Les ordres mendiants et la ville dans l’Italie communale (xiiie-xve siècles) :
quelques réflexions vingt-cinq ans après
p. 191-199
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Index géographique : France
Texte intégral
1Avec Charles de la Roncière et un certain nombre de jeunes collègues italiens dont plusieurs ont fait depuis une brillante carrière dans l’université, j’avais organisé, à Rome en 1977, une table ronde sur Les ordres mendiants et la ville en Italie centrale (v. 1220-v. 1350), dont les actes furent publiés peu après1. Sans revendiquer pour ce volume une importance et une centralité dans la recherche qu’il n’a certainement pas eues – car, dans les mêmes années, divers auteurs, dont Hervé Martin pour la Bretagne, ont également abordé cette question dans leurs travaux et bien d’autres colloques se sont tenus, surtout en Italie, sur des sujets voisins ou connexes –, il ne me paraît pas injustifié de faire partir de ce petit livre les quelques considérations et réflexions historiographiques qui vont suivre. Ce dernier reflétait assez bien l’état des connaissances et les problématiques dominantes de l’époque, ce qui permettra de prendre la mesure des changements qui se sont produits dans ce secteur depuis vingt-cinq ans2.
2Le premier et le plus évident est la multiplication des travaux dans ce domaine : encore assez rares dans les années soixante-dix, les études sur la place et le rôle des ordres mendiants dans la société italienne se sont développées de façon spectaculaire depuis 1980, en liaison, en particulier, avec la commémoration du huitième centenaire de la naissance de saint François d’Assise qui a été marquée par de nombreux colloques, l’organisation d’importantes expositions et la publication d’études concernant les ordres mendiants dans les différentes régions ou cités3. Parmi ces dernières, il faut faire une place particulière aux travaux des historiens de l’Italie septentrionale, du Piémont à la Vénétie, ce qui n’a fait que rendre plus criante la situation moins favorable de la recherche dans ce domaine pour ce qui concerne l’Italie méridionale4. Du moins peut-on se réjouir de voir qu’à la différence de ce qui se passait dans les années soixante-dix où la plupart des études restaient concentrées sur l’Italie centrale – de la Toscane aux Marches –, le discours sur les ordres mendiants et la ville peut maintenant s’étendre valablement à toute la moitié nord du pays, des Alpes au Latium.
3L’autre modification essentielle qui s’est produite depuis vingt ans dans les recherches sur les ordres mendiants se situe au niveau de la problématique. Comme en témoigne le volume déjà cité de 1977, la plupart des chercheurs étaient alors convaincus que l’intérêt pour la ville et la volonté de s’y établir constituaient un trait original propre aux ordres mendiants et lié à leur orientation pastorale. Certes Jacques Le Goff, dans un post-scriptum à son fameux article sur « L’apostolat mendiant et le fait urbain », avait déjà noté que, pour mettre en évidence l’originalité de l’action des nouveaux ordres dans leur relation avec le fait urbain, il faudrait étudier et cartographier le monde monastique préexistant et que les Mendiants n’avaient rejeté dans l’ombre les bénédictins et autres moines ou chanoines que dans la perspective d’une historiographie simplificatrice et déformante5. Malheureusement cet avertissement salutaire est, sur le moment, demeuré lettre morte et les recherches qui se sont développées dans le sillage de l’enquête qu’il avait lancée dans les Annales ont plutôt contribué à renforcer l’idée d’une singularité et d’une hégémonie des Mendiants par rapport aux autres ordres religieux dans leur relation avec les villes, au point de donner parfois l’impression qu’ils avaient été les seuls à s’en occuper. Depuis quelques années en revanche, on a heureusement commencé à prendre conscience du caractère arbitraire de ce point de vue. Comme l’écrivait dès 1984 Sante Bortolami à propos du rôle des Frères mineurs dans le développement urbain de Padoue entre le xiiie et le xve siècle,
