Les croyances populaires dans quelques textes bretons (xve-xviie siècles)
p. 427-435
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Index géographique : France
Texte intégral
1Dans un article, À la recherche de la culture populaire bretonne à travers les manuscrits du bas Moyen Âge1, Hervé Martin cite une curieuse histoire de revenant, du début du xve siècle. Il remarque avec justesse : « Le légendier breton n’est pas encore définitivement constitué. Tout au moins n’est-il pas agencé diachroniquement. » D’autres, comme Bernard Merdrignac, ont relevé des thèmes dans des textes plus anciens2. Il serait intéressant d’en faire l’inventaire en incluant toutes les mentions que l’on trouve dans telle ou telle étude concernant des manuscrits latins ou français.
2Si la langue bretonne est plus anciennement écrite que le français ou l’allemand avec l’existence d’un texte de médecine breton-latin de la fin du viiie siècle, il n’en est pas de même pour les textes littéraires. Les premiers vers datent des environs de 1350. La période du moyen-breton (1100-1650) est principalement connue par des textes du xve au xviie siècle et ceux-ci sont le plus souvent en vers (poésie, théâtre, cantiques…) utilisant un système compliqué de rimes internes. J’ai relevé dans cette littérature quelques mentions de croyances populaires, croyances probablement anciennes. Voici quelques exemples.
L’origine juive des cacoux (lépreux)
3Dans une pièce de théâtre, la Destruction de Jérusalem, probablement du xve siècle, dont nous avons une copie partielle3, on explique qu’après la destruction de Jérusalem les survivants furent mis dans trois charges de navires (try lestrat), sans ancre ni cordage (hep eor na corden), en espérant qu’ils se noient. Mais ils survécurent.
4Le premier bateau aborda en Normandie, d’où les Normands. Du second sortirent les Saxons (Saosson) qui gaillardement par trahison conquirent le pays des Bretons et ceux-ci ne doivent jamais les aimer de grand cœur (Ne dleont ho caret Nepret a coudet don). Du troisième sortirent ceux qui font des licols et qu’on nomme cacous (an re a gra quebestr, Ha hynvyr cacousyen). Ce terme de kakouz (pl. kakouzien) désigne les lépreux qui, on le sait, étaient cordiers ou tonneliers.
5Dans ce passage on trouve donc l’origine de trois populations peu prisées des Bretons : les Normands, les Anglais et les « Cacous » descendants des Juifs échappés de Jérusalem après sa destruction. Je n’ai pas trouvé ailleurs cette explication.
La mort personnifiée, l’Ankou
6Van Gennep, dans son remarquable Manuel du folklore français, parlant de l’Ankou, écrit : « La mention la plus ancienne ne date que de la fin du xviiie siècle4. » Affirmation erronée. Le mot ancou apparaît pour la première fois, comme glose, dans un texte latin datant du ixe siècle5. Il se retrouve en moyen-gallois angheu (gallois moderne angau) et en cornique ankow, ancow. On le retrouve en breton depuis le xve siècle jusqu’à aujourd’hui où il est même devenu le titre d’une bande dessinée de Spirou, éditée en français et en breton.
7Le breton a plusieurs termes pour traduire « mort ». Le plus général est marv, mais on a aussi tremenvan pour « agonie, passage » et Anaon qui désigne l’ensemble des âmes des trépassés.
8Le terme d’Ankou désigne plus précisément la mort personnifiée6. On le retrouve dans des textes moyen-bretons (xve-xvie siècles) : quatre pièces de théâtre, deux poèmes et un cantique. Il est intéressant de relever que ce mot Ankou disparaît pratiquement au xviie siècle (je ne connais qu’un seul exemple de 1642). C’est le mot marv qui sera utilisé dans les textes, principalement religieux. On peut se demander si les écrivains n’hésitaient pas à utiliser le terme d’Ankou, celui-ci étant peut-être lié à trop de conceptions et croyances non reconnues par l’Église. On ne trouve pas d’exemple ancien de la fameuse charrette de la mort (karr, karrig ou karrigell an ankou), le premier étant de 1732, alors que c’est un thème fréquent dans les légendes recueillies aux xixe et xxe siècles.
