Les pèlerinages mariaux en Alsace à la fin du Moyen Âge
p. 387-393
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Index géographique : France
Texte intégral
1À la fin du Moyen Âge, à côté des grands pèlerinages dont le rayonnement s’étendait à toute la chrétienté, surgirent des sanctuaires qui n’attiraient que des voisins – ou presque –, mais dont le semis était très dense. C’étaient là des « pèlerinages à bon compte » où l’on venait le dimanche – ou le samedi – et le jour de la fête patronale.
2En Alsace, ils furent particulièrement nombreux ; on en dénombre une bonne quarantaine qui apparaissent pour la première fois dans des sources dignes de foi pendant une période qui commence vers 1280 et dont le succès de la Réformation marque le terme. La grande majorité de ces pèlerinages étaient dédiés à Marie. Leur foisonnement finit par inquiéter les évêques ; celui de Strasbourg en 1478, puis celui de Bâle en 1502 prescrivirent à leurs curés de leur signaler les lieux où les fidèles se rendaient pour obtenir du Ciel l’apaisement de leurs maux et de leurs angoisses. Cette sollicitude des évêques s’explique : ce n’étaient plus des reliques dont l’authenticité pouvait être établie qui provoquaient l’afflux des chrétiens, mais une intervention du surnaturel qui, par quelque fait extraordinaire, signifiait sa volonté d’être invoqué à tel endroit plutôt qu’ailleurs. Or, au xve siècle, les théologiens s’interrogeaient sur les critères qui permettaient de distinguer le vrai miracle du faux et les pasteurs, à leur suite, se demandaient si la crédulité de leurs ouailles ne les avait pas conduites à prendre pour des signes de Dieu des pièges de Satan dissimulés sous le masque de la sainteté. Ce n’étaient évidemment pas des reliques qui déterminaient la naissance de tous ces pèlerinages mariaux. Notre-Dame invitait les fidèles à venir la prier dans ces sanctuaires en y opérant des miracles. Était-ce bien elle qui agissait ainsi ? Était-ce le Malin ? La préoccupation des autorités ecclésiastiques était compréhensible.
3Les origines de nos pèlerinages nous sont rapportées trop souvent par des sources tardives. Les récits fiables n’en sont que plus précieux. Quelquefois, cependant, nous apprenons dans quelles circonstances le peuple, avec l’approbation des autorités ecclésiastiques, acquit la conviction qu’une image de Notre-Dame était miraculeuse. En 1280 à Strasbourg, alors que la statue de la Vierge ordinairement placée sous le jubé de la cathédrale, était portée en procession à travers la ville que tenaillait la peur de la disette, son visage fut couvert de sueur. Aussitôt la foule fut convaincue que Marie était prête à lui porter secours. De près ou de loin, des malheureux vinrent solliciter son aide. En 1466, à Kienzheim, l’image de Notre-Dame, que menaçait un incendie, se mit à pleurer et ce fut, là aussi, le début d’un grand concours de peuple. Enfin, en 1491, dans la montagne, non loin de Colmar, la Vierge apparut à un forgeron qui passait par là ; elle tenait trois épis à la main et le somma de transmettre aux chrétiens son appel à la pénitence. L’homme surmonta ses hésitations et s’exécuta. L’année suivante déjà, les premières guérisons miraculeuses étaient enregistrées.
