Population indigène, colonisation castrale et encadrement municipal dans le Midi portugais 1147-vers 1279 : une exploitation sociale de l'espace ?
p. 57-79
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Texte intégral
1Dans ses recherches sur la paysannerie portugaise, Robert Durand a abordé – avec un égal bonheur – l'organisation du peuplement et la structuration politico-sociale (notamment le phénomène municipal) ; c'est pour rendre hommage à l'intérêt de son travail en ces domaines que je m'interrogerai sur les liens qui peuvent exister entre les deux problèmes durant le siècle de la Reconquête. La chronologie choisie (un gros siècle) est étroite pour aborder l'histoire du peuplement car l'organisation d'ensemble de l'espace doit être étudiée dans la longue durée ; toutefois, en me restreignant au phénomène castrai, la pérennité des implantations - d'ailleurs souvent mise à mal par une étonnante instabilité – n'interdit pas une évolution rapide du contenu social des sites et de leurs fonctions dans le peuplement. Sans négliger l'« héritage » constitué par les logiques et les formes d'implantation humaine ayant précédé la Reconquête (surtout les villes et les grandes voies les reliant, qui pérennisent durablement l'organisation à l'échelle régionale), je crois que c'est le processus même de Reconquête qui explique l'occupation du sol observable durant tout le Moyen Âge chrétien portugais, surtout à l'échelle des habitats eux-mêmes1.
2Le peuplement de la région au sud du Tage, comme de toutes les autres régions de l'Occident médiéval à partir du xe siècle, est issu d'un processus assez brutal, rapide et profond de colonisation ; mais la grande originalité de ce processus, en Ibérie méridionale et tout particulièrement dans le Midi portugais, c'est qu'il s'est effectué aux dépens non seulement de la nature mais aussi d'une population pré-existante, dans le cadre d'un processus politique et culturel, plutôt que par une pure anthropisation d'espaces vides ; c'est pour cette raison que j'insisterai sur un facteur d'organisation spatiale généralement écarté, l'exploitation de la population indigène.
3Une analyse rapide de la documentation concernant ce processus ne permet pas de cerner des spécificités très nettes, surtout si l'on se réfère paresseusement aux « modèles » que semblent constituer les régions limitrophes d'Extremadura et d'Andalousie castillanes2 ; mais, outre les différences liées aux processus de Reconquête eux-mêmes, l'Extremadura et l'Andalousie ne peuvent fournir que des points de comparaison et non des modèles car, avant la Reconquête, la première région est moins peuplée et valorisée que le Gharb (Occident andalou) « portugais » tandis que la seconde l'est nettement plus (notamment à travers une urbanisation par de grands centres urbains)3. Une étude détachée de ces « modèles » conduit à cerner certains phénomènes spatiaux (sans parler de problèmes sociaux et culturels concommittants) qui supposent le maintien d'une importante population indigène au-delà de la Reconquête politique. Sans argumenter ce postulat, je le prendrai comme une des principales clés d'interprétation4 (d'importance d'ailleurs variable selon les époques).
4Aussi bien du côté andalou que du côté portugais – quoique pour des raisons différentes – les structures socio-politiques, administratives et économiques s'organisent en fonction des fortifications et le rôle polarisateur de ces châteaux est renforcé par les opérations militaires : pour cette raison, et aussi parce qu'ils sont le plus nettement et surtout le plus précocement perceptibles dans une documentation très clairsemée, c'est sur eux que je centrerai mon analyse. D'ailleurs, dans le Midi portugais, la fortification est toujours liée à l'habitat collectif, véritable instrument du peuplement ; jusqu'à la fin de la Reconquête, les « résidences aristocratiques » sont de simples centres de perception sans pouvoir d'attraction – car leurs seigneurs, organisateurs du peuplement et détenteurs de la juridiction légale, n'ont pas besoin d'utiliser la fonction polarisatrice des châteaux « adultérins5 » - et, par la suite, les habitats seigneuriaux de la noblesse laïque restent rares et sont de simples écarts. La logique d'implantation des sites par les conquérants obéit cependant à des facteurs diversifiés – desquels j'exclurai donc tout processus d'incastellamento de type « féodal » (au moins en ce qui concerne les immigrants chrétiens) ; sans négliger la stratégie militaire d'ensemble6, j'essaierai d'expliquer l'existence et les formes de l'implantation par l'encadrement des hommes et l'organisation de leurs activités par les seigneurs7. Dans cette optique, je recourrai surtout aux chartes municipales8, non seulement parce que le choix des sites est indissociable de l'organisation sociale mais aussi parce que ces forais constituent généralement le plus ancien document relatif au lieu, même si ces textes posent le problème de leur réalisme.
5À partir de ces textes, je distinguerai 4 raisons de prise en main de l'espace : l'implantation d'une force militaire, l'obtention de revenus, la prise en main de la population indigène et l'autogestion des colons9. Ces objectifs peuvent se concrétiser par l'immigration de colons, la construction matérielle ou l'occupation d'un site fortifié, la concession de la terre et le découpage de l'espace en fonction du site castral10.
Période 1147-119111
6Durant la lre phase de la conquête, qui est une progression très rapide commençant en 1147 avec la prise de Lisbonne et Santarém (en fait, dès le déclin des Almoravides, à partir de 1121) et s'achevant vers 1179, la dynamique de progression territoriale mobilise les énergies et monopolise les diverses formes d'organisation possibles : la priorité est donc d'organiser l'offensive. Jusqu'en 1171-1174, les fortifications sont des bases offensives et des relais ; la rapidité des annexions territoriales et la facilité des opérations de conquête dispensent les nouveaux maîtres d'implanter des châteaux de type « stratégique » (c'est-à-dire subordonnant l'implantation à une organisation militaire d'ensemble). Les principales fortifications choisies par les chrétiens comme polarisateurs sont donc des sites préexistants : ce sont évidemment les véritables villes (avec leurs murailles et citadelles) et d'importants hisnls - qui abritaient une garnison régulière et/ou polarisaient une communauté rurale avant la Reconquête. Cette politique de simple réoccupation in situ restera, pour les plus grands sites, une constante durant toute la Reconquête. Mais on peut d'ores et déjà noter une contradiction : les grandes villes, intéressantes non seulement pour leurs fortifications mais aussi pour la richesse de leur périphérie agricole, sont peu nombreuses dans le Gharb12 ; si les forteresses abondent comme dans le reste d'al-Andalus, c'est sous forme de hisnls, c'est-à-dire de structures que leurs fonctions éloignent des routes et des grandes agglomérations et qui sont donc peu utiles aux chrétiens dans une phase d'offensive militaire. Tout maillage un peu serré de l'espace (surveillance et contrôle de l'espace environnant, notamment des voies de communication) requerra donc la construction de nouvelles fortifications ou la transformation (renforcement) d'anciennes.
7Outre le développement de véritables activités productives dans les grandes villes, l'organisation spatiale se limite alors à installer sur les sites les plus avancés des garnisons chrétiennes dominant le pays et poussant des raids vers le Sud ; cette concentration de l'organisation sur une frontière – aux dépens d'un « arrière » moins fortement ou différemment pris en main – apparaît dans la rapidité de la concession d'une charte municipale à Évora (1166) mais aussi dans l'extrême rareté, voire l'absence, d'autres érections en municipe au sud du Tage jusqu'à l'arrêt de la progression chrétienne (vers 1174)13. Il est cependant probable que, du point de vue administratif, la logique frontalière linéaire ne se limite pas à la concession d'une charte au seul site d'Évora ; l'ignorance totale que l'on a de ces éventuels autres forais se justifie par le fait que, en Alentejo oriental, la lre domination chrétienne a été brève et la reprise en main almohade assez longue pour rompre toute continuité juridique14.
8Les modalités de la prise en main de cette zone (plus que la nature des sites conquis) sont assez nouvelles et spécifiques pour nécessiter une codification juridique adéquate (le type d'Évora), largement inspirée bien sûr par des chartes antérieures mais dont l'originalité ressort de son succès même – ce droit étant appliqué à tous les sites municipaux créés jusqu'en 1254 au sud du Tage15. De plus, toute charte municipale en elle-même est le meilleur moyen d'organiser solidement une occupation16, parce que les diverses franchises (dont l'organisation municipale elle-même) ont pour effet d'attirer les hommes, de développer leurs activités par des conditions favorables et, plus encore, de rendre leurs activités rentables pour le seigneur et intégrées dans une véritable politique17.