L’Ankou, son rôle et ses armes
9Le mot Ankou est masculin, et la Mort est un homme dans la tradition bretonne. C’est un personnage qui apparaît dans les pièces de théâtre contrairement au théâtre français d’où il est pratiquement absent. Cette présence de l’Ankou est d’autant plus intéressante qu’elle est également attestée dans le théâtre gallois et le théâtre cornique. Faut-il admettre que ce personnage, appartenant au monde brittonique, existait déjà lorsque la Mort, d’abord allégorie abstraite, prend forme humaine et devient un thème commun dans le monde chrétien ? L’hypothèse me semble plausible.
10L’Ankou dans le théâtre en moyen-breton vient avertir : il va tuer, ce qu’il fait sur scène, et il frappe. Il utilise pour cela un objet pointu, lance, javelot, dard, ou bien un bâton, un bourdon. Jamais la faux, attestée ailleurs dès le xive siècle, n’apparaît dans les textes bretons avant le xviiie siècle.
11Malgré les interdits de l’Église et du Parlement de Bretagne, le théâtre reste populaire dans le Trégor et le pays vannetais jusqu’au début du xixe siècle7. Certaines des pièces sont des reprises de textes plus anciens car on y trouve des rimes internes, technique abandonnée vers le milieu du xviie siècle. Parmi celles-ci mentionnons la Création du Monde où apparaît l’Ankou. La pièce est également connue en Cornouaille britannique et l’on y trouve également l’Ankou. La Mort, dans la pièce bretonne, est présentée comme une création de Dieu : « Alors Dieu créa la Mort impitoyable sur la terre/pour tuer Adam et son épouse Eva/et tous ceux qui de leur race et de leur sang naîtraient à jamais à la vie. »
12L’Ankou est ainsi décrit : « La Mort a un corps qui est léger et leste/et qui va de par le monde en peu de temps./Elle va par les mers aussi bien par les terres/jamais on ne vit créature (homme) si cruelle et mauvaise. » L’Ankou est présent sur scène lorsqu’Ève donne naissance à ses enfants, et sa première victime sera Abel. Une note d’humour : la Mort peut prendre un peu de repos – car il ne reste que trois habitants sur terre – en attendant un temps où elle sera plus active !
13Il est possible que le bâton était l’arme primitive de l’Ankou. Dans une légende vannetaise on parle de battoir. Dans le Barzaz Breiz (1867) l’âme quittant le corps déclare : « J’entends les coups du petit marteau de la Mort. » Il s’agit d’une anobie, appelé communément vrillette, qui vit dans le bois et le rend vermoulu. Le bruit caractéristique qu’il fait entendre lui a valu, en français, le surnom d’horloge de la mort, ses coups étant présage de mort. Cette croyance a été relevée dans plusieurs pays, mais seul le breton, à ma connaissance, utilise le terme de « marteau ». Autre fait remarquable. On a utilisé jusqu’au xixe siècle un instrument pour abréger les souffrances des mourants. Il est nommé mell benniget « maillet béni » ou horzh (benniget) « maillet, gros marteau (béni) ». Il était en bois ou en pierre. Lorsque quelqu’un agonise dans la souffrance, on utilise par plaisanterie, jusqu’à aujourd’hui, des expressions comme : « il est temps de bénir un maillet pour le tuer », « il faudra bénir le maillet pour briser sa tête »…
14Il est nécessaire de recueillir rapidement les traditions orales qui véhiculent de nombreuses croyances anciennes, comme celle-ci entendue à Audierne : « je rame vers l’ouest » (je suis mourant). On sait que les marins à leur mort s’embarquent pour l’autre monde8.
La stérilité du viol
15Dans une pièce de théâtre, la Vie de sainte Nonne9, probablement composée au xve siècle, l’héroïne est violée par le roi Keritic. Nonn se lamente : « J’étais vierge, pure et religieuse, je crois bien que je suis enceinte ; je n’ai pas consenti au désir du tyran, mais je ne pouvais plus me défendre. » Elle demande à Dieu de garder l’innocence de son enfant car sa naissance est surnaturelle : « Tu sais, ô Dieu, que je ne l’ai pas permis et que je n’ai aucunement consenti au désir de son père. » Et un des acteurs dit que l’enfant a été formé contrairement à la nature.
