Les hospitalières du Nord
p. 183-189
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les hôpitaux français ont laissé de belles archives, mais mal exploitées car leur histoire a été annexée à celle de la société1 ou réduite à celle de la pauvreté2 alors qu’elle devrait plutôt se rattacher à celle de la spiritualité3. Comme avait dit le Christ : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous » (Jean 12,8). Ce qui varia et doit donc retenir l’attention de l’historien, ce fut la réponse des chrétiens à ce constant défi.
2Le Bas-Empire chrétien avait eu, pour sept variétés d’assistés, des maisons spécialisées qui survécurent assez bien dans l’Orient byzantin, à l’admiration des premiers croisés. Dans l’Occident latin on ne voit que des matricules ou listes des pauvres qu’on logeait, qu’on nourrissait, qu’on utilisait pour la liturgie, et des xenodochia où on hébergeait des hôtes d’où, dès le ixe siècle, le nom d’hôpitaux (hospitalia).
3Ces « bonnes maisons » ne survécurent pas à la ruine de l’Église carolingienne : au mieux elles se cléricalisèrent. À Saint-Omer le saint éponyme avait voulu un « xenodochium cotidiane receptionis », un asile ouvert tous les jours aux étrangers4. Ce fut sans doute, dans la tradition colombanienne, un hospitale scotorum destiné à héberger les pèlerins insulaires, d’où plus tard le nom d’Escoterie. Or cette riche maison n’abrita plus qu’une communauté de quatorze prêtres dits escotiers. Il ne resta, pour l’aumône et l’hospitalité, que les monastères, qui étaient surtout ruraux. Or c’était ès villes qu’étaient les besoins les plus urgents : dans les campagnes le pauvre était pris en charge par ses parents et ses voisins ; dans les villes, mondes plus individualistes, il y avait « plenté » d’immigrés, foison de passants, force déracinés.
4Les œuvres de miséricorde furent prises en mains par les laïques5. Ce furent d’abord des maladreries ou léproseries parce que, dit-on, les croisés avaient rapporté d’Orient le terrible mal ou, plus simplement, un modèle hospitalier. Ainsi à Saint-Omer vers 11006 et par la suite surtout dans les villages. Ce furent ensuite, dès la fin du siècle, surtout dans les villes et du fait des bourgeois et des bourgeoises, des hôpitaux pour héberger les « pauvres membres du Christ » et, de plus en plus, pour les soigner.
5À Arras, douze hôpitaux apparurent de 1177 à 1316. Pour Saint-Omer, on n’en peut guère compter alors que trois, l’un très ancien, comme le suggère son nom, l’Escoterie, dite « au Brule » pour la distinguer de l’autre, qui était en l’âtre, les deux autres postérieurs à 1300, le Soleil et Saint-Louis7. Leur histoire interne n’a pas été étudiée, mais on connaît bien leurs rapports avec les échevins qui, toujours et sans conteste, revendiquèrent « la police et gouvernement » des hôpitaux, églises et autres bonnesmaisons8.
6Trois hôpitaux, c’est peu pour une pareille ville mais, comme on sait, l’âge d’or de la chrétienté ne fut pas le xiiie, plutôt le xve siècle. Saint-Jean fut fondé en 1408 pour accueillir les « pauvres passant ». Dès 1430 il reçut aussi des malades. Mais les sœurs n’aimaient pas soigner les contagieux : elles auraient préféré prononcer des vœux, devenir des nonnes. Le Magistrat sut s’opposer à ce qui n’était peut-être que le désir égoïste d’une vie douillette, à ce qui, sûrement, les aurait soustraites à la juridiction laïque.
7Les échevins du xve siècle limitèrent l’hospitalité afin d’éviter que des pauvres valides s’installassent à demeure dans un hôpital. Le 22 novembre 1454 ils interdirent aux cabaretiers et autres de loger de nuit, pour argent, des mendiants ; ceux-ci devraient aller à l’hôpital, pour une nuit au plus9 : c’étaient des SDF. Certes la ville ne pouvait héberger « toute la misère du monde », mais aussi les mendiants étaient trop souvent des asociaux : dans un monde vidé par la peste, où les salaires flambaient, le problème, pour les autorités civiles, était de mettre tout le monde au travail.
