Introduction au thème...La réflexion sur l'espace du Portugal chrétien, jeux d'échelles
p. 83-88
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les trois contributions sur le Portugal chrétien nous offrent une gradation, liée à la perspective et à l'objet d'étude des trois auteurs : dans une analyse d'ensemble des principales évolutions historiques de la vaste région entre Minho et Douro, A. Andrade est amenée à prendre fortement en compte les cadres écologiques de l'action humaine ; sur une zone micro-régionale et avec un centre d'intérêt économique, M. H. Coelho peut se focaliser sur un véritable aménagement de l'espace, faisant des contraintes « naturelles » le cadre d'un espace à échelle humaine, le paysage ; enfin, retrouvant un très vaste cadre mais pour y étudier des phénomènes sociaux et culturels, H. Vilar peut se détacher des espaces matériels et nous présente le déroulement d'une action totalement volontariste, imposant des espaces administratifs aux municipes, aux villages et aux terroirs. Les propos très denses des trois articles intègrent évidemment, quoiqu'à des degrés différents imposés par l'échelle, la combinaison des différents espaces issus de l'action humaine, depuis la parcelle agricole jusqu'au diocèse. En outre, ces contributions « couvrent », du Nord vers le Sud, les grandes régions historiques que l'on peut le plus facilement différencier au sein du complexe portugais.
2Au Portugal comme ailleurs, l'histoire économique (au sens large, de l'action de l'homme sur son environnement matériel) est en partie à l'origine de la réflexion sur l'organisation de l'espace, ne serait-ce que parce qu'elle impose le choix d'un cadre pertinent ; si l'ouvrage pionnier d'A. H. Oliveira Marques (référencé plus loin) est resté longtemps isolé, c'est bien sûr à cause des orientations historiographiques imposées par un régime autoritaire mais aussi parce qu'il fixait un cadre ambitieux (l'ensemble du royaume portugais) et finalement mal commode à la spatialisation des phénomènes productifs. Comme le rappelle un des auteurs, une véritable réflexion sur l'organisation de l'espace est venue des grandes monographies régionales pionnières (en particulier celle de Robert Durand), notamment dans la mesure où elles intégraient fortement l'étude du peuplement et des terroirs. La réflexion des géographes, notamment celle du « maître » Orlando Ribeiro, très orientée vers le concept de région, a évidemment étayé celle des historiens médiévistes1 ; à leur tour, plus récemment, les géographes portugais ont repris les données et les réflexions des historiens pour les systématiser en termes de spatialisation2.
3Mais, dans la péninsule Ibérique, le phénomène de Reconquête (frontière en marche et réorganisation des espaces antérieurs), impliquant une réflexion constante sur les limites (en particulier depuis la célèbre polémique sur la « désertion » de la vallée du Duero/Douro), introduit une spécificité ; avant même le développement des études économiques, l'histoire institutionnelle a évoqué – sans toutefois en faire un objet de réflexion en soi – les dimensions « géographiques » des phénomènes médiévaux (les territoires, si ce n'est le peuplement), notamment à travers la riche réflexion sur les institutions municipales développée depuis le Portugais A. Herculano. Au Portugal, la précocité de l'expansion outre-mer n'a pu que renforcer cette orientation géographique ; c'est dans l'História da expansão portuguesa no mundo que l'on peut trouver, dès 1937, une mise au point sur la constitution des « provinces » portugaises dans le cadre de l'expansion militaire (donc au sud du Douro) 3. À cet égard, l'histoire événementielle et institutionnelle a eu moins d'influence sur l'étude spatiale des provinces septentrionales, où la Reconquête a des effets moins directs ; malgré une précoce étude conjointe des territoria par un historien et un géographe4, c'est à travers l'institution diocésaine que des monographies ont introduit des éléments de réflexion sur l'administration de l'espace ; la thèse d'A. Andrade, consacrée au peuplement de l'extrême Nord portugais5, est une étape décisive dans l'étude de l'organisation spatiale des vieilles provinces ibériques (inaugurée par les travaux de l'école espagnole organisée par J. A. Garcia de Cortazar). Plus récemment, le magistral essai-synthèse de J. Mattoso6 sur l'identité portugaise prend encore un cadre institutionnel, celui du royaume, comme théâtre de son étude – parce que la monarchie joue un rôle précoce et fondamental dans le processus identitaire – mais, à la suite d'O. Ribeiro, il consacre son premier volume aux identités régionales (donc avec une forte dimension spatiale) et voit l'espace portugais comme une juxtaposition puis une combinaison de régions7.
