Introduction au thème...
p. 25-30
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Index géographique : France
Texte intégral
1Note portant sur l'auteur1
2Les contributions qui suivent se placent sous un titre qui fait référence au « modèle de peuplement andalou » et à sa mise en question par la Reconquête. Je suppose que le « modèle de peuplement°» ainsi évoqué est, plus ou moins, celui auquel nous avons cru, André Bazzana et moi, pouvoir rattacher les formes de peuplement du Sharq al-Andalus, c'est-à-dire la région orientale de la péninsule, la Reconquête perturbatrice des anciennes structures musulmanes ayant lieu pour l'occident ou Gbarb, de façon plus heurtée, dans la seconde moitié du xiie et la première du xiiie siècle. C'est en pensant justement à ces similitudes et à ces différences que la relecture de ces textes me suggère les quelques remarques qui suivent.
3L'un des problèmes les plus difficiles à résoudre, de quelque zone de la péninsule qu'il s'agisse, reste celui de la continuité/discontinuité entre l'époque romaine et la pleine époque musulmane. Helena Catarino souligne, dans sa communication, quelques-uns des faits qui marquent des jalons de possible continuité, avec la constante ambiguïté que présentent à cet égard les éléments matériels lorsqu'on ne dispose pas de textes, ou pas en quantité suffisante, pour permettre la contextualisation des données archéologiques dans le cadre des phases connues de l'histoire. Elle évoque par exemple le territoire de la civitas romaine de Balsa, doté à l'époque musulmane d'un centre urbain nouveau avec Cacela – Qastallat Darrâdj – mais où l'on retrouve les traces d'un peuplement romain en villae aux alentours. C'est de Cacela par ailleurs que provient une magnifique inscription funéraire latine d'un évêque décédé en 987, inscription présentée lors de la récente exposition Portugal Islâmico de Lisbonne2, peut-être gravée dans un centre plus important, comme Séville ou même Cordoue, mais qui semble témoigner de la continuité des communautés chrétiennes de l'Algarve. Inversement, le nom même de Cacela à l'époque musulmane - s'il s'agit bien, comme on le dit classiquement, du Qastallat Darrâdj cité par les sources arabes3 – s'il comporte un élément – Qastalla – témoignant de la conservation d'un mot latin dans la toponymie, lui en associe un autre évocateur de l'installation sur le site ou dans sa proximité immédiate d'un groupe venu du Maghreb : ces Banû Darrâdj dont était originaire le grand poète Ibn Darrâdj al-Qastallî, panégyriste d'al-Mansûr et de plusieurs des princes des taifas commençantes4.
4Le Darrâdj éponyme de cette famille d'origine berbère se situait probablement à l'époque émirale. Dans d'autres cas, l'installation de lignées dirigeantes maghrébines est attestée sans équivoque dans le Gharb, comme dans le cas des Banû Dânis ou Adânis du « château » ou Qasr qui portait leur nom (Qasr Abî Dânis), l'actuel Alcácer do Sal5. Comme pour les autres régions d'al-Andalus, les sources à notre disposition ne permettent que très difficilement de savoir jusqu'à quel point ces familles berbères ne représentent qu'une très mince couche sociale aristocratique dominant une société autochtone peu modifiée, ou s'il faut supposer à l'arrière plan des groupes sociaux plus nombreux, encore proches d'anciennes organisations tribales, groupes qui auraient pris possession de territoires et de districts entiers, et dont ces chefferies ne constitueraient que la partie visible dans les sources. Pour les Banû Adânis, certains textes évoquent l'existence d'un qawm plus étendu qu'un simple lignage, sur lequel s'appuyait sans doute initialement la chefferie de ce dernier6. Le toponyme Alcoutim lui-même maintes fois mentionné par Helena Catarino, a été interprété comme se référant à un établissement d'origine maghrébine, qui rappellerait l'existence d'un groupe tribal de Kutâma (al-Kawâtim). Quant aux éléments arabes dont les akhbâr évoquent la prépondérance dans le Gharb du viiie siècle et les nombreuses révoltes contre l'émir 'Abd al-Rahmân Ier, ils disparaissent totalement aux époques suivantes, à tel point que l'on a pu s'interroger sur la réalité même de leur présence aux époques hautes7.