8En second lieu, les échevins veillèrent à la bonne tenue des hôpitaux commis à leur tutelle, l’Escoterie et Saint-Louis dit le Cheval d’Or. En effet le 26 juillet 1376 Catherine, veuve de Jean de la Fontaine « vieswarier » (fripier), avait légué à Saint-Louis sa maison du Cheval d’Or pour y recevoir passants et pauvres malades et c’est là que les sœurs de Saint-Louis se réfugièrent quand les Anglais eurent brûlé leur vieille maison du faubourg (1412).
9En 1416 de nouvelles sœurs furent introduites au Cheval d’Or. C’étaient « de jeunes femmes de bonne vie et conversation, mues de dévotion, vivant de labeur et gardant les pauvres malades », des béguines en quelque sorte. Le Magistrat leur donna une règle quasi monacale avec la pauvreté personnelle, mais la faculté de rentrer dans le monde en abandonnant les biens qu’elles avaient apportés. Dès 1414, il avait conclu de laisser les offrandes pour les pauvres et les sœurs à la disposition de la maîtresse et de confier les dons pour les ouvrages et autres investissements à un avoué. De 1414 à 1424, celui-ci fut Philippe de Sus-Saint-Léger clerc et procureur de la ville. Le « pappier » de ses recettes et dépenses permet de repérer les bienfaiteurs et surtout les bienfaitrices de l’hôpital : un petit cercle de dévotes10. Sans doute en fut-il toujours ainsi : les grands mouvements religieux dont se gargarisent des historiens triomphalistes ne mobilisèrent le plus souvent que des minorités ardentes.
10En 1417, les échevins tentèrent de réformer l’Escoterie. On y recevrait vieillards et malades. Il y aurait huit femmes non-mariées « mues de pure dévotion et carité » et quatre « meschines » (servantes). Ce fut un échec. Donc les sœurs de l’Escoterie furent chassées et la maison unie à Saint-Louis (18 mars 1428).
11Au contraire la réforme de Saint-Louis fut un tel succès qu’en 1435 la ville de Valenciennes demanda que Saint-Omer lui donnât deux ou quatre sœurs du Cheval d’Or pour apporter le bon exemple11. Il en fut de même pour le Soleil qui, vers 1450, donna huit de ses sœurs pour réformer l’hôpital de Dunkerque12.
12Si on y ajoute le rôle de la ville dans la création et la diffusion des sœurs Grises et Noires, qui commencèrent par donner des soins à domicile et à qui, vers la fin du siècle, on confia bien des hôpitaux, il faut convenir que Saint-Omer fut un vrai pionnier dans les déserts caritatifs du xve siècle.
13Pour le diocèse d’Arras avant 1350 on a trouvé 78 maladreries apparues de 1161 à 1347, dont 67 rurales, et 39 hôpitaux apparus de 1177 à 1329, dont 28 urbains13. Quelques comptes des années 1300-1350 permettent de voir le personnel hospitalier.
14Plus anciennes, les maladreries conservèrent le modèle primitif, celui d’une fraternité mêlant les lépreux et des membres sains qui avaient acheté une « prouvende » (prébende). À Saint-Nicolas d’Arras ils étaient vers 1303-1329, 21 : 7 lépreux et 14 prébendés14. À Merc (Marcq-les-Calais) vers 1306-1314, six hommes et de deux à quatre « dames » servies par leurs « mesquines » recevaient de grosses rations de blé dont ils devaient vendre une partie pour payer le reste de leur vivre ; les malades étaient servis par deux « meskines » ; la direction était laissée à quatre hommes commis par les échevins15. De même à Lens vers 1311-131516. Donc jusqu’ici nulle trace d’hospitalières : on n’aperçoit que des domestiques salariées.
15À Saint-Jacques d’Arras vers 1302-1329 point de malades apparemment : c’était plutôt une hôtellerie recevant chaque soir jusqu’à douze clercs et pauvres prêtres couchant dans « de beaux lits blancs » et d’autres logés plus pauvrement, sur la paille sans doute. Le « commun » comprenait six hommes et sept femmes prébendés recevant chacun, pour son vivre, sept mencauds de blé (6,042 hl), plus deux valets et deux « mesquines17 ». À Béthune l’Hostellerie du Bourc recevait aussi des parturientes18. À Douai la maison des Cartriers recevait des grabataires : 54 en 1326, dont un tiers mourut dans l’année. Y ajouter 10 « maisnies » (domestiques) et 11 « provendières » dont deux servaient comme « mesquines » du dortoir. À la tête, un maître19. Toujours à Douai on trouve, chez les Trouvés, vers 1311-1328, une maîtresse avec une compagne et une ou deux « mesquines » pour un nombre variable d’orphelins, de 10 en 1311 à 27 en 1324, et de « provendières », de 18 en 1311 à 7 en 132820.