16Cet épisode s’éclaire lorsque l’on sait qu’on croyait au Moyen Âge à la stérilité constante du viol. Une femme violée ne pouvait pas avoir d’enfant à moins qu’elle n’ait pris du plaisir. On pensait en effet que l’enfant naissait de l’union de deux semences, le sperme pour l’homme et la sécrétion ou mouillure vaginale (cyprine) pour la femme. À ceux qui objectaient qu’il arrive qu’une femme violée, n’ayant eu aucun plaisir au cours de l’acte, conçoive, Guillaume de Conches répondait : « Quoique dans le viol l’acte déplaise à son début, à la fin, la faiblesse de la chair aidant, il n’est pas sans agrément10. »
17Quoi qu’il en soit. Nonn a un enfant qui sera extraordinaire car il est formé par-delà les lois de la nature (dreist natur ez eo furmet ; furmet a-enep stad natur). Ce sera saint Divi.
18On trouve dans la pièce des personnages bien connus dans le monde celtique : saint Patrick, Merlin et saint Gildas. Plusieurs faits mériteraient d’être étudiés, comme celui-ci : Sainte Nonn va à l’église et honteuse se met derrière un pilier. Saint Gildas fait un sermon, mais il ne peut continuer car quelqu’un le trouble. Il demande à tous de sortir. Gildas dit que quelqu’un doit être caché et lui demande de se montrer. Nonn se montre. Elle est invitée à sortir car Gildas pourra ainsi continuer à prêcher. Nonn sort et Gildas appelle les fidèles auxquels il fait un sermon. À la fin de celui-ci, on lui demande pourquoi il n’avait pas terminé sa prédication. Gildas explique : « Une religieuse dans un état de grossesse avancé porte un fils vaillant qui sera plus grand clerc que moi. » On fait venir Nonn à laquelle Gildas annonce que son fils sera saint dans le pays breton. Gildas dit adieu. Le roi dit son étonnement de voir Gildas partir pour un enfant qui n’est pas encore né.
19On pourrait également citer l’accouchement de Nonn, à genoux, le cérémonial du baptême, le procès tenu sur la tombe de la sainte, etc.
Une foire et un pardon pour adopter les enfants
20Le célèbre catéchisme de Bellarmin a été traduit de l’italien en breton. La première édition, disparue, a paru à Nantes en 1616. On trouve dans la seconde édition11, de 1625, des renseignements concernant la Bretagne. L’auteur, dans un chapitre sur les empêchements au mariage, distingue l’adoption simple de l’arrogation qui est l’adoption légalisée. Ceux qui sont privés d’enfants légitimes peuvent y remédier en prenant des enfants par adoption ou arrogation, ensuite confirmée par le droit civil. Mais comme ceci n’est pas en usage en Bretagne, dit l’auteur, inutile d’étudier les degrés des empêchements au mariage que cela entraîne. Il mentionne cependant une tradition ancienne concernant l’adoption des enfants en Bretagne :
« An pobl commun en Escopty Leon, ha Treguer, à dalch dre tradition ancian, pennaus é Breiz isell an lechiou guez arall euit adoptaff, voe, foar an Merzer, ha pardon Landreguer, me reseruff d’o crediff, pan descuezynt an trase dre scrit valabl » (Bel., 1625, p. 268).
« Le commun peuple, dans l’évêché du Léon et du Trégor, affirme par tradition ancienne qu’en Basse Bretagne les lieux pour adopter [des enfants] furent la foire de La Martyre et le pardon de Tréguier. Je me réserve de les croire quand ils montreront ceci par un écrit valable. »
21Je n’ai pas trouvé trace de ces foires d’adoption dans les histoires de Bretagne. Peut-être qu’un lecteur pourra nous renseigner à ce sujet.
L’enfer froid, an ifern yen
22Le thème des quatre fins dernières, la mort, le jugement dernier, l’enfer ou le paradis, est bien présent dans la littérature en moyen-breton. L’Enfer est traditionnellement pour l’Église le royaume du feu « dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges » (Mt, XXV, 41), et quoiqu’attestée chez certains auteurs chrétiens, la notion d’un enfer glacé est rejeté habituellement par l’Église.