9Pourtant, c'est durant cette phase de la Reconquête (antérieure à 1191) que le délai entre la conquête d'un site et son organisation officielle est le plus considérable ; même les grandes places fortes de la rive droite du Tage attendent 32 ans ; quant à la zone occupée durablement au sud du Tage, elle reçoit des chartes seulement à partir de 1182 – c'est-à-dire quand la conjoncture militaire a déjà tourné et quand les forais n'ont plus exactement les mêmes fonctions - et ceci en très faible nombre (seulement 4)18. Cette situation paradoxale peut s'expliquer tout d'abord par une des fonctions mêmes des forais : on peut penser qu'ils sont conçus pour sanctionner des structures politiques déjà en place plutôt que pour les créer – c'est évidemment le cas avec Lisbonne et Santarém ; l'immaturité de l'organisation (due à la légèreté de la colonisation) interdirait donc sa reconnaissance par le seigneur dans bien des cas. Sans négliger le facteur démographique19, intervient aussi le mode de fonctionnement territorial des chartes : sans qu'il existe des territoires délimités et centralisés par le chef-lieu, les sites municipaux originels polarisent une zone d'action et de domination dans laquelle les sites de moindre importance ou peuplés tardivement s'intègrent aux franchises déjà concédées sans avoir besoin de leur propre charte ; ainsi des fortifications majeures comme Coina et Sesimbra, Avis et Montemor semblent ignorées jusqu'en 1191 parce qu'elles s'intègrent respectivement dans les municipes d'Alcácer et Evora20. En outre, le nombre des chefs- lieux municipaux est tellement faible et leurs fonctions tellement limitées que l'on peut considérer l'organisation municipale comme un instrument de structuration de l'espace parmi d'autres, pas encore en situation de monopole21, le principal problème étant que les autres modes d'organisation spatiale manquent cruellement de références documentaires.
10À cet égard, les hisnl s secondaires (tels que Benamesi, près de Montemor) ou entrant mal dans la stratégie chrétienne (comme le castel-lum de Coina et Almada) et les simples tours font l'objet de nombreux abandons mais peuvent parfois servir à polariser des sous-régions au sein de la zone d'action englobante du « chef-lieu » – ces sous-régions pouvant être des zones, notamment d'élevage, au sein d'un terroir municipal primitif, des espaces appropriés ou des reguengos, surtout dans le cadre d'une exploitation des indigènes sans modification majeure de leur peuplement22. L'association de ces territoires (alors sans consistance administrative) avec un site polarisateur est parfois à l'origine des futurs villages ; mais l'incontestable fonction de centralité de ces sites (exprimée par le vocable administratif villa qui les désigne) semble peu liée à la progression militaire et émerge surtout quand la colonisation prend un caractère dominant d'exploitation foncière (donc tardivement). La fonction polarisatrice de certains sites d'habitat sans charte municipale s'exprime assez clairement dans cette qualification comme villal vila (qui définit non pas un caractère urbain mais une centralité territoriale de type plutôt administratif, le vocable étant toujours employé pour opposer un lieu à sa périphérie). Ces sites de second ordre et qui ne sont pas (ou peu) colonisés par les guerriers les plus actifs n'ont donc pas besoin de leur propre charte, non seulement pour les raisons évoquées ci-dessus mais aussi dans la mesure où le système juridique mis en place par la charte d'Evora privilégie les chevaliers et les formes d'action militaire les plus offensives, qui semblent faire défaut sur les sites mineurs23 ; ainsi, Benavente est la « capitale » des lezirias du Tage mais sa fonction castrale reste très secondaire – le site castrai éponyme préchrétien de la zone, Caçarabotão (< ar. qasr = château), semble avoir été abandonné dès la conquête de 1147 – et il ne devient donc chef-lieu municipal qu'en 1200, c'est-à-dire durant la phase où la concession d'un foral commence à intégrer des dimensions autres que strictement militaires24.
11Grâce à l'absence de violences graves de la part des chrétiens25 mais aussi par crainte des Almohades (redoutés autant des Andalous que des Hispaniques), la population indigène a pu rester en assez grand nombre pour qu'on puisse envisager son exploitation sur place, par l'intermédiaire de la production agricole, ce qui devrait logiquement aboutir à une occupation complexe de l'espace. Mais l'incapacité des chrétiens, faute de colons, à encadrer les maures26 dans une exploitation privée rationnelle conduit à développer un commerce d'esclaves et à concéder des chartes de franchises/communes (créant le statut légal de mudéjar) aux communautés maures d'Arrábida-Sado (en 1170) ; et l'exploitation des indigènes s'effectue donc en partie dans un cadre public et pour le compte du principal seigneur politique, avec un prélèvement pesant effectivement surtout sur la production agricole27. Il existe aussi probablement dès cette époque, comme on l'a suggéré, une rentabilisation des maures sans statut dans un cadre privé (quoiqu'aux mains des seigneurs publics), notamment dans les reguengos ; au-delà de leurs spécificités juridiques28, ces reguengos constituent un élément capital de spécialisation des espaces, à la fois dans le domaine économique et politique et pour le maillage spatial, puisque ce sont de véritables zones, exclues de la juridiction municipale et constituant donc des enclaves dans l'action polarisatrice et intégrante des chefs-lieux29.
Période 1191/1218-1226
12Une phase intermédiaire s'ouvre avec le début de la réaction almohade (1171) et s'achève avec son succès définitif (1191)30. Ce nouveau contexte induit, dans les régions andalouses, une relative concentration du peuplement indigène (mais aussi des colons chrétiens) en liaison avec les principales places fortes, y compris dans les zones les plus éloignées des opérations militaires (bas Alentejo et Algarve) ; l'attitude des chrétiens oscille désormais entre la poursuite de l'offensive euphorique de la phase précédente (sous forme de grands raids probablement sans objectifs territoriaux, vers Séville et Silves, servant surtout à mobiliser et satisfaire les guerriers les plus actifs) et un souci nouveau de préservation de l'acquis.
13La constitution d'une véritable frontière fixe et linéaire sur la rive droite du moyen Tage (au lieu de l'espèce de « marche offensive » organisée jusqu'alors) commence dès les premières réactions almohades31. La récupération de forteresses musulmanes, en se conformant à l'organisation préexistante andalouse, ne peut plus suffire dans la logique volontariste de constitution d'un « front » ; aussi la construction a novo ou l'amplification massive de châteaux s'impose-t-elle sur cette frontière. En outre, l'érection en municipe de Santarém et Lisbonne en 1179, par son caractère tardif et par le fait qu'elle crée un nouveau système juridique, constitue une charnière dans la diversification des modes d'organisation spatiale ; les seigneurs (le roi en l'occurrence) ne sont plus seulement des animateurs de l'offensive militaire mais, sans renoncer à cette fonction, diversifient leurs stratégies d'organisation et se tournent vers une exploitation plus systématique et approfondie de l'acquis32. Le retard de cette municipalisation et la forme juridique qu'elle prend sont deux éléments qui se recoupent et confirment clairement ce que nous avons dit des fonctions des chartes avant 1191 : le droit des deux grandes villes du Tage s'est élaboré lentement (depuis 1147, sur la base d'une colonisation intense) et il exprime la priorité du seigneur, dans cette région d'« arrière » (par rapport à la frontière méridionale), à se procurer des revenus financiers (notamment en ponctionnant, indirectement – du point de vue seigneurial –, l'exploitation privée des maures par les colons) ; mais la systématisation du droit dans une charte et la constitution des communautés en municipes ont pour fonction de créer la firmitudo recherchée par toute charte et particulièrement nécessaire face aux armées almohades33.
14Après le succès final de la contre-offensive almohade, le recul chrétien quasiment jusque sur le Tage à l'ouest d'Abrantes et en deçà du Tage à l'est est suivi de la récupération par les chrétiens de la « frange » de part et d'autre du Tage située entre les lignes Lisbonne-Santarém-Castelo Branco-Idanha et Alcácer do Sal-Evora-Marvão. Cette réoccupation est un lent « grignotage » entre 1191 et 1226, ce qui implique une continuité mais aussi de nouvelles modalités d'organisation spatiale. En outre, les reculs face aux Almohades n'ont pas la même signification à l'Ouest et au Nord-Est d'Évora : dans la première zone, il y a destruction d'une véritable organisation chrétienne, si diffuse qu'elle ait été ; dans la seconde, il y a un coup d'arrêt finalement peu sensible dans la mesure où l'occupation était à peine entamée34.
15C'est surtout dans la zone occidentale qu'il y a – si j'ose dire – « changement dans la continuité » ; ainsi, les anciens sites municipaux sont restaurés en tant que chefs-lieux et le temps de leur abandon est généralement assez bref pour qu'il n'y ait pas besoin de concéder une nouvelle charte (on l'observe à travers le contre-exemple d'Alcácer). En revanche, la récupération chrétienne, sans véritables combats35, progresse cette fois-ci par un véritable peuplement nettement plus dense (beaucoup plus en Ribatejo qu'en haut Alentejo) ; ceci constitue un recentrage des activités coloniales sur une base plus étroite et, concrètement, un regroupement des colons dispersés sur une zone auparavant beaucoup plus vaste. Cette densification démographique nécessite une densification du réseau des centres de commandement par l'érection en municipe de sites qui n'avaient pas eu cet honneur durant la phase antérieure (Almada 1190, Povos 1195, V. F. de Xira et Alenquer 1212 sur l'« arrière » que constitue à nouveau très vite le bas Tage ; Benavente 1200, Sesimbra 1201, Montemor o Novo 1203 et peut-être Nisa [av. 1208] sur la frontière).
