La Chronique abrégée des rois de France de Guillaume de Nangis :
trois étapes de l’histoire d’un texte
p. 39-46
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Index géographique : France
Texte intégral
1Guillaume de Nangis, archiviste de l’abbaye de Saint-Denis de 1289 à 1300, est assurément la grande figure de l’atelier historiographique dionysien au tournant du xive siècle. De cet auteur prolifique il n’est plus nécessaire de présenter la chronique universelle ou les Gesta de Louis IX et de Philippe III1. Sa Chronique abrégée des rois de France, dont le texte n’a fait l’objet que d’une édition très partielle2, est en revanche moins connue et moins fréquentée par les historiens3. Il s’agit d’un guide conçu par Guillaume dans l’esprit de celui qu’écrivit Rigord au xiie siècle à l’usage des visiteurs de la nécropole royale. Il se présente sous la forme d’une succession de notices, une par roi, donnant la filiation, la descendance, les faits marquants du règne et mentionnant pour finir la sépulture. D’abord rédigée en latin et sous la forme d’un arbre généalogique, cette œuvre fut très vite traduite en français et c’est dans cette langue qu’elle connut sa plus large diffusion.
2En 1873, dans une longue contribution publiée dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres4, Léopold Delisle, le premier, inventoria les manuscrits du texte français, les classant en différentes versions s’échelonnant entre 1300 et 1384. Trois ans plus tard, au Vatican, il mettait la main sur un exemplaire (Vat., Reg. lat. 574) qu’il pensa être l’original de la version latine mais c’est finalement à Henri Moranvillé qu’en revint la découverte en 1890. Le manuscrit BNF, lat. 6184 est aujourd’hui considéré unanimement comme le témoin original du texte latin auquel l’auteur se réfère expressément dans le prologue qu’il place en tête de la version française : « Je, frere Guillaume diz de Nangis, moine de la devant dicte eglise de Saint Denis ay translaté de latin en françois […] ce que javoie autrefois fait en latin selon la forme dun arbre de la generacion desdis roys5… »
3La trentaine de manuscrits repérés à ce jour (toutes versions confondues) témoigne d’un succès qui ne se démentit pas jusqu’à la fin du Moyen Âge. Ce texte, initié par Guillaume de Nangis, puis amplifié et continué par d’autres a bel et bien rencontré un public et tient sa place dans la construction d’une culture historique dans le royaume de France aux xive et xve siècles. Sans qu’il soit question ici de lui consacrer une étude exhaustive, rendue très complexe en raison de la multiplicité des versions, il est néanmoins possible d’aborder trois points : la datation de la version latine, les relations entre cette version latine et la première version française (famille A du classement de Delisle), la mise en œuvre de la version amplifiée à travers son « tronc commun » allant jusqu’en 1303, dans les manuscrits des familles B, C, D, toutes trois rédigées dans la première moitié du xive siècle et donc séparées des familles E et F par une bonne quarantaine d’années.
