Les décrets des deux-tiers ou les leçons de l'histoire
p. 193-209
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Texte intégral
1À la mélancolie des derniers jours de la Convention - rien, disait Mathiez, n'est plus triste — les décrets des deux-tiers ont efficacement contribué. Les premières rumeurs, au printemps 1795, d'une éventuelle « perpétuation » des conventionnels, avaient suffi à faire lever « l'improbation universelle » qu'avait annoncée Benjamin Constant1. Quand s'ouvre, en fructidor, la discussion de décrets devenus réalité, on en mesure aussitôt la fécondité maléfique : ils font flamber à nouveau l'agitation sectionnaire ; ils essuient le refus d'un électeur sur trois et, à une exception près, de toutes les sections parisiennes ; ils engendrent la dernière journée sanglante de la Convention ; ils donnent la première illustration de la survie problématique d'un régime suspendu à l'intervention militaire. Ils sont enfin, aux yeux de l'histoire, les grands responsables de l'antiparlementarisme national : ils n'en étaient pourtant pas seulement la cause, mais déjà le fruit.
2Les deux lois du 5 et du 13 fructidor de l'an III, improprement baptisées décrets des deux-tiers, étaient euphémiquement destinées à « retenir » dans le Corps législatif, dont on avait exclu d'emblée les soixante-sept députés montagnards, les deux-tiers de la Convention. Elles avaient nécessité une laborieuse élaboration : il fallait justifier la désinvolture avec laquelle on traitait le droit d'élire, et donc la souveraineté nationale. Tantôt on avait imaginé de confier la réduction de la Convention au sort (en rencontrant en chemin, avec Lakanal2, la vertigineuse question de savoir si le sort est plus ou moins aveugle que le fanatisme et le royalisme) ; tantôt espéré l'obtenir des défections, au mieux volontaires, au pire provoquées ; tantôt caressé l'idée d'un « jury de confiance » pris dans le sein de l'Assemblée, et apte à recueillir les démissions. Finalement, on se résigna à abandonner le tri aux assemblées électorales, nonobstant le risque, qu'avait dramatiquement évoqué Baudin, de voir le scrutin réenflammer l'esprit de faction dans le pays3. Mais la loi du 13 fructidor, qui entérina ce choix, était si peu transparente qu'elle dût s'adonner d'un exemple type à l'usage des électeurs bornés : soit un département dont la députation comporte neuf noms, les électeurs devront d'abord en désigner six dans une liste dite « liste principale des Conventionnels », puis dix-huit autres dans une liste supplémentaire, au cas où les six premiers, élus dans d'autres départements (les élections multiples étaient permises) devraient alors élire le dernier tiers, pris soit à l'intérieur de la Convention, soit au dehors. La complication de ce dispositif — ne serait-ce que par le nécessaire échelonnement dans le temps des deux opérations - est aggravée par un décret du 30 vendémiaire qui adjoint aux députés élus sur les listes principales tous les députés élus sur les listes supplémentaires : repêchage encore insuffisant - malgré toutes ces précautions, on ne parvenait toujours pas aux deux-tiers souhaités - et qu'il faudra compléter par une ultime cooptation : la Convention s'était donc finalement arrogé le rôle d'une Assemblée électorale.
3Ce n'est pourtant pas aux difficultés techniques des décrets des deux-tiers que je souhaite m'arrêter — encore que leurs adversaires, et notamment les sectionnaires parisiens, les aient considérées comme partie intégrante d'un dispositif diabolique. Et pas davantage à leur légitimité douteuse, elle aussi au centre des débats, puisqu'il s'agit de savoir si le renouvellement par tiers, défendable et applicable d'une législature à une autre, est défendable et applicable d'une convention à une législature. Le problème porte sur la rétroactivité de la mesure : des constituants peuvent-ils être constitués ? Les adversaires des deux-tiers ont beau jeu de montrer que les décrets, qui donnent au peuple un mandat impératif, inaugurent un monde à l'envers, où les mandataires se font mandants ; ils n'ont que trop de facilité à filer le thème de la soif des places chez les candidats à la perpétuation : mais il n'est pas indispensable de s'arrêter à cette psychologie de l'ambition ; Bronislaw Baczko a opportunément sorti le problème des eaux moralisatrices en préférant voir dans les perpétuels un type social inédit, en passe d'inventer la politique comme carrière4.
