L'évolution du rôle et de la place des husûn dans le Gharb al-Andalus au regard de l'histoire : quelques hypothèses
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1Vouloir revenir sur le problème des fortifications dans une région d'al- Andalus comme le Portugal, peut paraître présomptueux. Les travaux menés depuis des années dans la partie orientale d'al-Andalus, en particulier par A. Bazzana, P. Cressier et P. Guichard1, de même que des travaux récents dans le Gharb al-Andalus, à commencer par l'ouvrage de S. Boissellier sur la région méridionale du Portugal2, permettent de mesurer les progrès de nos connaissances sur le phénomène de fortification de la région occidentale d'al-Andalus. Des progrès dans notre connaissance d'un phénomène majeur en matière de peuplement, résultent également des nombreuses fouilles en cours et de la publication récente d'une nouvelle source3. De cette manière, même si les imprécisions demeurent immenses, nous pouvons appréhender de manière un peu plus précise les ressorts de l'organisation rurale de cette région, structurée par ces fortifications que l'on appelle les husûn, pluriel de hisn, terme le plus couramment usité dans les sources arabes.
2En particulier, des progrès majeurs sont apparus, pour la région occidentale, grâce aux archéologues portugais qui ont exhumé récemment, dans plusieurs régions du Portugal, des sites de husûn, permettant de mieux comprendre l'évolution de l'habitat intercalaire — d'une ville à l'autre —, pris dans un maillage administratif qui, lui, reste flou à nos yeux. Les fouilles et prospections menées dans la région de Mértola sous la direction de Claudio Torres, dans l'Algarve orientale par Helena Catarino, dans la presqu'île de Setúbal par Isabel Fernandes, par Fernando B. Correia, à Juromenha ou à Castro da Cola ou encore par Carlos Ramos à Aljustrel - j'ai omis volontairement d'autres chantiers en cours —, conduisent à une meilleure compréhension de l'organisation castrale de cette vaste zone du Gharb al-Andalus. Le plus intéressant est que certaines conclusions suscitées par les résultats de ces travaux de terrain, corroborent ou recoupent des informations que les sources arabes ont livrées, de manière très floue, et qui deviennent compréhensibles grâce à ces résultats. Des thèses récentes de S. Macias sur Mértola4, Moura ou Noudar, et d'Helena Catarino sur Salir, Paderne, Alcoutim et o Castelo das Reliquias5, ainsi que les travaux de recherche d'Isabel Fernandes avec laquelle j'ai collaboré sur les défenses côtières de la région de Setúbal6 ont déjà permis d'éclaircir les propos des historiens comme Ibn Hayyân et des géographes arabes.
3C'est à partir de ces données que je voudrais livrer, dans le cadre de cet hommage au meilleur spécialiste du monde rural portugais médiéval, quelques hypothèses sur l'édification et l'occupation de ces sites castraux. J'indique d'emblée que beaucoup de ces concepts sont ceux déjà exposés par les spécialistes ici présents et que d'autres idées ne sont livrées qu'à titre d'hypothèses, donc discutables.
4Je ne reviendrai pas ici sur l'impossibilité de définir avec netteté ce que recouvrent les termes arabes de qarya et de hisn, P. Guichard ayant parfaitement délimité le problème à propos de la région de Valence7. Aussi, paraît- il plus simple de partir du plus petit dénominateur commun comme base de définition du hisn, que l'on peut considérer comme une fortification, jouant, à un moment donné des cinq siècles de la présence musulmane au Portugal, un rôle de centre de peuplement et, éventuellement, administratif autour duquel les localités rurales, désignées par le terme qarya, se disposaient de manière très variée selon les régions. La fonction organique et administrative pose moins de problèmes, même si la terminologie désignant les districts — kûra ou thaghr, 'amal, avec une nette connotation fiscale, iqlîm ou hawz, dans un sens décroissant d'importance — connus par les textes arabes à partir du xe siècle, ne définissent pas toujours un cadre précis8. De même, la fin de la période musulmane nous est plus familière grâce à la précision beaucoup plus grande apportée par les textes chrétiens de la Reconquista, au moins dans des régions comme celle de Lisbonne ou l'Algarve. En revanche, les premiers temps de l'installation de ces structures de peuplement nous échappent presque totalement. C'est pourtant de ces temps que je voudrais parler surtout.
