Introduction : l'organisation de l'espace dans les campagnes, approche des problèmes
p. 19-22
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Index géographique : France
Texte intégral
1En une introduction, forcément des plus brèves, à cette journée en l'honneur de Robert Durand, il ne saurait être question de traiter un sujet aussi ample que celui qui va nous retenir. Dans des cas de ce genre, il est de tradition de se déclarer incompétent sur le thème ; ce serait fausse modestie de ma part : l'occupation du sol m'a toujours retenu, captivé ; mais je vais me borner à poser, seulement, quelques questions de nature méthodologique.
2La première surprendrait sans doute beaucoup de nos jeunes collègues amplement engagés dans de telles recherches ; il est aujourd'hui naturel que tout chercheur qui porte son regard sur un terroir ou un village englobe dans son étude l'habitat, les structures d'occupation, les hommes et leur travail. Il est bon cependant de rappeler que cette attitude, aujourd'hui si évidente, est, en fait, des plus récentes. Si l'on excepte, à la fin du xixe siècle, la Siedlungsgeschichte allemande qui versa vite dans des préoccupations raciales sinon racistes, et quelques vues d'archéologues anglais comme les Orwin et Crawford, il faut attendre, en France, les Caractères originaux de Marc Bloch pour voir posé le problème dans toute son ampleur ; l'ouvrage est de 1932, et il n'est pas mauvais de rappeler qu'il reçut alors un accueil des plus froids : il suffit de lire les compte-rendus de Lucien Febvre dans les Annales ; d'ailleurs le livre fut publié en Scandinavie, et Bloch était un homme de cabinet. À cet égard, un ouvrage contemporain, comme celui de Gaston Roupnel, Histoire de la campagne française, était beaucoup plus proche des réalités. En tout état de cause, la mort de Bloch, fusillé par le nazisme, et celle de son disciple André Deléage, tué au combat en 1939, étouffèrent ce premier élan.
3Passée la période, stérile, du conflit mondial, et durant un quart de siècle, de 1950 à 1973 ou 75, la curiosité des médiévistes prit un tout autre chemin ; non par un recul des études, alors, au contraire, en pleine floraison, mais du fait d'une curiosité plutôt « sociale » sur les « structures » d'encadrement, les groupes sociaux, la « richesse », le « pouvoir », à la rigueur le « système seigneurial », racines de l'actuel engouement pour l'anthropologie historique. Mais les forts travaux de ce temps ignorèrent notre thème : ni Duby en 1953, ni ceux qui se réclamèrent de lui ensuite, moi-même d'ailleurs en 1968, Toubert en 1973, Bonnassie en 1975, ne s'intéressèrent à des questions d'organisation et de parcellaire ; seul Gabriel Fournier, en 1960, en esquissa l'étude, mais son travail ne fut pas reçu comme il l'aurait mérité. Ce ne fut qu'après 1973, après le congrès anglais de Leeds, et de plus en plus largement ensuite, que la curiosité se tourna vers notre sujet, et la thèse de Robert Durand en 1980 en est un excellent exemple.
4Les raisons de cette « reprise » sont assez aisées à fournir : elles tiennent à l'évolution générale de la pensée contemporaine, que les historiens ne firent que suivre : un goût pour les problèmes de longue durée, un recul de l'esprit juridique, un attrait pour l'environnement, ce que nous appelons l'écologie. Mais, dans le cas de la France au moins, il faut faire leur place aux géographes : l'école de géographie française, lancée par Vidal de la Blache au début du siècle, prit tout de suite une dimension « humaine », contrairement à celle de l'Allemagne ou des pays anglo-saxons ; ce fuient des géographes qui, entre 1957 et 1970, ouvrirent la voie à des recherches historico-géographiques, qui restent une spécialité française : Meynier, Faucher, Dion, de Planhol, et d'autres ont ainsi fait beaucoup pour notre enquête. Quant aux apports de l'archéologie, notamment les prospections aériennes, ils débutèrent plutôt en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Allemagne, avant de toucher la France, au moins celle du nord, après 1970 ; eux aussi contribuèrent puissamment à éclairer les problèmes d'occupation du sol.