4Ce à quoi je souhaite en revanche m'attacher, c'est à l'essai d'histoire immédiate que recèle la discussion de fructidor an III : car la volonté que manifestent les décrets d'arrêter la Révolution - explicite, puisque c'est ainsi que Daunou les présente : « une loi relative aux moyens d'arrêter la Révolution » — impose aussi un arrêt sur image, appelle le regard jeté par-dessus l'épaule, et dicte une relecture de l'événement. Le discours préliminaire de Boissy d'Anglas au projet de constitution retraverse ainsi toute l'histoire des cinq années écoulées.
5Les hommes qui s'engagent dans ce récit sous la bannière des deux-tiers mettent tous en évidence la nouveauté de cette année 1795 si heureusement déliée du passé qu'elle permet le retour dépassionné de la Révolution sur elle-même. Boissy fait remarquer comme il serait léger de juger de l'Assemblée future à partir des Assemblées qui l'ont précédée : celles-ci, perpétuellement contraintes de composer « avec un pouvoir rival placé vis-à-vis et presque au-dessus d'elles »5 (que ce pouvoir soit celui du roi ou celui des clubs), ont été comme vouées à l'excès et à la surenchère. 1795 est très précisément le moment où il est possible de sortir du cercle infernal de la radicalisation ; « le tyran n'est plus là », disent les uns ; et les autres : « les sociétés populaires ne sont plus là ». Le moment est donc privilégié, moins du reste comme entrée dans une autre histoire que comme sortie de l'histoire. Tantôt on se persuade que les lois nouvelles ne seront plus qu'une émanation de la nature ; tantôt on croit, ou cherche à croire qu'aux Français ne seront plus demandées que des activités évidentes et paisibles, naturelles elles aussi : « Nos travaux, dit Bernard Saint-Affrique, ne sont plus les mêmes, il ne nous faut désormais que des hommes calmes, tranquilles et constants »6. Baudin, de son côté, prétend ne s'adresser qu'aux hommes dont « l'idole est le repos ».Nous sentons, dit l'orateur de la députation du camp sous Paris, « le besoin de nous reposer sous un gouvernement libre »7. Dans les discours des défenseurs des deux-tiers, reviennent sans cesse les images du port et de l'arche ; leur verbe préféré est « fixer », leur temps de prédilection le présent de l'indicatif, dont ils usent avec une légère griserie. Elle perce dans le commentaire de Lenoir-Laroche, le 16 brumaire, après l'ouverture du Corps législatif : « enfin, nous avons un gouvernement. Le Directoire est en activité. Les ministres sont nommés »8. Cette obsession de la tranquillité, qui traduit la fatigue des acteurs et la volonté de gommer la tragédie explique que toutes les propositions qui tendaient à demander un essai provisoire de la constitution - celle de Delahaye par exemple — aient été abandonnées. « On est las d'essais, répond Baudin à Delahaye, le peuple soupire après un ordre stable ». Et encore: « le courage a commencé la Révolution, les factions l'ont prolongée, c'est à la sagesse à la terminer »9. Sagesse nourrie par l'extraordinaire savoir accumulé pendant ces cinq années sans pareilles, dont Lezay-Marnésia écrit qu'« elles en disent plus que vingt siècles n'en ont dit aux nations »10.
6Ce qui a présidé aux décrets des deux-tiers, c'est donc la volonté de croire que l'époque est radicalement nouvelle, et le désir de s'assurer contre le retour du même. Et le même, ici, c'est paradoxalement l'innovation, c'est-à-dire la formidable capacité de la Révolution à pousser de nouveaux bourgeonnements, à faire surgir sans cesse de nouvelles « journées ». Baudin, une fois encore, est ici très explicite : les décrets des deux-tiers sont « une barrière posée contre l'esprit d'innovation ». Peut-elle être efficace ? Nul n'ignore que si le désir d'en finir, en 1795, est profond, et partagé par la nation tout entière, il se heurte à un obstacle immense : celui du ressentiment qui habite encore tant de coeurs. Tant que brûlera chez les Français le désir de vengeance, le passé conservera ses droits sur le présent, et pèsera sur lui de toute sa force ressassante, acharné à refaire surgir ce qu'on ne voulait plus voir et ce dont on ne voulait plus entendre parler. Les semaines qui ont vu s'accomplir la réintégration laborieuse des girondins ont déjà illustré cette fécondité radoteuse : l'époque qu'on voulait croire si neuve est celle des « retours ». Et c'est pourquoi la première question que fait surgir le décret des deux-tiers est vertigineuse. Pour échapper à la répétition si redoutée des mêmes événements, n'est-il pas paradoxal de se fier aux mêmes ? C'est donc d'abord sur les hommes que s'engage la discussion.