Les fortifications du ixe siècle, avant la fitna
5Beaucoup des sites fortifiés musulmans qui ont été fouillés révèlent une première phase de construction, du ixe siècle. Palmela, dont le site abrite une présence résiduelle d'époque romaine, très modeste, et wisigothique, a été fortifiée au ixe siècle, sous forme d'un fortin rectangulaire construit selon les techniques et les formes de l'époque omeyyade. Le matériel indique une présence précoce, remontant à la première moitié du ixe siècle, à proximité de l'enceinte, dans la zone de l'alcáçova et au nord de la muraille. Cette occupation dura jusqu'au xie siècle puis reprit au xiie siècle. Sesimbra a peut- être laissé des traces d'une construction omeyyade, d'époque émirale, toujours de forme rectangulaire. Le réduit modeste ne fut pas de toute façon occupé non plus, mais à l'abord immédiat des traces d'une occupation musulmane nous ramènent également à l'époque émirale, dans la zone de la première moitié du ixe siècle. Parfois, l'occupation put être plus précoce puisque deux monnaies de la zone d'Azoia, voisine du cap Espichel datent du règne du premier émir omeyyade9.
6Si l'état actuel des fouilles d'Alcácer ne permet pas d'établir une chronologie de la construction militaire, les traces d'occupation musulmane nous ramènent à la même période initiale du ixe siècle10.
7Les études menées par H. Catarino en Algarve oriental, montrent une occupation de sites castraux musulmans de même époque : le Castelo Velho de Alcoutim « correspond à un petit hisn omeyyade, d'époque émirale, auquel est associée une population [de localités rurales dans un rayon de 5-6 km] ». L'occupation interne du site, pouvant contenir un groupe d'une vingtaine de personnes sur un espace réduit à 704 m, correspond à deux périodes, celle de la première et celle de la deuxième fitna (ixe-xe et xi siècles).
8Les restaurations des deux enceintes indiquent un premier réaménagement à l'époque califale, un second au xie siècle. Le Castelo das Reliquias, dans la direction de Mértola présente une organisation assez proche de celle d'Alcoutim, le hisn étant au centre d'un territoire comprenant six localités modestes liées à l'exploitation minière et agricole dans un rayon de 5-6 km. La partie sommitale se présente sous la forme d'une enceinte rectangulaire d'époque émirale, occupée au ixe siècle et au début du califat, présence interrompue par un incendie. L'enceinte, formant un ensemble plus vaste d'environ 1°400 m, fut de nouveau occupée au xie siècle11.
9Si l'on reprend l'ensemble des données sur les fortifications du ixe siècle, les constructions rectangulaires omeyyades sont loin de représenter les seules marques de fortification d'époque émirale. Si à Silves, de tels travaux peuvent remonter au viiie siècle12, l'ensemble des fortifications visibles aujourd'hui nous ramène à une fourchette chronologique, très lâche il est vrai, allant du début du ixe au début du xe siècle : à Idanha a Velha (Egitania), à Mértola ou à Elvas, ce sont les restaurations de murailles wisigothiques qui sont remarquables13. À Évora, la restauration de murailles « antiques » est précisément datable, grâce à une inscription correspondant à l'année 302/914-91514 ; mais le fait est unique. Dans des sites moins importants, comme Aljustrel ou Juromenha, les traces de restauration sont tout aussi visibles, mais la datation en demeure très imprécise15.
10Pour nous résumer, les quelques reconnaissances archéologiques au sud du Tage, présentent un état de constructions de nouvelles fortifications et de restauration urbaine, qui a précédé l'époque califale (317/929). De même, lorsque l'on note la présence d'un habitat prolongé dans la partie interne des enceintes rectangulaires, ce qui n'est pas toujours le cas, celle-ci correspond à une période tardive du ixe siècle, celle de la fitna du ixe siècle pour être plus précis. Bien que cet échantillonnage soit limité, il permet de mieux comprendre certaines données fournies par les textes historiques arabes et, par-dessus tout, le Muqtabis d'Ibn Hayyân et le Bayân d'Ibn 'Idhârî.