4Tous les récits de fondations ne font pas intervenir le merveilleux dès le début du pèlerinage. Prenons l’exemple d’un petit sanctuaire, celui de Wiwersheim, un village des environs de Strasbourg. En 1444, un paysan y acquit un terrain sur lequel il bâtit une chapelle en l’honneur de Notre-Dame. Afin d’assurer l’avenir de son entreprise, il pria l’évêque de la prendre sous sa protection. Il obtint gain de cause. Dans les attendus de sa décision, le prélat ne mentionna que sa volonté d’encourager tout ce qui pouvait concourir au progrès du culte. Il n’était question ni de pèlerinage ni de ces miracles qui déclenchaient l’afflux des pèlerins. Mais trente ans ne s’étaient pas écoulés que déjà des quêteurs d’une confrérie de la Compassion allaient jusqu’à Constance, Augsbourg et Wurtzbourg pour y recueillir des offrandes destinées à la chapelle de Wiwersheim. Ils ne se faisaient pas faute d’invoquer « les grâces et les miracles qui tous les jours manifestaient en ce lieu la bienveillance de la Vierge ».
5Les chrétiens guettaient avec l’attention que leurs peurs, leurs soucis et leurs maux soutenaient sans cesse les signes qui prouvaient que dans tel ou tel lieu Notre-Dame accueillerait favorablement leurs supplications. Comme le dit un texte tardif, puisqu’il date de 1547 et déplore l’extinction d’un pèlerinage, lui aussi proche de Strasbourg, délaissé par les chrétiens devenus protestants : « Les habitants de ce village, Mundolsheim, visitaient cette chapelle très souvent à cause du soulagement qu’ils y trouvaient. » Mais le rédacteur du document ajoute : « Ils y venaient aussi par piété, ainsi la dévotion des fidèles y était-elle puissamment stimulée. » Il n’était donc pas nécessaire qu’on fût tourmenté par la crainte d’un malheur ou poussé par l’espoir d’une intercession pour qu’on vînt au sanctuaire. On y venait parce que l’on voulait y prier. La prière n’est pas dans tous les cas une prière de demande ; elle peut être action de grâces et louange, même si, plus ou moins consciemment, l’orant veut s’assurer le moment venu l’assistance de l’Avocate des causes difficiles. Le pèlerinage « de proximité » se prêtait mieux que les grands sanctuaires lointains à ces démarches qu’inspirait la dévotion. Pensons à Jeanne d’Arc qui avec ses compagnes se rendait à la chapelle mariale de Bermont le samedi. En Alsace, nous n’avons pas de témoignage de ce genre, mais lorsque, par chance, nous disposons de comptes, ils nous montrent que les jours de fête, le 25 mars ou le 15 août en particulier, les pèlerins étaient beaucoup plus nombreux que le reste du temps. Cette affluence, seule la dévotion peut en rendre compte. Le pèlerinage reflétait les variations du sentiment religieux. À la fin du Moyen Âge la Passion du Christ et la Compassion de sa Mère y occupaient une place plus importante que par le passé. Dans la plupart de nos pèlerinages, lorsqu’elle ne l’avait pas été tout de suite, la Vierge que les fidèles venaient vénérer était la pietà, qui serrait entre ses bras raidis par la douleur le corps de son Fils. Très souvent, à la cathédrale de Strasbourg mais aussi dans la chapelle de Marienthal, à l’orée de la forêt de Haguenau, deux images étaient offertes à la vénération des pèlerins, la Mère heureuse portant l’Enfant sur ses genoux et la Mère douloureuse. La dévotion prenait en quelque sorte le relais de la supplication. Quand le nombre des miracles diminuait ou que les faveurs accordées par le Ciel se faisaient moins spectaculaires, les pèlerins se détournaient parfois d’un lieu que le sacré semblait avoir déserté. Ainsi la chapelle de Saint-Gilles, à l’entrée d’une vallée vosgienne, n’attira-t-elle plus grand monde après que la vague des interventions miraculeuses fut retombée, au début de l’année 1280. Les fidèles avaient reporté leur espérance sur la Vierge qui, en juillet de cette même année, opérait de merveilleuses guérisons à Strasbourg. Mais, quand, là aussi, les interventions célestes se firent plus discrètes, les chrétiens continuèrent néanmoins à se rendre à la cathédrale pour y prier la patronne de la cité. Ne faut-il pas conclure de la comparaison entre ces deux sanctuaires que la popularité persistante du second était due, dans une large mesure, à la dévotion mariale ? C’est généralement le miracle qui provoque la naissance du pèlerinage, c’est la piété qui en garantit la durée.