5Il est bien difficile de savoir quelles ont pu être les structures fortifiées, et encore plus celles de l'organisation du peuplement, de ces époques les plus anciennes. Helena Catarino et Christophe Picard, se référant à diverses recherches archéologiques, évoquent de premières occupations d'époque émirale rassemblées dans des enceintes de taille modeste : un fortin d'environ 35 m de côté au Castelo das Reliquias, ce qui représente quelque 1°100 à 1°200 m2, alors qu'à Palmela, les fouilles ont mis au jour une première enceinte de quelque 700 m2 seulement. Au Castelo Velho de Alcoutim, les travaux archéologiques ont révélé l'existence de trois enceintes : un fortin supérieur rectangulaire de 22 x 32 m de côté, une seconde enciente de 80 x 30 m à mi-pente, et une troisième probable à un niveau encore inférieur de la pente. Sans chercher à pousser trop loin une comparaison pour laquelle on manquerait trop évidemment de jalons chronologiques assurés et même de certitudes matérielles absolues tant les indices archéologiques sont parfois ténus, je rappellerai que dans l'étude du complexe castrai levantin d'Uxó qu'avec André Bazzana nous avons menée dans les années 1980, était apparue lors des travaux de terrain une structure sommitale (d'environ 55 x 20 m) nettement distincte des enceintes haute (120 x 50 m) et basse (quelque 250 x 60 à 100 m) bien visibles du hisn proprement dit, structure révélée seulement par une étude attentive et le dégagement de restes très arasés, constituée par les vestiges d'un « réduit polygonal » ou d'une « bâtisse » de quelque 1°000 m2 de superficie, qu'il nous avait semblé, au vu des céramiques retrouvées à l'intérieur, pouvoir assigner chronologiquement à l'époque la plus ancienne de l'occupation du site8. Cela dit seulement pour montrer l'intérêt qu'il y aura à rapprocher plus systématiquement que cela n'a encore pu être fait, toutes les découvertes archéologiques faites depuis quelques décennies dans l'archéologie des sites musulmans péninsulaires.
6On y voit un peu plus clair aux époques postérieures pour lesquelles on connaît mieux la géographie des husûn : les châteaux, nous dit Helena Catarino, « se trouvent sur des élévations bien visibles (cerros), entourés de petits ruisseaux et fleuves, en étroite liaison avec les habitats ruraux de petites et moyennes dimensions. La superficie dominée par chaque hisn ne dépassait assurément pas les 10/12 km de rayon, formant un réseau castrai et un peuplement islamique de relative homogénéité ». On se trouve là devant un « schéma d'occupation » du territoire qui m'est familier dans la mesure où il présente à première vue de grandes similitudes avec celui qu'avec André Bazzana nous avons mis en évidence dans la région valencienne et qui, croyons-nous, se retrouve à l'époque musulmane dans bien d'autres régions de la péninsule9. Sans doute ce « schéma » d'un château entouré de villages pourrait-il s'appliquer à bien d'autres régions d'orient et d'occident, et cette seule constatation d'un mode d'organisation des habitats par rapport aux fortifications ne suffit-elle pas à révéler un type spécifique d'organisation sociale. Nous l'avons pour notre part relié à certaines particularités toponymiques, avec certaines formes d'organisation des communautés rurales ou aljamas, avec des structures particulières de « châteaux ruraux » souvent assimilables à des « enceintes refuges » ou à des « villages perchés » plutôt qu'à des fortifications destinées à dominer socialement le territoire et la population à la manière des châteaux seigneuriaux et féodaux d'Occident. La documentation textuelle et archéologique s'y prêtait peut-être mieux qu'elle ne le fait pour le Gharb, où se produirait par ailleurs plus tôt une évolution tendant à détruire cette organisation rurale décentralisée qui, si je la suis bien, caractériserait aux yeux d'Helena Catarino, la période allant du califat à l'époque almoravide, et se déferait aux époques postérieures sous l'effet des troubles multiples qui affectent la région (peut- être déjà les guerres entre les taifas, puis les révoltes de la fin de la période almoravide, et enfin et surtout toutes les perturbations provoquées par les avancées et reculs de la frontière à l'époque almohade).