Une version originale achevée au lendemain
de la canonisation de saint Louis
4La datation de la Chronique abrégée des rois de France a fait l’objet d’un débat au cours des années 1876-1890. Les érudits tombèrent rapidement d’accord sur la date de la version française : le terminus ante quem était 1300 en raison de l’interruption simultanée de la chronique universelle et de l’activité de Guillaume de Nangis à cette date6 ; le terminus a quo pouvait être placé après 1297 puisque Louis IX était qualifié de saint dans cette version7. La datation de la version originale en latin posa davantage de difficultés. Examinant le manuscrit Vat., Reg. lat. 574, L. Delisle relevait que Louis IX y était exclusivement appelé octavus. Il en concluait que ce texte, qu’il pensait être la version originale, avait été rédigé avant 1297. En 1883, Henri-François Delaborde proposa la date de 1292-1293 sur témoignage des livres de comptes de l’abbaye dans lesquels apparaissait à cette date une rémunération allouée à Guillaume de Nangis « pro cronicis abbreviandis et illuminandis8 ». Quelques années plus tard, cette démonstration était remise en cause par H. Moranvillé qui proposait plutôt la date de 1285 et voyait dans l’œuvre un don de joyeux avènement pour Philippe le Bel. Mais cet érudit, qui venait pourtant de mettre en évidence le caractère original du lat. 6184 (dessins marginaux d’un arbre généalogique en rapport avec le texte, chaque notice commençant par Iste), continuait à raisonner pour la datation à partir du manuscrit du Vatican, ou plutôt de l’observation qu’en avait faite L. Delisle. Il lui échappa que le manuscrit qu’il avait sous les yeux présentait une variante considérable dans la notice consacrée à Louis IX. En effet, dans le cartouche marginal de ce manuscrit lat. 6184 le roi est expressément désigné comme « Ludovicus octavus et sanctus ». Et, dans la notice, après avoir longuement énuméré les vertus, les miracles et les fondations de Louis en se référant explicitement à une vita probata9, Guillaume concluait : « Quibus [miraculis] informatus etiam sanctissimus pater et dominus Bonifacius VIIIus, […] dictum beatum Ludovicum cathalogo sanctorum ascripsit anno incarnationis dominice MCCnonagesimo. Cuius festum celebratur VII Kalendas septembris in crastino beati Bartholomei apostoli. » En dépit du millésime incomplet, ce passage ne laisse aucun doute : si le manuscrit lat. 6184 est bien le témoin de la version latine originale de la Chronique des rois de France de Guillaume de Nangis, et sur ce point la démonstration de Moranvillé demeure tout à fait convaincante, cette version ne peut avoir été rédigée avant la canonisation de Louis IX en 1297. Dès lors, il faut considérer que le manuscrit Vat., Reg. lat. 574, copie par ailleurs non exempte d’erreurs, ou bien a omis le qualificatif de « sanctus », ou bien constitue le témoin d’une version antérieure, remontant peut-être à 1285 et qui justifierait les émoluments attribués à Guillaume en 1292-1293 « pro cronicis abbreviandis et illuminandis ». On pourrait imaginer le scénario suivant : vers 1285, Guillaume se voit chargé par ses frères d’actualiser le petit guide-chronique de Rigord. Le réaménagement des tombeaux ordonnés par Louis IX avait rendu nécessaire ce travail, la production des chroniques latines en offrait la matière, l’afflux des visiteurs, attirés par les miracles opérés sur le tombeau de Louis IX, désignait un public potentiel. Les années suivantes, bien remplies par la rédaction simultanée de la chronique universelle et des Gesta de Louis IX et Philippe III ne laissèrent guère à Guillaume le loisir d’achever sa tâche, à moins qu’il n’ait préféré attendre l’issue espérée du procès de canonisation. Dès que celle-ci fut officielle, il put achever son travail et rédiger pour Philippe IV une dédicace qui prend alors une double résonance10 :généalogique qui lui était proposé, non seulement le roi pouvait connaître comment le glorieux sang troyen coulait dans ses veines, mais il pouvait aussi apprendre, comme dans un miroir, les actions de ses prédécesseurs. Et y avait-il un modèle de vertu plus grand que son grand-père solennellement porté sur les autels ? La sainteté venait s’ajouter au prestige des origines troyennes. Ce double héritage que revendiquait le Capétien, il convenait dès lors d’y faire adhérer l’ensemble du royaume, et d’abord la noblesse. C’est dans cette perspective que Guillaume entreprit la traduction de son texte original en langue vulgaire afin, dit-il, « que cil qui latin n’entendent puissent scavoir et congnoistre dont si noble gent et si benereuse lignée descendi et vint premierement11 ».
La version A : traduction et adaptation
du texte par Guillaume de Nangis
5La version française, telle qu’elle fut mise en œuvre par son auteur initial, est conservée par cinq témoins, dont les plus proches de la traduction primitive sont le manuscrit BNF, lat. 5696 (main appartenant à la première moitié du xive siècle) et surtout le manuscrit BNF, fr. 6763, une copie du xve siècle sans doute établie à partir d’un témoin beaucoup plus ancien12.