6Pour qu’elle devînt persévérante, la dévotion avait besoin d’encouragements. Les personnalités ou les institutions qui les dispensèrent ne sont pas toujours connues ; les sources ne nous livrent trop souvent que des bribes d’information. Heureusement, il est des sanctuaires qui bénéficièrent de protecteurs – on serait tenté de dire de promoteurs – assez méthodiques dans leur action pour coucher sur le papier de nombreux renseignements ; grâce à ce qui en a été conservé, les archives permettent de reconstituer la vie du pèlerinage et tout d’abord d’identifier ceux qui lui consacrèrent de l’attention, du temps et de l’argent. Ce furent parfois des gens d’Église, un chanoine de Strasbourg par exemple, ou les moines bénédictins de Marmoutier et les Cisterciens de Lucelle. L’évêque de Strasbourg, Guillaume de Diest (1395-1439), fit preuve d’une sollicitude prévenante à l’endroit du sanctuaire d’Altbronn, mais il fut accusé, non sans raison, d’avoir fait main basse sur les offrandes des pèlerins, qu’il avait encouragés à se montrer généreux, par intérêt. Les laïcs furent au moins aussi zélés que les clercs, des seigneurs, tels que les sires de Ribeaupierre, qui firent du sanctuaire de Dusenbach le palladium de leur maison, le comte des Deux-Ponts, qui traita celui de Goersdorf un peu de la même manière. Citons aussi le patricien noble de Strasbourg, Adam Zorn, le protecteur de Notre-Dame du Chêne, à Plobsheim. Les bourgeois n’étaient pas insensibles au rayonnement qu’exerçaient des chapelles presque toujours champêtres ; Claus von Sarburg, un Savernois, consacra sa fortune et sa personne à Notre-Dame du Bruderbach ; il y déposa des reliques qu’il avait rapportées en quantité de ses voyages en Orient. Alors que retentissaient les premiers grondements de la Réformation, un boucher de Strasbourg, Goetz de Hohenburg, se dépensa sans compter pour que se formât et grandît le pèlerinage à la Vierge des Douleurs, aux portes de Strasbourg. Les paysans ne restèrent pas indifférents à des sanctuaires presque tous situés en dehors des villes. Nous avons déjà cité celui qui construisit la chapelle de Wiwersheim. Celles de Mundolsheim, de Reinacker et de Sondernach furent également l’œuvre des villageois qui réunirent les moyens nécessaires pour les faire sortir de terre. Évoquons enfin la personnalité de Bergman von Olpe. C’était un clerc bâlois, qui avait fait carrière et qui cumulait les bénéfices, c’était également un homme d’affaires ; la marchandise dont il s’occupait était le livre imprimé. Éditeur avisé, Bergman von Olpe avait publié en 1494 le premier best-seller de l’histoire, la Nef des fous de son ami Sébastien Brant qui résidait alors à Bâle. Deux ans plus tôt, ce « gentleman qui savait utiliser les presses », avait voulu redonner un nouvel essor au pèlerinage de Sewen, une paroisse des Vosges alsaciennes dont il était le recteur. Comme l’édition lui avait prouvé l’importance de la publicité, il pria Brant de faire figurer Sewen dans l’un de ses poèmes en l’honneur de la Vierge et son officine en assura la publication en 1494. Bergman appartenait à la génération des humanistes rhénans qui entendaient rajeunir les lettres sans pour autant rejeter l’héritage médiéval. Quelques années plus tard, Erasme, dont Bâle était la patrie d’élection, devait, avec toute l’autorité que lui conférait sa magistrature intellectuelle, accabler de ses sarcasmes les pèlerins et les sanctuaires qu’ils fréquentaient.
