La bataille de l’historiographie est-elle gagnée ?
p. 17-23
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Quand paraissent en 1983 aux éditions du Seuil Les Écoles historiques de G. Bourdé et H. Martin, l’ouvrage est le premier du genre à être publié dans une collection « de poche » et cette singularité provoque parmi d’autres raisons son rapide succès. Il est net que ces dernières années, en revanche, l’historiographie a de plus en plus intéressé les éditeurs, ce qui s’est matérialisé par le rayonnage récent que lui ont consacré toutes les grandes librairies universitaires. Certes, celui-ci accueille souvent un ensemble fort hétéroclite, puisque sont disposés là des livres qu’on n’arrive pas à classer ailleurs – comme par exemple ceux qui portent sur la didactique de la discipline… –, mais l’évolution globale du marché de l’historiographie ne peut que réjouir les historiens qui, il y a vingt-cinq ans, souvent contre l’avis général, ont bataillé pour que soient enseignées aux étudiants les questions relatives aux méthodes et à l’écriture de l’histoire. Doit-on en déduire que l’historiographie ne s’est jamais si bien portée !
2Il est tentant a priori de ne voir qu’une des formes de l’» effet concours » dans l’essor de la production des écrits historiographiques puisque, depuis l’institution en 1993 de l’épreuve dite « sur dossier » à l’oral du CAPES d’histoire-géographie, des documents relatifs à l’histoire de l’histoire sont directement soumis à la réflexion des candidats, invités à être au fait des orientations les plus récentes de l’historiographie. Dès lors, face à cette demande potentielle, la concurrence jouant pleinement, chaque grande maison d’édition a cherché à occuper le créneau en proposant divers types d’ouvrages susceptibles de ne pas trop grever un budget étudiant. La première réédition en 1993 des Écoles historiques profite d’ailleurs de cette dynamique. Et pour le plus grand bonheur du lecteur qui n’est pas soumis à la pression des concours, sont parus des écrits comme l’inédit Douze leçons sur l’histoire d’A. Prost1 ou Sur l’histoire de K. Pomian2, recomposition d’articles déjà publiés qui donnent à lire l’évolution d’une pensée.
3La multiplication et la diffusion récentes des publications à caractère historiographique ne doivent cependant pas laisser penser que l’écriture de l’histoire est un sujet nouveau ou redécouvert dans les années 1990. L’attestent la longue série des éditoriaux des Annales ESC, notamment du cinquantenaire au numéro du « tournant critique3 », la date de parution d’ouvrages majeurs comme Faire de l’histoire (1974) ou Histoire et mémoire (1978) et nombre d’introductions de thèses ou essais. Mais si l’historiographie peut aider à se repérer face au foisonnement des courants historiques et des parutions, doit-on vraiment s’étonner qu’elle ait rencontré son public dans les années 1990 ! Les Annales ne structurent plus le champ historique comme elles l’ont fait et abandonnent même en 1994 le sous-titre ESC emblématique d’une partie des recherches françaises effectuées depuis 1947. En revanche, Pour une histoire politique paraît en 1988 ; le genre biographique renouvelé supplante les enquêtes consacrées au quotidien des « sans-noms » et de l’histoire des mentalités à l’histoire culturelle, s’écrit une nouvelle histoire de la vie sociale.
4C’est dans ce moment de réorientations, voire de bifurcations, qu’il faut situer les entreprises historiographiques de ces dernières années. Inventaire des méthodes et des domaines explorés, état des lieux des travaux en cours4, fresques chronologiques5 ou études thématiques6, dictionnaires dont l’un des premiers est le Dictionnaire des sciences historiques dirigé par A. Burguière, l’ensemble de ces ouvrages peut être appréhendé comme une mise en ordre du savoir historique face à la fragmentation de l’histoire et à sa configuration de plus en plus complexe. Ils visent en effet à donner aux lecteurs d’histoire des clefs et des outils pour se repérer et mettre en perspective leurs lectures, puisque les lignes de force de la recherche historique ne leur sont pas nécessairement accessibles. Atteignent-ils cet objectif, il est difficile de le savoir, tant est irréductible la pluralité de l’histoire7… Mais ne serait-ce qu’entre les jeunes générations pour qui Les Annales appartiennent au passé de l’historiographie et les plus âgés qui s’inquiètent de l’avenir incertain de l’héritage, ils ont un public à conquérir.