16Pour ces « nouveaux » sites, le délai entre la réoccupation (après 1191) et l'octroi d'une charte se raccourcit considérablement. Certes, les sites de cette nouvelle frontière avaient acquis une maturité depuis 20 (Montemor) ou 30 ou même 40 ans (Benavente, Povos) durant la phase d'occupation précédente et leur abandon a pu être très passager dans les années 1179-1191 ; leur autonomie peut donc être la consécration d'une maturation progressive. Mais leur structure matérielle diffère de celle des chefs-lieux de la phase antérieure car ils semblent issus de la récupération de hisnl s secondaires (non mentionnés par les chroniqueurs et géographes andalous) tels que Povos36, voire d'une construction castrale a novo ; leur érection en municipe entre donc dans une nouvelle logique de diversification de l'occupation spatiale, privilégiant encore les castra mais plus forcément pour leur valeur militaire37 (ce qui est particulièrement net sur la rive droite du bas Tage). S'il y a besoin de densifier le maillage par les chefs-lieux municipaux, c'est que tous ces sites assurent avant tout la direction d'une exploitation productive (sous la seule forme en profondeur, c'est-à-dire sous forme agricole) et plus seulement une domination principalement « politique » de l'espace38. Cette diversification des fonctions est possible aussi grâce à une sorte de « division du travail », c'est-à-dire grâce à l'implication maintenant décisive des ordres militaires, aux côtés de l'ost royal et aux dépens des milices municipales, non seulement dans les activités strictement belliqueuses mais aussi dans l'organisation de la colonisation39.
17Dans la partie orientale (haut Alentejo et basse Beira), longtemps sous la menace de Badajoz, Marvão, Alcantara et Coria, la stabilisation assez longue d'une véritable frontière armée explique plusieurs particularités, par exemple l'inhabituel toponyme Fronteira et l'existence d'une ligne de fortifications « pré-municipales » d'Avis à Marvão40. On y observe à peu près les mêmes processus qu'en Ribatejo mais avec un décalage chronologique et un caractère frontalier linéaire plus affirmé : non seulement les sites réoccupés sont des fortifications andalouses majeures (parfois de véritables villes, comme Elvas, en 1229) mais les chrétiens semblent en plus constituer une véritable marche en construisant des fortifications complémentaires. De plus, cette zone orientale n'avait reçu aucune organisation municipale (ou une organisation extrêmement ponctuelle) avant 1191 et elle est plus durablement abandonnée après cette date ; pourtant, sauf à Elvas, l'octroi de forais est tout de même trop tardif pour que l'on puisse voir ces chartes comme de purs instruments de peuplement/organisation ; le fait est que, par la diversification de ses fonctions et donc par son adaptation à de multiples situations, le système municipal est en train d'acquérir au sud du Tage le monopole de l'organisation spatiale41.
18Ce monopole et la multiplication des centres polarisateurs – désormais centres d'exploitation (avec ou sans charte, souvent à l'origine de la floraison de forais dans la phase suivante) – sont liés à une prise en main plus forte des indigènes, toujours selon les mécanismes évoqués plus haut mais facilitée (dans le cadre matériel de véritables villages) par la concentration préalable (préchrétienne) des habitats andalous, en époque almohade. Certes, peut-être sur cette frontière nord-orientale et plus sûrement dans le quadrilatère entre Alcácer, Montemor, Coruche, Benavente et Palmela, la population indigène ne semble pas s'être densément maintenue. La densification des opérations militaires à partir de Santarém ne peut être que préjudiciable à la stabilité de la population indigène dans une large bande au sud du Tage, en dehors des villes stratégiques (comme Alcácer do Sal) ; les Andalous, inquiets de l'intransigeance idéologique proclamée par les Almohades, ne se réfugient pas forcément volontiers dans les zones sous leur contrôle et il est même possible que certains préfèrent s'installer en terre chrétienne à leur arrivée mais les autres sont déplacés autoritairement pour faire du Ribatejo un « désert stratégique » (en fait un désert administratif)- En revanche, à l'ouest d'une ligne Abrantes-Avis-Evora, la toponymie, la nature des sites et l'absence de chartes (aussi bien pour les mudéjares que pour les chrétiens)42 pourraient s'expliquer par la persistance des indigènes (sans statut) et donc le développement d'une occupation spatiale par de petits groupes de colons exploitant la main d'œuvre maure dans un cadre privé (domanial) à partir des principaux sites43 ; les habitats chrétiens fortifiés se transforment en « résidences aristocratiques » collectives dominant et polarisant les populations périphériques, dans une modalité très particulière de l'incastellamento44. C'est peut-être autant sur cette main d'œuvre indigène que sur les immigrants les moins actifs militairement (habitant les sites agricoles non fortifiés) que se fonde l'émergente logique d'exploitation de l'espace.
Période 1229-127945
19Au sud d'Alcácer-Évora-Elvas, un territoire deux fois plus vaste que celui au nord de cette ligne est conquis, très rapidement en 1230-124246 ; on retrouve le rythme effréné des annexions de la période 1147-1174 (de Lisbonne à Beja) et au moins la première organisation spatiale devrait être identique dans cette zone : la restauration immédiate d'Alcácer en municipe dès sa conquête semblerait le présager (en 1218).
20En fait, durant cette phase, le triomphe du système municipal s'accompagne de la plus grande polysémie dans la concession des chartes mais avec déjà une tendance à un certain rétrécissement des fonctions des sites municipaux (notamment le déclin de la fonction militaire offensive après 1249). Au sud d'Évora, les sites occupés en priorité sont encore castraux, non plus tellement dans un but défensif mais dans un but offensif, jusqu'à la fin des opérations militaires ; le caractère relativement subalterne de la défense s'exprime surtout dans le fait que des sites ouverts et hors de la zone d'intervention des militaires du chef-lieu sont désormais occupés en même temps que des châteaux. Toutefois, sauf rares abandons (Marachique) concernant plus les hisnl s récupérés que les créations chrétiennes, le réseau des points forts mis en place durant les combats restera ici aussi durablement une articulation forte de l'espace puisque ce sont ces castra qui fondent le réseau municipal (clairsemé) du bas Alentejo ; mais la valeur de fortification des sites occupés avant la fin de la Reconquête est souvent devenue secondaire lors de l'érection en municipe et elle peut être carrément ignorée pour les sites municipalisés tardivement (surtout entre Évora et Beja)47.
21Au sud d'Évora, les chefs-lieux sont érigés comme tels avec un décalage (par rapport à leur conquête) rarement inférieur à une vingtaine d'années ; les rares exceptions sont les véritables villes pré-chrétiennes (d'ailleurs fortifiées), notamment Beja, Mértola et Silves mais la différence est peu significative, dans la mesure où les concessions de chartes y sont de toute manière postérieures à la fin de la Reconquête. La grande originalité de cette région est que les phases de domination et d'exploitation se confondent quasiment48, étant donné que la « conquête » progresse après l'effondrement almohade par une série de redditions négociées par chaque communauté musulmane ; les centres majeurs primitifs du maillage colonial sont donc à envisager désormais clairement comme des lieux à partir desquels les colons organisent la population indigène, notamment en Algarve. Néanmoins, les chefs-lieux du bas Alentejo sont tous érigés par des seigneurs déjà implantés dans le Nord de la province et peuvent donc entrer dans une stratégie d'ensemble, ce qui explique certaines irrégularités par rapport aux mécanismes évoqués49.
22Mais c'est au nord d'Évora que l'on perçoit le mieux les évolutions parce que l'occupation y est déjà ancienne, ce qui implique une densité documentaire supérieure et surtout la possibilité d'établir des comparaisons avec les logiques antérieures ; mais ces évolutions concernent surtout les fonctions attribuées aux lieux érigés en municipes après 1229 et ces fonctions semblent de plus en plus indépendantes de la nature matérielle des sites - comme en Ribatejo durant la phase précédente.
23La première évolution, chronologiquement (en 1226), est la définition d'un territoire municipal par la charte qui sert en même temps à créer le site municipal ; Marvão devient ainsi (un peu prématurément d'ailleurs) le plus ancien site au sud du Tage à être érigé en tant que chef-lieu d'une véritable administration territoriale. Et l'organisation municipale acquiert donc un rôle décisif, grâce à la multiplication et à la maturation de ses fonctions, dans la différenciation des espaces50. De fait, dans une organisation basée sur l'activité militaire, un découpage précis des territoires (sauf ceux fondés sur le droit de propriété) n'avait pas grand intérêt, parce que l'ennemi peut venir remettre en cause l'occupation, parce que les groupes de colons exerçaient des activités peu attachées à un espace précis et surtout parce que de nouveaux sites pouvaient toujours être colonisés, qui modifieraient la polarisation51. Certes, la délimitation d'espaces politiques était parfois préalable (quand les souverains concèdent tel territoire à une autorité pour qu'elle l'organise) mais il s'agissait précisément d'espaces encore dépourvus de sites municipaux et qui n'engendreraient pas un seul territoire municipal en parfaite adéquation avec la délimitation primitive ; surtout, l'érection en municipe ne s'inscrivait pas dans la même logique politique (concession d'un droit à dominer) qui a mené à la délimitation primitive puisque c'est le royal donateur et non le donataire qui créait le municipe dans les quelques cas connus (Abrantes, Palmela et Avis, préalablement « donnés » respectivement aux ordres militaires de Santiago et Avis). De plus, accorder une valeur administrative aux limites avant ou même après l'érection des plus anciens municipes est aberrant quand certaines d'entre elles sont données par rapport à des territoires sous contrôle musulman ; dans ce cas, les limites indiquées sont celles au-delà desquelles commence un autre espace politique connu et au sein desquelles s'exerce la capacité d'action des colons mais elles ne définissent pas une zone où s'applique l'organisation politique du chef-lieu (le cautum) ; le formulaire diplomatique n'évoque d'ailleurs jamais que des frontières (termini) et non pas encore un territoire (terminum)52.
