L'armée et la politique sous le régime thermidorien
p. 275-285
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Texte intégral
1Dans la politique du régime thermidorien, l'armée est une force omniprésente, même si le rôle qu'elle joue dans les affaires civiles est souvent tu et rarement accrédité. Une fois Robespierre guillotiné et les lois d'exception de l'an II abrogées, la stabilité institutionnelle est fragile et la politique se dégrade vite en luttes entre individus avides de pouvoir. On n'essaie plus d'imposer au pays une formule unique de la République, où tous peuvent se reconnaître. On prend le risque d'un retour à d'autres habitudes, moins rationnelles, empruntant davantage à la coutume et à l'autarcie locale. On observe ainsi, en l'an III, une certaine fragmentation de la politique, une incohérence même dans l'organisation de l'État, qui permettent aux départements et aux communes d'échapper plus nettement à la tutelle de la nation. Dans ces conditions, on pourrait supposer le pays ouvert aux tentations du césarisme - de ce césarisme qui avait été si fortement redouté par le Comité de Salut Public pendant les mois de la dictature jacobine1 —. Le vide politique est en effet susceptible d'encourager les ambitions politiques des officiers, telles qu'elles apparaîtront en Fructidor et en Brumaire.
2D'ailleurs, une lecture de l'histoire des mois précédents, et surtout de la sans-culottisation d'une portion du pouvoir militaire pendant le ministère très idéologique de Bouchotte, indique combien l'armée peut, en période révolutionnaire, s'intéresser de près aux questions politiques. À Lille, par exemple, civils et militaires s'étaient disputé le contrôle du club des Jacobins, les nombreux membres militaires expulsant de leur propre société ceux des bourgeois lillois qu'ils jugeaient modérés ou insensibles aux besoins de la nation2. Dans l'armée du Nord, comme nous le rappelle John Lynn, de nombreux officiers et commissaires aux guerres - dont beaucoup étaient originaires des sections radicales de Paris — avaient dénoncé leurs rivaux, ceux-ci risquant ensuite de passer devant le tribunal révolutionnaire, que ce soit à Douai ou à Valenciennes3. Même les Jacobins se sentaient menacés, au point d'ordonner l'accusation de Hanriot et de Vincent pour crimes d'agiotage et d'extrémisme idéologique, ils avaient le soutien d'une bonne partie des cadres militaires du Nord. Vu dans cette perspective, Thermidor est la victoire non seulement des ennemis de Robespierre dans la Convention, mais aussi, dans le contexte spécifique des armées, de ces officiers opposés aux valeurs exagérées, hyper-politisées, de l'an II. Car il y a dans les événements de Thermidor une forte dimension militaire, même si c'est une révolution de civils et s'il n'y a pas de violences parallèles dans les régiments. Pour le moment, on préfère laisser à la classe politique des années 1790 la responsabilité de gérer l'État, mais les militaires, les officiers surtout, continueront à jouer un rôle en coulisse.
3Cette attitude s'explique en grande partie par la condition de l'armée elle-même. Dans quelle situation se trouvait-elle après les exigences de la République jacobine ? Était-elle sortie de cet épisode affaiblie, sapée par les tensions idéologiques, ou plus simplement abandonnée à une sorte d'autonomie du militaire ? Dans l'historiographie classique de la période, on a peut-être trop insisté sur le contraste supposé entre l'armée de l'an II, armée franche, républicaine, largement composée de volontaires qui s'étaient offerts de bon gré pour la défense de la patrie - image d'Épinal plus ou moins intacte de ce que devait être l'armée de la Révolution — et celle, fade et grognarde, qui était au service des Thermidoriens et du Directoire. Comme toute généralisation, bien sûr, celle-ci n'est pas entièrement sans fondement. Il est exact que la défense de la patrie - et, pour beaucoup, du régime révolutionnaire - avait produit un rare enthousiasme parmi la population civile : en 1791 surtout, l'appel aux armes avait été écouté, et bien des districts, surtout urbains, avaient répondu en fournissant leur plein contingent de troupes. Et une fois embrigadés, ces hommes avaient été formés, par la propagande et le symbolisme national autant que par les exercices militaires, en bons soldats de la jeune République, soldats qui respiraient la liberté, la haine des tyrans, et un patriotisme souvent inébranlable4. Mais même en lisant leurs témoignages de courage et de conviction, il nous faut une certaine prudence. Les volontaires qui avaient formé la majorité des jeunes recrues de 1791 étaient très peu nombreux deux ans plus tard, quand le volontariat était devenu rarissime et que la grande majorité des recrues étaient des requis, sélectionnés au hasard par tirage au sort dans leurs villes ou leurs villages. Beaucoup d'entre eux acceptaient leur sort par nécessité et, dans un grand nombre de départements, le taux de désertion et d'insoumission était déjà passé à des niveaux difficilement acceptables. Là où il n'y avait pas de haute tradition militaire, comme on en trouve en Lorraine ou dans les Ardennes, les jeunes montraient par leur tiédeur, leur manque d'enthousiasme pour la vie militaire, plus encore pour la République. Dans les régions les plus réfractaires, comme le Massif Central et les vallées pyrénéennes, il était déjà évident que toute la communauté villageoise - les pères, les familles, les paysans, les autres jeunes, même les curés de paroisse — étaient prêts à offrir à ceux qui avaient le malheur de tirer un mauvais numéro asile et travail5. Autrement dit, la tradition du refus était déjà présente, en dépit de la rigueur exceptionnelle des lois, sous la République jacobine. Elle n'a pas ses origines dans les changements politiques dus à Thermidor.