« […] on a en somme l’impression que la thèse traditionnelle, chère aux historiens de l’urbanisme et soutenue encore récemment en plus d’un endroit et spécialement pour Padoue, d’un monachisme condamné à un repli ou même éliminé des processus vitaux d’expansion de la cité au xiiie siècle, peut et doit être revue, au moins dans ses formulations les plus radicales6. »
4Aujourd’hui, nous percevons nettement mieux qu’il y a vingt-cinq ans que l’attraction exercée par les villes sur les ordres religieux a été, du xiiie au xve siècle, un phénomène général en Italie – mais aussi en dehors de l’Italie – dans lequel les moines ont occupé une place non négligeable. Des études sur diverses cités, comme Bologne, ont montré que les monastères avaient constitué à cette époque des points forts du développement urbain ou, tout au moins, des pôles d’agrégation à l’intérieur du noyau urbain et, tout récemment, les travaux de Cécile Caby sur les Camaldules en Italie centrale et septentrionale du xiiie au xve siècle ont souligné le caractère massif et inéluctable du processus d’« inurbamento », qui a conduit progressivement les moines et les moniales à transférer leurs établissements en ville, avec les répercussions que ces transferts n’ont pas manqué d’avoir sur des communautés religieuses d’inspiration érémitique, ainsi que sur la vie religieuse des populations citadines qui les avaient accueillies dans leurs murs7. Sans insister outre mesure sur cet aspect du problème, soulignons cependant l’importance de ce changement de perspectives qui, s’il ne diminue en rien l’importance, souvent prépondérante, des Mendiants à l’intérieur des cités italiennes, relativise cependant l’originalité de leur démarche, dans la mesure où il est maintenant bien établi qu’ils ne furent pas les seuls religieux à rechercher et à trouver à l’intérieur de la ville des conditions d’existence et un contexte sociopolitique plus favorables à leur action que celui qu’ils pouvaient rencontrer dans les campagnes. En allant plus loin, on peut même se demander s’il est bien exact que les ordres mendiants portaient une appréciation positive sur le genre de vie urbain : dans divers textes émanant de certains de leurs leaders, comme Humbert de Romans, figure au contraire un éloge très traditionnel des paysans et du monde rural, tandis que certains prédicateurs issus de leurs rangs n’hésitaient pas à exprimer dans leurs sermons une nostalgie de l’état érémitique, moins exposé aux dangers et aux tentations que l’existence de ceux qui résidaient en ville8.
5Cela dit, il demeure incontestable que les Mendiants, qu’ils aient aimé sincèrement les cités ou qu’ils s’y soient installés pour des raisons purement pastorales, sont les premiers à avoir eu une vision claire, sinon toujours cohérente, de la ville et de son importance dans la vie économique, sociale et politique de l’époque, ce qui a pu donner l’impression d’une véritable « solidarité entre les ordres mendiants et la ville », pour reprendre une expression chère au P. Chenu9. En fait, on aurait tendance à penser aujourd’hui qu’il s’agissait plutôt d’une appréciation réaliste, voire même d’un « utilitarisme spirituel », pour reprendre l’expression employée par G. Barone à propos des Dominicains : ceux-ci se seraient établis dans les villes précisément parce que celles-ci constituaient un milieu perpétuellement déchiré par les luttes entre les factions et où sévissaient l’usure, la prostitution et l’hérésie10. Vu le nombre d’hommes et de femmes qui s’y trouvaient rassemblés en permanence et l’énormité des fautes qui s’y commettaient, l’activité apostolique y était plus « rentable » que dans les campagnes, moins peuplées et moins perdues de vices. Dans cette perspective, la ville aurait donc constitué pour les Mendiants moins un domaine d’élection qu’un champ d’action pastorale privilégié. Mais les religieux n’ignoraient pas non plus que, dans la civilisation de l’époque, les modèles culturels et religieux se diffusaient à partir des cités vers les zones rurales qui les entouraient, et non en sens contraire. Faire régner la doctrine et la morale chrétienne dans une ville n’était-il pas, en dernière analyse, comme dans l’Antiquité tardive, le meilleur moyen de propager l’évangile dans les campagnes avoisinantes ?