5Peut-on d’ailleurs douter qu’un des rôles de l’historiographie soit d’entretenir la connaissance des historiens du passé et la mémoire de leurs pensées et textes ! Y contribuent les maîtres les plus vénérables de la corporation qui semblent dédaigner de moins en moins l’évocation de leur parcours dans un genre qu’avait initié L’histoire continue de G. Duby. Mais il faut aussi saluer les rééditions des écrits les plus classiques de Michelet, Bloch…, les éditions d’anthologies, précieuses pour qui veut consulter des textes soit méconnus soit difficiles à trouver, et plus encore celles d’inédits8 qui prennent tout leur poids dans les « batailles de mémoire » – on peut penser là aux polémiques autour de F. Braudel ou L. Febvre ou à l’héritage disputé des Annales – ou interviennent dans la rectification de représentations erronées. L’initiative d’A. Prost faisant publier dans la revue Vingtième siècle la conférence prononcée par C. Seignobos en 1907 au Musée pédagogique9, texte jusqu’alors ignoré ou négligé par ses adversaires… et l’historiographie, avait, par exemple, explicitement pour objectif de réhabiliter le personnage, particulièrement fustigé par L. Febvre, et il n’est pas certain que n’ait pas été enclenché là un mouvement qui a conduit en 1992 à la réédition de l’Introduction aux études historiques inscrite au patrimoine des historiens. C’est ainsi que, procédant du souci légitime de faire connaître les traditions et mutations de la discipline, les essais historiographiques en arrivent à recomposer la chaîne des générations, des « pères fondateurs » aux « fils spirituels »… s’efforçant de pratiquer la fidélité « aux premiers », comme l’énonce, non sans un brin d’ironie, J. Le Goff dans la préface d’Apologie pour l’histoire, lesquels sont à leur tour relayés par « les fils et les filles de la nouvelle histoire10 ». Désignés encore par les termes de maîtres ou de « grands historiens » et de disciples, les uns et les autres jalonnent alors une histoire qui n’échappe pas totalement au risque d’être une généalogie de l’historiographie et peut en revêtir la fonction rassurante et identitaire pour les membres les moins avertis de la corporation.
6Pourtant, la valeur du patrimoine culturel que constitue l’histoire écrite ne suffit pas plus que la demande des étudiants qui passent les concours à expliquer l’intérêt porté à l’historiographie depuis la fin des années 1980-1990. En revanche, le fait que la société contemporaine porte sur son passé un nouveau regard a projeté au premier plan le questionnement sur l’histoire elle-même. Sous cet angle, le dernier quart du siècle a multiplié les occasions d’enclencher cette réflexion tant au sein du cercle des spécialistes et praticiens qu’au-delà. Tel est le tournant historiographique que P. Nora a décelé dans les années 1980-1990 et dans lequel il a scellé l’entreprise des Lieux de mémoire, tandis que les ouvrages que nous avons cités ci-dessus, qu’ils interprètent la situation en termes de recomposition, de mue, d’éclatement ou de crise, contribuaient eux-mêmes à composer la singularité du moment. La « haute fréquence commémorative11 » a, en effet, mêlé très étroitement l’histoire à la vie publique. Bicentenaire de la Révolution, Quinzième centenaire du baptême de Clovis, Quatre centième anniversaire de l’édit de Nantes, Journée de la déportation, le chapelet des commémorations s’est égrené, plaçant histoire et mémoire dans une proximité ambiguë et réservant aux historiens une place inédite. En outre, ces manifestations collectives ont alimenté des débats qui, s’ils n’ont jamais atteint le point paroxystique de la « querelle des historiens » en RFA où il est apparu une fois de plus que les historiens ne sont pas les seuls dépositaires du passé, ont dévoilé à chaque fois la force des présupposés dans l’élaboration du discours historique et encore plus dans l’instrumentalisation qui en est faite. De même, la présence des historiens dans le prétoire, lors des procès Touvier et Papon, a posé la question de leur position par rapport aux enjeux sociaux et politiques, c’est-à-dire celle de leur indépendance et, corollairement, de leur capacité à produire un discours de vérité. Or, si cette interrogation les hante à juste titre, elle n’est pas étrangère au grand public qui, globalement, attend de l’histoire une connaissance objective du passé que la technicité croissante des méthodes de recherche, de datation et d’exploitation des sources documentaires, lui paraît garantir. Des brèches se sont pourtant produites dans cette conception d’une histoire sans failles. La parole prise par les minorités dans les années 1970 a révélé les mensonges et les silences de l’histoire ; silences des femmes, silences des Algériens dans l’historiographie française de la guerre d’Algérie, silences des internés des camps français de Gurs, Saliers, Rivesaltes… Que faire de ces zones d’ombre, a fortiori quand on écrit l’histoire nationale12 ! Et, même si le droit de se dire historiens a été dénié aux négationnistes, le discours historique est-il si « instable, susceptible de toutes les métamorphoses, de tous les retournements et de toutes les inversions de signes13 » qu’il puisse donner lieu à des falsifications aussi monstrueuses !