4Une armée a, bien sûr, ses propres sources de morale dont elle a grand besoin et qui restent indépendantes de la situation politique qui est son contexte. Est-elle bien nourrie, logée, habillée ? La paye de la troupe est-elle suffisante, arrive-t-elle selon un rythme régulier, permet-elle d'acheter les denrées nécessaires pour une existence convenable ? L'armée entretient-elle de bonnes relations avec la population civile, surtout avec les gens parmi lesquels elle est cantonnée ? Sur le champ de bataille, gagne-t-elle ses nombreux défis, ou est-elle trop souvent contrainte de battre en retraite ? Le taux de pertes et de blessures est-il supportable ou commence-t-il à détruire la confiance des soldats et à occasionner une grogne dangereuse dans les rangs ? Dans le sens le plus général, a-t-elle l'impression d'être valorisée par son gouvernement et d'être respectée par la population du pays ? Si l'on en juge par la correspondance privée des soldats, ce sont ces considérations qui les concernent quotidiennement, dont ils parlent à leurs parents, et qui déterminent leur attitude envers l'autorité. Et à ces égards le changement de régime et de ton du discours public qui accompagne le 9 thermidor ne les affecte que peu. Il est vrai que le discours continuel sur le prestige du soldat républicain et sur le statut privilégié qui était le sien se révèle fort réduit une fois les Montagnards écartés du pouvoir. Mais nous ne devrions pas exagérer cette différence : cette réduction avait déjà été mise en évidence pendant les mois précédents, quand la paranoïa des chefs robespierristes était à son comble. Plus marquée pour la troupe était la détérioration de sa condition matérielle, avec un manque grandissant de vivres, de pain et de légumes, et avec la pauvreté écrasante de la trésorerie gouvernementale pendant l'hiver triste et glacial de 17956.
5La propagande thermidorienne parlait inlassablement de la nouvelle unité nationale, de la primauté de la justice dans cette nouvelle phase de la Révolution où on sortait de la Terreur et de la criminalité7. Les journaux et les pamphlets reprenaient ces mêmes sujets d'un ton qui apparaissait à beaucoup de leurs lecteurs irréaliste, sinon utopique. Pour le soldat de l'armée du Nord ou de l'Est, la justice pouvait sembler encore bien lointaine. Car il souffrait du froid et de la faim, tout comme le paysan breton ou le sans-culotte grelottant de froid dans son grenier des Halles ou du Faubourg Saint-Antoine. Pire encore, les assignats plongeaient vers un nouveau plancher, personne, ni paysan, ni boutiquier, ni cafetier, ne voulant les accepter. Le soldat recevait donc son traitement, souvent avec un retard de plusieurs mois, pour le trouver vidé de presque toute sa valeur nominale. Le recrutement traînait et était de plus en plus concentré dans les départements moins récalcitrants d'Alsace et de la frontière Est. Le résultat est évident. En quelques mois, les effectifs des armées diminuaient, frappés par les pertes de guerre autant que par les ravages de la fièvre et de la désertion. Si la levée en masse d'août 1793 avait produit une armée forte de quelque 750 000 hommes, deux ans plus tard, l'on n'en comptait plus que 485 000, et cela en dépit du recrutement annuel8. Le moment s'approchait où, pour maintenir l'efficacité des armées et pour éviter une perte de moral dangereuse, on devrait lancer un nouveau recrutement à la fois massif et national, un recrutement qui serait perçu par la population comme juste et égalitaire. Mais, comme nous le savons, rien ne sera fait avant la loi Jourdan de l'an VI et la première mesure de conscription.