16Il y avait donc souvent dans ces hôpitaux plus de prébendés riches que de malades et de pauvres : poids de la tradition ? Au contraire à Gosnay, près de Béthune, le petit hôpital fondé sans doute dans la décennie 1320 par le célèbre Thierry d’Hireçon était une sorte de polyclinique. Dans les sept comptes de 1334-1343 on peut compter 65 malades y ayant passé en moyenne 61 jours et dont 7 moururent ; les « femmes gisant d’enfant » y étaient gardées un mois et remontées par 8 lots (16 litres) de vin ; par « les froidures del iver » on distribuait du blé à quelques dizaines de nécessiteux. Le personnel, réduit au minimum, comprenait un « warde et gouverneur » et deux salariés : un valet pour exploiter les terres (7,45 ha), fort bien d’ailleurs, et une « meskine ». S’y ajouta en 1334 une « rendue » non salariée mais logée, nourrie, vêtue et chaussée.21
17Il y avait aussi en 1319, au Grand Hôpital de Béthune, des « rendus » des deux sexes22. Certains ont cru voir dans ces rendus et ces rendues la trace d’une aspiration à la vie religieuse, « une spiritualité pour les laïcs ». C’est sans doute exagérer. La nouveauté, c’était que ces rendus ne se contentaient plus de recevoir une prébende à dépenser chacun de son côté, mais qu’ils s’intégraient dans une communauté hospitalière, pour y servir peut-être.
18À Hesdin l’Hôtel Dieu fondé par Mahaut d’Artois (1302-1329) reproduisait en plus grand le schéma de Gosnay, celui de son ministre Thierry d’Hireçon : seize pauvres en moyenne, dont quatre « ajustes » (accouchées) recevant leurs huit lots de vin jusqu’à leurs relevailles et, l’hiver, du blé pour quelques dizaines de pauvres. Le personnel comprenait une maîtresse (la comtesse était féministe), deux valets (portier et queux) et cinq « meskines » servant sans doute de jour puisqu’il fallait une femme « pour warder malades au dortoir », sans doute la nuit, et une autre « gisant en l’ajusterie », avec les parturientes. Donc nulle trace ici, même lointaine, de sœurs hospitalières23.
19À Arras, le gros hôpital Saint-Jean en l’Estrée fondé par le comte Philippe d’Alsace, donc avant 1191, était beaucoup moins moderne. Vers 1303-1329, il comptait douze frères et dix-sept sœurs, plus trois valets et quatre « mesquines » pour servir le commun et les malades ; pour ceux-ci il y avait trente-deux lits, plus huit dans l’infirmerie et neuf dans l’« ajusterie » ; y ajouter les prébendiers ayant acheté leur prébende (pour 40 livres l’une en 1304). En fait il y eut, en 1308, 45 malades et 44 « haitiés » (sains) et on ne vêtit que 38 personnes. Il y avait deux dortoirs séparés pour hommes et femmes. Un prêtre était salarié pour chanter la messe tous les jours dans la chapelle de la salle des malades24. Que de prébendés bien portants dans ces hôpitaux du premier xive siècle : autant ou plus que de pauvres ! Et pour servir « le commun et les malades », des « mesquines », non des sœurs.
20Un sondage dans les comptes de Saint-Julien de Cambrai25 montre ce qu’étaient, vers 1371-1380, les sœurs hospitalières. Les « dames » étaient des demoiselles de bonne famille ayant apporté des dots confortables, maisons, rentes, argent sec (de 75 à 108 livres). Elles étaient bien nourries, avec du vin les dimanches et fêtes, et richement vêtues : tous les ans elles recevaient trois paires de souliers, une paire de chausses de blanc drap, plus parfois une cotte, un manteau, un scapulaire, des paires de manches, des voiles, et au moins deux sarraux de grosse toile. En outre on leur donnait quelques francs « pour leur vestiaire ».