7Le « besoin d’historiographie » est à resituer par rapport à ces évolutions. La pratique de l’histoire s’est modifiée ; paradigmes, objets, méthodes et… générations de chercheurs se sont renouvelés. Mais le regard porté sur l’histoire est lui aussi différent et des attentes paradoxales s’expriment. Alors que le pouvoir prédictif communément conféré à l’histoire par l’opinion publique a subi un coup fatal avec la chute du mur de Berlin, les historiens sont de plus en plus sollicités par les médias pour tirer les enseignements du passé et cités comme experts dans les batailles idéologiques du siècle. Alors que, d’un côté, des courants intellectuels font valoir que la réalité historique n’existe que par le discours qui la crée, de l’autre, dans la plus pure tradition républicaine et positiviste, on compte sur l’histoire pour fabriquer du lien social et de l’identité. Pris au piège, malgré eux, du succès des mots mémoire et patrimoine, les historiens réaffirment avec force les règles de leur métier. Est-ce suffisant dans l’actuelle conjoncture historiographique ! N’est-il pas nécessaire de revenir sur « ce que faire de l’histoire, veut dire14 » !
8La résolution de ces problèmes donne à l’analyse historiographique l’essentiel de sa raison d’être. Si, en effet, elle consiste, selon les termes de la conclusion des Écoles historiques, à élucider « les mécanismes qui commandent la production de l’histoire », elle rend possible de comprendre les tensions entre l’idéal de vérité qui anime l’historien et l’impossibilité dans laquelle il se trouve d’établir un savoir définitivement vrai. C’est-à-dire qu’elle conduit à effectuer une mise à distance de l’objet historique qui n’a rien de spontané chez le lecteur, puisque la confusion sémantique entre l’histoire/discours et l’histoire/faits du passé entretient l’illusion que l’histoire dit le réel, particulièrement dans les genres les plus affectionnés du public où les événements semblent se dérouler d’eux-mêmes. Ainsi l’examen des sources et des procédures déployées par l’historien pour les exploiter, garantes de la scientificité de sa méthode, constitue-t-il une étape indispensable de l’autopsie de l’œuvre historique. Mais aujourd’hui, la vigilance méthodologique, à elle seule, apparaît étriquée et l’historiographie française s’est ouverte aux problématiques de l’épistémologie des sciences sociales. Quels rapports les chercheurs entretiennent-ils avec les objets d’étude qu’ils construisent et les lieux et temps où leurs recherches s’inscrivent ; quelle est l’histoire des concepts qu’ils manient et des classifications qu’ils opèrent ! Qui sait que plus de vingt ans se sont écoulés avant que les réflexions de M. de Certeau entrent dans la sphère mentale des historiens ne manquera pas de méditer…
9« Nouveaux problèmes, nouvelles approches, nouveaux objets », le triptyque de Faire de l’histoire résume assez bien l’évolution de l’historiographie récente. Nouveaux problèmes que ces questionnements évoqués plus haut, échos du « temps désorienté15 » et des doutes, qui conduit de plus en plus l’historien à se demander non plus seulement comment on écrit l’histoire mais quelles histoires sont produites et quelle place elles occupent dans l’élaboration des représentations collectives et de la conscience historique. Corollairement, la réflexion sur les catégories mentales maniées par les historiens s’affûte. Les recherches sur le temps, nourries de références théoriques à P. Ricœur et à R. Koselleck16, s’attachent aux régimes d’historicité et aux diverses formes d’expérience de l’histoire qui les définissent ; d’autres questionnent l’espace17. Comment les historiens pensent-ils et décrivent-ils l’espace ! Quelle méthode historique est la plus appropriée pour donner au concept toute sa dimension heuristique, quand il est manifeste, par exemple, que l’analyse de l’espace urbain, à l’échelle de la rue ou du quartier, est venue compléter – ou nuancer – le point de vue de l’histoire urbaine quantitative des années 1960-1970.