24En dehors des inévitables phénomènes de polarisation, la définition des espaces, durant la Reconquête, semble être une opération indépendante de la valeur administrative et du contenu politique des sites et, sur le plan de la diplomatique, de l'érection en municipe53. En revanche, à partir du moment où les chefs-lieux sont pourvus d'un territoire défini, l'érection d'un nouveau site de leur termo en municipe autonome constitue une véritable soustraction territoriale et le nouveau forai alors concédé inclut évidemment la délimitation (ou celle-ci intervient dans un document complémentaire presque contemporain).
25La deuxième évolution majeure est l'introduction dans les chartes elles- mêmes de modifications développant la logique d'exploitation entrevue pour l'époque précédente et l'orientant vers une rentabilisation financière du pouvoir ; ainsi les premiers sites érigés en municipe par de nouveaux seigneurs municipaux (Alter do Chão 1232 et Canha 1235) reçoivent des chartes rendant au seigneur l'exercice de prérogatives municipales et/ou accroissant la ponction fiscale54. À partir des années 1250, l'exploitation financière du ban commence à devenir le facteur dominant de l'érection des sites en municipes – sauf sur la frontière avec la Castille – et ceci s'exprime dans le contenu même des chartes et dans la densification du réseau de chefs-lieux. Le choix entre les deux formules juridiques existant dans la région (droit de Santarém et droit d'Évora) devient alors un élément essentiel de l'organisation de l'espace55. Il est toutefois possible que le choix entre les deux types d'organisation municipale soit important avant même la dernière phase de la Reconquête, dès les années 1190 ; ainsi, la communication de la charte d'Évora à Abrantes (1179), la même année que Lisbonne et Santarém reçoivent une constitution d'un nouveau type, correspond assez bien à la différence d'organisation spatiale à l'est et à l'ouest de la charnière Santarém-Abrantes, avec, respectivement, une frontière défensive linéaire sur le haut et moyen Tage et une « marche » en profondeur en Ribatejo (celle-ci opposant les activités diversifiées mais encore majoritairement militaires de l'avant aux activités déjà exclusivement productives de l'arrière, les unes et les autres sanctionnées respectivement par la concession de chartes des types Évora et Santarém) ; mais il me semble que c'est surtout l'usage postérieur qui est fait des potentialités des chartes, plutôt que leur contenu intrinsèque, qui est l'élément explicatif essentiel.
26Certes, les organisations municipales d'Évora et de Santarém sont moins différentes qu'on ne le dit généralement et toutes deux s'adaptent pareillement à tous les modes d'organisation spatiale (notamment à l'exploitation du travail des indigènes)56 ; le poids global du prélèvement seigneurial y varie moins par son taux que par sa composition et sa répartition sociale57. Ainsi, la formule juridique d'Évora permet au seigneur de viser l'enrichissement (et pas seulement l'activité militaire) mais surtout en associant l'exploitation privée surtout foncière des reguengos par le seigneur avec l'exploitation modérée des pouvoirs publics sur les citoyens de plein droit ; aussi certains seigneurs transforment-ils la concession d'une charte municipale du type d'Évora en une véritable concession foncière (à Terena en 1262)58. La formule juridique de Santarém suggérait, elle, l'exercice d'un véritable droit de propriété du sol par le seigneur banal mais elle n'y introduisait pas la ponction agricole correspondante ; c'est en associant ces deux éléments que les seigneurs adoptent la charte de Santarém comme instrument le plus commode de rentabilisation du pouvoir dans le Sud (quoique dans une version d'abord très édulcorée), à partir de la concession des forais de Beja et Mértola en 125459.
27Au-delà d'« anomalies » locales qui peuvent être dues à la nécessité plus ou moins grande d'attirer des colons — car les forais peuvent rester tout de même des chartes de peuplement, il existe une cohérence dans la répartition non seulement chronologique60 mais aussi spatiale de l'application du droit de Beja : le groupe le plus évident est le « grand Algarve » (d'Odemira à Castro Marim61) ; le 2e groupe se situe entre Évora et Beja et le 3e au nord- est d'Évora62. Les deux premières zones correspondent à celles où subsiste le plus massivement une population indigène, d'abord « mudéjare » (quoique souvent sans statut car sans intégration dans une commune organique) puis convertie ; en effet, la région au sud d'Évora n'a pas connu la rapacité coloniale des années 1147-1170 ni surtout la désastreuse reconquête almohade, également nuisibles au maintien des indigènes entre Tage et Évora : malgré la carence de la monarchie jusqu'en 1248, ce sont des institutions soucieuses d'intérêts à long terme (l'ordre militaire de Santiago — qui reste d'ailleurs fidèle au foral d'Évora — et, dans une moindre mesure, les évêques d'Évora puis, après 1250, le roi Afonso III et ses ministres) qui opèrent.
28La densification banale est très tardive et modérée en Ribatejo (Lavre, Salvaterra, Muge). Au sud de la ligne Alcácer-Évora [en fait Oriola]-Elvas, l'absence de concession entre le foral d'Elvas 1229 et ceux de Beja/Aljustrel 1252-1254 s'explique par le fait que la région est conquise durant la crise politique du règne de Sancho II mais la densité des centres de commandement du bas Alentejo reste ensuite (1252-1279) assez faible, avec un chef-lieu tous les 40 km ou plus (le cours du Guadiana étant un véritable désert administratif entre Castro Marim, à l'embouchure, et Monsaraz). En revanche, la densification du réseau banal est importante à l'est d'Évora (Vimieiro, Terena, Montoito, Évoramonte), en « moyen Alentejo » (Monforte, Estremoz, Campo Maior) et surtout entre Beja et Évora, beaucoup moins nette en haut Alentejo (Tolosa et Seda, Seda étant une implantation royale de « compensation » par rapport aux ordres militaires d'Avis et de l'Hôpital).
29Quel que soit le contenu des chartes, le choix des sites à ériger en chefs- lieux prend alors une autre signification : ce n'est plus par la détention de lieux fortifiés contrôlant et organisant plus ou moins bien une population périphérique mais par la multiplication des contrats municipaux que les seigneurs assurent le contrôle des hommes ; cette logique d'exploitation plus directe s'observe à travers la diversification des seigneurs politiques, jusqu'alors réticents à investir dans le Sud, et plus encore à travers la multiplication des chefs-lieux (sauf en bas Alentejo, où le maintien de la primitive dispersion du peuplement permet longtemps une polarisation plus importante par des chefs-lieux moins nombreux)63. De plus, la pression juridictionnelle d'un souverain « absolutiste » comme Afonso III sur les seigneurs concurrents64 pousse ceux-ci à garantir la légitimité de leur pouvoir sur les hommes par l'octroi précoce d'une charte. En outre, les chefs-lieux municipaux, en s'associant de plus en plus systématiquement un territoire défini, sont devenu des instruments indispensables de l'administration de l'espace et leur dynamisme tend à uniformiser cet espace, notamment par l'intégration civique croissante des reguengos (processus dont pâtit le seigneur légitime du municipe) et la lutte contre toute autre juridiction étrangère « enclavée » (processus dont bénéficie le même seigneur).
Conclusion
30La castralité de l'habitat est un instrument de la colonisation aux mains des autorités ; elle constitue donc un net appauvrissement de la densité et des fonctions castrales par rapport à la phase andalouse (quoiqu'une tendance à la concentration se dessinait sous les Almohades et la fonction guerrière manquait à certains hisnls). Dans la relation entre la fortification de l'habitat (le castrum) et l'organisation juridique de ses habitants (le concilium), l'imparfaite connaissance des réalités matérielles m'a conduit à privilégier les liens sociaux ; la perspective est toutefois justifiable car, dans la région, c'est la congrégation des hommes (plus que le cadre matériel de leur organisation) qui est le facteur premier, notamment dans la définition des territoires : contrairement aux régions telles que le Languedoc ou le Latium (dans lesquelles les lieux du district sont dits « in castro » parce que le château est l'élément fondateur), le vocable castrum ne désigne ici qu'un point et non pas un territoire (les lieux hors les murs étant dits « in concilio »).
31Pour comprendre les rapports entre les sites et les municipes, il faut éviter de confondre le contenu et l'acte de concession des forais et lire cet instrument de la municipalisation (les chartes) à plusieurs niveaux – les rapports entre ces différents niveaux dépendant de l'ancienneté d'occupation du site au moment de l'érection en municipe : a) la charte systématise et officialise (et peut réformer) les coutumes en vigueur dans une communauté pré-existante (fonction juridique donc « sociale ») ; b) elle crée l'autonomie politique (fonction administrative indépendante de son contenu) ; c) elle est employée par l'autorité émettrice comme instrument d'utilisation de la communauté (fonction politique indépendante du contenu et de la valeur administrative).