4Sous l'effet de ces divers courants, les écoles médiévistes portugaises sont en train de produire des monographies régionales d'une grande qualité, intégrant systématiquement la réflexion sur la spatialisation de l'organisation sociale, que ce soit dans le domaine de l'histoire socio-politique et économique8 ou dans celui de l'organisation ecclésiastique - et, dans ce dernier cas, l'étude d'H. Vilar, voyant le diocèse d'Évora comme « conquis » et construit par ses évêques et chapitre, renouvelle complètement les vieilles perspectives institutionnelles. Si une institution comme les monastères se prête plus difficilement à l'étude de l'organisation de l'espace – encore que l'observation de leur patrimoine implique une réflexion sur les distances et sur la polarisation d'une « périphérie » par un centre, comme c'est le cas dans l'étude d'un « méga-temporel », celui d'Alcobaça9 – il est une autre institution, le municipe, qui sert actuellement de base à une active réflexion dans ce domaine, à une autre échelle (locale) évidemment. De nombreuses monographies, souvent dans le cadre de thèses de mestrado mais aussi dans des travaux de plus grande ampleur10, prennent en effet comme objet de réflexion la construction d'un territoire par un centre (généralement urbain), éclairant ainsi le difficile problème des rapports entre villes et campagnes, c'est-à-dire entre des espaces différenciés par la nature de leurs activités mais aussi par leur degré de polarisation.
5L'évolution de la réflexion sur l'organisation de l'espace a été plus progressive dans le domaine « chrétien » que dans le domaine andalou ; dans celui-ci, les conceptions de P. Guichard et d'A. Bazzana, ont constitué une véritable révolution parce que, à partir des structures sociales (réévaluation du tribalisme) et politico-économiques (modèle tributaire) et à partir du peuplement, leurs auteurs proposaient une nouvelle conception de la nature de la société andalouse : souvent malgré eux, ces conceptions ont constitué un « modèle », au sens conceptuel. Rien de tel dans le domaine chrétien, où l'on distingue seulement de fortes évolutions méthodologiques et des déplacements des centres d'intérêt ; les études sur le peuplement dans le Portugal chrétien ne remettent pas fondamentalement en cause de nombreux acquis antérieurs mais tendent à les intégrer dans un schéma interprétatif plus ample : ainsi — on me pardonnera de prendre un exemple qui m'est familier — on ne peut plus définir une communauté municipale seulement par ses institutions et les liens entre ses membres mais il faut la définir aussi par son territoire, la fixation de ses limites et l'exploitation qu'elle fait de son écosystème. Cette relative continuité de la réflexion sur les espaces portugais chrétiens peut d'ailleurs être due au fait que les données archéologiques, qui sont à l'origine des plus importants renouvellements, font encore largement défaut ; à côté des études novatrices de l'« école de Porto » (A. de Almeida Fernandes et C. A. Ferreira de Almeida puis M. J. Barroca)11 et des fouilles de sauvetage en milieu urbain, l'étude des habitats et des territoires chrétiens a été quelque peu ralentie par la récente focalisation des fouilles sur les zones « sans textes », c'est-à-dire andalouses12. Les « modèles » que proposent les auteurs des réflexions qui suivent ne me semblent donc pas être des clés d'analyse systémiques — quoique la nouveauté de leur propos dans le contexte de l'historiographie portugaise en fasse au moins des références — mais plutôt la déduction de régularités et de mécanismes, qui créent des identités (concrétisées dans un territoire) et invitent à la comparaison avec d'autres régions.