23Le terme ifern yen est bien attesté dans les textes bretons12. Il est même présent dans un distique gravé sur l’église de La Martyre. Cet enfer est caractérisé par le froid, l’eau et l’obscurité. L’idée d’un enfer glacé se retrouve dans des œuvres poétiques galloises des xiie et xiiie siècles. L’enfer y est parfois décrit comme un fleuve, un courant glacé, mais plus souvent comme un marais, un marécage, un enfer humide, sans lumière, froid.
24L’enfer breton se présente souvent sous l’aspect habituel d’un feu cruel, mais on trouve également l’eau, le froid et l’obscurité : une rivière glacée, un abîme plein de givre, de verglas, trou obscur jour et nuit, salle noire, eau noire et fétide. Ce double aspect de l’enfer, qui se retrouve dans les vies de saints irlandais, est bien attesté dans les textes bretons : le feu et la glace, chaud et froid, ils sont brûlés dans le feu, dans l’eau ils sont gelés.
25Certains ont cru que le mot yen dans ifern yen « enfer froid » était à prendre au seul sens d’insensible, cruel. Mais il est impossible de restreindre yen au seul sens de « cruel ». La présence du froid, de la glace, du verglas, du frimas infirme cette explication.
An den bleiz, l’homme loup, le barbaou, le croquemitaine
26Hervé Martin a cité13 un récit étonnant de femme-loup tiré de l’œuvre du dominicain Étienne de Bourbon (†1261), histoire qui se passe « en Basse Bretagne armoricaine ». Il y est fait allusion à un vampire venu boire le sang d’un enfant d’un an, vampire qui apparaît sous la forme d’une vieille femme à cheval sur un loup. Hervé Martin rappelle que la Kéban a accusé saint Ronan d’être un loup-garou nuisible aux troupeaux comme aux humains, et il remarque : « L’accusation de lycanthropie […] semble décidément courante en Basse Bretagne. »
Den-bleiz
27On peut ajouter un témoignage plus ancien. On trouve en effet, dans un manuscrit qui date probablement de la première moitié du ixe siècle, le latin lupercus traduit en breton par don bleid « homme loup14«, mot que l’on retrouve plus tard sous la graphie den-bleiz : speret an nos, den bleiz « esprit de nuict, loups garoux » (Nomenclator15, 1633, 280a-4), den bleiz « loup garou » (Maunoir, Dict.16, 1659, 74-b), den-bleiz « loup-garou » (PEl. Dict. ms.17, 1716, p. 97, 356), den-vleiz « loup-garou » (GReg. Dict., 1732, 585a), etc. Loup-garou se traduit également, en vannetais, par den-bleizet « homme rendu loup » : un déen bleidét « loup-garou » (Châlons, Dict.18, 1723, 18-29), un deen bleydet « loup-garou » (GReg. Dict., 1732, 585a), etc. On trouve également le terme de bleiz-garv « loup-garou », mot-à-mot « loup cruel » (GReg. Dict., 1732, 585a).
Gwreg-vleiz
28Pour revenir à l’histoire citée par Hervé Martin, signalons que Grégoire de Rostrenen traduit « lamies, certaine espece de Démons, ou de Sorciere qui devoroient les enfans » par Grecg-vleiz pl. graguez-vleiz, sorceresed pere dindan an hevelediguez a c’hraguez caër, a zivempré, hac a zispenné pez-ê-pez ar vagaligou – ce qu’on peut traduire : « Femme-loup pl. femmes-loups, sorcières qui, sous l’apparence de belles femmes, démembraient et mettaient en pièces morceau par morceau les petits enfants ». Le terme grecg-vleiz « femme-loup » est intéressant. La définition donnée en breton ne s’applique probablement pas à « femme-loup ». Il s’agit d’une définition de « lamies ». Voir le Dict. de Trévoux (1743-1752) : « On a appellé quelquefois lamies, certaines espèces de Démons, ou de Sorciers, qui sous la figure de belles femmes, dévoroient les enfans. »
Quelques croyances
29Le loup-garou fait donc partie du « folklore » de la Bretagne bretonnante. Il est difficile de dater les croyances que l’on a recueillies plus tard. Certaines doivent être anciennes. Il n’est peut-être pas inutile de citer deux témoignages donnés par dom Louis Le Pelletier (1663-1733) dans son Dictionnaire breton (ms. 1716) :
30– Le Pelletier définit plusieurs types de kougoul (vêtement couvrant la tête et le haut du corps) : « La quatrième sorte de Cougoul est une peau de loup dont se couvrent les escommuniés lorsqu’ils vont courir la nuit, selon que les vieilles radoteuses le content aux petits enfans. Suivant l’idée qu’elles en donnent cette peau doit couvrir tout l’homme entièrement. Jugez de la proportion. Ce ne sont pas ici des “contres de peau d’âne”« (p. 270).