6Par contre, même si ses effectifs baissaient, la qualité professionnelle de l'armée de 1795 demeurait éblouissante. Sur toutes les frontières, on enregistrait des victoires décisives, souvent en série, bannissant le souvenir amer des déroutes et des trahisons qui avaient dominé la campagne antérieure. Le contraste était impressionnant, surtout pour ceux, en France comme à l'étranger, qui avaient douté de l'efficacité morale de l'école de jacobinisme qu'était l'armée française de l'an II. Si la gloire en profitait aux Thermidoriens, c'étaient les Jacobins, avec leur discipline sévère et le changement abrupt de la tactique militaire, qui avaient réussi à bouleverser l'art de la guerre et à façonner une force qui était à la fois efficace et motivée. Les commissaires aux guerres, les représentants du peuple près les armées, les soirées passées dans les sociétés populaires, les distributions gratuites de journaux républicains - le Moniteur, le Père Duchesne de Hébert, ceux plus carrément militaires comme La Soirée du Camp - tout convergeait vers un même objectif, la création d'une armée performante9. Leur récompense était une série de victoires écrasantes en 1794 et surtout en 1795, victoires qui garantissaient les frontières nationales et qui avaient mis fin à la Première Coalition. Partout, semblait-il, les Français étaient triomphants. En juin 1794, les Autrichiens étaient battus à Fleurus et une seconde conquête de la Belgique s'ensuivait. On prenait Cologne et Coblence sur le Rhin et on investissait Mayence ; les Pyrénées, le Roussillon et le Pays Basque étaient de nouveau envahis ; dans les Alpes, on marchait sur Turin. Même la Vendée était pacifiée par une approche politique plus conciliante qui produisait la trêve espérée entre Hoche et Charette en février. Ces victoires en série ne pouvaient que rassurer les troupes et faire surgir chez le soldat le sens de sa valeur en tant que professionnel des armes.
7Quand la guerre fut déclarée à nouveau, au bout de quelques mois seulement de trêve, elle avait subi un changement subtil de caractère, ce qui joua aussi un rôle dans le démantèlement de l'armée de citoyens si chère aux Jacobins. Si le traité de Bâle n'offrait qu'un court répit, c'est parce que la France avait choisi encore une fois de reprendre les hostilités, espérant sans doute profiter des relations rompues entre anciens alliés. Cette fois-ci, les Prussiens étaient neutralisés, ce qui laissait l'Angleterre et l'Autriche comme les principaux partenaires dans l'entreprise antifrançaise. Mais le véritable contraste avec la première phase du conflit tient à ce que la patrie n'était plus en danger, et que, vue de Paris, cette guerre était une guerre de conquête, par laquelle la République visait à consolider ses nouvelles frontières. La seule invasion tentée sur le sol français serait la malheureuse aventure britannique à Quiberon, en juin 1795. Cette campagne mise à part, le but de la guerre n'avait plus rien à voir avec la défense du sol national, ni avec la rhétorique libertaire des premières années de la Révolution : on se vouait plutôt à une série d'annexions territoriales à l'Est et à la création de Républiques soeurs qui contribueraient à leur tour à la défense de la Grande Nation. Autrement dit, on était passé du défensif à l'offensif et à un impérialisme continental à la française, processus dans lequel l'armée devait accepter sa place comme incarnant un intérêt distinct au- dedans de la nation, pendant que ses généraux, eux aussi, devaient jouir d'une autorité de plus en plus indépendante de l'État. Indépendance qui ne pouvait que renouveler les craintes traditionnelles des révolutionnaires à l'égard de leurs ambitions politiques. Les Thermidoriens connaissaient bien les dangers d'un contre-pouvoir hors de la Convention. Ils répétaient inlassablement leur haine pour les ambitions de tous ceux qui voulaient exercer un tel pouvoir, soit dans les grands comités, soit aux Jacobins, soit dans la Commune ou dans les comités révolutionnaires des sections10. Ils n'avaient aucun intérêt à encourager les ambitions des généraux.