6Comment influencer la ville et ses habitants de façon à les ramener à une vie meilleure ? Verbo et exemplo avait dit de son vivant François d’Assise. Mais, très vite, les frères furent tentés d’accélérer le processus en ayant recours aux institutions municipales et en se servant de l’instrument privilégié que constituait la législation. Je ne reviendrai pas ici sur l’importance de la prise de conscience qui s’opéra à Bologne et dans les grandes villes de la plaine du Pô dans les années 1233-1234, à l’occasion du mouvement de l’Alleluia11. Force est de reconnaître cependant que ce dernier marqua durablement les ordres mendiants, dans la mesure où le phénomène des « revival preachers » et de leur intrusion spectaculaire dans la sphère de la vie politique par la voie de la législation, à l’occasion de certains épisodes de ferveur populaire, devait se répéter ensuite en de nombreuses occasions, de Jean de Vicence à Bernardin de Sienne en passant par bien d’autres religieux moins célèbres mais non moins influents sur le plan local12. Indépendamment de ses prolongements, l’Alleluia de 1233 constitue en lui-même un épisode décisif, dans la mesure où, pour la première fois, les ordres mendiants entrèrent en action à visage découvert, munis du soutien indéfectible de la papauté, à la faveur de la confiance que leur accordaient les autorités citadines, tant laïques qu’ecclésiastiques, et grâce à une adhésion populaire sans laquelle il aurait été inimaginable que des pouvoirs aussi étendus leur fussent conférés de façon tout à fait inhabituelle. Dès ce moment, leur programme se présente sous un double aspect : d’une part, une volonté de réforme religieuse et sociale qui semble bien répondre à l’inspiration initiale des deux ordres principaux et est en continuité avec leur action antérieure, telle qu’on peut l’entrevoir dans la prédication d’un saint Antoine à Padoue ; de l’autre, une visée plus spécifiquement ecclésiastique et politique, dans le droit fil du rôle d’émissaires de la papauté et de collaborateurs de la hiérarchie que les ordres nouveaux étaient en train d’assumer sous l’influence de Grégoire IX13. Dans la ligne du premier courant s’inscrivent leurs efforts pour réconcilier les évêques et les autorités communales, les factions qui s’opposaient au sein des villes et ces dernières avec les seigneurs du « contado », ainsi que la réintégration des bannis, expulsés de leur cité à la suite de luttes intestines et la défense des catégories les plus faibles de la population sur le plan économique, dont les membres se voyaient contraints de recourir aux prêts usuraires et finissaient souvent en prison avec les condamnés de droit commun en tant que débiteurs insolvables. Sur un plan plus spécifiquement religieux et moral, on peut y ajouter les critiques lancées par les prédicateurs contre le luxe, en particulier celui de l’habillement féminin, les jeux de hasard, la divination et les sortilèges ; en revanche, leurs efforts pour faire introduire dans les statuts communaux des mesures répressives, incluant la peine de mort, contre l’hérésie et l’abrogation dans les législations municipales des dispositions contraires à la « libertas ecclesiae » relèvent plutôt de la seconde orientation, conforme aux objectifs définis par la papauté14. À cette occasion se fait donc jour pour la première fois ce qui restera jusqu’à la fin du Moyen Âge le programme politico-religieux des ordres mendiants, qu’on peut définir comme la volonté de faire évoluer la vie citadine sous ses divers aspects dans le sens d’une plus grande conformité au message évangélique et de modifier les rapports, en général plutôt mauvais, qui existaient entre les pouvoirs ecclésiastiques et communaux au bénéfice des premiers.
7La visée fondamentale des Mendiants demeura pour l’essentiel inchangée jusqu’à l’époque de Bernardin de Sienne et des grands prédicateurs observants du xve siècle, au prix de certaines corrections opérées au fil des années par leurs instances dirigeantes afin de tirer la leçon de certaines erreurs ou déviations et de s’adapter à un contexte politique et social en constante évolution. Ainsi, le chapitre général dominicain qui se tint à Paris en 1234, échaudé par les imprudences commises par Jean de Vicence, interdit aux Prêcheurs de se mêler d’affaires politiques ou d’intervenir en justice, même pour jouer le rôle d’arbitres, de recourir à la juridiction épiscopale et de participer d’aucune façon à la désignation d’un podestat, tandis que celui de Rome, dans les années soixante, prohibait la fréquentation des tribunaux par les frères15. L’ordre devait demeurer super partes et ne pas interférer dans les conflits entre citadins. Mais il serait erroné de voir là une invitation à la neutralité : même si l’on connaît quelques dominicains de tendance gibeline, comme le grand prédicateur Ambrogio Sansedoni à Sienne, l’ordre dominicain appuya sans réserve la papauté et Charles d’Anjou dans leur lutte contre Frédéric II et Manfred, et soutint la pars Ecclesiae contre ses adversaires dans les communes lombardes et toscanes16. Pour les frères en effet, le bien de l’église, assimilé au succès de la ligne politico-religieuse promue par la papauté, demeurait le but suprême. L’obéissance au Saint-Siège n’interdisait certes pas à l’ordre de poursuivre, dans certains cas, des objectifs spécifiques, mais ce dernier le trouvera toujours à ses côtés dans les moments décisifs pour défendre la justiciae rectitudo en recourant à la rationis intelligentia17. Renonçant à l’exercice, même temporaire, du pouvoir politique, les Mendiants cherchèrent plutôt, à partir des années 1240, à influencer ses décisions à travers des confréries et associations laïques qu’ils surent créer ou mobiliser, dans le but de diffuser parmi une élite de fidèles une religiosité plus engagée, tout en l’intégrant dans des structures organisationnelles d’un nouveau type. Le succès de la « riscossa guelfa » des années 1270 est dû dans une large mesure à l’existence de ces réseaux capillaires qui finirent par imprégner la société communale et par y faire prévaloir la politique répressive préconisée par l’Église contre l’hérésie, l’usure et l’immoralité sous ses diverses formes18.