31– Le Pelletier signale : « En Léon, les païsans superstitieux, voiant des fontaines couvertes d’une petite voûte en forme de chapelle, qu’ils nomment en Breton Feuntuniou Gwarec, fontaines à arcades, se sont imaginé qu’il y a du mystère en ce que l’ouverture de telles fontaines est du costé de l’orient : et que les loups garoux se lavant dans ces fontaines sont guéris » (p. 626).
Barbaou
32On trouve mention, dans les pièces de théâtre en moyen-breton, d’un être imaginaire, le barbaou, genre de croquemitaine, auquel on fait encore allusion aujourd’hui comme j’ai pu le vérifier. Dans la Destruction de Jérusalem19, probablement du xvie siècle, ce mot apparaît trois fois (n. 164 = 248, 281a, 281b = A6) dont deux fois accompagné du nom Hervé : on peut penser que barbaou Herve désigne le loup, saint Hervé étant accompagné de cet animal. On retrouve barbaou dans la Vie de sainte Barbe20 (n. 552), imprimée en 1557, et dans une comédie, Les Amours du vieillard (n. 553), imprimée en 164721.
33Le Pelletier donne la définition suivante (Dict. ms., 1716, p. 51) : « Barbaou, la beste imaginaire dont on menace les petits enfans, pour les empêcher d’aprocher des lieux dangereux. Voir encore Barbaou. ar barbaou. Bête chimerique dont on fait peur aux enfans » (Grégoire de Rostrenen, Dict., 1732, 91a).
34Ce mot n’est pas d’origine bretonne. On trouve dans le Traité de prédication d’Étienne de Bourbon, composé entre 1250 et 1261 environ : « Le diable leur fait comme l’on fait à l’enfant ce qu’en français l’on appelle barbo, afin qu’ils reculent à la manière d’un enfant. » Traduction du latin donnée dans un article intéressant de Jacques Berlioz22, qui ne connaît pas les faits bretons, mais qui cite des exemples anciens de barbeu, barbo, barbou où le mot semble avoir le sens de « loup-garou ». On trouve par exemple dans un texte du xiie-xiiie siècle : si le bœuf rompt son attache et s’il s’enfuit à cause du loup-garou (barbeu), l’homme ne doit pas partir à sa poursuite. Dans une chanson de geste du xiiie siècle, un homme se trouve dans une forêt alors que la nuit tombe : « Jen soi bien que barbeus ou leus m’estranglera/Se Dex ne me sequeurt » (je sais bien que le loup-garou ou le loup m’étranglera/Si Dieu ne me vient en aide).
La difficulté de dater les traditions populaires
Gwenn aux trois seins
35Les historiens sont souvent méfiants vis-à-vis de la tradition orale. Ils préfèrent les traces écrites (qui ne sont parfois que le reflet de témoignages oraux…). Ils concluent quelquefois sans vérifications. C’est ainsi que Robert Latouche, dans son étude hypercritique de la vie de saint Gwenolé23, écrit, parlant de sainte Gwenn, la femme aux trois seins : « Alba Trimammis est un vocable étrange, et il n’est pas besoin d’insister longtemps pour prouver que la femme qui l’a porté est légendaire » (p. 30). Cependant la présence d’un troisième sein est bien attestée et n’a rien de « miraculeux ». Il s’agit d’une anomalie nommée polymastie24.
36Contrairement à ce qui a été dit parfois, la tradition orale est capable de conserver des faits anciens. J’ai eu l’occasion de rappeler25 que nombre de chants populaires recueillis aux xixe-xxe siècles reposent sur des faits réels, certains d’entre eux remontant aux xve et xvie siècles dont on trouve trace dans les archives.