Les données textuelles
11Deux phases importantes sont associables à ces édifications ou restaurations de fortifications. La première phase est celle que l'on peut résumer sous le titre d'instauration de l'autorité omeyyade dans le Gharb al-Andalus. Sans pouvoir revenir en détail sur cet épisode, rappelons simplement que les règnes d'al-Hakam Ier (796-822) et de Abd al-Rahmân II (822-852) furent marqués par une politique d'emprise du pouvoir central de Cordoue sur une région jusque-là largement autonome. Au moins dans la partie située dans la zone du Tage et plus au nord, les émirs arabes n'avaient jusque-là pu véritablement mettre en place une administration, fiscale essentiellement, dans la mesure où la région était placée sous un régime d'autonomie, lié au traité passé au moment de la conquête arabe, en 95/713-714, entre le seigneur wisigoth Aidulpho, de Conimbriga, et ‘Abd al-‘Azîz ibn Mûsâ, deuxième gouverneur d'al-Andalus. Ce sont les offensives d'Alphonse II d'Asturies, atteignant Lisbonne à la fin du ixe siècle qui avaient engendré, à partir de 192/807-808, une réaction d'al-Hakam 1er. Comme le fait clairement apparaître le Muqtabis (II) d'Ibn Hayyân, c'est à ce moment-là que se met en place le tissu administratif omeyyade avec l'apparition à Lisbonne d'un 'âmil, et à Coimbra d'un qâ'id16 . Les révoltes qui suivirent, en particulier à Mérida, ont prolongé l'effort de contrôle de la région par une politique de campagnes militaires répressives et de quadrillage administratif, assuré en particulier par la collaboration de convertis (muwalladûn), sous le règne de ‘Abd al-Rahmân II. Plus au sud, le phénomène s'était déroulé plus précocement, dès le règne de ‘Abd al-Rahmân Ier, surtout après la révolte de la tribu yéménite des Yahsûbî entre 763 et 772, qui dominait la région et qui était à la tête du jund occidental, établi entre Séville et Beja. La dissolution du jund — la circonscription militaire — avait été suivie de la mise en place de deux gouvernements régionaux à Ocsonoba et Beja17.
12Le troisième épisode à retenir, fut celui des offensives vikings de 229/844 et 241/856. Ces offensives, surtout la première, avaient été suivies d'une vigoureuse prise en main de la défense côtière de la région, sous l'émirat de ‘Abd al-Rahmân II et au début de celui de son fils Muhammad (852- 886)18. Outre l'apparition d'une flotte musulmane sur l'Atlantique, deux aspects de cette mise en défense sont à retenir. Tout d'abord, l'organisation d'une administration côtière particulière : Ibn ‘Idhârî évoque le rôle d'un vizir chargé de lire le courrier des gouverneurs et des habitants « des littoraux (al-sawâhil, pl. de sâhil), des caps (atrâf) et autres lieux de ce type19 ».
13S'il est vrai qu'il évoquait le xe siècle, ses propres propos, comme ceux d'al- 'Udhrî ou d'Ibn al-Qûtiya, sur la politique de 'Abd al-Rahmân II et de son fils, après les attaques vikings, montrent clairement que cette administration côtière, également évoquée par al-Râzî, qui parle du sâhil de Santarém et de Beja en particulier, fut mise en place au ixe siècle20. Du reste, Ibn Hayyân indique à deux reprises que le calife ‘Abd al-Rahmân III ordonna en 317/929, aux révoltés de rejoindre les sites qu'ils habitaient auparavant, et de rétablir la situation administrative, telle qu'elle existait auparavant, c'est-à-dire, avant la fitna du ixe siècle qui débute durant les années 870.
14Le deuxième volet de cette organisation concerna la construction de forteresses et de ribats aptes à surveiller la côte, l'approche de l'ennemi et, éventuellement, de servir d'abri, là où les villes ne pouvaient le faire, aux populations rurales. Précisément, la presqu'île de Setûbal et l'embouchure du Guadiana étaient deux zones exposées qui avaient déjà été attaquées par les Vikings.