10Nouvelles approches, dans la confrontation du passé et du présent – à laquelle P. Vidal-Naquet ou M. Rebérioux ont ainsi donné le contenu vivant de leurs allers et retours entre leurs travaux scientifiques et leur engagement de citoyen – et dans la remise en cause de la linéarité du discours historique. Comme en témoignent les recherches entreprises, souvent dans le sillage de M. Foucault sur les « discontinuités » de l’histoire, « les multiples écarts, fragments, aspérités qui subsistent dans le souterrain des choses18 » et sont effacés du « récit ordinaire » de l’histoire, la perspective historiographique consiste à projeter sur les sources et les objets étudiés un regard de biais, débusque l’histoire en creux derrière les mots et les images, inverse les procédures et concentre l’attention sur les possibles non advenus. Quant à l’historiographie comparée, avec une prudence méthodologique aussi grande que l’histoire du même nom, elle est une démarche encore autre pour plonger au cœur des traditions d’écriture nationales sans la connaissance desquelles il est vain d’explorer les territoires communs. La réflexion à plusieurs voix19 remplit le même office, offrant au lecteur d’aujourd’hui les moyens de faire la part entre les questionnements spécifiques et manières différentes d’écrire l’histoire d’une communauté à l’autre, d’un historien à l’autre, et a contrario les convergences et emprunts.
11Nouveaux objets enfin au premier rang desquels, dans la dynamique d’une histoire nouvelle qu’ont inaugurée les Lieux de mémoire, se situent la mémoire, les formes symboliques de la présence du passé et de l’oubli. Ce faisant, l’historiographie n’est plus seulement l’histoire de la pensée et des productions historiques, mais une histoire qui s’écrit au second degré, dans une démarche constitutive du raisonnement même de l’historien. Aussi n’est-il pas rare de trouver les développements historiographiques les plus stimulants enchâssés dans le récit historique même, pour le plus grand plaisir intellectuel du lecteur qui voit, au fil des mots, par exemple dans Les Douze heures noires où S. Delattre met en intrigue le Paris nocturne du xixe siècle, comment l’histoire se construit, se fabrique, se rectifie. Enfin, les interactions et écarts entre le savoir produit par la recherche historique et les autres formes de savoirs et discours sur le passé constituent une autre catégorie d’objets d’investigation. Savoirs enseignés, médiatisés, relations entre mythe et histoire, histoire et politique, faut-il voir dans tous ces chantiers ouverts par l’historiographie le danger d’un nouvel émiettement ou insister sur la transversalité des problématiques et la richesse des projets d’écriture sous-jacents, car dans la mise à nu des constructions/déconstructions qui ont été – et sont – faites du passé, d’autres alternatives se dessinent. F. Thébaud en donnait récemment un aperçu, suggérant à propos de l’histoire des femmes qu’une partie de son avenir ne se situait plus seulement dans l’étude des formes de domination mais dans celles des « marges de liberté, l’ambiguïté du désir et le nuancier infini de la rencontre entre hommes et femmes20 ».