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7Si flagrant, le paradoxe, que ce sont les adversaires des décrets qui ont la partie belle. Comment, en effet, imaginer que le même ne soit pas immanquablement ramené par des hommes qui sont les mêmes ? Pour commencer, ils sont déjà les mêmes entre eux, bloc qu'il serait insensé de vouloir dissocier. Soudés, ils le sont par la contracture des habitudes : accoutumés à gouverner révolutionnairement, comment pourraient-ils gouverner constitutionnellement ? Chauveau-Lagarde emprunte sans vergogne à Robes-pierre l'opposition de la constitution et de la Révolution, qu'il retraite dans un tout autre contexte11. Soudés, ils le sont encore par la culpabilité collective : tous ont traversé guerre, terreur, persécutions, et s'ils n'ont pas voulu ces maux, du moins ne les ont-ils pas empêchés. Complicité passive que résume une formule laconique : « ils se sont tus sous Robespierre »12. Elle sert à égaliser les conventionnels sous le niveau d'un identique mépris :
«...élus sous les poignards en 92, dit encore Chauveau, et forcément prorogés en 95, ils resteront chargés, sinon par leurs actions, du moins par leur inertie, des maux qui ont assailli et déshonoré la France »13.
8Dans ces conditions, à quoi bon trier ? La logique du tri, c'est de retenir des individus quand on en exclut d'autres, et la foi des adversaires des deux-tiers est qu'il n'y a pas d'individus dans la Convention. Il y a bien eu, concède Lacretelle jeune, deux époques dans l'histoire de l'Assemblée, de part et d'autre du 9 thermidor. « Mais les tyrans qui vous opprimèrent étaient pris dans votre sein »14, poursuit-il, indiquant par là qu'on ne peut savoir jusqu'où s'étend et où s'arrête la liste des complices. Comment choisir ? Le problème n'est jamais aussi voyant que lorsqu'on tourne, fugitivement, autour de l'idée de confier à la Convention elle-même l'opération de réduction parmi ses membres. « Je ne veux pas, dit Bernard Saint-Affrique, que ce soit la Convention qui opère ce renouvellement, car alors ce serait toujours la Convention et vos ennemis ne verraient que la Convention »15. C'est fort bien raisonné, puisque l'opinion identifie la Convention aux perpétuels16, qu'elle croit incapables d'entreprendre une histoire nouvelle. La seule manière de refaire un personnel politique neuf à partir de l'ancien est de le faire passer par les assemblées électorales. De la fontaine de jouvence populaire, les conventionnels pourraient espérer ressortir comme des individus : rentrés, dit Constant, « dans la masse du peuple »17, ils cessent d'être la Convention. Si en revanche, ils prétendent se soustraire à ce tribunal, ils auront beau affirmer leur pureté collective, « une voix forte et puissante, selon Bailleul, s'élèvera des quatre coins de la République et dira non »18. L'idée d'une pureté possible à reconquérir à travers les assemblées électorales, d'une « régénération » selon un vocabulaire emprunté à la Révolution, est brillamment défendue par Benjamin Constant, dans l'un des textes que lui inspirent les décrets des deux-tiers. Revenir devant le peuple est la seule manière pour les conventionnels d'échapper aux souvenirs collectifs, que le seul nom de Convention rappelle. Sans l'eau lustrale du scrutin, capable de rincer les erreurs du passé, les mêmes, les perpétuels, referont mécaniquement ce qu'ils ont l'habitude de faire. Il suffit d'observer ce qu'ils font déjà : ces vieux obsédés du « despotisme de la liberté » rassemblent les troupes autour de Paris, celles-là même que le despotisme royal avait cantonnées en 1789 autour de Versailles.