7Les moyens dont disposaient les promoteurs des pèlerinages pour en accroître la vitalité étaient divers et variés. Certes il n’était pas en leur pouvoir d’augmenter le nombre des miracles, du moins pouvaient-ils éviter que le souvenir ne s’en dissipât. Des recueils furent constitués et ces livres de miracles attestaient que Notre-Dame avait obtenu des guérisons, 187 à Kienzheim de 1466 à 1507, 80 aux Trois-Épis de 1492 à 1596. Ces récits étaient repris sans doute par les quêteurs qui munis des autorisations délivrées par les autorités diocésaines étaient chargés de faire connaître jusque dans les évêchés de Wurtzbourg et de Constance les pèlerinages qui les avaient pris à leur service. Certains de leurs auditeurs se faisaient inscrire sur les listes de la confrérie rassemblant les dévots du sanctuaire et payaient la cotisation exigée de ses membres. Lorsque des corporations décidaient de se réunir pour leur assemblée annuelle et les célébrations religieuses qui en rehaussaient la solennité dans un lieu de pèlerinage, elles lui assuraient ce qu’on serait tenté d’appeler une clientèle stable ; ainsi les pêcheurs et les meuniers de la plaine de l’Ill se retrouvaient aux pieds de Notre-Dame de Huttenheim ; les bergers allaient une fois l’an à Altbronn ; les boulangers de Ribeauvillé n’avaient que peu de chemin à faire pour se rendre à Dusenbach, les ménétriers à Rosenwiller. Les seize léproseries de Basse-Alsace faisaient de leurs pensionnaires des membres de la confrérie rassemblant les dévots de Notre-Dame de Monswiller. Un bourgeois colmarien eut en 1516 l’idée d’associer l’assistance et la piété : cinq pauvres furent invités à se rendre une fois l’an en priant le chapelet à la chapelle de Notre-Dame, à Horbourg, un bourg qui se trouvait alors à une heure de marche de Colmar ; ils étaient récompensés par une aumône. Comme les sanctuaires les plus célèbres de la chrétienté, quelques-uns au moins de nos modestes pèlerinages locaux munirent de souvenirs les fidèles qui s’étaient donnés la peine de les visiter ; de Marienthal et des Trois-Épis, les pèlerins rapportaient des images ; de Dusenbach, des drapelets de plomb.
8Il n’était pas indifférent qu’à la fin de sa pérégrination le fidèle entrât dans un humble oratoire au décor sommaire ou qu’il pénétrât dans un édifice d’amples proportions et richement orné. Aussi les administrateurs des pèlerinages eurent-ils à cœur d’embellir ou d’agrandir leurs sanctuaires. Les comptes de Dusenbach nous apprennent qu’à son retour de Terre sainte le sire de Ribeaupierre, Maximin II, fit construire une chapelle dédiée à sainte Catherine, dont le culte célébré par les moines du Sinaï lui avait fait grande impression. Cette première campagne de travaux était à peine achevée, en 1493, qu’il mit en chantier des transformations plus profondes ; du vallon, dans lequel grondait le torrent de Dusenbach et qui, à son sens, ressemblait beaucoup à celui du Cédron, il décida de faire un chemin de croix, conduisant à diverses constructions évoquant, à défaut de les reproduire exactement, les édifices que visitaient les pèlerins des Lieux Saints. De cette manière, la dévotion à Notre-Dame était plus étroitement associée qu’auparavant au culte de la Passion. Maximin était sensible aux changements qui affectaient la spiritualité de son temps. Il réalisait ce qui, quelque vingt-cinq ans plus tard, allait être créé beaucoup plus somptueusement au Monte Sacro près de Varallo. Un rappel, assurément plus discret, du Dieu fait homme était adressé, sur le seuil de la chapelle de Reinacker, aux pèlerins qui pouvaient lire sur une grande pierre du trumeau : « Diser stein ist also lang als Christus war » (le Christ avait la taille de cette pierre). Revenons à Dusenbach. Maximin dépensa de fortes sommes pour l’embellissement du sanctuaire, les peintures, les retables, le luminaire ; dans une croix d’argent doré, il fit enchâsser une extraordinaire collection de reliques, dont les plus surprenantes avaient été rapportées de Palestine. Vénérer cette croix et ces reliques n’était-ce pas de quelque manière entrer en contact avec le sacré, ce qui ne laissait de promettre des bienfaits spirituels. Mais il était des faveurs que garantissaient la hiérarchie, les indulgences, que recherchaient inlassablement les fidèles à la fin du Moyen Âge. Elles n’accordaient aux pèlerins que des réductions de peines temporelles très limitées, en règle générale quarante jours seulement. Cette modération tenait avant tout aux pouvoirs de ceux qui accordaient ces « pardons » ; le souverain pontife seul avait le droit de puiser largement dans le trésor des mérites ; ordinairement, les évêques ne concédaient qu’une « quarantaine », or, jamais, les administrateurs n’obtinrent du Saint-Siège une lettre d’indulgence.
