La corona de Castilla en los siglos viii a xv, Barcelona, 1985 ; Idem (éd.), Del Cantábrico al Duero. Trece estudios sobre organización social en los siglos viii a xiii, Santander, Universidad de Cantabria, 1999.
2 ARCHAEOMEDES, Des oppida aux métropoles. Archéologues et géographes en vallée du Rhône, Paris, Anthropos, 1998.
3 Cf. en dernier lieu H. MARTIN, Mentalités médiévales II. Représentations collectives du XIe au XVe siècle, Paris, Nouvelle Clio, 2001.
4 J. Revel (éd.). Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, 1996.
5 P. Toubert, Les structures du Latium medieval. Le Latium medieval et la Sabine du IXe à la fin du XIIe siècle, Rome, 1973, 2 vol.
6 R. Fossier, Enfance de l'Europe. Aspects économiques et sociaux, Paris, Nouvelle Clio, 1982, 2 vol.
7 Cf. supra, note 1.
8 Rappelons qu'elle restitue la genèse du castrum languedocien dans sa thèse Villages et communautés villageoises en Languedoc : l'exemple du Bitterrois (xe-xive siècles), Paris, 1987, 2 vol.
9 Chr. Wilkham, Communautés et clientèles en Toscane au xiie siècle. Les origines de la commune rurale dans la région de Lucques, Rennes, 2001, p. 222.
10 R. Durand, Les campagnes portugaises entre Douro et Tage aux xiie et xiiie siècles, Paris, 1982.
11 C'est l'une des préoccupations majeures des « douze thèses » présentées par A. Guerreau, L'avenir d'un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au xxie siècle ?, Paris, Seuil, 2001, p. 295-309.
12 Colloque de Medina del Campo de juin 2000 (en cours de publication) sur le prélèvement seigneurial vu par les paysans ; B. Cursente, Des maisons et des hommes. La Gascogne médiévale (xie- xve siècle), Toulouse, 1998 (surtout le chapitre 9).
13 P. Freedman, « Seigneurie et paysannerie au Moyen Âge. Un retrait de l'historiographie américaine »., Histoire et Sociétés Rurales, n° 14, 2000, p. 153-168.
14 M. Bourin, R. Durand, Vivre au village. Les solidarités villageoises du xie au xiiie siècle, Paris, 1984, [rééd. Rennes, 2001].
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