32Dans la première phase de la conquête, les sites castraux sont occupés en fonction des potentialités que les conquérants y voient (valeur militaire, surtout offensive, exploitation économique) et cette perception est évidemment en rapport avec la forme matérielle des sites ; les principaux d'entre eux (et seulement ceux ayant un important rôle militaire) sont érigés, par une organisation en municipe, en lieux d'action dominants mais le système municipal n'a pas alors le monopole de l'organisation spatiale. Le rôle joué par la population indigène est alors des plus incertains, quoique pas forcément négligeable. Après la transition de 1171-1191, une colonisation plus en profondeur permet la diversification des fonctions des chefs-lieux (défense frontalière, exploitation économique, extraction de revenus financiers par le seigneur), ce qui assure le développement du système municipal ; la plus grande densité du peuplement par des colons « vieux-chrétiens » (au moins dans la zone Palmela-Évora-Abrantes) confère aux chefs-lieux une polarisation désormais administrative et provoque l'émergence de chefs-lieux destinés à émailler régulièrement le territoire, sans considération de leur nature matérielle - ce qui n'empêche pas la tendance générale et durable à fortifier (postérieurement) les habitats. À partir des années 1218-1226, la vague municipale recouvre le Midi portugais – puisque le municipe a absorbé toutes les fonctions d'organisation – mais les termes du contrat ont changé ; si la concession d'une charte sert encore à sanctionner une centralité et une activité préalables, elle sert désormais surtout à créer ces fonctions parce que celles-ci sont au service du seigneur. Sur le plan matériel, ce n'est plus l'habitat qui est attiré par la fortification mais c'est la muraille qui vient entourer l'habitat ou la citadelle qui vient contrôler le castrum65.
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Notes de bas de page
1 Le déséquilibre est très grand entre les données sociales et les données concernant la forme matérielle des sites (dans les documents ou sur le terrain). Ne pouvant entrer dans le détail des évolutions topographiques et architecturales des sites évoqués dans le cadre de cette interprétation globale, je renverrai, pour les sites antérieurs à la Reconquête, à Boissellier 1998, p. 36-39 et 55-70 (et cartes de synthèse 669-71), Basílio Pavon Maldonado, Ciudades y fortalezas lusomusulmanas. Crónicas de viajes por el sur de Portugal, (« Cuadernos de arre y arqueologia » 5), Madrid, 1993, Christophe Picard, « L'évolution des localités de l'Algarve du xie au xiiie siècle », Cahiers d'histoire, 37/1, Lyon, 1992, p. 3-21 et idem, « Fortifications et fonctions portuaires sur le littoral atlantique musulman », Archéologie islamique 6, Paris, 1996, p. 45-66, ainsi qu'aux résultats des fouilles récemment ou actuellement menées : énorme bibliographie dont on peut prendre connaissance, pour la production antérieure à 1996, dans Stéphane Boissellier, « Archéologie rurale islamique dans le Sud du Portugal. Recension bibliographique », Archéologie islamique, 6, Paris, 1996, p. 169-192 et dans Helena Catarino, « Arqueologia do período islâmico em Portugal : breve perspectiva », O arqueólogo português, 13-15 (serie IV), Lisboa, 1995-1997, p. 457-484. Pour les problèmes de transition matérielle, principalement dans la topographie locale, voir Boissellier 1998, surtout aux p. 127-135. Idem, « Les relations entre l'habitat et les châteaux dans le Sud du Portugal h la fin du Moyen Âge (d'après le Livro das fortalezas de Duarte Darmas) : évolutions depuis la Reconquête », Mil anos de fortificacoes na Península Ibérica e no Magreb (500-1500), Simpósio internacional sobre castelos, Palmela, 3 a 8 de abril de 2000, Lisboa, Ed. Colibri, 2001 [à paraître] ; Fernando Branco Correia, « Considerações sobre testemunhas e técnicas arquitectónicas do periodo muçulmano em monumentos militares por- tugueses », Livro do congresso. Primeiro congresso sobre monumentos militares portugueses, Vila Viçosa, 6 a 9 de outubro de 1982, Lisboa, 1982, p. 83-88 et Claudio Torres, « Povoamento antigo no Baixo Alentejo. Alguns problemas de topografia histórica », Arqueologia medieval 1, Porto, 1992, p. 189- 202. L'évolution ou la création de sites sous domination chrétienne est abordée surtout par general João de Almeida, Roteiro dos monumentos militares portugueses (Tomo 3 : distritos de Portalegre. Évora. Beja e Faro), Lisboa, 1948 (précieux recueil de données, totalement inutilisable dans ses interprétations) et Castelos medievais de Portugal. Il congresso do Centro europeu para o estudo dos castelos (Zurich), Porto, 1949. On manque totalement pour le Sud post-reconquête d'une étude sérieuse et globale de castellologie.
2 Sans se référer aux études érudites traditionnelles, couronnées par AA VV : La Reconquista y la repo- blación del pais. Zaragoza, 1951 et dont l'ultime avatar est Salvador de Moxo, Repoblación y socie- dad en la España cristiana medieval, Madrid, 1980, on retiendra les solides travaux de Manuel GonZalez Jimenez, En torno a los orlgenes de Andalucia. La repoblación del siglo xiii. Sevilla, [lre ed. 1980] ; José Angel Garcia de Cortazar (dir.), Organización social del espacio en la España medieval. La Corona de Castilla en los siglos viii a xv, Barcelona. 1985 ; Jean-Pierre Molenat, Campagnes et monts de Tolède du xiie au xve siècle, Madrid, 1997 et Angel Bernal Estevez, Poblamiento, trans- formación y organización social del espacio extremeño (siglos xiii al xv), Mérida, 1998.
3 Cf. Julia Maria Carabaza Bravo, « Productos agricolas extremeños y portugueses citados en las fuentes arabes », Fernando Diaz Esteban (dir.), Batidiús. El reino taifa de Badajoz. Estudios. Madrid. 1996, p. 51-62 (maxime 60-61).
4 On trouvera les arguments étayant cette hypothèse dans Boissellier 1998, p. 87-104 ; Idem, « Conquête chrétienne et acculturation dans le Sud du Portugal aux xiie-xive siècles », Gabriel Audiso (dir.), Religion et identité. Actes du colloque d'Aix-en-Provence octobre 1996, Publications de l'Université de Provence, Aix en Provence, 1998, p. 227-239 et idem, « L'apport des sources diplomatiques chrétiennes à la connaissance d'al-Andalus : l'exemple du Garb "portugais" (ressources documentaires et réflexions méthodologiques) », Qurtuba. Estudios andalusies, 3, Cordoue, 1998, p. 7-37. J'ai depuis accumulé quelques autres données, surtout onomastiques et lexicales, allant dans le sens de cette hypothèse.
5 Sauf cas portant sur des groupes tellement petits qu'ils échappent à toute référence documentaire, ce sont les monarques qui contrôlent les structures fortifiées ; ils concèdent largement la juridiction sur les hommes mais à des institutions religieuses. C'est là une différence essentielle avec la région valencienne, dans laquelle la délégation des pouvoirs monarchiques à des nobles laïcs aboutit à la construction de résidences aristocratiques (dont, ici aussi, le pouvoir d'attraction de l'habitat reste souvent modeste), cf. André Bazzana et Pierre Guichard, « Un problème. Châteaux et peuplement en Espagne médiévale : l'exemple de la région valencienne », Châteaux et peuplement en Europe occidentale du xe au xviiie siècle (« Flaran 1 »), Auch, 1980, p. 191-202.
6 L'occupation d'un lieu peut obéir à un plan d'ensemble qui dépasse donc les facteurs propres à chaque site ; dans l'état de notre documentation, on ne peut que le supposer et on court le risque de reconstituer une « géostratégie » de niveau régional, que l'on « trouvera » d'autant plus facilement sur une carte que la géométrie s'impose à n'importe quel document graphique. Évitant de confondre la stratégie strictement militaire - qui est réellement centralisée (par la monarchie) au Portugal (surtout dans la mesure où la monarchie exerce un contrôle sur les ordres militaires) - et les mécanismes beaucoup plus variés d'occupation spatiale, je ne recourrai que modérément au facteur que serait la perspective d'ensemble.
7 Au niveau local, cette problématique revient à poser un des problèmes insolubles de l'histoire médiévale : pourquoi et dans quelles circonstances des chartes de franchises (ici dans leur version « communale ») sont-elles concédées à des communautés ?
8 Les chartes antérieures à 1279 sont toutes éditées dans PMH Leges I ; celles antérieures à 1211 ont été excellemment rééditées dans DMP DR I (règne d'Afonso Henriques) et DS I (règne de Sancho I) ; voir bibliographie (avec les abréviations).
9 Ces critères de classification et la plupart des réflexions (sans référence précise aux sources) qui suivent sont issus d'une base de données, très incomplète car en cours d'élaboration, de laquelle ont été retenues 165 des plus anciennes mentions documentaires de sites castraux (de 1095 à 1277) ; sur un stock aussi réduit et encore lacunaire (même par rapport à la faible documentation existante), il n'était évidemment pas question de faire réaliser des calculs numériques au logiciel et le travail demandé au logiciel pour servir de base à la réflexion est donc un simple classement (chronologique, géographique, thématique) des données.