9En tout état de cause, pour en bénéficier, il fallait que le fidèle eût fait au préalable une « bonne confession ». Le pèlerin avait-il la possibilité de se confesser sur place ? Habituellement, non. Les sanctuaires desservis par un prêtre qui s’y trouvait à demeure n’étaient pas nombreux. Des chapellenies avaient été créées à Dusenbach, à Houssen et au Schauenberg ; à Marienthal les Guillemites qui s’étaient établis à côté du pèlerinage étaient sans doute habilités à administrer le sacrement de pénitence. Il est vrai que d’après certains documents des curés accompagnaient les pèlerins de leur paroisse et pouvaient donc les entendre en confession. Ordinairement, n’étaient présents en permanence que ceux que les sources qualifient de « proviseurs », des laïcs qui gardaient le sanctuaire, en assuraient l’entretien au jour le jour et géraient ses biens. On les appelait aussi « frères », sans que leur statut canonique eût été clairement défini, mais dans le règlement que Maximin de Ribeaupierre composa pour les deux hommes habitant à Dusenbach il leur prescrivit de réciter 77 pater en guise d’office, car il les considérait comme des « gens d’Église ». Quoi qu’il en fût, leurs tâches étaient uniquement matérielles.
10Ils devaient en particulier préparer tout ce qui était nécessaire au culte, les jours de fêtes et surtout les jours de fêtes mariales. Les célébrations liturgiques étaient alors aussi solennelles que faire se pouvait. Au soir du 8 septembre 1523, à Lingolsheim, tout près de Strasbourg, où les partisans de la Réformation étaient déjà près de la victoire, le « proviseur » notait que les pèlerins avaient eu l’occasion d’assister à la grand-messe chantée, à la messe basse, aux vêpres et que deux sermons avaient été donnés. Pour la circonstance, les plus beaux ornements avaient été sortis des coffres. À Dusenbach ils en contenaient plusieurs dizaines. À Wiwersheim, la statue de la Vierge était revêtue d’un manteau de velours doré. De grands porte-cierges étaient placés près de l’autel.