21Cependant elles gardaient leur fortune personnelle. De plus, elles touchaient quelques francs sur les dots des nouvelles venues, « pour leurs joyaux ». Elles vendaient le fil et le tissu qu’elles avaient fabriqués. Elles avaient chacune leur cellule qu’elles meublaient à leurs frais, où une femme les gardait en leurs maladies. Plusieurs fois par an elles dînaient en ville, chez les chanoines, ou faisaient des parties de campagne. À leur mort elles testaient, fondaient des obits. L’hôpital leur faisait de riches funérailles et, si elles appartenaient à une confrérie, payait leur « morte main ».
22Évidemment ces dames n’étaient pas des religieuses liées par le vœu de pauvreté, ni par la clôture. Ce qui les distinguait des pensionnaires, que parfois elles prenaient, c’était le service des malades. Dans cette décennie 1371-1380, Saint-Julien dut en héberger en moyenne une soixantaine. Or il n’y avait qu’une « mesquine de la salle », qui ne pouvait suffire à tout jour et nuit. Les dames devaient être de service à tour de rôle. Le prouveraient et les sarraux qu’on leur donnait, et leur forte mortalité. De 1371 à 1380 le nombre des dames varia de quatre à six, dont quatre sûrement moururent, voire sept. On peut aimer les bijoux et savoir mourir au chevet des contagieux.
23Ces dames n’étaient certes pas des nonnes, mais elles étaient des hospitalières authentiques. C’est une nouveauté. Vers 1200 les voix les plus autorisées s’étaient indignées, déjà, qu’il y eût dans les hôpitaux et les maladreries tant de riches et de bien portants. Le propos initial avait sans doute été de constituer des communautés fraternelles de riches et de pauvres, bien et mal portants mêlés. Certains avaient vu là le moyen de caser leur chétive existence ou celle de leurs rejetons et les hôpitaux étaient devenus des maisons de retraite pour les riches. Le mal fut bien identifié et dénoncé, non éradiqué ni combattu : le clergé se satisfaisait de formules comminatoires. Les laïcs agirent, après 1400 bien sûr car, on le sait, le xve siècle fut le siècle d’or de la chrétienté.
24Le 7 juin 1438 Philippe le Bon, à la prière de « sa très sainte compagne la duchesse Isabeau », réforma Saint-Jean d’Arras. Il réduisit le « couvent » de seize membres (8 hommes et 8 femmes) à dix (3 et 7) ; il interdit que les frères et les sœurs vendissent leurs pains et prébendes, qu’ils quittassent la maison en emportant leurs meubles et leurs biens, qui devraient « demeurer audit hospital26 ». C’était une réformette, un tout petit pas vers la vie religieuse.
25Celle-ci avait été établie à Lille pour l’hôpital Notre-Dame dit Comtesse, car fondé en 1236 par la comtesse Jeanne « pour l’usage des pauvres malades ». En 1245, les frères et les sœurs avaient adopté la règle de saint Augustin, bientôt imités par ceux des hôpitaux de Seclin en 1251 et d’Orchies en 126427. Puis le mouvement tourna court. Il ne reprit qu’en 1444-1454 quand les sœurs de Saint-Sauveur de Lille adoptèrent l’habit et la règle des Augustines.
26Les belles archives de Saint-Sauveur28 permettent de suivre d’assez près l’évolution exemplaire d’un hôpital flamand de 1200 à 1500. L’hôpital Saint-Jean-l’Évangéliste, dit Saint-Sauveur, fut fondé vers 1200-1214 par Jeanne de Houplines « et sa maisnie » : conversion collective à la vie de pauvreté29. Au commun des frères et des sœurs s’ajoutèrent bientôt des « familiers ». Certains auteurs ont voulu en faire des « donnés », des laïcs portant l’habit et menant la vie des pénitents publics, ayant la spiritualité des convers30. C’est une illusion, car ce n’étaient, comme partout, que des prébendés ou des pensionnaires.
27Plus gênante fut l’insistance des riches bourgeois pour faire entrer dans l’hôpital leurs cadettes en surnombre. En 1233, en 1278, en 1280, en 1293 on dut sévir pour limiter l’effectif à six sœurs et deux frères. En 1309 encore la prieure se disait « opprimée par les prières des magnats » voulant caser des filles31. On en resta donc au nombre de six sœurs et de deux frères, l’un des deux étant le chapelain, qui ne vivait pas à l’hôpital, l’autre étant un humble factotum.