5Bien qu'ils me semblent aussi importants, je traiterai plus rapidement quelques autres problèmes qui sont, dans l'ensemble, bien posés. Le premier est celui du vocabulaire. Dans notre secteur de recherche, comme dans beaucoup d'autres, nombreux sont les historiens dressés l'un contre l'autre parce qu'ils parlent de la même chose, mais avec des mots différents, ou se croient, au contraire, en communauté de pensée alors que leurs vocables, identiques, ne sont pas de même sens. Il conviendrait d'entamer une vaste recherche, fût-ce au travers des ouvrages déjà publiés, sur le sens donné par un auteur aux termes qu'il emploie, afin de dresser comme des Atlas linguistiques, qui ont été si utiles à cette dernière branche de la recherche ; c'est là un travail qui pourrait, sans mal, être confié à des étudiants préparant une maîtrise. Nous saurions peut-être ainsi ce que veulent dire, ici ou là, sillon, furlong, finage, terroir, clôture, canton, quartier, campagne, ou même tout simplement village, mot passe-partout dont on use, apparemment sans complexe, pour désigner un amas de cabanes néolithiques et une bastide forte du xve siècle.
6La difficulté d'accès aux problèmes d'occupation de l'espace vient largement du caractère inapproprié des sources qui pourraient nous abreuver. Le rassemblement des écrits comportant des données de parcellaire, de surfaces, de taille, ou de limites, est loin d'être entamé ; les répertoires dressés, par exemple par R.-H. Bautier et J. Sornay sur quelques régions, constitueraient déjà une base ; mais il faudrait y joindre tout ce qu'apporteraient les terriers, censiers, aveux etc. sans perdre de vue, évidemment, que l'enseignement n'en peut être que ponctuel ; ponctuel et décevant : qui d'entre nous n'a pas dû renoncer, épuisé, à des essais de reconstitution de parcellaires ruraux et même urbains ? Les microtoponuymes ? Encore faudrait-il qu'on les trouve bien fixés et anciens. L'iconographie ? Quelques gestes, quelques paysages ; mais ce sont des topoï sans réelle valeur.
7C'est donc l'archéologie qui sera la voie la plus sûre ; l'archéogéographie tout d'abord, c'est-à-dire la recherche, au travers des cartes, des photographies aériennes, des linéaments actuels ou anciens du paysage : des itinéraires, des parcellaires fossilisés, des habitats disparus pourront ainsi renaître. Et la fouille dégagera des remblais de bout de champ, des sillons couverts d'herbe, sans compter ces techniques d'étude du paysage végétal ancien que sont palynologie, dendrologie, carpologie, et j'en passe. Il ne faut donc en rien désespérer de cette recherche, mais on voit bien que son caractère pluridisciplinaire, extensif, coûteux ne peut que bien difficilement être l'œuvre d'un chercheur isolé.
8Mes dernières observations sont plutôt une mise en garde. Dans toute étude sur l'occupation du sol en une région que l'on a correctement prospectée, la place du cadre général où inscrire le paysage doit recevoir un soin particulier. Ce n'est pas la seule influence du sol, du climat ou de la technique qui peut justifier le choix d'un parcellaire ; au-delà même des traditions locales, tenaces et au premier regard absurdes, qui freinent l'évolution et qu'il faut donc connaître, on fera sa place à la structure de la famille, donc aux coutumes des héritages, des dons, des pratiques juridiques, car ce que l'on observera ici ne vaudra pas là ; on me dispensera de donner des exemples.
9J'ajouterai enfin qu'il conviendra aussi de bien mesurer le « moment » où se place l'étude du parcellaire : est-on dans la phase première, celle de l'anthropisation où il faut privilégier l'influence de la nature environnante et les formes que prend le groupe humain qui arrive, compact ou non, dispersé ou non, sédentaire ou non. La phase d'humanisation implique, ensuite, une étude de l'équipement et des besoins des hommes installés, comme des réseaux de toutes natures qui les lient aux voisins. Enfin la socialisation sera un dernier stade, celui de l'achèvement de la domination du sol ; c'est là, et là seulement, que pourront intervenir les structures seigneuriales, les formes de tenue du sol, les effets des contraintes imposées par le maître. La réunion de tous ces paramètres est le but à atteindre, et on se doute qu'il est lointain.
10Ma conclusion sera des plus simples. La recherche des conditions de prise en mains d'un territoire demande, on le voit, un nombre considérable de conditions à réunir, tant dans l'enquête que dans l'utilisation des données rassemblées ; mais il ne semble pas possible de l'éviter si l'on ne veut pas tomber dans cette erreur, aujourd'hui si tentante pour les historiens : celle du « modèle ». Persuadé qu'il a bien vu, bien pesé, bien réfléchi à son cadre d'étude, l'imprudent propose à tous d'adopter son exemple local ; il y a peu de « crime » plus grand contre ce qu'était le Moyen Âge que ce type de généralisation. Tout était alors variété.
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