9Comment répondre à une argumentation aussi implacable ? Comment plaider que pour ne pas avoir la même histoire il faut justement prendre les mêmes ? On peut d'abord, réponse du berger à la bergère, renvoyer l'argument et plaider que la répétition est dans le camp d'en face : ce sont les adversaires des deux-tiers qui sont les mêmes, démonstration où brille le lieu commun du régime thermidorien : la complicité, ou mieux l'équivalence du royalisme et de l'anarchie. Les sections parisiennes qui défilent à la barre de la Convention en cortèges agités font revivre à la fois les souvenirs du robespierrisme - un terrorisme inédit - et du royalisme - un vieux terrorisme. Car elles rappellent, dit Baudin, qui convoque l'histoire de la Ligue et des troubles du temps de Charles VI, d'autres « septembristes », d'autres « chouans », d'autres « compagnons de Jésus ». Dans leurs rangs, selon Tallien19, on peut reconnaître les hommes perfides qui à la fin de la Constituante ont sollicité la révision ; qui tout au long de la Législative ont travaillé à sauver la royauté. Et chacun peut vérifier que ces vieilles troupes du royalisme puisent désormais dans le plus pur répertoire robespierriste : la permanence des sections - qui permet de passer au vote quand les bons citoyens sont rentrés chez eux —, la purge des sections incertaines, le projet d'un comité central des sections, l'éloge de la démocratie directe contre le régime représentatif, l'intervention fracassante dans l'Assemblée : les armes ici sont empruntées à l'arsenal de l'an II, et conformément à l'inspiration jacobine, qui veut que de la barre on monte à la tribune. Bref, tous les partisans des deux-tiers, Thibaudeau, Louvet, Chénier se succèdent pour établir que les sections de Paris, sous leurs oripeaux royalistes, sont bien les mêmes qu'en 179320. Et de rappeler Vergniaud, Gensonné, Condorcet, conduits par elles au suicide ou à l'échafaud. Et d'annoncer que de nouveaux Hébert, de nouveaux Chaumette préparent un 31 mai, ou un 12 germinal, ou un 1er prairial. En ce sens, les candidats à la perpétuation savent gré aux sectionnaires de faire, par les moyens qu'ils emploient et le langage dont ils usent, la démonstration qu'ils ne s'avancent pas sous la bannière du nouveau, mais du même.
10L'argument est oblique, à l'évidence purement défensive, et il faut bien chercher une démonstration plus directe. Tenter, contre le jugement globalement négatif des adversaires, d'établir que les conventionnels ne sont pas les mêmes entre eux. Le plus simple est de rappeler qu'en dépit du récit d'en face, qui transforme la Convention en phalange liée par le crime, il y avait bien des individus dans l'Assemblée. On peut verser à cette thèse la résistance vertueuse qu'a opposée la Convention à la tyrannie des factions pendant huit mois entiers, c'est-à-dire jusqu'au 31 mai. Ce n'est donc pas la lâcheté qui a soudé une Convention dans laquelle il y a eu des braves, des lâches, des bourreaux, des victimes, donc des hommes divers entre lesquels il est légitime de trier. Il est fondamental, explique Gamon, de «...détruire cette idée funeste, adoptée par l'ignorance, propagée par la mauvaise foi, que la Montagne et la Gironde avaient eu des relations d'amitié, des vues uniformes ou quelques rapports de sentiments... »21.
11Il arrive même aux partisans des deux-tiers de retourner complètement le procès qui leur est fait en plaidant qu'au total il y avait plus de courage entre les murs de la Convention qu'à l'extérieur. Nul, gémit Baudin, ne s'est levé pour secourir Camille, « quand on se précipitait chez Desenne pour acheter Le Vieux Cordelier ». Et dans la fatale journée du 31 mai, alors que Vergniaud ferraillait « dans une enceinte violée », nul au dehors n'est venu à son secours. Bien au contraire, c'est au dehors que les bourreaux ont trouvé de l'aide ». De surcroît, « dans ce moment terrible, on dansait aux Champs-Élysées »22. Héroïsme de quelques hommes dans la Convention, frivolité et lâcheté collectives de la nation. Cette présentation vigoureuse en noir et blanc fera crier au scandale, et les plus subtils (comme Des-graves23) ne manqueront pas d'observer que la volonté de rejeter sur la nation la responsabilité de la terreur trahit probablement une anxiété secrète. Du moins sert-elle aux « perpétuels » à desserrer l'étau de la culpabilité collective : contre ses bourreaux la Convention n'a pu compter que sur elle-même.
12Nous n'étions pas les mêmes entre nous, plaident-ils donc, et nous ne sommes pas non plus les mêmes qu'alors. Car le moment est absolument inédit. Il est même, selon Baudin, inverse : alors que la Constituante, qui avait débuté dans la gloire, finit dans le malheur, la Convention, qui a commencé dans le malheur, finit dans la gloire. Et l'oeuvre à laquelle elle s'attache est elle aussi inédite : elle doit faire une vraie constitution, non pas « un vain fantôme à ensevelir aussitôt dans une arche »24. Et voilà pourquoi il est inutile de se livrer aux comparaisons (absurde, par exemple, de comparer les soldats rassemblés autour de Paris aux troupes étrangères rassemblées en 1789 autour de Versailles), alors que rien, ni l'objet, ni le moment, ni les circonstances, n'est comparable. Où puiser la certitude que le moment est nouveau et le processus de radicalisation effectivement stoppé ? Dans ce fait d'expérience que les conventionnels, précisément, ont vécu et subi l'extrémisme : les épreuves les ont changés, ils ont pu et su tirer les leçons de l'histoire.