15Comme l'indique H. Catarino pour le site du Castelo Velho d'Alcoutim, ces enceintes grossièrement rectangulaires, correspondent à cette phase de mise en défense des zones côtières du Gharb al-Andalus contre les Vikings. De la même manière, la construction de Palmela et, probablement, de Sesimbra, dans une zone d'administration spécifique, la presqu'île de Setúbal, correspondait à la mise en défense de ces zones côtières particulièrement exposées. On peut ajouter la place de Qasr Abî Dânis, entre autres, à ce nombre, dans la mesure où l'endroit, lorsqu'il fut investi par les berbères Banû Dânis, en 262/875-876, étair déjà défendu par une forteresse qui protégeait le fleuve Sado juste avant son embouchure. Il est plus difficile de statuer sur la raison de la construction des forteresses, de la même période, comme le Castelo das Reliquias, et qui n'étaient pas sur une zone stratégique en liaison avec le fleuve. Il n'est pas impossible de penser que les autorités musulmanes aient voulu garantir la sécurité des principales voies de communication. Il paraît en revanche difficile d'y voir, dès cette époque, une phase d'« incastellamento » ou d'encellulement, dans la mesure où les processus d'occupation des sites castraux, lorsque l'on peut les vérifier, datent d'une période ultérieure pour la plupart. Dans la première moitié du ixe siècle, l'intérieur des enceintes, tel que celles de Palmela, était vide d'habitations, et ne contenait qu'une citerne et des silos. À ces quelques exemples de mise en défense de la côte, sur laquelle nous venons d'insister, et de zones stratégiques, sur lesquelles il conviendrait de revenir plus en détail, on peut adjoindre la fortification de cités également exposées au danger viking : Séville en premier lieu, fut restaurée après le sac terrible de 230/844. C'est aussi de cette époque que peuvent éventuellement dater les premières constructions ou le renforcement des cités côtières que ‘Abd al-Rahmân II dota de gouverneurs, comme Silves21 ou Lisbonne, chargées d'abriter les flottes qui patrouillèrent désormais dans la région.
16Quoi qu'il en soit, il v eut coïncidence entre la mise en place, de la fin du viiie siècle jusqu'au milieu du ixe siècle, d'une administration centrale, surtout fiscale, et le quadrillage du territoire par une série de forteresses, dont l'architecture et la forme demeurent des points solides de repères. L'attaque viking renforça cette présence et fut le point de départ de la mise en valeur des zones côtières. Si la mise à contribution de la population est évidente et si la prise en compte des intérêts agro-économiques et des ressources minières paraissent évidentes dans cette première génération de construction ou reconstruction de forteresses, les aspects stratégiques, en particulier dans les zones frontalières, au nord et le long des côtes, et le rôle du pouvoir cordouan, à partir du ixe siècle, me paraissent être les principales forces de cohérence de cette première génération : à la cohérence archiecturale de ces fortins, correspond celle d'un pouvoir qui investit la région pour la première fois, aiguillonnée par la nécessité.
Les constructions ou renforcements de fortifications durant la première fitna (fin ixe-début xe siècles)
17Avec la fitna, s'affirme une deuxième génération de constructions et d'occupation du territoire. Il est, en effet, tout à fait intéressant de noter la coïncidence entre les niveaux d'occupation des zones castrales prises comme références et le témoignage des textes, dans la mesure où une telle conjoncture est tout de même assez rare. En effet, aussi bien les sites de l'Algarve oriental que Palmela ou Aljustrel, indiquent la présence humaine au sein ou à proximité des fortifications. Les deux sites d'Alcoutim et du Castelo das Reliquias montrent une occupation qui, commencée au ixe siècle, s'interrompt à l'époque califale pour reprendre épisodiquement au xie siècle. Pour reprendre l'hypothèse de H. Catarino, ces fortifications changèrent de vocation, permettant à un groupe dominant, probablement berbère dans cette région, de prendre possession des lieux pour exercer une domination sur les populations environnantes.