6Dans sa présentation générale, l’œuvre a fait l’objet de modifications notables. Ainsi, aucun des témoins ne comporte la moindre trace d’arbre généalogique. D’ailleurs, le cartouche dans lequel était inscrit le nom du roi a été déplacé des marges du texte en-tête de la notice correspondante à chaque règne. Et celle-ci ne s’ouvre plus sur la filiation mais sur la date de l’avènement, établie selon l’année de l’Incarnation. Il semble que l’on soit passé, en ce qui concerne la forme, d’un arbre généalogique à un catalogue13.
7Cette traduction est dotée d’un prologue remanié. À la dédicace à Philippe le Bel, Guillaume a substitué quelques lignes à travers lesquelles il s’adresse au nouveau public à qui est destiné le texte français : les nobles visiteurs de la nécropole royale14. En revanche, la traduction s’achève, et c’est nouveau, sur les débuts du règne de Philippe IV et sur une prière pour le roi et sa famille15. Cette prière pour les vivants mentionnant la reine Jeanne de Navarre confirme que la rédaction de ce texte est antérieure à la mort de celle-ci en avril 1305, qu’elle intervient à un moment où la continuité du sang royal paraît parfaitement assurée.
8Si, dans cette version française, la plupart des notices offrent une traduction fidèle du texte latin, on est cependant loin d’une simple superposition des deux textes. Ainsi la notice de Louis IX et la liste de ses miracles ont-elles été fortement abrégées, l’accent étant déplacé vers les réformes entreprises après 125416. Trois autres notices au moins font l’objet d’ajouts. La première est celle de Childéric17. Après avoir, conformément au texte original, évoqué l’exil subi par ce roi pour avoir séduit les filles des grands du royaume, la version française, résumant trois chapitres du Roman des rois de 18introduit l’histoire du demi-denier d’or confié par le roi lors de son départ à Guidemer, afin « que celui-ci recherchât pour lui la paix avec les Francs ». Ces derniers, bientôt exaspérés par la tutelle du romain Egidius, chargèrent effectivement Guidemer de rappeler le roi et se réconcilièrent avec lui. De nouveau unis, ils chassèrent Egidius et étendirent leur domination.
9Dans la notice sur Charlemagne, alors qu’à la suite de l’énumération des conquêtes le texte latin enchaînait sur la restauration de Léon III et le couronnement impérial, la version française, résumant à nouveau l’œuvre de Primat, relate comment Charles vint à Saint-Denis déposer sur l’autel des martyrs quatre deniers d’argent en témoignage de reconnaissance et en signe de soumission à l’égard de saint Denis19.
10Enfin, dans la notice de Charles le Chauve, on constate l’insertion d’un paragraphe, toujours emprunté à Primat, relatant comment le roi, après son couronnement impérial, apporta à l’abbaye les reliques des Saints-Clous de la Passion et une partie de la Couronne d’épines que Charlemagne avait déposés à Aix-la-Chapelle et comment, en leur honneur, il octroya des privilèges à la foire du Lendit20. La notice s’achève sur une nouvelle variante, indépendante cette fois du Roman des rois, qui évoque l’octroi par Charles le Chauve « a un chevalier qui Baudouyn estoit apelez [de] la conte de Flandres que il gardoit en la main le roy, avecques une sene fille quil ot par mariage21 ».
11L’examen de ces trois variantes, dont on aura noté la source commune, suffit à mettre en évidence les deux préoccupations majeures qui présidèrent à l’élaboration de cette traduction : avant tout, rappeler le lien entre le roi et Saint-Denis, mais aussi, encourager la noblesse dans sa cohésion autour du roi et pour le bien du royaume.