37La gwerz de sainte Hélori, dont on a recueilli des versions à la fin du xxe siècle est issue de vieilles légendes celtiques mentionnées dès le début du xiiie siècle, avec le Livre de Caradoc. Les chants recueillis aux xixe et xxe siècles ont des traces de rimes internes ce qui montre que la version originale a été rédigée avant 165026.
Ker-Is, la ville engloutie
38Plusieurs légendes européennes mentionnent des villes englouties. L’une des plus célèbres est Ker-Is. Elle est évidemment citée dans la pièce de théâtre intitulée Vie de saint Gwenolé27 (1580). Celui prêche la pénitence et menace Ker-Is, mais il se heurte aux moqueries des bourgeois de Ker-Is qui finalement sera engloutie. Dahud, alias Ahez, la fille du roi Gradlon, n’est pas mentionnée. Elle l’est par Albert le Grand en 1636.
Gwenc’hlan, le prophète
39Une prophétie de 247 vers, probablement écrits en 1450, relate un dialogue entre Arthur, roi des Bretons, et Guynglaff28. Elle était encore célèbre au début du xviiie siècle, une copie en avait même été donnée au père La Chaise (mort en 1709), confesseur de Louis XIV. J’ai un article en préparation sur un procès qui opposa en 1677 des paysans à la puissante abbaye de Bégard. Les paysans mentionnent « les prédictions de l’ancien pronostiqueur breton le vénérable Guinglan qui depuis le règne de Gralon avait prédit tous les derniers malheurs de la province ». Ce qui montre que les paysans trégorois connaissaient le roi Gradlon…
Au sujet des rouquins
40Que penser de cette affirmation recueillie il y a quelques années au sujet des personnes rousses : emaint war o zro diwezhañ war an douar, littéralement : ils sont sur leur dernier tour sur la terre ? Ce qui nous semble nous ramener à des croyances préchrétiennes…
Quelques autres croyances
41On trouve évidemment mention de l’usage bien connu consistant à nouer l’aiguillette pour empêcher la consommation du mariage… mais il est intéressant de relever que cet usage se trouve encore dans des chants recueillis au xixe siècle !
42On relève beaucoup d’autres usages condamnés par l’Église comme celui de tourner le tamis pour deviner l’avenir. Plus rare, mais connue dans certaines littératures du Nord de l’Europe, une curieuse coutume : lorsqu’un contrat était conclu entre le patron et le domestique, il était dit que l’on enlèverait au premier qui se fâcherait une bande de peau depuis la nuque jusqu’au bas de la colonne vertébrale. On trouve ce thème, curieux et probablement très ancien, dans plusieurs contes. Quand je n’étais pas sage, mon père me disait en plaisantant « me a denno korreenn dit » (je t’enlèverai une lanière [de peau]). Il savait de quoi il s’agissait. Par contre je n’ai pas trouvé d’autre exemple d’une superstition dénoncée dans le Doctrinal (rééd. de 1689, approbations de 1645) : c’est superstition aussi de croire que l’âme fait le tour du monde avant de se présenter devant Dieu. Autre croyance curieuse signalée par Ernault : « On dit en Basse Bretagne que quand la femme est sur l’homme in coitu, l’enfant qu’elle met au jour sera prêtre29. » Il est vrai qu’il est des sujets dont on parle peu ! Il faudrait parler des vertus de la graine de fougère (qui n’a pas de graines !), ou encore de l’herbe d’or (aourc’heotenn), etc.
À la recherche des croyances populaires
43L’étude des croyances populaires n’est pas chose aisée et réclame des compétences diverses. Le linguiste peut relever dans telle pièce bretonne, imprimée en 1647, la mention des chiens de Saint-Malo30, mais il ignore si ce fait peut présenter un intérêt quelconque pour l’historien. L’historien peut trouver des mots ou des phrases en breton dans les textes qu’il étudie. On trouve ainsi une phrase en breton chez le célèbre Ambroise Paré qui assiste à une lutte bretonne et fait l’autopsie d’un lutteur mort en combattant (1543)31. L’historien doit signaler ce genre de renseignements, quitte au linguiste, à l’ethnologue d’apporter son éclairage. L’étude des croyances populaires réclame une collaboration entre différentes spécialités et ne peut être menée à bien que par des équipes pluridisciplinaires.