18Les textes, particulièrement le Muqtabis d'Ibn Hayyân, confirment sur une échelle beaucoup plus large, la prise de possession, par des seigneurs de la région, de sites fortifiés, par lesquels ils obtinrent, par négociation, une autonomie de la part de l'émir ‘Abd Allâh, au moment où la dynastie omeyyade fut en sitation de faiblesse. Pour résumer, c'est aussi la période pendant laquelle, comme le souligne Ibn Hayyân, la région connut un essor important à l'échelle locale, signifié par le nombre élevé de constructions22.
19Les villes déjà existantes furent repeuplées et renforcées : c'est le cas de Faro et de Silves sous l'impulsion des Banû Bakr. Ibn Hayyân insiste sur les travaux de fortification des deux sites. Beja devint le centre de pouvoir de Sa‘îd b. Malik, lui-même ou son fils renforçant les défenses de Beja, au point que ‘Abd al-Rahmân b. Sa‘îd eut la candeur de croire qu'il pouvait résister au calife al-Nâsir, en 317/929. Nous avons déjà évoqué le cas particulier d'Evora, repeuplé une année après le sac de la cité qui avait été prise à cause du mauvais état de ses murailles, par Ordoño en 713. Il y eut concurrence entre Berbères et muwalladûn pour repeupler et reconstruire les défenses de la cité.
20Des sites fortifiés furent accaparés par des groupes qui peuplèrent les zones concernées, base, en certains cas, d'une croissance à long terme. C'est le cas de Qasr Abî Dânis — Alcâcer do Sal — investie par le groupe qui s'empara également des forts de la région de Setúbal, après avoir été chassés de la région de Coimbra. C'est le cas bien connu de Badajoz, ville pour laquelle nous pouvons parler d'une fondation de la part d'Ibn Marwân al-Jillîqî, peuplée, il est vrai, grâce à la migration de populations de la région de Merida qui périclita dans le même temps23.
21Tout aussi significatif, est le nombre élevé de husûn plus modestes qui devinrent le centre d'un pouvoir autonome. Yahyâ b. Bakr b. Zadlaf, venant de la région de Badajoz, avant de s'emparer de Faro, se fortifia dans le hisn al-Wika’, identifié à Alcoutim au sud de Beja. Non loin de là, Aljustrel fut occupée par Sa‘dûn b. Fath al-Surunbâki, un des principaux acteurs de la dissidence du Gharb. Ibn Marwân al-Jillîqî, avant son installation définitive à Badajoz, investit plusieurs places fortes : Alanje, dans la région de Mérida et al-Bacharbal, juste en face de Badajoz, sites d'où il fut chassé par les troupes omeyyades. En 875, il faisait d'Amaya sa base de repli face aux Berbères qui investissaient la région. Il donna son nom au site qui s'appela Amaya Ibn Marwân, aujourd'hui Marvaõ. À l'est de l'Alentejo, Bakr b. Maslama, petit- fils d'un client de 'Abd al-Rahmân II, s'appropria le château d'Aroche24.
22La remarquable précision du texte d'Ibn Hayyân, pour cette région excentrée, permet, je crois, de mieux saisir le phénomène conjoncturel d'appropriation et de peuplement de lieux fortifiés, villes, husûn de grande ou de petite taille, qui permirent à des familles arabes, berbères et muwalladûn, d'affirmer leur pouvoir. Si les textes, comme celui d'al-Bakrî concernant la fondation de Badajoz, permettent de parler de populations attachées à ces groupes dominants, formant soit une solidarité clanique soit une clientèle, ils permettent d'écarter définitivement toute forme d'association à une domination de type féodal, s'il y a jamais eu un modèle de ce genre. Rien ne marque, dans les husûn investis et désormais habités, une architecture de domination. Ce sont d'ailleurs les groupes les moins puissants qui investirent les modestes husûn, les mieux armés investissant les cités. À l’instar d'Ibn Marwân, ces personnages demandaient dès que possible un diplôme d'investiture à un État dont ils reconnaissaient la primauté, à condition d'obtenir une autonomie d'envergure. Il est frappant de constater que, dès qu'ils avaient assuré leur pouvoir, ces personnages, où leurs descendants, quelle que soit leur origine, adoptaient les us et coutumes politiques de Cordoue, adaptés à l'échelle de leur pouvoir. Ibn Hayyân, notoirement hostile à ce genre de comportement d'indépendance, insiste lourdement sur ce fait.