10 Quand l'organisation de l'espace se fonde sur un château, on peut ajouter à ces divers facteurs les fonctions castrales de niveau local, qui sont : défendre ceux qui y vivent, installer un noyau de polarisation, arrêter ou freiner des attaques contre les terres situées en arrière, surveiller un point ou une zone, symboliser la présence du pouvoir centralisateur, commander à la population non fortifiée périphérique. Cette analyse lait la part belle au rôle des seigneurs dans la colonisation ; en fait, des entreprises de peuplement sans intervention d'un puissant sont vraisemblables, même durant la phase militaire de la Reconquête, mais on ne peut les cerner dans la documentation que rétrospectivement et très tardivement, dans un état qu'il n'a plus rien d'originel ; en outre, il semble que ces entreprises soient de faibles dimensions et ne concernent donc pas les sites jouant un rôle fort dans l'articulation de l'espace.
11 Nous ne présentons que des hypothèses de travail pour cette phase car la plupart des documents couvrant cette zone ont été rendus caducs par la reconquête almohade et ont donc disparu, soit par destruction directe, soit par obsolescence.
12 La minceur de la partie réservée au Gharb dans la meilleure description d'al-Andalus, celle d'al- Idrisi, s'explique par le lait que les sites présentant un caractère urbain y sont beaucoup moins nombreux qu'ailleurs.
13 Le foral perdu d'Alcácer peut avoir été octroyé très rapidement après sa conquête (1160). Dans la partie orientale du front, la situation est très mal connue ; mais la charte de Castelo Branco, en 1213, invoque la transmission de son droit depuis Elvas, soit 16 ans avant que cette place soit à nouveau annexée par les chrétiens, ne pouvant donc se référer qu'à un forum antérieur à 1169 ; Reis 91, 200 y voit une simple erreur de graphie mais la similarité de situation avec Évora (ville fortifiée essentielle, en position avancée donc confiée essentiellement à des guerriers) rend plausible l'octroi presque immédiat d'une charte. L'autre place forte essentielle de la zone, Juromenha, a pu recevoir également une charte (Azevedo 1937, 59 - dont la rigueur diplomatique ne peut être mise en doute - évoque un foral antérieur à 1206, sans donner de référence documentaire mais en se fondant peut-être sur des documents de la cathédrale de Badajoz) ; or, avant sa 2e conquête chrétienne, le site n'a pu être érigé en municipe qu'avant 1187 [cf. sa donation « à conquérir », DSI, 29]).
14 Cf. les cas comparables, en Alentejo occidental, de Santarém, dont le forai de 1179 ignore celui de 1095, et surtout d Alcácer, dont la 2e charte de 1218ne fait aucune allusion à la 1re, d'avant 1185.
15 Cette uniformité, dont on verra plus loin les raisons profondes, est un problème de diplomatique autant que d'histoire ; dans les régions plus septentrionales, chaque forai s'adapte à une situation spécifique par son contenu même tandis que l'usage s'impose dans le Sud, après 1179 (à cause de l'omniprésence royale ?), de ne plus concéder que des chartes déjà existantes ; notons d'emblée qu'une étude attentive des chartes permet d'établir que, au-delà de l'uniformité (avec quelques nuances) du dispositif juridique, les préambules et codicilles sont rédigés (au moins à partir des années 1200) en prenant en considération, par d'infimes variations de vocabulaire et de syntaxe, la conjoncture et les réalités locales (par exemple la proclamation de la volonté de peuplement dans les chartes du type d'Évora [notamment Montemor 1203 et Elvas 1229] et les nuances par rapport au modèle Santarém/Beja dans la charte d'Estremoz 1258). Une analyse beaucoup plus approfondie de ce problème dans Stéphane Boissellier, « Des franchises aux coutumes : la formation et l'évolution du prélèvement seigneurial (l'exemple d'Évora 1165-1280) », Pascual Martinez Sopena et Monique Bourin (dir.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes de l'Occident médiéval (xie-xive siècles). Réalités et représentations paysannes du prélèvement, Colloque de Valladolid - Medina del Campo, 31 mai-4 juin 2000, Presses de la Sorbonne, Paris, 2001 [à paraître]
16 Cf. la rapidité de l'octroi à Santarém 1095 et Évora 1166.
17 Quand les Portugais atteignent notre zone d'étude, organiser en municipe les sites conquis est pourtant une tradition « léonaise » déjà ancienne (Coimbra 1085 et Santarém 1095) et, sur deux sites aux conditions comparables à celles du Sud (Leiria et Sintra), une charte a été rapidement concédée (1142 et 1154).
18 Coruche (qu'il faut d'ailleurs adapter à une fonction défensive, cf. DSI, 50), Alcácer ? (charte concédée à une date inconnue, antérieure à 1185 mais peut-être aussi à 1182), Palmela et Almada. Certes, sans parler des zones à peine effleurées par les chrétiens au sud d'Alcácer-Évora-Juromenha, de nombreux sites sont occupés trop peu de temps avant la récupération par les Almohades pour avoir le temps de recevoir une charte ; mais pour la région comprise entre Alcácer, Évora et Abrantes, le caractère tardif ou l'absence de l'organisation en municipe est étonnante.
19 Explication la plus traditionnelle : la concession d'un forai propre viendrait récompenser les groupes de colons les plus populeux (par croissance démographique).
20 Mais on ne peut écarter non plus l'hypothèse d'une perte des forais dans le grand désordre des expéditions almohades. On pourrait voir, dans cette logique, l'érection en municipe de Palmela et Coruche comme une densification par rapport à Évora, Alcácer et aux trois forteresses du Tage ; mais le problème est alors un peu faussé puisque l'on est déjà en phase défensive et l'on doit considérer ces chartes surtout pour leurs objectifs propres (notamment Coruche, dont le forai es t un instrument de « restauration » après sa prise par les Almohades en 1180 ; sur ce site voir Suzanne Daveau, « Géographie historique du site de Coruche, étape sur les itinéraires entre Évora et le Ribatejo », Revista da Faculdade de letras, 2 (5e serie), Lisboa, 1984, p. 115-135.
21 Pour cette même raison, la densité de ces centres majeurs (d'action militaire, d'appropriation par presuria et donc de polarisation) est trop faible pour qu'il existe une administration spatiale (notamment par découpage de l'espace) à partir d'eux ; la « perfection » attribuée aux municipes méridionaux par A. Herculano ne doit pas faire illusion car les chartes elles-mêmes expriment clairement les difficultés d'intervention des magistrats dans les périphéries castrales colonisées et l'introversion des municipes les uns par rapport aux autres (impliquant une discontinuité territoriale).
22 Les exemples de ce processus de structuration de territoires à partir du droit de propriété sont très nombreux (quoique tardifs). Ces « domaines » s'entendent au sens spatial plus qu'au sens juridique de propriété privée ; outre les rares latifundia qui ont été constitués par « conquête » (presuria) ou concentration, ces domaines sont surtout des morceaux d'espace rural affectés à tel ou tel usage (réserves de terres à distribuer par les municipes ; reguengos que se réservent les seigneurs).
23 Cf. Stéphane Boissellier, « Les conséquences de la Reconquête sur les situations et statuts sociaux inférieurs dans le Sud du Portugal : une servitude "invisible" ? », Mélanges de l'École fançaise de Rome. Moyen Age, 112/2, (Actes de la table-ronde : La servitude dans les pays de la Méditerranée occidentale chrétienne au xiie siècle et au-delà : déclinante ou renouvelée ?, Rome 8-9 octobre 1999 », M. Bourin/P. Freedman [éd.]), Rome, 2000, p. 715-743. Ces sites mineurs entrent donc dans la stratégie d'exploitation de l'espace, qui se développera surtout après 1191. Une colonisation non castrale est donc possible (par exemple les riches terres agricoles lezirias des rives du Tage entre Lisbonne et Santarém) mais les zones qui en bénéficient - même les plus actives - ne reçoivent pas de charte propre tant que la priorité est donnée aux activités militaires.
24 Quant aux sites voisins de Muge et Magos, longtemps dans les zones de polarisation puis dans les territoires municipaux de Santarém et Benavente, ils ne deviennent chefs-lieux qu'à la fin du xiiie siècle et ceci par des chartes qui sont avant tout des contrats agraires
25 En effet, il n'y a aucune résistance locale jusqu'à la contre-offensive étatique almohade de 1171.
26 Aussi bien la rareté des officiers royaux implantés dans le Sud (observable dans les souscriptions des diplômes) que l'imprécision du toponyme régional « ultra Taguml além Tejo » concédé à notre région depuis le milieu du xiie siècle attestent la faiblesse de la présence chrétienne.
27 La légèreté de l'encadrement autre que fiscal des mudéjares s'observe à travers le maintien (= incapacité à modifier ?) de la civilisation agricole andalouse (cf. les prestations agricoles exigées dans les forais maures).
28 Ce sont des zones sur lesquelles s'exercent à la fois le droit de propriété et la domination politique (directe, sans autonomie) du seigneur public.