12Alors, la bataille de l’historiographie est-elle gagnée ! Hélas non ! La somme des dernières parutions, qui ne sont d’ailleurs pas toutes de valeur égale, ne peut masquer le fait que l’intérêt – voire l’utilité – de l’historiographie est loin d’être une conviction partagée. Peut-il vraiment en être autrement quand elle est toujours perçue par plus d’un historien comme un domaine annexe, ne relevant pas a priori de ses compétences, parce que, comme l’écrit C. Nicolet21, la plupart du temps, le chercheur, happé par la tâche primordiale de « découvrir de l’inconnu ou de l’oublié, [de] déterrer des monuments ou [d’] ouvrir des archives, jette sur le passé qu’il découvre un regard qu’il veut direct et dit tout simplement ce qu’il voit » ! De fait, le point de vue historiographique démultiplie les niveaux de questionnement, brouille les certitudes, complexifie le travail d’analyse et d’écriture. Aussi n’est-il guère surprenant que les étudiants échappent encore moins que les chercheurs aux habitudes mentales inculquées par une conception de l’histoire mal émancipée du culte du fait et il suffit de les avoir vus, impatients d’en finir avec le détour historiographique, pressés que leur soient présentées des conclusions fermes et définitives pour mesurer le chemin qui reste à parcourir. Au demeurant, l’expression de détour historiographique trahit l’idée que l’historiographie est extérieure à l’objet historique, alors que l’histoire de cet objet, de ses interprétations et traitements successifs, modèle l’objet lui-même, contribue à le constituer. Mais il y a là un renversement de perspective qui demande, et l’on suivra totalement l’analyse de M. Détienne22, de procéder préalablement à une déconstruction de la conscience historique telle qu’elle a été forgée depuis le xixe siècle. Faute de cette vague de fond dont on ne conçoit pas qu’elle épargne les études universitaires, puisque dans le procès de la formation du sens historique l’enseignement de l’histoire se trouve en première ligne, le rayon de l’historiographie n’est finalement guère visité que par les spécialistes, suspects de préférer les questions spéculatives au quotidien de leurs travaux de « tâcherons », selon le mot d’Agathon tournant en dérision en 1911 les « historiens de la méthode23 ».
13Pour lever ces obstacles, une première étape peut être franchie à partir d’une historiographie « en action ». L’Introduction à l’histoire publiée par F. Hildesheimer24 en offre un exemple facilement transférable. L’entrée est résolument méthodologique – et le titre paraît un clin d’œil à un autre vieux traité de méthode. L’auteur fonde sa démarche sur l’étude des « étapes successives et nécessaires du processus historique », avec l’objectif « d’aider [les étudiants] à faire, mais aussi à apprécier en connaissance de cause les travaux réalisés ». De même l’exposé de l’évolution et du débat historiographiques est toujours étroitement corrélé à l’usage qui est fait des sources. Mais tout l’ouvrage, depuis l’introduction où F. Hildesheimer précise qu’elle est de formation chartiste, énonçant d’emblée le lieu d’où elle parle, jusqu’au dernier chapitre où elle montre les opérations par lesquelles l’historien transforme son travail documentaire en un travail proprement historique, produisant ainsi « une narration singulière qu’il rend intelligible » dépasse la leçon de savoir-faire et dévolue à l’historiographie la fonction de connaissance dynamique et critique qui justifie qu’elle participe, en situation universitaire ou scolaire, à la construction des attitudes mentales de distanciation.
14Bien d’autres démarches sont sans doute à inventer pour ne pas boucler le savoir historiographique sur lui-même et ne pas en faire un nouveau « prêt à porter ». Encourager le débat d’idées autour de manifestations et d’ouvrages récents, comme cela a été fait à l’université Rennes 2, permet de saisir dans le vif de l’actualité de l’histoire matière à réflexion sur la pluralité des méthodes et des productions et de soulever des questions comme celles des enjeux et des usages sociaux de l’histoire. Mais aussi confronter les travaux, circuler d’une période à l’autre, d’un genre à l’autre, révèle ce qui délimite le territoire de l’historien et en fait, en même temps, un espace d’échanges avec des chercheurs d’autres disciplines, selon des configurations variables avec les thèmes et les époques traités. Dans le cas de nombreux ouvrages d’histoire contemporaine, par exemple, il est difficile d’ignorer la proximité avec la sociologie historique. Mais là encore, l’absence de formation pluridisciplinaire hypothèque la qualité de la réflexion, voire entretient les préjugés. L’ouvrage Les Courants historiques en France se conclut sur ce constat et si ses auteurs ont « la volonté de légitimer et de pratiquer l’histoire comme science sociale dans un rapport pacifié avec la philosophie », il n’est pas certain que L’Histoire de F. Dosse, parue précisément dans la collection des Cursus de philosophie, suffise à provoquer la démarche réflexive dans laquelle l’historien invite ses collègues à s’engager.