8Quand les armées se trouvaient loin de la France et donc de ses factions politiques, et que les intérêts militaires et civils étaient clairement délimités, le gouvernement pouvait croire résolues les ambiguïtés du statut militaire qui avaient été implicites depuis l'affaiblissement du pouvoir royal et la proclamation du principe de la citoyenneté. Mais, en 1795, le civil et le militaire ne restaient pas hermétiquement cloisonnés et, comme à d'autres périodes de la Révolution, la politique pénétrait presque inévitablement la mentalité militaire. À Paris, en 1795, comme à Toulon, en 1793, les troupes étaient appelées à remplir une fonction de police - fonction historique des armées, bien sûr — mais elles devaient désormais réprimer les foules populaires de la capitale et non pas de supposés contre-révolutionnaires de province. Tâche qu'elles exécutèrent à deux reprises dans les dernières journées sans-culottes, en germinal et prairial. Certes, des libelles circulaient dans les régiments et la foule se persuadait facilement que les volontaires ne se tourneraient pas contre leurs frères. Mais elle avait tort ; tout comme les troupes de Bonaparte face à la trahison toulonnaise, les soldats de la République thermidorienne faisaient leur travail de policiers en défendant le nouvel ordre, même si le gouvernement démontrait par ses écrits et par ses actions qu'il avait peur de ses propres hommes. Il n'osa pas laisser la défense de la capitale entre les mains de n'importe quelles unités militaires : ainsi, la décision de remplacer des troupes peu sûres par des carabiniers et des gendarmes11. Partout, on sentait la peur et la méfiance envers les régiments.
9Et peut-être avec raison, étant donnée la longue tradition de complicité entre les soldats des garnisons et des casernes parisiennes - notamment au Nord-ouest de la capitale où furent concentrées de nombreuses unités à Courbevoie - et le peuple des marchés et des faubourgs populaires. Mais, en fait, la réaction des soldats aux turbulences populaires, aux journées de germinal, de prairial et de vendémiaire, fut plutôt rassurante. Elle se borna largement à des protestations individuelles, aux imprudences de quelques officiers républicains, sympathisants de la cause du peuple, qui voulaient apporter leur soutien aux mouvements des faubouriens. Après germinal, on rencontre aussi quelques prises de position collectives et, dans quelques unités, une indiscipline généralisée. En particulier, des adresses soutenant l'action des insurgés de prairial furent envoyés dans les régiments et circulèrent de main en main : Jean-Paul Bertaud en a trouvé des traces, comme des réponses des représentants en mission chargés du maintien de la discipline12. La faim et le dénuement augmentaient, il est vrai, le mécontentement de la troupe, dont quelques éléments voulaient faire cause commune avec les sans-culottes. Mais dans leur mouvement on ne trouve que peu de symptômes d'un rejet politique, ni des lois, ni de la Convention, ni de la constitution. Le soldat, c'est clair, ne fut pas tenté par une nouvelle période de radicalisation politique.
10L'armée ne fut pas tentée par les voix égalitaires de la gauche, même si dans ses rangs figuraient d'anciens membres des clubs de l'an II, se trouvant de plus en plus exclus de toute activité politique. En allait-il de même à droite ? C'est en effet à droite, chez les officiers de carrière de plus en plus désillusionnés par l'indécision gouvernementale, qu'on pouvait s'attendre à une réaction, sinon au césarisme. Pourtant, même en vendémiaire, quand les tentations d'insurrection furent les plus fortes et que des forces de droite auraient pu être mobilisées, la réaction dans les rangs des armées surprend par sa faible ampleur. Il n'y eut ni soulèvement, ni insurrection militaire contre le Directoire. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu'il n'y eut pas d'individus irrités par ce qu'ils regardaient comme la médiocrité du régime, son inefficacité et son manque d'ambition politique — suffisamment hostiles pour penser à la révolte, voire à la contre-Révolution. Des individus qui auraient même pensé à conspirer avec l'ennemi et à recevoir l'or de Wickham en vue de détruire la Révolution et d'organiser le retour des Bourbons au trône de la France. Au plus haut niveau, on pense à Pichegru et aux intrigues royalistes auxquelles il participa tout en restant général en activité, commandant l'armée de Rhin, membre et ultérieurement président du Conseil des Cinq-Cents. Il ne fut pas, il est vrai, un second Dumouriez ; il ne passa pas à l'ennemi, même si son armée, celle de Rhin-et-Moselle, fut frappée d'une inactivité exceptionnelle pendant son commandement13. Mais il accepta de trahir : sa loyauté à ce qu'il croyait être la nation française ne l'empêcha pas de négocier avec les Anglais et d'accepter leur or pour la cause de son roi.