13Mais, et voici bien le paradoxe, le fait de n'avoir pas été les mêmes dans la Convention, de n'être plus les mêmes qu'alors et de devoir enfin s'atteler à une oeuvre qui n'est plus la même, lie les conventionnels d'une autre façon. Différents de ce qu'ils ont été, ils sont, dans le mûrissement des épreuves, tous désormais soldats de la Révolution, des « hommes du 14 juillet et du 9 thermidor », deux dates qui annulent les autres et bouclent la boucle révolutionnaire. En ce sens, les conventionnels, en effet, sont les mêmes, parce qu'ils le sont devenus. Et si quelqu'un en doutait le regard des adversaires suffirait à l'apprendre. « La royauté, dit Baudin, a juré notre perte commune, sans égards pour les nuances qui nous distinguent et qui s'effacent à ses yeux clairvoyants tandis qu'à nos yeux trop prévenus elles nous ont paru des couleurs tranchantes »25. Le débarquement de Quiberon offre à Benjamin Constant l'occasion de traiter le thème de cette égalisation sous le regard de l'ennemi émigré, et de rappeler que le fanatisme royaliste frappe d'un égal anathème tous ceux qui ont aimé la Révolution, serait-ce pendant une heure :
«...tous, constituants, législateurs, conventionnels, monarchistes, feuillants, ministres, magistrats, administrateurs, municipaux, généraux, officiers, soldats, philosophes, journalistes, acquéreurs de biens nationaux, possesseurs d'assignats, créanciers de la République, vous criminels d'acclamations, vous coupables de silence »26.
14Les perpétuels, tout en soutenant qu'ils étaient bien des individus différents dans la Convention, n'en maintiennent pas moins que son cours tumultueux les a rendus à une similitude élémentaire que définit très bien Lakanal : « vous avez tous fondé la République ; vous exécrez tous les infâmes émigrés »27. De ce même essentiel, résidu de toutes les vicissitudes de la Révolution, Garnier d'Arles tire la conclusion pratique :
«...je me jetterais indistinctement dans les bras de mes collègues, de quelque côté qu'ils aient siégé, bien persuadé de ne presser sur mon coeur que de vrais républicains, que des hommes entièrement dévoués à leur patrie »28.
15Les journaux acquis aux deux-tiers, de leur côté, plaident pour la solidarité de tous ceux qui ont franchi la passe de la Révolution, égalisés et liés par la traversée du malheur.
16Retour au même, où on peut lire aussi que la passion révolutionnaire par excellence, celle de l'unité, n'a quitté ni les uns ni les autres. L'acrobatie rhétorique n'en est pas moins flagrante. Et rien ne la rend plus sensible que le problème annexe qui surgit dans la discussion : celui de savoir à qui on peut confier la « réduction » de la Convention et si la Convention elle-même, soit directement, soit indirectement à travers le « jury de confiance », peut trier entre ses membres. On bute alors nécessairement sur des questions redoutables : les conventionnels sont-ils les mieux placés pour faire ce tri ? Se connaissent-ils mieux que le peuple ne les connaît ? S'aiment-ils mieux ? Questions incongrues, et même légèrement comiques aux yeux des adversaires, persuadés que le peuple, mieux que quiconque, a gravé les députés sur un implacable « livre de mémoire ». Louvet, Thibaudeau, Baudin, se sentent d'autant plus tenus de les prendre au sérieux. Et c'est Louvet, inspiré par Constant, qui traite avec le plus d'ampleur le thème des leçons de l'histoire immédiate : « une expérience de trois années vous a appris quels sont ceux d'entre vous auxquels des dons naturels ou des talents acquis, plus de facilité, plus d'aptitude aux affaires imposent encore le devoir de rester dans la difficile carrière qu'il faut achever de parcourir ; surtout quels sont ceux dont les forces morales et physiques se sont le moins épuisées dans ces combats pénibles où quelques-uns se sont fatigués d'autant plus qu'ils ont davantage outrepassé le but »29. On entend ici l'écho de l'idée constantienne du dépassement par les révolutionnaires de leurs objectifs, mais c'est aussi un admirable euphémisme, qui tend à faire bannir les extrémistes de la nouvelle Assemblée, non en raison de leur extrémisme, mais de l'épuisement que celui-ci aurait engendré.