8L’autre instrument auquel recoururent les Mendiants pour transmettre leur message est constitué par la prédication. Les effets précis de cette dernière sur le public visé sont certes difficiles à établir, mais il me semble indéniable qu’elle a exercé une certaine influence sur la conscience des citadins, au moins à partir des dernières décennies du xiiie siècle, quand elle revêtit un peu partout en Italie un caractère systématique et réussit à marginaliser d’autres formes de prise de parole en public qui étaient encore importantes dans les années 1220-1230, comme celles des tribuns et chefs politiques, des rhéteurs laïcs, comme Guido Faba, Buoncompagno da Signa, et autres « causidici », pour ne pas parler des leaders hérétiques ou « patarins ». Devenus seuls maîtres du terrain dans les années 1270-1280, les Mendiants s’efforcèrent d’orienter la vie politique et sociale des cités à travers leur prédication19. On est bien loin en effet, dans l’Italie de ce temps, de la prédication parisienne du xiiie siècle étudiée par Nicole Bériou, où la politique ne tient quasiment aucune place, en dehors de quelques brèves allusions au pouvoir royal, et où l’enseignement du prédicateur visait avant tout à élever le niveau moral et spirituel des fidèles, sans prendre en compte la dimension collective de leur existence20. Les sermons des Mendiants dans les cités italiennes embrassaient au contraire tous les aspects de la vie humaine, depuis la sphère de la vie privée et familiale jusqu’à celle de l’action publique et de l’engagement politique, et leur projet apostolique visait à la fois l’individu et la société ou, plus exactement, ne séparait pas l’homme privé du citoyen21.
9C’est dans cette perspective d’une nouvelle pastorale, devenue plus consciente de ses objectifs et maîtresse de ses moyens, qu’il faut situer le mouvement qui conduisit les Frères mineurs et prêcheurs à se rapprocher du centre des villes et des lieux du pouvoir, au prix d’un déplacement topographique de leurs couvents – alors qu’ils s’étaient souvent installés à la périphérie des agglomérations dans les années 1220-1240 – et poussa les ordres nouveaux, issus le plus souvent d’expériences érémitiques (ermites de saint Augustin, Carmes, Servites de Marie, etc.) à s’implanter en milieu urbain22. Non contents d’y établir leur ecclesia et domus, ils y ajoutèrent, à chaque fois qu’ils le purent, une platea ad predicandum et un cimetière, de façon à accroître leur emprise sur le quartier environnant. C’est à cette époque que les Mendiants, achevant de se dépouiller de tout aspect anarchique ou contestataire, acquirent une respectabilité qui leur valut l’adhésion des classes dirigeantes et une reconnaissance officielle de la part des communes, ce qui valut à leurs couvents de figurer en bonne place parmi les institutions religieuses retenues d’« utilité publique », comme on dirait aujourd’hui, et subventionnées en vertu d’une disposition contenue dans les statuts communaux23. Dans les cas les mieux documentés, comme ceux de Sienne ou Trévise, on voit en effet le pouvoir municipal garantir aux frères un soutien matériel sous la forme de distributions annuelles d’argent et de fournitures gratuites de bois, d’huile et de tuniques, voire de pierres pour la construction ou l’extension des couvents. La commune aidait aussi les Mendiants à faire face à des circonstances exceptionnelles, comme les disettes, les grosses réparations ou les frais occasionnés par la réunion dans le couvent local d’un chapitre provincial ou général. En outre, elle accordait généralement aux frères un soutien d’ordre juridique : les intérêts du couvent étaient défendus par un syndicus ou procurator qui était chargé par les pouvoirs publics de veiller à ce que les legs testamentaires qui avaient été faits en leur faveur fussent bien suivis d’effet et, en vertu de normes statutaires, les juges et les notaires de la ville étaient tenus de faire connaître aux institutions religieuses bénéficiaires ceux dont ils avaient eu connaissance dans l’exercice de leurs fonctions. La commune accordait enfin aux religieux une protection d’ordre moral, en interdisant par exemple aux prostituées d’exercer leur métier à proximité des couvents qui devaient demeurer des lieux « di buon odore e fama24 ».