29 Étant donné l'état assez embryonnaire de la colonisation chrétienne durant cette phase de la Reconquête, il est probable que les reguengos sont, comme on l'a dit, des zones définies par rapport à un lieu central, probablement fortifié, mais la documentation n'en donne que des exemples tardifs, comme ce « domaine de la mosquée » érigé en zone réservée dès la conquête d'Évora en 1165 (mentionné dans une enquête de 1285 sur les biens royaux aliénés du territoire d'Évora, Gavetas n° 13, maço 11, doc. 10) ou le reguengo du roi Afonso III autour d'Alcala (dans le territoire municipal d'Alcáçovas), dont le toponyme et une étude de terrain attestent la fortification (« Leirura nova », Odiana, livre 1, f° 17v-18 et Almeida 1948, 215). L'organisation de ces reguengos « primitifs » (antérieurs aux années 1230-1250) d'Alentejo, que l'on ne perçoit que très indirectement, est certainement assez différente - notamment en ce qui concerne le rôle des indigènes - de celle des reguengos (beaucoup mieux documentés) créés dans les années 1250 à la suite de la conquête de l'Algarve car les formes et surtout les objectifs de colonisation de l'Algarve (rentabilisation financière immédiate, organisation municipale rapide et fondée sur les villes) diffèrent, eux, nettement par rapport aux étapes antérieures de la Reconquête. Pour les implications « sociales », voir Boissillier 2000.
30 On y observe l'alternance de grandes expéditions monarchiques et un harcèlement frontalier confié aux milices municipales, à l'ordre du Temple - en Esrremadura centrale et basse Beira - et, du côté musulman, aux murabitls (outre quelques références littéraires à des savants andalous partis en ribat, le développement du volontariat frontalier, à base religieuse, parmi les musulmans dans la seconde moitié du xiie siècle est attesté par l'application du toponyme Arrábida à l'ensemble de la péninsule de Setúbal précisément au moment où elle est le plus disputée).
31 Construction d'Almourol dès 1171, construction puis forai de Zezêre 1172-1174, « fortification » de Lisbonne, Santarém et Abrantes par des chartes dès 1179 puis de Torres Novas en 1190.
32 Le droit de Santarém est appliqué « per quod forum regalia... persoluantur » (PMH Leges, I, 406).
33 La comparaison avec Sintra, conquise ta même année (1147), est instructive : cette puissante fortification, aux fonctions urbaines moins variées que Lisbonne et Santarém, est rapidement pourvue d'un forai propre (1154) car le site, quoique peuplé par une poignée de colons, joue un rôle essentiel dans la surveillance du littoral ; mais son droit, issu de la charte de Coimbra 1111, reste fondé sur la défense militaire (alors que ce droit est probablement celui qui a été aussi en vigueur à Lisbonne et Santarém - cf. Reis 1991, 153 - avant qu'il n'évolue vers la diversification des fonctions et ne se focalise sur les revenus seigneuriaux). On notera que la concession de chartes du type Évora et Coimbra 1111 pour fortifier la ligne du moyen Tage vers 1170-1190 s'explique, comme à Sintra, par le fait que les sites (Le. leurs groupes de colons) sont de faible taille et n'ont pas réussi à développer beaucoup les activités productives (ni, au niveau juridique, des coutumes fortes), étant soit des sites d'occupation ancienne (Abrantes) mais acquérant une vocation défensive par leur municipalisation, soit des sites créés pour la défense (groupe des châteaux templiers autour de Tomar) ; tout aussi réaliste est, pour Coimbra, ville importante maintenant très éloignée du front, l'abolition (1179) de la vieille charte obsolète de 1111 au profit du droit qui vient d'être systématisé pour Santarém.
34 Même à l'Est, certaines logiques territoriales sont en continuité avec la phase précédente ; ainsi, la prolongation vers l'Est de la ligne fortifiée du moyen Tage (par l'érection des chàteaux de Belver en 1194 puis Rodão vers 1195-1200) peut être interprétée comme la continuation de la « progression défensive » de l'ordre du Temple, à partir de bases plus en arrière.
35 En effet, les Almohades ne semblent pas avoir réoccupé le territoire reconquis vers le Nord au-delà d'Alcácer et Marvão.
36 Catarino 2000.
37 Le site de Benavente dont on a parlé plus haut est déjà devenu ou est en train de devenir un cas- trum lors de son érection en chef-lieu alors que le sire voisin « concurrent » de Montalvo de Sor est peut-être aussi important — il vient de recevoir une importante colonie franque - mais ne reçoit pas le forai parce que c'est un site ouvert.
38 A l'abri du Tage, l'organisation en municipe d'un site non fortifié (à ce moment) tel que Vila Franca de Xira en 1212 marque encore plus nettement le recul de la fonction militaire au profit de la fonction de production — c'est l'implantation voisine, à 2 km, de Povos qui a réoccupé le hisn andalou dès 1147 (Catarino 2000) et a bénéficié d'une charte en 1195 - et la concession d'une charte du type de Santarém acquiert une signification dans ce sens ; ceci montre que la logique de municipalisation n'est plus du tout frontalière sur le Tage en aval de Santarém.
39 Néanmoins, si ces castra reçoivent le droit d'Evora, c'est parce que leur population conserve un rôle important dans la stratégie militaire (rôle plutôt défensif) et dans l'appropriation de l'espace par les guerriers municipaux.
40 L'auteur de la carte p. 62, Coelho et Homem 1996 estime que la ligne Évora-Elvas est acquise depuis 1191 ; mais, quelle que soit la date de domination politique, on peut noter au moins la légèreté de l'occupation dans les zones extrêmes menacées par Alcácer et Alcantara/Badajoz (colonisation décisive par des colons Francs de Sesimbra seulement en 1237, restauration de l'évêché d'Idanha dès 1200 mais transfert immédiat du siège à Guarda et colonisation d'Idanha seulement en 1229, avec d'extrêmes difficultés pour occuper toute la zone). L'importance particulière de ces sites d'Alentejo oriental est démontrée par le fait qu'ils seront érigés en municipe en 1218-1232 et, à partir de ce moment, par leur variété juridictionnelle (leurs seigneurs sont deux ordres militaires, un évêque et le roi) et par l'importance de leur peuplement (justifiant précisément l'octroi d'une charte).
41 Dans toute la région, jusqu'en 1212-1218 (effondrement almohade), les fortifications sont caractéristiques d'une marche défensive, c'est-à-dire qu'elles servent surtout à contrôler l'espace et à endiguer d'éventuelles attaques pour protéger les régions de l'arrière, sans servir encore de véritable chef- lieu à leur territoire environnant ; en revanche, après cette date, on peut envisager le début d'une définition territoriale à partir des sites municipaux - problème sur lequel je reviendrai plus loin.
42 Une place comme Arraiolos (ancien reguengo donné à l'évêché d'Évora pour y construire un château en 1217. Herminia Vasconcelos Vilar, As dimensões de um poder. A diocese de Évora na Iode Média, Lisboa, 1999, p. 38), malgré sa fortification, ne reçoit pas de foral. Dans une zone qui semble bien protégée des attaques musulmanes, la fortification de cet habitat ne semble pas obéir au besoin sécuritaire mais plutôt à la nécessité de dominer l'espace environnant (c'est-à-dire, concrètement, la population périphérique, quelle que soit son origine) plus étroitement qu'à partir des anciens centres (Évora et Montemor o Novo).
43 Durant toute cette phase, il faut reconnaître l'incapacité presque totale dans laquelle nous sommes de connaître le sort des mudéjares, en dehors de la zone Ribatejo-Arrábida ; mais il semble qu'Évora devienne un centre à faible activité militaire (comme en témoigne le « recentrage » de la milice d'Évora vers Avis) et servant surtout au commerce transfrontalier et peut-être à la domination (modérée) des musulmans alentour par un système de pactes ; le caractère très tardif (1273) de l'érection en municipe des maures de la zone d'Évora tend à accréditer la thèse d'une phase d'exploitation privée (et l'argument vaut aussi pour Avis).
44 G. Fournier appelait dès 1979 à ne pas définir trop strictement la castralisation et à prendre en compte les habitats attirés par les places fortes sans constituer avec elles un tissu continu (faubourgs et sites agricoles proches), Gabriel Fournier, « Châteaux et peuplement au Moyen Âge. Essai de synthèse », Châteaux et peuplement en Europe occidentale du xe au xviiie siècle (« Flaran 1 »), Auch, 1980, p. 140 ; ce phénomène me semble être la modalité matérielle essentielle du système municipal à partir d'une certaine densité de population et d'une certaine diversité des activités.
45 À partir tic ce moment, le problème des érections en municipe est compliqué par la diversification des seigneurs, principalement les ordres militaires (créant des sites en municipe pour des raisons de concurrence) mais cette considération nous entraînerait trop loin. Le plus ancien forai non royal (sont signalés en italique parmi eux les forais octroyés par d'autres autorités que les ordres militaires) est Benavente 1200 (OM Avis) ; mais ce précédent reste longtemps sans suite et suivent Avis 1223, Alterdo Chão 1232 (évèque d'Idanha), Nisa avant 1232 et Crato 1232 (OM Hôpital), Canha 1235 Setúbal 1249 Aljustrel 1252 et Mértola 1254 (OM Santiago), Vimieiro 1257 (évèque d'Évora), Ferreira 1257 (OM Santiago), Alcáçovas 1258 (évèque d'Évora) et Campo Maior 1260 (évèque de Badajoz) ; Terena 1262 (Gil Martins) entame la série des fondations des ministres et favoris d'Afonso III (signalés en italique), Tolosa 1262 (OM Hôpital), Beringel 1262 (monastère d'Alcobaça), Portel 1262 (João de Aboim), Garvão avant 1267 (OM Santiago), Aguiar 1269 (Estevão Rodrigues), Montoito 1270 (Pedro Eanes), Seda 1271 (OM Avis), Alvito 1280 (Ordre Trinitaire). Si l'on peut faire l'économie de la multiplicité des seigneurs, c'est que l'autorité royale semble s'exercer dans la région de façon déterminante, même dans la concession des chartes municipales.