12Cette famille A circula pendant plusieurs décennies, comme un texte vivant, indépendamment des versions qui la suivirent et l’amplifièrent. Ainsi, sans doute dans le courant des années vingt du xive siècle, jugea-t-on nécessaire de retoucher les termes de la prière pour le roi et les siens, devenus dramatiquement anachroniques : « Le roy Phelipe out à sa femme Jehanne […] de laquelle il eut trois filz, Loys, Phelippe et Charles, qui puis furent tous trois roys de France, l’un après l’autre, et Robert, qui mourut en son enfance22. » Sous le règne de Philippe VI, entre 1332 et 135023, vraisemblablement à Saint-Denis et mettant à profit les différentes productions de l’atelier historiographique, un scribe s’efforça de donner une suite au texte en en respectant scrupuleusement la structure. Il élabora pour Philippe le Bel et ses trois fils des notices dont la concision reste bien dans l’esprit du texte original. Il y enregistrait l’année de l’avènement, les principaux faits du règne, la descendance et terminait sur la durée du règne et la sépulture du souverain, en la situant avec un net souci de précision dans la nécropole royale. Ce manuscrit BNF, lat. 5696, témoignait de la volonté des moines dionysiens d’actualiser le petit guide conçu par Guillaume pour l’usage des visiteurs de l’abbaye. C’est aussi à Saint-Denis mais après la mort de Guillaume que fut amplifié son texte initial.
La première amplification allant jusqu’en 1303
13L. Delisle a rassemblé dans trois familles les manuscrits d’une version amplifée de la Chronique abrégée allant d’abord jusqu’en 1303 (B), puis continuée jusqu’en 1316 (C) et 1321-1323 (D). Cette chronique amplifiée se distinguait à ses yeux par deux éléments principaux : dans le prologue, un paragraphe additionnel relatant la fondation de Paris24 et dans le récit, la présence de nombreuses interpolations.
14L’observation des manuscrits de ces trois familles permet de se faire une idée de l’important développement du texte et de sa conception formelle largement renouvelée. Alors que le récit, pour une même période considérée, couvre une quinzaine de feuillets dans la version latine et, selon la taille du manuscrit et sa mise en page, une vingtaine de feuillets dans sa traduction, la chronique amplifiée s’étend en général sur une cinquantaine de feuillets25. Les notices brèves ont totalement disparu au profit d’une structure en chapitres, certains pouvant s’étendre sur plusieurs dizaines de feuillets, rythmés par une forme annalistique de plus en plus régulière. Tous ces chapitres ou presque ont été dotés d’un titre, souvent rubriqué, que l’on retrouve d’un manuscrit à l’autre et qui ont parfois été collationnés au sein d’une table des matières ouvrant ou clôturant le texte26. Ces titres désignent d’abord les rois, plusieurs d’entre eux recevant un surnom absent des versions antérieures mais qui se fixe pour les versions suivantes : « Loys li sisieme dit le gros », « Lois li VIIme dit le jeunes », « Phelippe auguste qui conquist Normandie », « Loys li VIIIe qui fu pere S. Loys », « Phelippe fiex Saint Loys ». Les digressions adoptent un titre à la forme plus développée : « Ici povez savoir en quel temps la sainte terre de Jerusalem fu conquise de Godefroi de Bouillon », « C’est la bataille de Bouvines », « Ici povez oir un notable de la fleur de lis que les rois de France portent en leur armes27 », « Ci apres povez savoir et escouter la bataille de Monz en Poivre en Flandres du roy de France Phelippe et de ses Francois contre les Flamens28 ». Enfin, le texte de cette version amplifiée est souvent doté d’un titre général, sur lequel nous reviendrons à la fin de l’étude.