10Dans certains cas, on peut même parler d’une collaboration privilégiée et d’un échange équilibré de services entre la commune et les Mendiants : ainsi, à Sienne, les archives municipales (Caleffo vecchio, cartulaires, etc.) ainsi que le sceau de la commune étaient conservés dans la sacristie des Dominicains et les religieux étaient habilités à recevoir l’argent qui avait été frauduleusement soustrait à la commune et à le restituer discrètement au camerarius municipal. Certes, d’autres ordres, comme les cisterciens de San Galgano à Sienne, remplissaient également des tâches d’intérêt public dans le cadre des institutions communales, mais c’est avec les Mendiants que cette symbiose semble avoir été la plus étroite : qu’il s’agisse d’ambassades auprès de la Curie romaine ou d’autres cités, de la conclusion d’accords de paix ou de libérations de prisonniers, de la perception des droits de douane et des « dazi » ou de la tenue du cadastre, c’est presque toujours à des Mendiants que les communes italiennes faisaient appel, au point qu’on peut parler d’une insertion institutionnelle de ces derniers au cœur même de leurs organes administratifs, financiers, judiciaires et diplomatiques25.
11Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agit pas là d’une particularité propre à des régions comme l’Ombrie et la Toscane où la présence des frères était particulièrement massive, puisqu’on retrouve une situation comparable dans une grande ville comme Venise dès les dernières décennies du xiiie siècle. Jusque dans les années 1270, la collaboration entre la République et les frères se limita à des interventions de ces derniers dans des échanges de prisonniers, en particulier après la conclusion de la trêve entre Gènes et Venise, dont ils s’acquittèrent à la satisfaction générale, comme l’atteste le chroniqueur Martin da Canal26. Mais elle s’intensifia à partir de 1285, à une époque où la cité était frappée d’interdit par la papauté : les conseillers, s’opposant avec fermeté aux ingérences de l’évêque de Castello, décidèrent alors d’envoyer au pape une ambassade formée de deux mineurs et de deux prêcheurs auxquels ils confièrent des instructions très précises, susceptibles d’être modifiées au cas où la situation évoluerait. Ainsi le gouvernement vénitien cherchait à tirer profit du prestige et de l’expérience des frères, sans pour autant leur permettre d’agir en dehors de limites bien définies, comme le montre la résistance opposée par la République aux requêtes de la papauté visant à introduire à Venise des tribunaux ecclésiastiques chargés de l’inquisition anti-hérétique, qu’elle dut finalement accepter en 1289 et qui fut confiée aux Frères mineurs. On trouvera une confirmation de ce rapprochement entre les ordres mendiants et les milieux dirigeants de la cité dans le fait que, sur les dix-huit doges qui se succédèrent à partir de Jacopo Tiepolo, élu en 1229, quatre se firent enterrer à San Marco, qui était en principe la « chiesa ducale » par excellence, deux dans d’autres églises de la ville et douze dans celles des frères, en particulier chez les Dominicains de San Zanipolo27.
12Au total, on peut donc dire que les Mendiants ont apporté une contribution décisive à la construction de la cité-état qui caractérise l’Italie septentrionale et centrale au xiiie et au début du xive siècle. Ils n’ont certes pas été, nous l’avons vu, les seuls religieux à être attirés par la ville à cette époque, mais ils ont su mieux que d’autres s’adapter à la montée en puissance des milieux de marchands et à la nouveauté radicale que constituait l’émergence d’une culture en langue vulgaire. Leur insertion spéciale dans le tissu urbain, marquée par l’aménagement de grands espaces adaptés à la prédication, tant à l’intérieur de leurs églises qu’à ciel ouvert sur les places attenantes, a participé à l’embellissement de la ville et à la naissance d’un urbanisme visant à exalter à la fois la gloire de Dieu et l’honneur de la cité. Leur influence capillaire s’est fait sentir également dans le domaine de l’assistance à travers les confréries et les tiers ordres, elles-mêmes engagées à des titres divers dans la création et la gestion d’hôpitaux et autres « domus misericordiae28 ». Pour toutes ces raisons, l’assaut lancé par les Mendiants en direction des villes italiennes semble avoir assez été rapidement couronné de succès et l’on peut effectivement parler, sans abus de langage, d’une « città degli ordini mendicanti », entre 1280 et 1380 environ, non seulement dans le domaine de l’urbanisme ou de la pastorale, mais également au niveau d’une conscience civique marquée par la multiplication des saints patrons locaux issus de ces ordres ou liés à eux29. Au terme d’un processus plus ou moins long d’enracinement dans le cadre urbain, les Mendiants sont parvenus à faire de la cité terrestre où ils avaient choisi de s’implanter, sinon la « nouvelle Jérusalem » dont beaucoup parmi eux rêvaient, du moins un reflet de la cité céleste, cette « cittade beata » que le prédicateur dominicain Giordano da Pisa proposait en modèle à ses auditeurs au début du xive siècle.