6Une fois présenté ce cadre général, on peut mieux dégager l'intérêt des communications qui suivent ; toutefois, comme leurs perspectives et leurs objets d'étude diffèrent assez fortement, je les évoquerai séparément.
7Dans l'espace au nord du Douro, A. Andrade nous dévoile une « région » duelle :
- le littoral est densément peuplé, la dispersion du peuplement est favorisée par le pullulement des monastères pré-bénédictins (à l'origine de bourgs ecclésiaux) et d'une petite seigneurie chevaleresque locale ; les institutions centralisatrices (archevêques de Braga, comtes puis monarques) s'appuient sur les villes et sur le réseau routier (qui est un élément fort de la structuration des espaces à échelle régionale) et ce sont eux qui finissent par donner sa cohérence à la région ; faute de villages, la véritable institution locale est la paroisse et la « maison forte » joue un rôle spatial encore insuffisamment éclairé13 ;
- dans le Nord intérieur, les hommes semblent plus enclins au groupement et au perchement et le « tropisme des hauteurs » y agit depuis l'époque des castros, ce qui facilite ( ?) la construction d'unités politiques et administratives plus vastes, l'action d'institutions centralisatrices et donc la constitution de territoires issus d'une tension entre dynamisme communautaire et agressivité des lignages nobles (en Riba-Côa) ; sans que l'on puisse toujours en préciser les rapports exacts, il existe dans la zone des liens (d'ailleurs classiques) entre une des activités productives, l'élevage, et la concentration du peuplement.
8La principale spécificité de la micro-région étudiée par M. H. Coelho est l'action volontariste d'un « centre » (un très puissant monastère) détenant une grande part des capacités d'action ; si l'on peut parler de « construction » de l'espace (au sens d'une action consciente et délibérée), c'est bien dans un cas comme celui-ci – même si l'étude d'un type documentaire particulier (les contrats) dans un fonds précis focalise évidemment l'attention sur ce volontarisme. Dans une région encore largement « mozarabisée » au moment de sa conquête donc subissant des pertes démographiques limitées à cause de la Reconquête, l'occupation de l'espace n'est pas qu'un réaménagement des habitats et des terroirs mais implique en plus l'anthropisation d'espaces jusqu'alors vides ou très marginaux – et on retrouve l'image classique des « moines défricheurs » ; même si la mise en culture n'a pas toujours abouti à la création de nouveaux habitats, dans une région où la densité des villages antérieurs n'oblige pas à parcourir de grandes distances, les « villages neufs » voient classiquement leurs colons être récompensés de leurs efforts par des franchises, allant jusqu'à une organisation « communale » (parce que le modèle municipal exerce une forte pression à partir du Mondego). Avec ce dernier trait se dessine une problématique essentielle pour les régions au sud du Mondego, la participation des communautés elles-mêmes à la création de leurs territoires.
9H. Vilar pose, pour la région la plus méridionale et dans le cadre d'une institution à vaste rayon d'action, le problème de l'organisation de l'espace à travers l'exercice des droits sur les hommes – qu'ils soient issus de la juridiction religieuse ou de l'autorité politique ; la paroisse concrétise les rapports entre un centre et la surface sur laquelle il exerce une action. Dans la région, l'institution des lieux de culte, en particulier ceux ayant des fonctions polarisatrices, suit l'installation des groupes de colons dans des sites fortifiés puis ruraux et se conforme donc aux principaux traits du peuplement mais elle renforce la concentration administrative (paiement des dîmes, participation aux liturgies majeures) dans un nombre réduit de petites villes et gros villages, ce qui convient, au terme de quelques frottements, à la fois aux seigneurs banaux exerçant le patronage et à l'institution épiscopale qui s'y surimpose, dans la mesure où ils utilisent les églises comme instruments de contrôle ; on peut se demander - mais le « pouillé » servant de base à la réflexion d'H. Vilar ne permet pas de le voir - si les lieux de culte, même mineurs, ne jouent pas un rôle dans l'émergence de certains villages comme centres autonomes, réussissant à se définir par la construction d'un territoire au lieu d'être de simples relais définis par leur relation avec le chef-lieu.