15Combats pour l’historiographie, l’histoire des engagements qu’ils ont suscités, à la mesure des obstacles institutionnels et mentaux qui se sont dressés, mériterait d’être narrée. Si, aujourd’hui le flambeau est toujours à porter, ce n’est certes pas pour ajouter un autre savoir au savoir historique, mais pour donner à tous ceux qu’intéresse l’histoire – du moins celle digne de ce nom –, la conscience claire qu’elle est la construction intellectuelle qui rend pensables les passés dont elle s’emploie, sur le plan méthodologique, à établir la véridicité et qu’en conséquence, elle est indissociablement discours et recherche de vérités. La cause historiographique n’est donc, somme toute, qu’une des facettes des « combats pour l’histoire » comme le relevait déjà C.-O. Carbonell à propos de ses propres écrits sur l’histoire et le métier d’historien25.
Notes de bas de page
1 Prost A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, coll. « Points », 1996
2 Pomian K., Sur l’histoire, Paris, Folio, 2000
3 Burguière A., « Histoire d’une histoire : la naissance des Annales », AESC, n° 6, novembre-décembre 1979, p. 1344- 1358 ; « Histoire et sciences sociales, un tournant critique ! », AESC, n° 2, mars-avril 1988, p. 291-293, p. 291-293.
4 Tel est le cas d’ouvrages collectifs comme L’histoire en France, La Découverte, coll. « Repères », 1990 ou, plus récemment,
« Passés recomposés, champs et chantiers de l’histoire », Autrement, série Mutations, n° 150-151, 1995
5 Dhoquois G., Histoire de la pensée historique, Paris, A. Colin, 1991.
6 Bédarida F. (dir.), L’histoire et le métier d’historien de 1945 à 1995, Paris, Éd. Maison des sciences de l’homme, 1995
7 Pomian K., « L’irréductible pluralité de l’histoire », Le Débat, n° 104, mars-avril 1999, p. 171-178.
8 On pense par exemple au seul des cahiers de F. Braudel rédigés en captivité qui ait été conservé, « L’histoire, mesure du monde », Écrits, t. 2 : Les ambitions de l’histoire, Éd. de Fallois, 1997.
9 Prost A., « Seignobos revisité », Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 43, juillet-septembre 1994, p. 100-118.
10 Tels se présentent les jeunes chercheurs qui publient dans la collection « L’espace de l’histoire » aux éditions La Découverte.
11 Nora P. (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1993
12 « Oublier nos crimes », Autrement, avril 1994.
13 Bourdé G. et Martin H., Les Écoles historiques, Paris, Seuil, 1re éd. 1983 ; éd augmentée 1997.
14 Cette interrogation sous-tend l’ouvrage de Delacroix C., Dosse F. et Garcia P., Les courants historiques en France, 19-20e siècles, Paris, A. Colin, 1999.
15 « Le temps désorienté », Annales, Histoire, Sciences sociales, n° 6, novembre-décembre 1995, p. 1219-1236.
16 Koselleck R., Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990. Il s’agit d’une traduction d’un ouvrage paru en 1979 et, de fait, les références quasi banales aujourd’hui à R. Koselleck ne doivent pas faire oublier qu’il fait partie des « découvertes » tardives des historiens français, dont on a suffisamment dit qu’ils avaient peu, dans l’ensemble, la fibre philosophique.
17 Waquet J.-C., Georg O. et Rogers R., Les espaces de l’historien, Strasbourg, PUS, 2000.
18 Riot-Sarcey M., L’Utopie en questions, Presses universitaires de Vincennes, 2000.
19 Moniot H. et Serwanski M., L’Histoire en partage, le récit du vrai, Paris, Nathan, 1994 ; L’explication en histoire, Problèmes historiographiques et didactiques, Poznan, 1996 ; L’histoire et ses fonctions, L’Harmattan, 2000.
20 Thébaud F., « Séduction et sociétés, approches historiques », Le Monde des livres, 16 août 2001.
21 Nicolet C., Histoire, nation, République, Paris, O. Jacob, 2000
22 Detienne M., Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », Paris, 2000.
23 Hery E., Un siècle de leçons d’histoire, Rennes, PUR, 1999.
24 Hildesheimer F., Introduction à l’histoire, Hachette, coll. « Les Fondamentaux », 1994
25 Carbonell C.-O. et Walch J., Les sciences historiques de l’Antiquité à nos jours, Larousse, coll. « Textes essentiels », 1993.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008