Notes de bas de page
1 Les ordres mendiants et la ville en Italie centrale (v. 1220-v. 1350), MEFRM, 89, 2 (1977), p. 577-773, et tiré à part 1978.
2 En l’absence d’un ouvrage d’ensemble sur le sujet, on pourra se référer à Vauchez A., Ordini mendicanti e società italiana, XIII-XV secoli, Milan, 1990 (en particulier à la bibliographie, p. 317-319), et surtout à Barone G., « Gli Ordini mendicanti », Vauchez A. (dir.), Storia dell’Italia religiosa, t. I, Rome, 1993, p. 347-373 et 575-576 (bibliographie).
3 Il n’est pas possible de recenser ici les innombrables volumes parus à cette occasion. Citons simplement à titre d’exemples et en raison de leur intérêt particulier pour notre sujet : Il Francescanesimo in Lombardia. Storia e arte, Cinisello Balsamo, 1983 : Nico Ottavianim. G., Francesco d’Assisi e Francescanesimo nel territorio aretino (secc. XIIIXIV), Arezzo, 1983 ; Minoritismo e centri veneti del Duecento, Cracco G. (dir.), Trento, 1983 ; I Francescani in Emilia Romagna, Storia della città, 26-27 (1983).
4 Cf. en particulier Alberzoni M. P., Francescanesimo a Milano nel Duecento, Milan, 1991, et Piazza A., I frati e il convento di San Francesco di Pinerolo (1248-1400), Pinerolo, 1993. Il faut aussi souligner le rôle important joué dans ce domaine par la revue Le Venezie francescane dans les années 1983-1990. Pour l’Italie du Sud, on peut cependant mentionner les actes du colloque Francescanesimo e culture in Sicilia (sec. XIII-XVI), Palerme, 1983, et les travaux de Pellegrini L. : « Territorio e città nell’organizzazione insediativa degli ordini mendicanti in Campania », Rassegna Storia Salernitana, 5, p. 9-41, et surtout Che sono queste novità ? Le religiones novae in Italia meridionale (secoli XIIIXIV), Naples, 2000.
5 Le Goff J., « Apostolat mendiant et fait urbain dans la France médiévale : l’implantation des ordres religieux. Programme-questionnaire pour une enquête », Annales ESC, 23, 1968, p. 335-348 et en particulier p. 345. Sur les résultats de cette enquête, cf. Le Goff J., « L’apogée de la France urbaine médiévale », Duby G. (dir.), Histoire de la France urbaine, t. II, Paris, 1980, p. 230-240, et Schmitt J.-C., « Où en est l’enquête : ordre mendiants et urbanisation de la France médiévale ? », Elm L. (dir.), Stellung and Wirksamkeit der Bettelorden in der Städtlische Gesellschaft, Berlin, 1981, p. 13-18.
6 Bortolami S., « Minoritismo e sviluppo urbano fra Due e Trecento : il caso di Padova », Le Venezie francescane, n. s. 2 (1984), p. 80-85.
7 Cf. Fantim., « Le lottizzazioni monastiche e lo sviluppo urbano di Bologna nel Duecento. Spunti per una ricerca », Atti e memorie della deputazione di Storia Patria per le provincie di Romagna, 27 (1976), p. 121-143, et surtout Caby C., De l’érémitisme rural au monachisme urbain : les Camaldules en Italie à la fin du Moyen Âge, Rome, 1999, BEFAR, 305.
8 Cf. Humbert de Romans, Sermones ad diversos status, s. l., 1507, Sermo 78 (ad laicos in villis) : « alii sunt qui vivunt de iusto labore et iste sunt agricole habitantes in villis », et Giordano Da Pisa, Quaresimale fiorentino 1305-1306, éd. Delcorno C., Florence, 1974, p. 274, cité par Barone G., op. cit., p. 352 : « E pero cosi è di pericolo stare nell’arte e nella cittade, come chi stesse nel fuoco e non ardesse, o andassi per loto e non s’infangasse. »
9 Chenu M. D., La théologie au xiie siècle, Paris, 1957, p. 245.
10 Barone G., « L’ordine de predicatori e la città. Teologia e politica nel pensiero e nell’azione dei predicatori », Les ordres mendiants et la ville en Italie centrale, op. cit., p. 609-618, en particulier p. 611.