11L'activité royaliste des militaires se révèle mieux, peut-être, dans le cadre local et régional, suite logique de la fragmentation croissante de la politique sous le Directoire et de la fin de toute tentative d'imposer une formule unitaire sur les départements et les bureaux municipaux. La politique locale sous le Directoire doit être comprise, comme la présente Colin Lucas, par sa multiplicité de racines et de traditions, par les loyautés familiales et les identités villageoises, et par un retour à d'anciennes habitudes temporairement écartées pendant les mois de la Terreur14. C'est le moment où les départements commencent à échapper à la tutelle de Paris et où, par la même logique, la fonction publique revient entre les mains des notables traditionnels. Dans ce contexte, il était inévitable que la police devînt aussi inégale dans ses ambitions que dans sa compétence et que, dans ces communes où ils trouvaient un soutien sûr et fidèle, les royalistes commençassent vite à se regrouper et à former des cabales et des complots.
12L'exemple bordelais est significatif. Dans une ville où la désillusion était très importante dans la population, reflet des grands sacrifices économiques et commerciaux faits par les Bordelais depuis les débuts de la Révolution, la droite royaliste avait toujours maintenu une certaine présence : dans la presse de Wormeselle et de Cornu dès les premiers jours de la Révolution ; dans les séances du Club de la Jeunesse Bordelaise en 1793 ; et de nouveau sous une succession de prétextes après Thermidor - la Société du Gouvernement d'abord, puis, dans une forme plus radicalement antirépublicaine, l'association royaliste de l'Institut Philanthropique15—. Désormais, les royalistes de Bordeaux n'avaient guère besoin de cacher leur véritable but : au Grand Théâtre, imitant le style et les cris de leurs semblables à Paris, ils interrompaient les acteurs, dénonçaient toute suggestion d'égalité ou de fraternité, exigeaient l'exécution de leur hymne antirépublicain, Le Réveil du Peuple16. Et, dans la clandestinité, ils s'organisaient, préparant le jour où ils pourraient encore une fois accueillir leur roi dans la capitale aquitaine. Organisation militaire autant que politique : leur cause, si l'on en croit leur chef Dupont-Constant, ne serait pas gagnée par les seuls tracts. D'où l'importance attachée à leur formation militaire qui comptait, d'après Dupont, quatorze compagnies, nombre impressionnant d'hommes et d'officiers. Comment les recrutaient-ils, à un moment où la France se consacrait à une guerre de conquête de plus en plus ambitieuse et où on parlait de la nécessité de conscriptions annuelles ? Parmi les soldats ? On trouve beaucoup de jeunes recrues des armées du Directoire, insoumis, retardataires, déserteurs. Des officiers, également, la plus grande partie ayant été recrutée parmi ceux qui avaient été désaffectés de l'armée de ligne17. Le commandant, Papin, était, pour citer le principal historien de l'Institut Philanthropique :
« Un ancien colonel de l'armée des Pyrénées-Orientales, proposé pour le grade de général de brigade avant de quitter l'armée.. Celui-ci s'était engagé comme volontaire, par enthousiasme patriotique, et avait fait aux armées des Pyrénées, sous les ordres de Doppet, d'Augereau, de Moncey qui resta un de ses amis, les campagnes de l'an I, de l'an II, et une partie de celle de l'an III ».