28Quoiqu’un « maître » soit cité en 1285, il semble que la direction et la gestion aient été très vite confiées à la maîtresse, dite « prieuse » en 1253. La tutelle, d’abord disputée entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir laïc, fut attribuée par le roi à son bailli de Lille (23 octobre 1301), ce qui donna d’excellents résultats. La prieure, sans doute élue par ses sœurs, était responsable sur ses biens propres de sa gestion financière : elle honorait les rentes impayées et couvrait les déficits. Bien des comptes se soldèrent par une dette à la prieure, que celle-ci se remboursait l’année suivante, si du moins elle était encore en vie. « Madame » étant morte en 1351 en cours d’exercice, la nouvelle supérieure refusa de se charger des dettes de la défunte et même du déficit du compte de 1350, qui n’avait pas encore été rendu. Ces déficits devaient être couverts par la succession de la feue.
29Quant aux malades, à en juger par la consommation de pain, ils furent de moins en moins nombreux : 87 en 1285, 66 en 1355, 36 en 1358 et 14 en 1467. D’abord il y avait de plus en plus d’hôpitaux mais aussi, résultat positif des pestes, de moins en moins de malades et, en cet « âge d’or des salariés », de moins en moins de pauvres. Ceux que les textes appellent les « pauvres malades » étaient des malades dignes de compassion, non des malades pauvres : à leur mort ils laissaient souvent de riches effets, voire des bourses rebondies. L’hôpital était sans doute plus une « maison de santé » qu’un asile de nuit pour SDF.
30Saint-Sauveur remplaça les loqueteux par des pensionnaires payant 3 ou 4 livres par mois ou, « pour avoir son pain » à vie, de 200 à 250 livres. C’étaient des prêtres, des damoiselles, de jeunes fils, des jeunes filles à marier. Plus encore qu’une maison de retraite, Saint-Sauveur devint un couvent, et les sœurs des religieuses. Le pas fut franchi de 1444 à 1454. Le 22 avril 1444 l’évêque promulga une « ordonnance de vivre selon religion » pour les religieux ( ?) et religieuses de Saint-Sauveur. Il y est question de noviciat, de profession, des trois vœux, des prières, des jeûnes et d’une vie claustrale toute monacale y compris, dure pour des femmes, la loi du silence32. Puis, le 6 août 1453, l’évêque donna aux sœurs la règle de saint Augustin33. Les 27 juin 1454 et 12 mai 1455 le pape octroya ses bulles34. Les 7 et 8 décembre l’évêque de Sarepta bénit le cimetière et reçut les sœurs à profession35.
31Tout cela coûta bien 109 livres. Par exemple il fallut aller en Hollande, sans doute pour requérir l’appui de la duchesse, grande réformatrice devant l’Éternel, contre les chanoines de Saint-Pierre et le curé de Saint-Sauveur. Celui-ci vendit ses droits paroissiaux pour 64 sous par an (Ô simonie !) mais le chapitre fut plus coriace : il fit appel au roi. Ce fut une affaire d’État mais le duc, qui n’aimait pas ça, fit plier ces messieurs en 145736. Une fois de plus le clergé se crispait sur ses droits acquis. Une fois encore les laïcs promouvaient la réforme.
32Cette conversion produisit divers effets. D’abord la gestion de la maison fut ôtée à la prieure et laissée au frère, qui fut un prêtre dévot mais incapable, sous le contrôle inefficace d’un évêque lointain et indifférent. Ce fut une catastrophe financière. Ensuite les sœurs renoncèrent à toute propriété personnelle. Jusque-là chacune des « demoiselles » avait eu ses revenus et, chaque année, 50 sous « pour son vestiaire » : la coquetterie devait y trouver son compte. Dès 1444 cette allocation fut supprimée et l’hôpital acheta les souliers et les draps (blanquet et brunette). En contrepartie chaque sœur apportait une dot « quand le pain lui (était) donné et qu’elle (était) voilée ». Le tarif varia de 100 à 300 livres. En 16 ans, de 1442 à 1458, trois dots furent apportées ; cela fait six en 32 ans, le temps de renouveler l’effectif. Ce devait être la durée moyenne de la vie d’une sœur.