11 Cf. Vauchez A., Ordini mendicanti e società italiana, op. cit., p. 119-161 ; Fumagalli V., « In margine all’Alleluia del 1233 », Bisime, 80 (1968), p. 257-272 ; Thompson P., Revival Preachers and Politics in the Thirteenth Century Italy, Oxford, 1992.
12 C’est le cas en particulier du dominicain Venturino da Bergamo, qui entra à Bologne en 1335 à la tête d’une troupe de pénitents et y obtint un grand succès en prêchant « penitenza, pace e perdono ». Sur ce mouvement, cf. Corsi D., « La crociata di Venturino da Bergamo nelle crisi spirituali del Trecento », Archivio Storico italiano, 147 (1989), p. 697-747, et Terpstra N., Lay confraternities and Civic Religion in Renaissance Bologne, Cambridge, 1995. Pour le xve siècle, cf. Delcorno C., « La città nella predicazione francescana del Quattrocento », Chiesam. et Polim. (dir.), La presenza francescana tra Medio Evo e modernità, 1994, p. 53-68 ; et Montesano M., « La predicazione civica di Bernardino da Siena », Vauchez A. (dir), La religion civique à l’époque médiévale et moderne, Rome, 1996, p. 265-275.
13 Sur l’action et la prédication de saint Antoine à Padoue, cf. Un antico e sempre nuovo testimone del Francescanesimo : Sant’Antonio di Padova, Poli M. (dir.), Bologne, 1996 (en particulier les contributions de Rigon A. et Bortolami S.) ; et « Vite » e Vita di Antonio di Padova, Atti del convegno internazionale sulla agiografia antoniana, Padova, 25 maggio – 1 giugno 1995, Padoue, 1997 (en particulier la communication de Pellegrini L. sur « Itineranza antoniana e francescanesimo primitivo », p. 137-160). Sur le rôle que la papauté entendait faire jouer aux mendiants en Italie, cf. Il papato duecentesco e gli ordini mendicanti (Assisi, 1998), Spolète, 1998.
14 Cf. Dal Pino F., « Gli ordini mendicanti e la carità », Alberzonim. P. (dir.), La carità a Milano nei secoli XIII-XV, Milan, 1994, p. 79-109.
15 Chapitre général de Paris (1294) in Acta capitulorum generalium Ordinis Praedicatorum, Reichert B. M. (éd.), I (1230-1303), Rome, 1898, p. 4 : « ne commissiones causarum, arbitria nec etiam pignora sive obsides recipiant neque per iurisdictionem episcopalem aliquos coherceant nec eligant potestatem nec ducant sive reducant ». Le chapitre de la province de Rome ajouta après 1260 : « non frequentent curias potestatum »
16 Cf. Barone G., « La propaganda anti-imperiale nell’Italia federicinana : l’azione degli ordini mendicanti », Federico II e le città italiane, Palerme, 1996, p. 278-289 ; et Paul J., « Angevins, frères prêcheurs et papauté », L’État angevin. Pouvoir, culture e société entre xiiie et xive siècle, Rome, 1998, p. 221-251, Collection de l’École française de Rome, 245.
17 Cf. Vauchez A., « Conclusion », Il papato duecentesco e gli ordini mendicanti (Società internazionale di studi francescani, Atti del XXV convegno internazionale, Assisi, 13-14 febbraio 1998), Spolète, 1998, p. 345-353.
18 Sur les liens entre ordres mendiants et confréries, en plus de l’ouvrage fondamental de Meersseman G. G., Ordo fraternitatis. Confraternite e pietà dei Laici nel Medioevo, 3 vol., Rome, 1988, voir Rigon A., « Francescanesimo e società a Padova nel Duecento », Minoritismo e centri veneti nel Duecento, cité, p. 8-40 ; Barone G., « Il movimento francescano e la nascita delle confraternite romane », Ricerche per la storia religiosa di Roma, 5, 1984, p. 71-80 ; et Rusconi R., « Confraternite, compagnie e devozioni », Storia d’Italia, Annali, IX : La Chiesa e il potere politico dal medioevo all’epoca contemporanea, Turin, 1986, p. 469-506.
19 En l’absence d’une étude d’ensemble sur la prédication des mendiants en Italie, cf. Rusconi R., « Predicatori e predicazione (secc. IX-XVIII) », Storia d’Italia, Annali, 4 : Intellettuali e potere, Turin, 1981, p. 949-1035 ; et Delcorno C., « La predicazione volgare in Italia (secc. XIII-XIV). Teorie, produzione, ricezione », Revue Mabillon, n. s., 4, 1993, p. 83-107. Voir aussi Lesnick D., « Dominicain Preaching and the Creation of Capitaliste Ideology in Late Medieval Florence », Memorie Dominicane, n. s., 8-9, 1977-1978, p. 199-247, et certaines contributions au volume collectif I Frati predicatori del Duecento (= Quaderni di Storia religiosa, III), Vérone, 1996.