23Il n'est donc pas absurde d'affirmer que la période de dissidence du Gharb al-Andalus, mais aussi d'autres régions comme celle de Pechina Almería, qui s'étendit sur plus d'un demi siècle (environ de 870 à 929) fut à la fois une période de peuplement et d'essor économique pour la zone située entre le Tage et le Guadiana, largement alimenté par la régression de populations berbères et muwalladûn, depuis le nord du Portugal actuel ; ce fut également l'occasion d'une structuration du peuplement pour lequel nous trouvons beaucoup de traces sur le terrain, de céramiques en particulier. La conjonction des résultats de l'archéologie et des textes semble prouver que c'est à cette époque particulière que le paysage rural s'est façonné. En revanche, il est clair que ce sont les pouvoirs régionaux ou locaux qui, profitant des circonstances politiques d'al-Andalus, ont largement pesé sur l'organisation de cet habitat, après une première période pendant laquelle le pouvoir omeyyade avait, d'une manière qui demeure très mal connue, pesé sur cette organisation.
24L'une des meilleures preuves de ce poids des pouvoirs régionaux, est le fait que certaines des localités concernées prirent le nom du chef ou du groupe dominant. L'organisation étatique, essentiellement fiscale qu'exerçaient ces chefs, au fond assez proche de l'organisation et du modèle omeyyades, expliquerait assez bien la cohérence d'un peuplement de villages autour du hisn, d'autant plus que ces dissidents choisirent, très logiquement, les sites aménagés par les Omeyyades depuis le début du ixe siècle et les sites urbains les plus favorables pour asseoir leur puissance locale25.
25Tout aussi logiquement, le calife al-Nâsir choisit de s'appuyer à la fois sur l'infrastructure des villes et husûn, organisées et administrées sous ses ancêtres, avec leurs terroirs, mis en valeur par les dissidents, pour réorganiser le pouvoir direct de l'administration omeyyade. C'est ainsi qu'il fit des sites mis en valeur par les chefs locaux pendant le demi siècle de la fitna, de nouvelles capitales de districts : Alcácer do Sal, Silves, Badajoz entre autres ; l'ordre donné aux groupes dominants et aux populations de quitter les husûn, pour habiter dans des villages ouverts, fut très probablement le point de départ de l'organisation « classique » des zones rurales, de villages, hameaux ou demeures isolées, désignées sous le terme de qarya, et dont les habitants, collectivement, entretenaient le hisn, dont beaucoup ne furent plus que des abris à caractère temporaire, sans habitat permanent. Au contraire, les husûn les plus actifs devinrent des centres peuplés, tels Moura ou Serpa dans la vallée du Guadiana, pouvant atteindre la taille de petites cités.
26Cette organisation, dans le cadre du district, accompagnait une autre mutation majeure du siècle califal, à savoir la démilitarisation des groupes claniques et des familles de la région, dont l'ambition, désormais, ne pouvait s'exprimer essentiellement que par la carrière administrative, au service de la puissance sultanienne.
Conclusion
27À titre d'hypothèse, le ixe siècle me paraît avoir été pour le Gharb al-Andalus au moins, la période de la mise en place du réseau et des espaces d'habitations rurales. Cette chronologie se retrouve, selon des modalités variables, dans d'autres régions d'al-Andalus : le sud étudié minutieusement par M. Acien, ou la Marche supérieure, récemment étudiée par Ph. Sénac, en sont des exemples. Ce dernier montre les particulartiés de l'architecture des husûn de la région et de leur réseau, liés à la situation frontalière de la vallée de l'Ebre ; néanmoins, la chronologie privilégie également l'époque émirale26. Dans l'Occident d'al-Andalus, on ne peut nier le rôle majeur d'un pouvoir qui a largement contribué à structurer l'espace, non pas par une intervention directe, mais par son rôle administratif et militaire : particulièrement dans des régions côtières ou fluviales, ouvertes sur l'Océan, l'emplacement des husûn a directement à voir avec les problèmes stratégiques de défense, ce qui n'exclut en rien une adaptation économique des populations, à la fois paysannes et de soldats, à ce réseau. De la même façon, la fitna amorcée dans le dernier quart du ixe siècle, fut l'occasion, semble-t-il, de faire de plusieurs de ces forteresses des centres de pouvoir local dont certains perdurèrent à l'époque du califat. Ce fut, sans aucun doute, comme dans les autres régions d'al-Andalus, une période de croissance économique, dont bénéficièrent d'abord les pouvoirs locaux au début du xe siècle et que sanctionnèrent les auteurs tels Ibn Hayyân ou Ibn al-'Idhârî : le calife put s'appuyer sur les cadres de cette société et sur la richesse produite au plan régional pour rapidement asseoir sa puissance, tout en transformant les structures et de l'habitat et de la société au sommet.