33La vie quotidienne de ces hospitalières se laisse deviner. Comme leur vocation était le service des pauvres malades, elles devaient à tour de rôle les garder et les soigner de leurs blanches mains, d’autant que, vue la hausse des salaires, le nombre des « meschines » avait beaucoup diminué. D’autre part les offices furent assez astreignants. La règle de 1444 avait distingué trois niveaux de sœurs : celles qui ne connaissaient que le pater, le credo et l’ave, celles qui connaissaient les sept psaumes, celles qui pouvaient réciter l’office selon l’usage de Notre-Dame de Tournai. De fait on trouve dans les comptes des dépenses pour acheter « un neuf psautier et unes heures » ou pour faire relier un psautier dépenaillé.
34Enfin les doigts des sœurs ne restaient pas inactifs. Jusqu’en 1365 elles avaient filé le lin de leurs terres, de quoi tisser une centaine d’aunes par an. Ensuite, plus rien. Dès 1446 elles se remirent au travail : elles filèrent la laine, de quoi gagner une centaine de livres par an dans les années 1470. Cette conversion au travail manuel met une dernière touche au propos de vie de ces religieuses : elles s’efforcèrent de vivre, non seulement avec les pauvres, mais comme eux.
35Cette étude appelle une conclusion majeure : ce que les hospitalières ont introduit dans la spiritualité médiévale, c’est la notion de service, « Servir nos seigneurs les pauvres », telle fut leur devise, parfois déclarée. Or l’historien peut fouiller toute sa vie dans les histoires de l’église, c’est-à-dire du clergé, sans jamais trouver ce mot sacré, service. Le Dictionnaire de spiritualité contient, au mot « servir », une très longue exégèse du Nouveau Testament, puis plus rien ; cependant, dit l’auteur en conclusion, « rien ne peut mieux caractériser la vie spirituelle du chrétien que le service comme expression réaliste de l’amour ». Seules apparemment les hospitalières le comprirent. C’est aux femmes qu’appartient l’honneur d’avoir, les premières, servi.
Notes de bas de page
1 Goglin Jean-Louis, Les misérables dans l’Occident médiéval, 1976.
2 Mollat Michel, Les pauvres au Moyen Âge, 1978.
3 Bailly Paul, « Ordres hospitaliers », Dictionnaire de spiritualité, t. 7, col. 784-808
4 Guérard Benjamin, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Bertin, 1841, p. 18.
5 Delmaire Bernard, Le diocèse d’Arras de 1093 au milieu du xive siècle, 1994, p. 277-286.
6 Guérard B., op. cit., p. 237.
7 Deschamps de Pas Louis, Recherches historiques sur les établissements hospitaliers de la ville de Saint-Omer, 1877.
8 Bibl. mun. de Saint-Omer, ms. 933, p. 788. Arch. mun. Saint-Omer, boîtes 145, 228.29 et 30, 290.7, 2G760.8.
9 Ibid., Table des règlements politiques, t. 2, p. 52.
10 Ibid., boîte 268.17.
11 Ibid., boîte 268.9.
12 Bibl. mun. de Saint-Omer, ms. 926, p. 213.
13 Delmaire B., op. cit., p. 279-282.
14 Arch. dép. Pas-de-Calais, A899
15 Ibid., A898.
16 Ibid., A896
17 Ibid., A899.
18 Ibid., A897.
19 Arch. mun. Douai, GG188.
20 Ibid., GG189.
21 Arch. dép. Pas-de-Calais, A893 et 894.
22 Ibid., A895.
23 Ibid., A890-892
24 Ibid., A887-889. Richard Jules-Marie, Cartulaire de l’hôpital Saint-Jean en l’Estrée d’Arras, 1888.
25 Arch. dép. Nord, 172H66-73. Bibl. mun. Cambrai, 1E.2.
26 Richard J.-M., op. cit.
27 Arch. hospitalières Lille, fonds I, n° 1, 15, 46, 61, 80.
28 Ibid., fonds VI, Arch. Saint-Sauveur, ci-après ASS.
29 Derville A., « Fondation, institution et commencements de l’hôpital Saint-Sauveur de Lille », à paraître dans la Revue du Nord.
30 Miramon Charles De, « Les donnés à Lille au Moyen Âge : une forme de vie religieuse laïque », Revue du Nord, t. 76, 1994, p. 231-253.
31 ASS, A6, n° 5, 8, 9, 11, 12, 17.
32 Ibid., A6.24.
33 Ibid., A6.26.
34 Ibid., A6.27.
35 Ibid., A6.28.
36 Ibid., A6.32-35.
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