20 Cf. Bériou N., L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998, « Études augustiniennes, Moyen Âge-Temps modernes », 31-32.
21 Cf. Berg D., « Gesellschaftspolitische Implikationen der Vita minorum imbesonder des franziskanischen Friedens - gedankens in 13. Jahrhundert », Renovatio et Reformatio. Festschrift L. Hödl, Münster, p. 181-194 ; et Rusconi R., « Predicó in piazza : Politica e predicazione nell’Umbria del 400 », Signorie in Umbria tra Medioevo e Rinascimento. L’esperienza dei Trinci, Pérouse, 1989, p. 113-141.
22 Sur ce phénomène, cf. Pellegrini L., Insediamenti francescani nell’Italia del Duecento, 2 vol., Rome, 1984 ; et Sorelli F., « I nuovi religiosi. Note sull’insediamento degli ordini Mendicanti », TONON F. (dir.), Le Chiese di Venezia nei secoli XI-XIII, Venise, 1988, p. 136-152. Sur l’établissement en ville des ermites de saint Augustin, voir l’étude très bien documentée de Rando D., « Eremitani e città del secolo XIII : l’esempio di Treviso », Pesce L. (dir.), Sitientes venite ad aquas, Trévise, 1986, p. 475-507. Pour la Toscane, voir également le volume Gli ordini mendicanti in Val d’Elsa. Convegno di studio (1996), Castelfiorentino, 1999.
23 Cf. Betto G. (éd.), Gli Statuti di Treviso (secc. XIII-XIV), t. I, Rome, 1984, p. 116 : « Ad hoc ut ex ordine fratrum praedicatorum et ex ordine fratrum minorum et ex ordine heremitarum fratres praedicatores, minores et heremitani in civitate Tarvisii stare possint et habitare, ad curam et salutem hominum civitatis Tarvisii et ipsius districtus, statuimus quod singulis annis eisdem fratribus conventualiter Tarvisii commorantibus caritative provideatur et detur pro comuni Tarvisii pro quolibet ipsorum fratrum et conversorum tres libros denariorum per octo dies ante festum Nativitatis Domini. »
24 Cf. Szabo B., « Sul carattere dei legami tra gli ordini mendicanti. La confraternita laica dei penitenti ed il comune di Siena nel Duecento », Les ordres mendiants et la ville en Italie centrale (v. 1220-v. 1350), p. 743-747.
25 Cf. Merlo G., Tra eremo e città. Studi su S. Francesco d’Assisi e sul francescanesimo medievale, Assise, 1991, en particulier p. 95-112 et 173-189.
26 Martin Da Canal, Estoires de Venise (1267-1275), Limentani A. (éd.), Florence, p. 192 : « Di tali opere che i frati minori e predicatori promossero e realizzarono, tutti devono lodarli e essere loro grati. »
27 Cf. Sorelli F., « L’attegiamento del governo veneziano verso gli ordini mendicanti dalle deliberazioni del maggior consiglio (secoli XIII-XIV) », Esperienze minoritiche nel Veneto del Due-Trecento, 1985, p. 37-47, Le Venezie francescane, n. s., 2.
28 Particulièrement intéressant à cet égard est le cas de Bergame, récemment étudié par Brolis M. T., Brembilla G. et Corato M. (éd.), La matricola femminile di Bergamo (1265-1339), Rome, 2001, Sources et documents d’Histoire du Moyen Âge publiés par l’École française de Rome, 4.
29 Sur l’« assedio dato alle città da parte dei mendicanti », cf. Delcorno C., « La città nella predicazione francescana del Quattrocento », La presenza francescana tra Medioevo e modernità, Florence, 1995, p. 53. Sur l’insertion progressive des mendiants dans le territoire et l’univers mental des cités, cf. Galletti A., « I Francescani e il culto dei santi in Italia centrale », Francescanesimo e vita religiosa dei laici. Atti del VIII Congresso della Società internazionale di studi francescani, Assise, 1981, p. 313-363, Vauchez A., Ordini mendicanti e società italiana, cité, p. 194-205, et plusieurs contributions contenues dans le volume La religion civique à l’époque médiévale (Chrétienté et Islam), Rome, 1995, Collection de l’École française de Rome, 213.
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