15Les titres de chapitre permettent de repérer aisément les interpolations dans le cours de l’œuvre. Certaines ont trait à la croisade en Orient et à diverses batailles, autant d’épisodes permettant de mettre en scène la noblesse qui, absente du texte latin et faisant timidement son entrée dans la traduction française, devient ainsi un « héros collectif » de la chronique, comme elle l’était déjà dans le Roman des rois29. Mais Saint-Denis renforce aussi sa présence. L’histoire de la fondation de l’abbaye par Dagobert est désormais suivie d’un chapitre consacré à sa dédicace : « Ici apres poves ouir comment ly eglises. Denis fu fondee et dequi30. » Puis vient un autre chapitre intitulé « Comment saint Denis delivra lame Dagoubert des mains au deable31 ». Il raconte comment Dagobert menacé dans son salut pour avoir spolié les églises, reçut de saint Denis et de ses compagnons l’aide nécessaire qui lui permit de gagner le Paradis. L’épisode se présente comme un résumé très simplifié de la Visio Iohannis tirée des Gesta Dagoberti et reprise par Primat32. Le rôle des saints Martin et Maurice y est minoré au profit de celui de saint Denis et de ses compagnons. En conclusion, l’auteur de l’amplification ajoute : « Et se de ce me mescrees, ales a Saint Denys en France en leglise et regardez devant lautel ou len chante touz les iours la grant messe ou li roys Dagoubers gist, la verrez vous au dessus de lui ceu que je vous ai dit pourtrait et de noble œuvre richement enluminée. » Il révèle ainsi sa source directe, non textuelle mais iconographique : la représentation de la Visio Iohannis sur le tympan du portail gothique qui surmontait le tombeau et le gisant de Dagobert. Réalisé sur commande de Louis IX par un artiste parisien vers 1253-1254, cet édicule avait été mis en peinture vers 1303 grâce à une somme d’argent provisionnée par le roi à cet effet33. Décidément familier des lieux, l’auteur récidive quelques folios plus loin, dans une description, tout aussi personnelle, du tombeau de Philippe III : « Lesquiex Phelippe et Yssabiau sont maintenant eslevez de terre par II pies ou environ en belle coulombe de marbre bis en biaus ymages dalebastre richement et merveilleusement ouvres de tres nobles et gentille euvre. Les quiex aucuns venans a leglise de Saint Denis en France pevent veoir aussi gentement mis en la destre partie du moustier en une huche de lez le saint roy Loys34. » Rappelant la fondation de l’abbaye et attirant volontairement l’attention des visiteurs et des lecteurs sur les embellissements de la nécropole royale en leur livrant une lecture du programme iconographique, l’auteur de l’amplification insiste sur l’alliance entre le roi et son saint patron afin sans doute de revivifier aux yeux de tous le lien entre l’abbaye royale et le souverain régnant.
16À quelle matière a-t-il puisé pour développer le texte de la Chronique abrégée ? L’examen des éléments insérés dans la notice de Louis VI et relevés par L. Delisle35met sur la piste de la source principale. Tous en effet sont tirés de la chronique universelle de Guillaume de Nangis36. Des sondages opérés pour les règnes de Louis VIII, Louis IX, Philippe III et Philippe IV confirment le recours à cette même source et un même processus compilatoire : l’auteur de la chronique amplifiée suit le déroulement de la chronique universelle, en en résumant parfois le récit (les conquêtes de Louis VIII37), en en retenant exclusivement les éléments concernant le roi, le royaume38… et Saint-Denis39. On peut déduire de cette comparaison que la chronique amplifiée a bien utilisé directement et jusqu’à son terme le texte latin de la chronique universelle de Guillaume de Nangis, en en proposant d’ailleurs, souvent une traduction plus proche et plus rigoureuse que celle que feront plus tard Les Grandes Chroniques de France40.
17Le travail d’amplification mena le récit jusqu’à l’année 1303 et la mort de l’abbé de Saint-Denis, Renaud Giffart (11 mars 1304 n. s.). Aux trois témoins de la famille B qui en conservent la trace vient s’ajouter le manuscrit BNF, fr. 10133, classé par L. Delisle dans la famille D. Le texte composé sur deux colonnes s’interrompt au même point du récit, laissant en blanc la colonne de droite (f° 59 v°). Les deux cahiers suivants copiés par une nouvelle main et dans une mise en page un peu différente41 entérinent l’interruption en ne reprenant le récit que quelques mois plus tard, au moment de la bataille de Mons-en-Pévèle en août 130442. Ce n’est donc pas avant 1304 que fut mise en œuvre cette entreprise historiographique. Le témoignage direct porté par l’auteur sur le tombeau de Philippe III renvoie au-delà des années 1308-1310 qui virent l’achèvement de ce programme funéraire43. Peut-être même faut-il encore repousser la date de la rédaction au-delà de la mort de Philippe le Bel. Dans la liste des enfants de Philippe III, celui-ci n’est-il pas mentionné comme le roi « qui regna apres lui » et non comme le roi régnant44 ? On pourrait s’étonner de cette date finalement tardive. Sans doute s’explique-t-elle par la désorganisation du scriptorium dionysien après la mort de Guillaume de Nangis. Comme les premières continuations latines de la chronique universelle, cette amplification de la Chronique abrégée témoigne de la reprise des activités de l’atelier sous l’abbatiat de Gilles de Pontoise.