10En définitive, on retrouve au Portugal les grandes oppositions spatiales ibériques issues de la nature et de l'histoire (surtout à partir du xie siècle), depuis le mas catalan et le hameau galicien jusqu'aux villages massifs et « agrovilles » extremeños, murciens et alentejans, depuis la seigneurie directe (féodale ou non) locale septentrionale jusqu'aux gouvernements municipaux étayant de vastes juridictions de type étatique – les activités économiques ne pouvant être encadrées dans un schéma aussi général. Mais au- delà de ces « régions », qui sont surtout des abstractions d'analyste (bien adaptées au concept, finalement assez spéculatif, d'« espace »), c'est à une échelle inférieure qu'agissent concrètement les différents facteurs organisant les espaces concrets que sont les territoires ; les études qui suivent en sont l'illustration.
Notes de bas de page
1 Principalement son ouvrage Portugal, o Mediterrâneo e o Atlântico. Esboço de relaçôes geográficas, Lisboa, éd. variées, [lre éd., Coimbra, 1945].
2 En particulier João Carlos Garcia, O espaço medieval da Reconcjuista no Sudoeste da Peninsula Ibérica, Lisboa, 1986 et Júlia Galeco, Suzanne Daveau, O numeramento de 1527-1532. Tratamento carto- gráfico, Lisboa, 1986, (« Memórias do Centro de estudos geográficos » 9).
3 Rui Pinto de Azevedo, « Período da formação territorial : expansão pela conquista e sua consoli- dação pelo povoamento. As terras doadas. Agentes colonizadores », António Baiao, Hernâni Cidade e Manuel Murias (dir.), História da expansão portuguesa no mundo, vol. i, Lisboa, 1937, p. 7-64.
4 Paulo Merêa e Aristides de Amorim Girâo, « Territórios portugueses do século xi », Revista portuguesa de história, 3, Coimbra, 1943, p. 255-263.
5 Vilas, poder régio... (référencée dans la bibliographie jointe à son article).
6 Identificação... (référencé idem).
7 En France, sans la négliger complètement, les médiévistes ont laissé le soin à un moderniste de systématiser une telle problématique (F. Braudel, dans le premier volume de L'identité de la France).
8 Par exemple, José Mattoso, Luis Krus e Amélia Andrade, O castelo e a feira. A terra de Santa Maria nos séculos xi a xiii, Lisboa, 1989, Pedro Gomes Barbosa, Povoamento e estrutura agricola na Estremadura central. Séc. xii a 1325, Lisboa, 1992 et la récente thèse de doctorat (Univ. Lisbonne) d'Hermenegildo Fernandes sur le bas Alentejo.
9 Iria Gonçalves, O património do mosteiro de Alcobaça nos séculos xive xve, Lisboa, 1989.
10 Maria Ângela Rocha Beirante, Évora na Idade Média, Lisboa, 1995 et Ana Maria Seabra de Almeida Rodrigues, Torres Vedras. A vila e o termo nos finais da Idade Média. Lisboa. 1995
11 A. de Almeida Fernandes, « As origens nas igrejas Durio-Beiroas (fundações, padroados e oragos) », Boletim da Casa régional da Beira-Douro, ano ix-xii, 1960-1963 ; les autres références sont données dans la bibliographie d'A. Andrade.
12 La floraison des études archéologiques de sites du Gharb al-Andalus, promue par L. de Matos, C. Torres et H. Catarino, est d'ailleurs parfaitement légitime et du plus haut intérêt ; il ne s'agit pas d'opposer des centres d'intérêts « rivaux » mais de souligner que l'existence de sources diplomatiques ne dispense pas du recours aux données de terrain. Dans ces lieux de rencontre entre archéologues et historiens des textes que sont les colloques méditerranéens « Castrum », les espaces portugais ont malheureusement été fort peu intégrés.
13 On notera que l'énorme inventaire de sites castraux, inépuisable mine de renseignements, réalisé par le général J. de Almeida exclut significativement cette région.
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