7On assisterait alors à une concentration plus forte de l'habitat dans les sites majeurs, et en premier lieu les villes de Tavira et Cacela, alors que les anciens husûn omeyyades des sierras intérieures de l'Algarve oriental (Alcoutim et Reliquias) perdent de leur importance, et l'on assiste, en grande partie du fait de la reconquête, à une réorganisation du peuplement rural selon des modalités différentes, éventuellement autour d'établissements castraux nouveaux, comme à Alcoutim même où les fouilles du château n'ont révélé aucune occupation musulmane, en contraste évident avec la présence continue du ixe aux xie-xiie siècles qu'avaient révélée les travaux archéologiques menés au Castelo Velho d'Alcoutim, distant d'un kilomètre de la nouvelle fortification chrétienne. C'est de ce « processus rapide, brutal et profond » de colonisation que Stéphane Boissellier tente d'évaluer la portée, relativement aux possibles vestiges de population autochtone qui ne sont attestés que sporadiquement dans la documentation (ainsi une Aldeia dos Mouros évoquée aux alentours d'Alcoutim au xive siècle par Helena Catarino), mais dont il postule, me semble-t-il la présence comme une sorte de clé explicative ou interprétative des faits historiques, en particulier des forais concédés par la monarchie aux nouveaux établissements de colonisation chrétienne. L'une des raisons de ces forais est à ses yeux « la prise en mains de la population indigène ». J'avoue que ma méconnaissance de la documentation portugaise est trop grande pour que je me risque à le suivre - ou à ne pas le suivre - dans des interprétations qui, l'auteur en étant le premier conscient, reposent en premier lieu sur des vraisemblances et des suppositions (ainsi, s'agissant de la période 1147-1191 : « Grâce à l'absence de violences graves de la part des chrétiens mais aussi par crainte des Almohades, la population indigène a pu rester en assez grand nombre pour qu'on puisse envisager son exploitation sur place. ») Il existe effectivement des indices d'un tel maintien sur place d'éléments musulmans (ou de la reconstitution postérieure de communautés ?) : on connaît la carta de forai accordée en 1170 aux musulmans de Lisbonne et des localités environnantes comme Palmela, Almada, Alcacer do Sal10 ; et ici encore la récente exposition de Lisbonne fournit des preuves épigraphiques assez concluantes sur l'existence tardive de communautés musulmanes encore bien vivantes postérieurement à la reconquête11 pour que l'on puisse opposer l'argument a silentio des textes à l'hypothèse du maintien en place de communautés. Il me semble qu'il conviendrait toutefois d'étudier attentivement toutes les possibilités d'informations, sans négliger surtout les textes arabes qui sont susceptibles d'apporter aussi quelques éclairages sur le problème et qui, à première vue, n'apportent pour leur part guère d'indications en faveur d'un maintien de communautés islamiques consistantes dans les territoires récemment perdus. Les sources almohades relatives aux expéditions dans l'Algarve et dans les régions conquises au milieu du xiie siècle, par exemple, semblent se référer à des pays chrétiens totalement hostiles, et n'évoquent pas, comme on pourrait s'y attendre, la libération de communautés soumises12.
8On s'en tiendra à ces brèves remarques qui ne font que reprendre et souligner, à la suggestion des contributions qui suivent, quelques interrogations sur les principales phases de l'évolution du peuplement dans le Gharb. S'agissant de l'utilité des « modèles », terme qui figurait dans le titre de cette section, je serais moins réservé que ne le sont Robert Fossier dans son introduction et Stéphane Boisselier au début de sa contribution. Ils me semblent utiles, principalement peut-être en archéologie, pour éclairer et faciliter l'interprétation de structures mises en correspondance avec celles, quelquefois mieux connues, que l'on peut trouver dans d'autres régions. Tout dépend du sens que l'on donne au mot « modèle ». Il ne s'agit évidemment pas d'y voir des formes abstraites rigides que l'on pourrait sans nuances transposer d'un contexte à un autre. Peut-être, mais ce n'est qu'une question de terminologie, vaudrait-il mieux parler de « schémas », qui rendent compte d'une réalité rencontrée en plusieurs exemplaires en un lieu, et dont on peut se servir pour comprendre des réalités matérielles et des formes semblables rencontrées ailleurs. Une telle démarche me semble pouvoir être légitimement utilisée par exemple en ce qui concerne les structures d'habitat ou de peuplement. Ce n'est évidemment pas un hasard si la maison à patio dotée d'une entrée coudée se trouve aussi bien à l'extrême ouest de l'Andalus, par exemple à Mértola, qu'à Cieza à son extrême est. S'il en est ainsi c'est bien que les constructeurs de l'une et de l'autre ont suivi un « modèle », celui de la maison commune à l'espace musulman préservant le plus possible l'intimité du groupe familial habitant la maison. Il en va de même pour les modes d'organisation des villages regroupés selon des modalités diverses sur le terroir agricole, autour de sites castraux eux- mêmes structurés de diverses façons, qui peuvent être révélatrices de formes sociales différentes.