18En renonçant dès la traduction française de son texte à la forme de l’arbor genealogie, Guillaume de Nangis a abandonné un genre historiographique que d’autres allaient pourtant embrasser avec un certain succès45. Son choix fut plutôt de raconter dans la langue vernaculaire mais sans sacrifier à la brièveté, la succession des rois. L’amplification ne revint pas sur ce parti pris mais répondit plus encore au goût des lecteurs en développant de nombreux épisodes de l’épopée du roi et de ses barons. Mais ni la Chronique abrégée ni son amplification ne négligèrent de rappeler la place de Saint-Denis dans l’histoire du royaume.
19Ce faisant, Guillaume et celui qui reprit son œuvre rejoignaient les préoccupations qui avaient été celles de Primat dans la rédaction du Roman des rois. Le public visé était en fait le même et très tôt, des compilations communes des deux œuvres furent envisagées. Dans le second quart du xive siècle, la Chronique abrégée de Guillaume de Nangis et son amplification offraient aux scribes du fr. 2600 et à celui du fr. 10132 la possibilité de poursuivre le récit de Primat au-delà de 1223 ; composé au xve siècle, le fr. 2622 présente un choix radicalement différent : le texte des Grandes chroniques à partir de 1223 est précédé de celui la Chronique abrégée qui tient lieu de résumé jusqu’à cette date, non sans que l’on y ait interpolé quelques chapitres de Primat pour enrichir les notices de Dagobert et de Charlemagne. Les titres dont ont été dotés plusieurs des manuscrits de la version amplifiée disent assez bien la parenté alors ressentie entre les deux textes : « Cy commencent les croniques abregees de la geste françoise » (fr. 6463), « Cy commencent les cappitres des croniques des rois de France » (fr. 2603), « les croniques de la geste françoise » (fr. 10133), « Cy commencent les croniques des gestes royaulx et franchoises » (Rouen, BM, Y56). Ils traduisent finalement la participation du texte qu’ils introduisent au long cheminement historiographique qui en un siècle conduisit le Roman des rois de Primat aux Chroniques de France46.
Notes de bas de page
1 Sur Guillaume de Nangis, voir la notice que lui consacre Gillette Tyl-labory, Dictionnaire des Lettres françaises, t. 2, Paris, 1992, p. 636-637. Dans la bibliographie proposée, on se reportera plus particulièrement à Spiegel GabrielleM., The Chronicle Tradition of Saint-Denis. A Survey, Brookline/Leyde, 1978, p. 98-108.
2 RHF, t. XX, 1840, p. 649-653
3 Pour ne donner qu’un exemple, Le Goff Jacques, Saint Louis, Paris, 1996. Dans le chapitre intitulé « Le roi de Saint- Denis » (p. 345-362), l’auteur examine la chronique universelle et la Vita (les Gesta) de Louis IX et non cette Chronique abrégée des rois de France dont l’existence est simplement mentionnée en note.
4 Delisle Léopold, Mémoire sur les ouvrages de Guillaume de Nangis, Maibl, t. 27, 2, 1873, p. 642-667.
5 Moranvillé Henri, « Le texte latin de la chronique abrégée de Guillaume de Nangis », BEC, t. 51, 1890, p. 652-659.
6 Guillaume disparaît des comptes de l’abbaye en juillet 1300. Par ailleurs, les derniers faits enregistrés dans la notic de la Chronique abrégée consacrée à Philippe le Bel concernent l’emprisonnement de Guy de Dampierre qui eut lieu en juin 1300.