46 Après 1242, il ne reste plus à conquérir que l'Algarve à l'ouest de Faro.
47 Ceci n'empêche pas la tendance (très ancienne mais impossible à cerner pour les époques antérieures, faute de documentation) à fortifier des villages ouverts dès qu'ils acquièrent une certaine importance (notamment par l'octroi d'une charte).
48 Notons à cet égard que le(s) site(s) érigé(s) le plus précocement en chef-lieu (par rapport à la conquête militaire) au sud d'Évora est (sont) Odemira en 1255 (conquise en 1242) et peut-être Monsaraz, dont la fonction castrale militaire semble secondaire - c'est certain au moins pour Odemira - et qui, surtout, sont municipalisé(s) dans la « version » juridique de Santarém/Beja (voir plus loin pour l'importance croissante de ce choix) ; en outre, Odemira fait partie des rares chartes à constituer un instrument de délimitation territoriale.
49 Ainsi, la concession à Aljustrel du droit d'Évora dans sa version la plus fidéle à la charte primitive (1252) peut s'expliquer par la situation locale mais aussi par le fait que le seigneur (l'ordre de Santiago) a organisé ses chefs-lieux plus au nord en instruments de rentabilisation du pouvoir et peut donc se permettre d'être généreux, dans un premier temps, avec ses colons méridionaux.
50 Certes, la multiplicité des seigneurs dominant les sites municipaux devrait encourager la délimitation mais l'autorité monarchique s'exerce avec suffisamment de force pour intégrer tous les centres seigneuriaux dans la logique frontalière. D'ailleurs, durant toute la Reconquête, c'est seulement dans les deux forais concédés par le roi Sancho II, à Marvão en 1226 et Elvas en 1229, que l'attribution d'un territoire est consubstantielle de l'érection en municipe ; or, il s'agit d'un monarque dont l'autorité est déjà assez remise en cause pour que l'on puisse considérer que la délimitation est une précaution juridique.
51 La territorialité administrative des implantations est très faible jusqu'alors, y compris durant les années 1191-1230 - où la plus grande « maturation » des sites devrait leur permettre de s'associer un espace juridictionnel défini. Du point de vue des futurs chefs-lieux, les chartes ne sont d'abord concédées qu'à des sites ponctuels et la définition d'un territoire dépendant est presque Toujours assez (ou très) postérieure. Ce décalage entre l'érection en municipe et la délimitation du territoire municipal a été constaté pour le xie siècle, dans les zones de vieille occupation chrétienne - où l'octroi d'une charte est le résultat d une longue évolution du peuplement ; il s'explique par les processus, alors en cours, de dispersion (en Galice) et de regroupement (en Vieille Castille) de l'habitat. Mais dans une zone de conquête politique récente et de création rapide d'habitats groupés dès leur origine, le retard s'explique moins aisément.
52 Azevedo 1937, 10 explique l'absence de délimitation dans les forais par une cause technique, purement diplomatique : les limites ne seraient pas énumérées dans les forais car connues de tous, parce que pré-chrétiennes - alors que l'auteur défend la thèse d'un total dépeuplement de l'Alentejo lors de sa conquête - ou déjà fixées dans des textes antérieurs, notamment des chartes de donation (et, dans les rares études menées sur la constitution des territoires municipaux en zone de conquête, aussi bien Rodrigues (Ana Maria Seabra de Almeida) : Torres Vedras. A vila e o termo nos finais da Idade Média, Lisboa, 1995, 32 que Beirante 1995, 29 acceptent cet argument). La distinction que nous introduisons dans le processus de structuration des territoires municipaux recouvre peut- être l'emploi concurrent - dont il a été beaucoup discuté - des vocables alfoz et terminum.
53 Le dossier des plus anciennes délimitations territoriales dans le Midi portugais serait à reprendre en y intégrant les quelques réflexions formulées ci-dessus.
54 Les seigneurs sont l'évêque d'Idanha et l'ordre de Santiago. On notera que ces sites ne semblent pas occupés pour leur valeur militaire (Canha est dite « Vila nova de Canha », donc délocalisée par rapport à un site éponyme devenu obsolète) et ne servent même pas à densifier le réseau de centres de commandement d'un seigneur déjà présent (puisqu'ils reçoivent la première implantation municipale) ; les rapports entre le sire, sa valeur administrative et son contenu social sont encore beaucoup plus nets à Setúbal (1249), où l'alourdissement très net de la ponction seigneuriale - le plus important constaté - porte sur un site sans tradition castrale (dans l'aire de polarisation du château de Mouguelas, qui est déjà lui-même en voie d'abandon) et érigé en chef-lieu (par soustraction de la juridiction de Palmela) seulement après une maturation d'un demi-siècle.
55 On explique souvent la communication d'une charte d'un site à un autre - car tel est le processus évoqué par les préambules - par la proximité géographique ou le fait que le site récepteur est peuplé de colons venus du site émetteur ; ces considérations ne sont pas à négliger mais me semblent un peu courtes, comme toute explication strictement technique (cf. Boissellier 2001, à paraître).
56 Les auteurs ayant traité de ce sujet - et l'étude qui précède pourrait le faire penser aussi - voient le forai d'Évora comme plus favorable aux activités militaires et celui de Santarém plus orienté vers l'obtention de revenus fiscaux tirés d'activités productives ; pourtant, ce sont les chevaliers de Santarém qui jouent le rôle le plus actif.
57 Sous le droit de Santarém, les contribuables doivent la jugada, impôt foncier (avec de nombreuses exemptions selon le statut social et la nature de la production).
58 Significativement, la zone dépendant du nouveau chef-lieu est qualifiée pour la première loi dans une charte méridionale d'« bereditas » (PMH Leges, I, 698).
59 Le choix de Beja est d'ailleurs surprenant car on est là dans une zone de colonisation récente et surtout dans la ville ayant le plus souffert des grandes expéditions des années 1160-1170, ce qui oblige à exempter les colons de tous les droits les plus intéressants pour le seigneur ; il est vrai que le seigneur (le roi Afonso III) compense par la rétention - désormais inscrite dans la constitution elle- même - de reguengos dont l'exploitation privée (complémentaire de la ponction par contrat municipal) est d'autant plus rentable qu'elle incombe à une main d'œuvre en majorité préchrétienne. La pratique de la rétention des reguengos est ancienne — c'est elle qui permettait la division du travail/organisation spatiale à partir des chefs-lieux du type d'Évora - mais c'est le roi Afonso III, ancien comte de Boulogne formé aux méthodes de l'administration capétienne (de St Louis), qui l'introduit dans les chartes, peut-être comme précaution juridique assurant des droits futurs (notamment quand les biens regalengi ne sont pas cités nommément).
60 Plus de la moitié des forais sont du type Beja après 1254.
61 Alcoutim échappe à cette logique d'exploitation car c'est une création tardive destinée à fortifier la frontière.
62 Toutes ces zones ont en commun d'être prises en main par le roi Afonso III, qui a adopté la charte de Beja comme unique instrument d'organisation spatiale - et désormais l'identité du seigneur concédant devient un facteur important des stratégies d'organisation.
63 Si les densités au nord de Beja s'expliquent en prenant en compte une évolution déjà longue, la rareté des chefs-lieux au sud de Beja (et le véritable vide sur le littoral alentejan entre Sado et Mira, malgré l'importance de la forteresse de Santiago do Cacém) s'explique plus difficilement dans l'optique « sociale ».
64 Parmi de nombreux exemples la récupération par la monarchie des principaux lieux de juridiction épiscopale (Arraiolos, Vimieiro et Alcãçovas) en 1271, en échange de revenus issus de biens fonciers et de patronages (ANTT, Gavetas, 10, m. 3, doc. 11).
65 Santiago Augusto Ferreira Macias, « Moura na baixa Idade Media : elementos para um estudo histórico e arqueológico », Arqueologia medieval 2, Porto, 1993, p. 127-157 ; l'auteur interprète la construction de la citadelle de Moura comme un véritable incastellamento (dans son aspect de contrôle politique agressif, sans rapport toutefois avec un accaparement illégitime du pouvoir). Voir aussi Stéphane Boissellier, « Les relations entre l'habitat et les châteaux dans le Sud du Portugal à la fin du Moyen Âge (d après le Livro das fortalezas de Duarte Darmas) : évolutions depuis la Reconquête », Mil anos de fortificações na Peninsula Ibérica e no Magreb (500-1500), Simpósio internacional sobre castelos. Palmela, 3 a 8 de abril de 2000, Lisboa, Ed. Colibri, 2001 [sous presse].
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L'espace rural au Moyen Âge
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