13Quand il était rentré à Bordeaux à la fin de la campagne pyrénéenne, il était devenu négociant en épicerie avant de se ranger du côté du parti royaliste, et Dupont l'avait nommé, « sous le nom philanthropique de Servan, commandant-en-chef de l'armée royale de Guyenne »18
14Si le cas bordelais est instructif, il est toutefois peu représentatif de la France entière. Bordeaux sera, après tout, un des points forts du royalisme sous le Consulat et l'Empire, jusqu'au moment où le maire, Jean-Baptiste Lynch, ouvre les portes de sa ville à Beresford en 1814. Dans beaucoup de villes françaises, la réaction des militaires aux événements politiques qui suivent Thermidor n'est pas du tout évidente. Si réaction il y a- il est particulièrement difficile de l'estimer -, elle apparaît dans les chiffres de la désertion, qui semblent en léger essor dès 1795. Est-ce que cette poussée reflète un malaise politique dans la population générale, le refus de participer à la répression du peuple ? Peut-être : il est vrai que dans la correspondance d'officiers, et même de quelques généraux, on trouve des références isolées qui pourraient sembler suggestives à cet égard, mais ces références sont indirectes, obliques, voilées. Dans les campagnes de L'Ile-de-France également, il y avait en l'an III une certaine collusion entre les insurgés des villes et des petits bourgs et quelques-uns des militaires responsables de la réquisition des grains. Mais, là, la sympathie avait ses racines dans leur condition matérielle autant que dans leur idéologie19. En effet, il n'est jamais facile de lier le taux de refus militaire à l'esprit public ou à la préférence idéologique des civils. Dans les chiffres de recrutement, il reste trop d'éléments variables : les besoins de la ferme et de la famille ; la topographie et la tradition militaire ; l'assiduité des forces de l'ordre ; enfin, les effets divers de la fin de la Terreur et des mesures d'exception20.
15Le gouvernement, donc, a survécu. Le césarisme ne se manifestera pas, et si quelques radicaux dans les armées, comme Bourbotte et Goujon, députés en mission à l'armée du Rhin, se permirent de prendre la cause du peuple, ils payèrent cette erreur de leur tête21. Le message était clair, sinon brutal : les années jacobines étaient bel et bien passées, et le rôle des militaires, surtout des officiers, devait rapidement être redéfini. Le devoir du soldat était maintenant d'exécuter les ordres des ministres, et rien de plus ; ce n'était plus un rôle idéologique, comme sous les Jacobins, ni en aucun sens un rôle délibérant. Si, en l'an II, les promotions et les honneurs militaires avaient été pendant une période très courte accordés à ceux qui se montraient totalement dévoués à la cause républicaine, cette prédilection pour la politique était maintenant totalement périmée. La tendance, déjà en évidence sous les Jacobins, de privilégier les compétences et les qualités professionnelles passait sous les Thermidoriens au premier plan. Même si bon nombre d'anciens Jacobins et d'ex-terroristes cherchaient à faire carrière dans les bataillons — perçus comme une terre d'asile où l'on ne poserait pas trop de questions embarrassantes22 —, ils devaient toujours faire preuve de leur compétence. On ne gagnait plus de crédit, ni d'avancement, par ses qualités de militant ou de révolutionnaire avancé.
16Partout, les valeurs idéologiques furent rejetées, à part celle, quasi-universelle, du républicanisme. Le corps des officiers fut renouvelé pour donner du poids aux valeurs du professionnalisme militaire et le principe électif, qui avait eu ses champions parmi les Jacobins, fut progressivement écarté. Des unités connues pour être fortement politisées, telles que les canonniers volontaires, furent dispersées. Une loi du 18 floréal III réorganisa l'artillerie dans le même but. Mais les grandes marées de législation militaire de ces mois ne furent pas elles-mêmes sans dangers. On risquait en effet de voir se constituer une bureaucratie militaire lourde et quasi-indépendante qui jouirait à son tour d'une trop grande autonomie par rapport au pouvoir civil. Aussi vit-on peu à peu les Thermidoriens, redoutant un césarisme militaire, réimposer leur autorité politique23. En l'an III, par exemple, l'administration centrale des armées fut largement réformée et la Commission des armées fut réorganisée. On relève également le choix de plus en plus fréquent de spécialistes militaires comme membres du Comité de Salut Public. Autrement dit, les périls du césarisme ne furent ni oubliés, ni écartés. Ils restaient toujours présents, à droite comme à gauche, et les hommes politiques n'oubliaient pas la leçon capitale apprise au temps des Jacobins. Il n'oubliaient pas non plus les erreurs qu'avaient commises ces mêmes Jacobins en politisant les armées. Ils cherchaient en conséquence à éviter ces pièges en réimposant l'autorité républicaine et le respect dû à la nation.