Notes de bas de page
1 A. Bazzana, P. Cressier, P. Guichard, Les châteaux ruraux d'al-Andalus : histoire et archéologie des husûn du Sud-Est de l'Espagne, Casa de Velázquez, Madrid, 1988.
2 S. Boissellier, La vie rurale entre Tage et Guadiana de l'Islam à la Reconquête, Imprensa Nacional - Casa da Moeda, Lisbonne, 1998.
3 Ibn Hayyân, Kitâb al-muqtabis fi ta'rikh rijal al-Andalus : règnes d'al-Hakam Ier et de Abd al-Rahmân II, Muqtabis II. Anales de los Emires de Córdoba Albaquém 1(180-206 H.1796-822J. C.) y Abderramdn II (206-232/822-847), éd. Facsimilé de la Real Academia de la Historia, revue par J. Vallvé Bermejo, Madrid, 1999.
4 S. Macias, Mértola Islâmica. Estudo Histórico-Arqueológico do Bairro da Alcáçova (s. xii-xiii), Mértola, 1996.
5 Plus particulièrement sa belle thèse : H. Catarino, O Algarve Oriental durante a ocupação islâmica, éd. Al-'Ulva, Loulé, 6, 1997-1998, 3 vol.
6 I. C. Ferreira Fernandes, « A peninsula de Setúbal em Êpoca Islámica », Lisboa encruzilhada de muçulmanos, judeus et cristãos, coll. Lisbonne, 1997 (sous presse) ; Ch. Picard, I. C. Ferreira Fernandes, « La défense côtière au Portugal à l'époque musulmane : l'exemple de la presqu'île de Setúbal », Archéologie islamique, 8, 1999, p. 67-94.
7 P. Guichard, Les musulmans de Valence et la reconquête -xie-xiiie siècles. École française de Damas, Damas, 2 vol, 1990-1991, p. 191 et suiv.
8 P. Sênac, La frontière et les hommes (viiie-xiie siècle). Le peuplement musulman au nord de l'Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p. 109-114.
9 I.C. Ferreira Fernandes, et Ch. Picard, I. C. Ferreira Fernandes, op. cit.
10 C. Tavares da Silva, J. Soares, C. M. Beirâo, L. Ferrer Dias, A. Coelho-Soares, « Escavações Arqueológicas no Castelo de Alcácer do Sal (Campanha de 1979) », Setúbal Arqueológica, 6-7, ADS, Setúbal, 1980-1981, p. 149-214 et A. C. Paixâo, J. C. Faria, A. R. Carvalho, « O castelo de Alcácer do Sal : uni projecto de arqueologia urbana », III Encontro de Arqueologia Urbana, Braga, 1994, Bracara Augusta, XLV, 97 (110), C. M. Braga, 1994, p. 227.
11 H. Catarino, « Fortificaçôes da Serra Algarvia », Portugal Islâmico. Os ùltimos sinais do Mediterrâneo, Museu Nacional de Arqueologia, Lisbonne, 1998, p. 207-218.
12 R. Varela Gomes, Cerâmicas Muçulmanas do Castelo de Silves, Xelb 1, Silves, 1988 ; « Cerâmicas muçulmanas orientais e orientalizantes do castelo de Silves », Instituto Oriental, Lisbonne, 1991, p. 13-39.