7 Lewis Andrew W., Le sang royal. La famille capétienne et l’État, France, Xe-XIVe siècle, trad. fr., Paris, 1986, p. 351, n. 204, propose même la date de 1298 en raison du titre de « comte d’Évreux » que Guillaume donne à Louis, fils de Philippe III et qui ne lui fut conféré que le 6 octobre 1298.
8 Delaborde Henri-François, « Notes sur Guillaume de Nangis », BEC, t. 44, 1883, p. 192-201.
9 BNF, lat. 6184, f° 14. Le Goff J., op. cit., p. 337, dit que ce texte, aujourd’hui perdu, constituait un résumé officiel et approuvé par la curie des 330 dépositions de témoins lors de l’enquête de 1282-1283. Guillaume de Saint-Pathus l’aurait utilisé pour rédiger sa Vie de Louis IX et le catalogue des miracles
10 Cette préface est éditée par Moranvillé H., op. cit., p. 654.
11 Cité d’après Delisle L., op. cit., p. 342.
12 Delisle L., op. cit., p. 351-352.
13 Génicot Léopold, Les généalogies, Turnhout, 1975 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 15).
14 Cf. l’édition de ce prologue par Delisle L., op. cit., p. 342
15 Cf. l’édition de cette prière par Delisle L., op. cit., p. 351
16 BNF, lat. 6184, f° 14 r°-v° et BNF, lat. 6763, f° 240-243.
17 BNF, lat. 6184, f° 2 v° et BNF, lat. 6763, f° 189-191 v°.
18 Les Grandes Chroniques de France, Viard Jules (éd.), 10 vol., Paris, 1920-1953 (désormais GCF), ici, I, p. 27-34.
19 BNF, lat. 6184, f° 9 r°-v° et BNF, lat. 6763, f° 215-217. Cette variante, dont la source est GCF, III, p. 288-290, a fait l’objet d’une édition et d’un commentaire de Brown Elizabeth A. R., « Saint-Denis and the Turpin Legend », Williams J. et Stones A. (éd.), The Codex Calixtinus and the Shrine of St. James, Tübingen, 1992, p. 51-88, ici p. 64 et n. 39 et append. IVA. La source primitive de cette histoire est une version du Turpin datant du premier tiers du xiiie siècle. En revanche, on ne peut accréditer l’affirmation de l’auteur (p. 64) selon laquelle la Chronique abrégée en français daterait du début des années 1290.
20 GCF, IV, p. 255-256 mais Guillaume ne tire que quelques éléments d’une très longue énumération des reliques et faveurs accordées par le roi à l’abbaye.
21 BNF, lat. 6763, f° 218-220 v°. Cette interpolation est à mettre en relation avec les derniers éléments enregistrés
22 BNF, lat. 14663 cité ici d’après Delisle L., op. cit., p. 352.
23 Cette chronologie est suggérée par le titre de duc de Normandie attribué à Jean, fils de Philippe VI dans l’évocation de la descendance de ce roi, BNF, lat. 5696, f° 56.
24 Édité par Delisle L., op. cit., p. 344-346. La source en est les Gesta Philippi Augusti de Guillaume le Breton, Delaborde H.-Fr. (éd.), Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, historiens de Philippe Auguste, t. I, Paris, 1882, p. 170.
25 Les manuscrits des versions B, C, D sont en général d’un format plus grand. Dans la version A, le format exceptionnellement petit du ms. lat. 6763 explique que le récit couvre cinquante-trois folios.
26 Dans la version A, le BNF, lat. 14668 présente également une organisation en chapitres titrés. Mais ces titres renvoient systématiquement au nom du roi dont le règne est relaté dans le chapitre et insistent sur la filiation (du roi
Untel fils du roi Untel). On est encore ici dans la structure de la généalogie. Les exemplaires munis d’une table des chapitres sont : BNF, fr. 6463 et fr. 2603, Tours, BM. 1036.
27 Sur l’insertion de ce passage et son illustration, voir Hindman S. et Spiegel G. M., « The Fleur-de-lis Frontispiece to Guillaume de Nangis’s Chronique abrégée : Political Iconography in Late Fifteenth Century France », Viator, t. 12, 1981, p. 381-407.