11Ce faste faisait une forte impression sur la foule des pèlerins. Ils étaient nombreux ces jours-là. Un sanctuaire modeste, tel qu’Altbronn, attirait les jours de fête mariale quelque deux cents à trois cents personnes, mais lorsqu’à Thierenbach vingt-cinq paroisses se donnaient rendez-vous aux pieds de la Vierge et y venaient en procession, c’était probablement plus d’un millier de fidèles que le pèlerinage rassemblait. Les comptes tenus par le chapelain de Dusenbach de décembre 1491 à mars 1494 prouvent qu’une fois les solennités achevées le calme revenait dans ce vallon vosgien. Ailleurs il ne devait pas en être autrement. La comptabilité de Dusenbach mentionne la date des dons enregistrés ; elle nous apprend qu’en dehors des fêtes mariales, de Noël, de la Semaine sainte et de la dédicace du sanctuaire ne venaient que des pèlerins isolés. Le mauvais temps décourageait les moins fervents ou ceux que l’angoisse n’obligeait pas à chercher auprès de Notre-Dame des raisons d’espérer ; le « proviseur » de Lingolsheim inscrivit le soir de la dédicace, en 1523, en regard de la somme assez faible des offrandes : « il a plu », comme pour se rasséréner. Seuls les pèlerins « de proximité » pouvaient être découragés par la pluie ; les autres n’allaient pas interrompre leurs pérégrinations pour si peu. Mais ceux-ci devaient être moins nombreux que ceux-là. Reportons-nous, une fois de plus, aux documents de Dusenbach. Assez souvent, le chapelain notait l’origine du donateur et parfois sa condition sociale. La majorité des pèlerins sur lesquels nous sommes ainsi renseignés venaient de villes et de villages relativement proches du sanctuaire. Pour l’atteindre, ils avaient parcouru de quinze à vingt kilomètres. Mais il en était aussi qui venaient de plus loin, des environs de Strasbourg par exemple, et qui avaient dû faire étape au moins une fois en cours de route. À Kienzheim, le livre des miracles cite des dévots originaires de Marmoutier et de Saverne ; ils avaient donc couvert, aller et retour, quelque deux cents kilomètres. Brant, dans le poème de commande qu’il avait composé pour faire l’éloge du sanctuaire de Sewen, cite la Lorraine, la Rhénanie et le pays de la Moselle parmi les régions où la renommée de ce pèlerinage était parvenue. L’auteur a retenu sans doute les cas exceptionnels ; à Sewen comme à Dusenbach les pèlerins étaient vraisemblablement pour la plupart des voisins.
12Sans doute se sentaient-ils tous tenus de laisser une offrande avant de repartir. Ces dons étaient très divers. Les troncs et les bassins placés à l’entrée de la chapelle recueillaient l’argent. Le total des aumônes était parfois considérable. À Dusenbach, il était en moyenne de 22 florins par an. Lorsqu’en 1517, le délégué de l’évêque de Strasbourg vint inspecter le pèlerinage de Wiwersheim, il trouva dans les sacs où le « proviseur » avait classé soigneusement en fonction de leur provenance les pièces de monnaies – les strasbourgeoises, les bâloises, les wurtembergeoises, les lorraines –, l’équivalent de 412 florins, or à cette époque un professeur d’université, lorsqu’il était bien payé, ne gagnait pas plus de 200 florins par an. À ces recettes s’ajoutaient celles que représentaient les objets que les pèlerins déposaient au pied de l’autel, des bijoux, des chapelets, des vêtements et des tissus. L’inventaire de ces dons fait penser parfois à celui d’un brocanteur, doublé d’un fripier. Brocanteur et fripier, le « proviseur » vendait la plus grande partie de ce qui s’accumulait dans ses réserves ; il ne gardait que ce qui était précieux et constituait de cette manière une sorte de trésor. La valeur de ce qu’il avait reçu dépassait largement le montant des dépenses courantes. Au fil des années, le total des excédents annuels était suffisamment élevé pour que fussent envisagés de bons placements. Le sire de Ribeaupierre acquit 115 florins de rente que produisait un capital de plus de 1000 florins ; les administrateurs de Neunkirch et de Wiwersheim réunirent ce qu’il fallait pour acheter, l’un 65 livres de rente, l’autre, 32 florins. Mais ce dernier s’était rendu en plus propriétaire de plusieurs maisons à Strasbourg où les loyers étaient chers ; il s’était même fait céder par le seigneur de son village la moitié de ce que rapportaient les droits de justice et les tailles. Ainsi se constituaient des ensembles de biens qui supportaient la comparaison avec la fortune des notables et qui certainement égalaient la dotation de très grosses prébendes.