Notes de bas de page
1 On trouvera une introduction approfondie sur l'identité de l'Occident andalou au sein de la péninsule ibérique arabo-musulmane (du point de vue des sources mais aussi de certains traits culturels) dans Pierre Guichard, « Introduãço », Fontes da história de al-Andalus e do Gharb, dir. par A. Sidarus, Lisbonne, IICT-Centro de estudos africanos e asiáticos, 2000, p. 9-18.
2 Portugal islâmico. Os últimos sinais do Mediterrâneo, Lisbonne, museu Nacional de Arqueologia, 1998, p. 88.
3 L'identification de Cacella avec Qastallat Darrâdj, fournie surtout par al-Himyarî, est discutée par Helena de Felipe, Identidad y onomástica de los beréberes de al-Andalus, Madrid, CSIC, 1997, p. 323-324.
4 Voir la bonne notice que lui consacre Teresa Garulo dans le volume VIII/1 de la « Historia de España Menéndez Pidal », Los reinos de taifas, dir. par M. J. Viguera, Madrid, 1994, p. 598-603.
5 Helena de Felipe, Identidad y onomástica, p. 89-91.
6 Le cas le mieux connu est celui des Banû Tadjît de Mérida, qui dans les années 870, avec l'appui du pouvoir central cordouan, prennent possession de la ville de Mérida désertée par les élites autochtones et y établissent leur pouvoir jusqu'au rétablissement de l'autorité du califat dans la région vers 929. Il est clair que leur domination politique s'appuie sur un groupe de nature encore tribale ou semi-tribale, et plus largement sur les éléments berbères installés dans la région (cf. Helena de Felipe, Identidad y onomástica, pp. 228-230, et les références textuelles fournies par cet auteur)
7 Voir l'article de Manuela Marin, « A l'extrémité de l'islam médiéval : élites urbaines et islamisation en Algarve », Annales HSS, mars-avril 1998, vol. 53, n° 2, p. 361-388.
8 A. Bazzana, P. Cressier, P. Guichard, Les châteaux ruraux d'al-Andalus. Histoire et archéologie des husûn du Sud-Est de l'Espagne, Madrid, Casa de Velâzquez, 1988, p. 175-179. Cette suggestion chronologique se fondait en particulier sur quelques tessons de céramique qui nous avaient semblé proches des types d ollas caractéristiques des sites du haut Moyen Age de la province de Castellón de la Plana. Ce « réduit polygonal » ne semble cependant pas avoir eu de destination véritablement défensive (faible épaisseur des murs). Les « fortifications omeyyades » qu'évoque Helena Catarino ont des murs beaucoup plus épais, de quelque 2 m, et s'apparenteraient davantage au castrum à plan régulier rythmé par des tours carrées ou rectangulaires que nous avions précédemment trouvé sur le site du Monte Mollet, dans la province de Castellón (A. Bazzana, P. Guichard, « Un important site refuge du haut Moyen Âge dans la région valencienne, le despoblado du Monte Mollet (Villafamés, Castellón) », Mélanges de la Casa de Velázquez, XIV, 1978, p. 485-501, et A. Bazzana, Maisons d'al- Andalus, Madrid, Casa de Velázquez, 1992.
9 A. Bazzana, p. Cressier, P. Guichard, Les châteaux ruraux d'al-Andalus.
10 A. H. de Oliveira Marques, História de Portugal, vol. I : Das origens ao Renascimento, Lisbonne, 1997, p. 127-128.
11 Portugal islâmico, p. 252-255 ; peu de régions de la péninsule peuvent présenter un tel nombre d'inscriptions funéraires, d'excellente facture, des xiiie-xive siècles.
12 Je pense par exemple à une lettre officielle almohade récemment traduite par Pascal Burési, dans laquelle se trouve un bref récit de la campagne du calife Abu Yûsuf Ya'qûb contre Santarém en 1190 ; y sont évoqués les sièges de sites castraux de la région (Torres Novas et Tomar) et les déprédations infligées par les troupes almohades, mais sans aucune mention de populations musulmanes restées en place, ce qui, pris isolément, n'est évidemment pas une « preuve » de leur non existence (cf. UMR 5°648, Pays d'Islam et monde latin, xe-xiiie siècle : textes et documents. Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 157-160).
Auteur
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