Notes de bas de page
1 Annales de Bretagne, t. 86, 1979, p. 631-633.
2 À la recherche du folklore médiéval dans quelques Vitae armoricaines des xie-xiiie siècles, 1er Colloque d’Ethnologie bretonne, Riec-sur-Belon, 27-29 octobre 1988, Beltan, p. 253-262. Voir aussi ses Recherches sur l’hagiographie armoricaine du viie au xve s., 1985-1986. Voir également « Folklore and Hagiography : A Semiotic Approach to the Legend of the Immortals of Landevennec », Cambridge Medieval Celtic Studies, 13, 1987, p. 73-86.
3 Voir Les fragments de la Destruction de Jérusalem et des Amours du vieillard (textes en moyen-breton), traduits et annotés par Roparz Hemon et Supplément établi avec la collaboration de Gwennole Le Menn, The Dublin Institute for advanced studies, 1969, XXXII-448 p. (vol. II : Mediaeval and modern breton series). Voir p. 407-410.
4 Van Gennep, Manuel du Folklore fr. contemporain, t. I, part. II, p. 657.
5 Fleuriot Léon, Dictionnaire des gloses en vieux-breton, 1969, p. 64.
6 On trouvera d’autres détails dans mon article : « La Mort dans la littérature bretonne du xve au xviie siècle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 56, 1979, p. 5-40.
7 Voir mon livret : Histoire du théâtre populaire breton (xve-xixe), Skol, 1983, 88 p.
8 Voir mon article « Coutumes et croyances populaires dans trois dictionnaires bretons du début xviiie siècle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 60, 1983, p. 69-100. Voir p. 93-94.
9 Éditée par Émile Ernault dans la Revue celtique, t. 8, 1887.
10 Voir Jacquart Danielle et Thomasset Claude, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF. Voir p. 88-89.
11 Dont je prépare une édition critique.
12 Voir l’art. cité « La Mort dans la littérature bretonne… », p. 23-33.
13 LEGUAY Jean-Pierre et MARTIN Hervé, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale, 1213-1532, Ouest-France, 1982. Voir p. 87-91.
14 Fleuriot Léon, Dictionnaire des gloses…, op. cit., p. 150a.
15 Réédité en 2000 par Skol, 6, rue Lapicque, 22 000 Saint-Brieuc.
16 Réédité en 1996 par Skol.
17 Reproduit par la Bibl. mun. de Rennes en 1975.
18 Réédité en 1996 par Skol.
19 Les fragments de la Destruction…, op. cit.
20 Ernault Émile, Le mystère de sainte Barbe, tragédie bretonne…, Nantes, 1885.
21 Voir Les fragments…, op. cit.
22 Masques et croquemitaines. À propos de l’expression « Faire barbo » au Moyen Âge, Mélanges d’Ethnologie… en hommage à Charles Joisten, p. 221-234.
23 Latouche Robert, Mélanges d’histoire de Cornouaille (ve-xie siècle), Paris, 1911. Voir p. 3-82.
24 Sur ce sujet, voir mon livre La femme au sein d’or, Skol/Dastum, 1985.
25 Voir mon article « Notes sur les chants en langue bretonne (Xe-XVIIIe siècles) », Église, éducation, Lumières… Histoires culturelles de la France (1500-1830), en l’honneur de Jean Quéniart, Rennes, PUR, 1999, 512 p., ill., p. 403-408. Voir p. 408.
26 Voir La femme au sein d’or, op. cit.
27 Ernault Émile, L’ancien mystère de saint Gwenolé (extrait des Annales de Bretagne, t. 40-41 [1932-1934]).
28 Voir mon article « Du nouveau sur les prophéties de « Gwenc’hlan » : du texte moyen-breton (xve s.) aux traditions populaires modernes », Bull. de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 111, 1982, p. 45-71.
29 Ernault Émile, Glossaire cryptologique breton (expressions érotiques, scatologiques, etc.), Skol, 1999, p. 82, § 214.
30 Voir Les fragments de la Destruction…, op. cit., n. A286.
31 Voir mon article « Ar Gouren (la lutte bretonne). Les premiers témoignages (xive-xviie siècles) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 71, 1994, p. 61-85.
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Éric Roulet
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2008