13Les « proviseurs » utilisaient les ressources qu’ils devaient à la générosité des fidèles pour embellir le sanctuaire dont ils avaient la garde. Maximin de Ribeaupierre dépensa pour la construction et l’aménagement de nouvelles chapelles quelque 1300 florins entre 1483 et 1497. Le « proviseur » d’Altbronn fit édifier dans l’enceinte du pèlerinage un oratoire placé sous le vocable de sainte Anne, la mère de Marie. En 1519, à Neunkirch, l’administrateur passa commande d’un grand tableau, qui lui coûta 100 florins.
14Cette accumulation de biens et ces dépenses somptuaires ne suscitèrent pas d’animosité. Les paysans auraient pu, pendant la guerre des Rustauds, en 1525, piller les sanctuaires. Ils ne le firent pas, bien qu’ils eussent adopté quelques-unes des idées chères à Martin Luther. Ne citons qu’un fait significatif : à Neunkirch, les rebelles enfoncèrent les vitres du presbytère ; ils ne touchèrent pas à la chapelle. Alors que des citadins devenus protestants on a pu dire : « ceux qui avaient payé les images les ont détruites », les campagnards ne se sont comportés en iconoclastes que dans les abbayes. Sans doute estimaient-ils que les pèlerinages étaient leurs églises et qu’il eût été stupide de les abîmer. Certes, jusqu’en 1530, parfois 1540, les aumônes diminuèrent, mais la fréquentation reprit rapidement et vigoureusement, une fois passée la période d’incertitude. Dès 1531, à Neunkirch, les travaux d’embellissement recommencèrent. À Wiwersheim, en 1553, l’encaisse s’élevait à 400 florins.
15Il n’est peut-être pas imprudent de conclure que le pèlerinage est l’expression d’une piété populaire très forte. Les seigneurs protestants en firent disparaître d’autorité six ; les autres, loin de s’étioler, durent à l’action des Jésuites et des Récollets une vitalité renouvelée. L’Église tridentine avait pris le relais de l’Église médiévale ; elle s’était contentée d’élaguer doucement la religion populaire et les religieux transformèrent le « pèlerinage recours » en « pèlerinage mission ».
Orientation bibliographique
Bibliographie
Adam P., Notre Dame de Neunkirch, Sélestat, 1966.
Burg A. M., Marienthal, histoire du couvent et du pèlerinage, Phalsbourg, 1959.
Levy J., Die Wallfahrten der Mutter Gottes im Elsass, Colmar, 1929.
Rapp F., « Les pèlerinages dans la vie religieuse de l’Occident médiéval aux xive et xve siècles », Simon M. et coll., Les pèlerinages de l’antiquité biblique et classique à l’Occident médiéval, Paris, 1973, p. 139-160.
Rapp F., « Un petit pèlerinage marial : Notre-Dame de la Piété », Dubois H., Hocquet J.-Cl. et Vauchez A. (dir.), Horizons marins, itinéraires spirituels, I, Paris, 1987, p. 105-114.
Rapp F., « Zwischen Spätmittelalter und Neuzeit. Die Wallfahrten der ländlichen Bevölkerung im Elsass », Schreiner K. et coll., Laïenfrömmigkeit im späten Mittelalter, Munich, 1992, p. 127-136.
Rapp F., « Maximin II de Ribeaupierre et le pèlerinage de Dusenbach », Revue d’Alsace, 2002, p. 193-204.
Les fonds d’archives suivants contiennent des renseignements abondants :
– Archives du Bas Rhin, fonds Landsberg, boîte 12 (Lingolsheim), G1773, 1776, G1830, G5276.
– Archives du Haut-Rhin, E2722, 2729, G Dusenbach, 5-16.
– Archives de Haguenau, GG20,3.
Auteur
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