13 F. B. Correia, « Fortificações islâmicas do Gharb », Portugal Islâmico. Os últimos sinais do Mediterrâneo, Museu Nacional de Arqueologia, Lisbonne, 1998, p. 193-206.
14 A. G. de Melo Borges, « Duas inscrições Arabes inéditas no Museu de Évora », A cidade de Êvora, 67-8, 1987, p. 3-13.
15 F. B. Correia, Ch. Picard, « Intervenção arqueologica no castelo de Juromenha. Primeiros resulta- dos », Arqueologia Medieval, I, Campo Archeologico de Mértola, 1992, p. 71 -87 ; C. Ramos, « O castelo de Aljustrel. Campanhas de 1989 à 1992 », Vipasca, Arqueologia e História, 2, 1993, p. 11-40.
16 Si l'on se réfère à l'exemple de la Marche Supérieure, avec pour capitale Saragosse, le gouverneur militaire de Coimbra serait resté sous le commandement d'un Sâhib al-thaghr, établi à Mérida. L'hypothèse doit être vérifiée. Voir P. Sênac, op. cit., p. 109-118.
17 Ch. Picard, Le Portugal musulman. La domination islamique dans le Gharb al-Andalus (début viiie- milieu xiiie siècle), Paris, Maisonneuve et Larose, sous presse.
18 Idem, L'océan Atlantique musulman de la conquête arabe à l'époque almohade. Navigation et mise en valeur des côtes d'al-Andalus et du Maghreb occidental (Portugal-Espagne-Maroc), Maisonneuve et Larose, Paris, 1997, p. 63 et suiv.
19 Ibn 'Idhari, Kitàb al-Bayân al-Mughrib fi Akhbâr mulûk al-Andalus wa l-Maghrib (II) : texte arabe des parties relatives au Maghreb et à l'Espagne de la conquête de la fin du xe siècle, éd. R. Dozy, 2 vol., Leyde, 1848-1851, revue par G. S. Colin et E. Levi-Provencal, Leyde, vol. 2, 1948-1951 ; tr. E. Fagnan, Histoire de l'Afrique et de l'Espagne intitulée al-bayano l-Mogrib, 2 vol. Alger, 1901-1904 ; éd. p. 220. La trad. de Fagnan, p. 365, comporte des inexactitudes, en particulier sur les caps, traduits sans raison par provinces.
20 C. Picard, « Les défenses côtières de la façade atlantique d'al-Andalus », Castrum VII : Zones côtières et plaines littorales dans le monde méditerranéen au Moyen Age : défense, peuplement, mise en valeur (Rome, octobre 1996), sous presse.
21 Toutefois, la reconnaissance d'un niveau très précoce de l'occupation de ce site, négligeable à l'époque wisigothique, nous ramène au viiie siècle : c'est peut-être au moment où s'y installèrent ces groupes arabes, après la révolte yéménite des Yahsûbî et leur défaite, que Rirent édifiés les premiers ouvrages de Silves.
22 C. Picard, « Le renouveau urbain en Occident ibérique aux ixe-xe siècles, sous l'impulsion de seigneurs muwalladûn », XXIIIe Congrès de la SHMES, Brest, 22-24 mai 1992, Paris, Pub. de la Sorbonne, 1992, p. 49-67.
23 Ibidem, « La fondation de Badajoz par Abd al-Rahman Ibn Yunus al-jilliki (fin ixe siècle) », Revue des Études Islamiques, 49-2, 1991, p. 215-229.
24 A. Sidarus, « O Alentejo durante a grande dissidência luso-muçulmana do século IX/X », Nos e a História : Actas do Encontro Regional de História ( Univ. de Êvora, janeiro de 1990), Êvora, p. 31- 44 ; « Amaya de Ibn Maruan : Marvão », Ibn Maruan, 1, 1991, p. 13-26.
25 Sur le lien entre l'apparition des busûn et le nom des personnages ou groupes dominants, voir M. Acién Almansa. « Poblamiento y fortiflcación en el sur de al-Andalus. La formación de un país de Husûn », III Congreso de Arqueología Medieval Española, 1989,I, p. 137-150
26 Ph. Sénac, La frontière, op. cit., p. 187-232.
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