28 Les exemples sont donnés ici à partir du manuscrit fr. 10133
29 Guenée B., « Histoire d’un succès », Avril F., Gousset M.-Th. et Guenée B., Les Grandes Chroniques de France, Paris, 1987, p. 82-137.
30 BNF, fr. 10133. Titre semblable dans BNF, fr. 4946.
31 BNF, fr. 10133, f° 7-8 v°.
32 GCF, II, p. 181-184.
33 Sur le tombeau de Dagobert, voir Erlande-Brandenburg Alain, Le roi est mort. Étude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du xiiie siècle, Paris, 1975, p. 142, n. 4 et Bideault M., Revue de l’Art, t. 18, 1972, p. 27-33.
34 BNF, fr. 10133, f° 47 : ce passage est édité dans les GCF, VIII, p. 121 mais J. Viard précise en note qu’il n’est tiré d’aucune des œuvres de Guillaume de Nangis.
35 Delisle L., op. cit., p. 349
36 Chronique latine de Guillaume de Nangis de 1113 à 1300 avec les continuations de cette chronique, Géraud Hercule (éd.), 2 vol., Paris, 1843-1844 (désormais GN), ici respectivement I, p. 3, 6, 7, 11, 23, 36.
37 Fr. 10133, f° 33 r°-v°, cf. GCF, VIII, p. 9-24.
38 Voir par exemple, le récit des années 1293-1294, fr. 10133, f° 49 v°-50, cf. Géraud H., op. cit., p. 282-288.
39 C’est manifeste pour les années 1231-1233 où seuls sont repris les épisodes de la rénovation de l’abbaye (avec ajout à la source d’un renvoi du lecteur à l’épisode de la dédicace « si comme nous vous avons dist desus »), de la perte et du recouvrement miraculeux du Saint-Clou et la sépulture de Philippe, comte de Boulogne et fils de Philippe Auguste, cf. fr. 10133, f° 35 r°-v° et GN, I, p. 183-185.
40 L’auteur de l’amplification paraît avoir eu recours à la seconde rédaction de la chronique de Guillaume de Nangis. Les variantes éditées par H. Géraud pour les années 1300-1303 renvoient à un manuscrit proche du lat. 11729 et du manuscrit Berne 70, cf. Delisle L., op. cit., p. 37-55 et du même, « Documents parisiens de la bibl. de Berne », dans Mémoires de la Soc. de l’hist. de Paris et de l’Ile-de-France, t. 23, 1896, p. 248-280.
41 Fr. 10133, f° 59 v°-75 v°. Je remercie vivement Monsieur François Avril d’avoir bien voulu examiner ce manuscrit. D’après lui, les différentes mains présentes sur les premier cahiers seraient datables des toutes premières années du xive siècle, l’unique main des deux cahiers supplémentaires ainsi que certains détails de décoration suggérant plutôt une réalisation de la fin du manuscrit dans les années vingt du xive siècle.
42 Le manuscrit Rouen, BM, Y56, f° 115 v°, est le seul à mentionner un épisode intermédiaire, la pendaison d’un étudiant parisien par le prévôt du roi.
43 Françoise Baron consacre une notice à ce tombeau dans L’Art au temps des rois maudits, Philippe le Bel et ses fils (1285- 1328), Paris, Réunion des musées nationaux, 1998, p. 72-73.
44 Fr. 10133, f° 47.
45 Ainsi ne conserve-t-on pas moins d’une trentaine de manuscrits d’un même arbor genealogie placé par Bernard Gui en corollaire aux différentes versions des Reges Francorum rédigées entre 1312 et 1330, cf. Lamarrigue A.-M., « La rédaction d’un catalogue des rois de France. Guillaume de Nangis et Bernard Gui », Saint-Denis et la royauté. Études offertes à Bernard Guenée, Paris, 1999, p. 481-492.
46 Guenée Bernard, « Les Grandes Chroniques de France », Nora P. (dir.), Les lieux de mémoire, t. 2 : La Nation, Paris, 1986, p. 189-214, particulièrement p. 198.
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