17En 1795, ils pouvaient se féliciter d'avoir remporté un large succès. Car, si le jacobinisme continuait à avoir ses disciples dans les armées, il ne menaçait plus le régime. Il pouvait même être regardé comme une sorte de soupape de sûreté pour un gouvernement qui s'intéressait de moins en moins aux questions sociales. En effet, en dépit des efforts des Jacobins lorsqu'ils détenaient le pouvoir, la propagande dispensée à la troupe n'avait jamais réussi à la subvertir ; de sorte que, paradoxalement, ces mêmes soldats qui avaient suivi Robespierre acceptaient le 9 thermidor sans plainte ni protestation. On laissait mourir sans murmure les proches de Robespierre. On acceptait la constitution de l'an III tout comme on avait accepté celle de 1793. Et cela alors qu'on disposait de toute la force nécessaire pour défendre les Jacobins, si on avait vraiment voulu le faire. Bien sûr, les armées étaient dispersées à travers la moitié du continent, ce qui aurait rendu difficile toute intervention. Mais le véritable problème n'était pas là, et il serait naïf de penser que la majorité des soldats — ou même de leurs officiers, plus nombreux encore à adhérer à l'idéologie républicaine — avaient la volonté de combattre pour la défense du régime. Dans les régiments comme dans le pays, il y avait bon nombre d'hommes qui souhaitaient fortement la fin de la Terreur et des lois d'exception, d'autres pour qui le règne des sans-culottes et des sections parisiennes avait déjà trop duré. Accordant leur loyauté avant tout à la patrie, à la nation, quelques-uns diraient à l'armée elle-même, ils pouvaient sans difficulté la transférer aux Thermidoriens. Comme un certain soldat du Loir-et-Cher, écrivant à ses parents de Bruxelles, ils devaient se féliciter « que les fureurs des révolutionnaires ne soient plus à l'ordre du jour, que... les brûleurs d'églises, les infâmes sans-culottes soient méprisés et détestés comme ils le méritent »24. Pour lui, les nombreuses promesses de stabilité offertes par les Thermidoriens étaient amplement suffisantes, au moins pendant les campagnes victorieuses de 1795. Nous ne sommes pas encore en 1797, quand les idées royalistes gagneront bien des officiers, ni en Italie ou en Égypte avec Bonaparte. Le climat politique changera vite. Mais, en 1795, le défi du gouvernement semblait gagné : les armées mettaient de côté leurs manuels républicains et se consacraient à la discipline et à l'étude des arts militaires.
Notes de bas de page
1 Bertaud (J.-P.). La Révolution armée: les soldats-citoyens et la Révolution Française Paris, 1979, 73-
2 Leleu (E.), La Société Populaire de Lille, Lille, 1919, 92; Forrest( A..), The Soldiers of the French Revolution. Durham, N.C. 1990, 96-99.
3 Lynn (J.), The Bayonets of the Republic, Urbana, 1984, 84-87.
4 Bertaud (J. -P). La Révolution armée, 194-227.
5 Forrest (A.), Déserteurs et insoumis sous la Révolution et l'Empire, Paris, 1988, 57-91.
6 Lefebvre (G.), The Thermidorians, Londres, 1964, 95-100.
7 Baczko (B.), Comment sortir de La Terreur, Paris, 1988, 61-63.
8 Vallée (G.), La conscription dans le département de La Charente, 1798-1807, Paris, 1936, 10-11.
9 Martin (M.), « Journaux d'armées au temps de la Convention », Annales Historiques de la Révolution Française, 44, 1972, 567-605.
10 Baczko (B.), Comment sortir de la Terreur, 306-10.
11 Bertaud (J.-P.), La Révolution armée, 300.
12 Ibid., 304.
13 Caudrillier (G.), La trahison de Pichegru, Paris, 1908, 13.
14 Lucas (C.), « Le jeu du pouvoir local sous le Directoire », dans Les pratiques politiques en Provence à l'époque de la Révolution Française, Montpellier, 1988, 281-96.
15 Caudrillier(G.), L'Association royaliste de l'Institut Philanthropique à Bordeaux, Paris, 1908, XV.
16 Archives Municipales de Bordeaux, 112, Police des Théâtres : Grand Théâtre, 1790- an VIII.
17 Dupont-Constant, Essai sur l'Institut Philanthropique, Paris, 1823, 65-66.
18 Caudrillier (G.), L'Association royaliste, XXII.
19 Bertaud (J.-P.), La Révolution armée, 305.
20 Forrest (A.), Déserteurs et insoumis, 93-118.
21 Bertaud (J.-P.), La Révolution armée, 300.
22 Woloch(I), Jacobin Legacy, Princeton, 1970, 70-74.
23 Brown (H.), War, Revolution and the Bureaucratic State, Oxford, 1995, 96-97.
24 Archives Départementales du Loir-et-Cher, F2196, Lettres de Louis Godeau
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