17Sur la question capitale du jugement éclairé que la convention est susceptible de porter sur elle-même, l'Assemblée se divise : il y a les incertains, comme Lakanal ; il y a les menaçants, comme Aubry, qui rappelle que le peuple a, bien mieux que les députés, gardé la mémoire de leur passé ; il y a les sceptiques, comme Collombel, qui insinuent que les conventionnels ne se connaissent que de vue ; il y a les mélancoliques, comme Legendre de la Nièvre, qui déplorent que les députés, au total, se soient « si peu connus, si peu estimés, si peu aimés »30 ; il y a enfin les cyniques, qui vendent la mèche avec une brutalité salubre : « les membres des assemblées électorales ne sont pas aussi aigris entre eux que nous le sommes entre nous »31. C'est sur cette évidence que les perpétuels vont perdre une première manche. Finalement, c'est aux assemblées électorales qu'il appartiendra de choisir, du moins à l'intérieur des sévères limites qu'imposent les décrets.
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18Au cours des débats, le problème a glissé des hommes aux moyens. Par quels procédés peut-on parvenir à ce « plus jamais la Terreur » qui les obsède tous ? La réponse est unanime : par l'entretien du souvenir. Les images funèbres de la Terreur, il faut sans cesse les avoir devant les yeux, « comme des témoins placés sur nos côtés pour le salut des voyageurs »32. Mémoire des lieux : « ces bancs fumant encore du sang de nos vertueux collègues »33. Mémoire des êtres : « cette foule d'administrateurs, de fonctionnaires irréprochables que la tyrannie décemvirale a frappés sous prétexte de fédéralisme »34. Mémoire des dates : on n'en finirait pas, dans les discours, de relever les « souvenez-vous », les « je n'oublie pas », les évocations des morts, les rappels des fatales journées et les serments : « le département de la Seine se rappellera, il n'oubliera jamais ». La conjuration de la répétition des événements passe par la répétition de leur récit. D'où la relecture méthodique de la Révolution, scandée par ses grandes dates, par ses « journées ».
19La perplexité vient de ce que la Révolution est une forêt de dates dans laquelle il ne faut pas s'égarer. La sélection de ces dates est loin d'être la même du côté des perpétuels et de leurs adversaires, et la question paraît si décisive que c'est par elle que Baudin entame son rapport sur la commission des Onze. Il lui paraît indispensable d'écarter d'emblée toutes les fausses bonnes dates, celles auxquelles, déjà, on a pu croire, bien à tort, la Révolution terminée : le 14 juillet, le 6 octobre, le 4 février 1790, où Louis XVI prêta un « serment perfide » à la constitution, le 14 septembre 1791, où il l'accepta de façon non moins insincère, le 10 août 1792, et le 2 juin 1793, « par le silence éternel auquel on se flatta d'avoir condamné la vertu »35. Chemin faisant, Baudin indique la bonne date, celle à laquelle tout s'est en réalité joué : la nuit du 4 août, « consommée sans retour le 21 septembre 1792 »36 : après quoi tout ce qu'il y avait à détruire l'avait été, royauté, ordres privilégiés. Si on encadre ces dates par le 14 juillet inaugural et le 9 thermidor terminal, les voilà, les bonnes dates révolutionnaires, qui plaident pour l'éternelle alliance des hommes du 14 juillet et du 9 thermidor. Les perpétuels se voient comme « les hommes du 9 thermidor, qui n'abandonnent jamais les hommes du 14 juillet et du 10 août »37.
20Dans le camp d'en face, ce sont d'autres dates qui sont le plus volontiers évoquées : 2 septembre, 31 mai, germinal, 1er prairial. Ce qui oblige les perpétuels à répéter qu'ils les abhorrent eux aussi, quitte à en proposer un autre récit et une autre interprétation. Deux grandes dates sont ainsi l'objet d'une interprétation contrastée : la fin de la Constituante, lorsqu'elle décide la non-rééligibilité. Et la journée du 31 mai, date presque aussi décisive ici qu'elle le sera dans la vision de Quinet. Les derniers jours de la Constituante semblent offrir une leçon particulièrement adaptée : la première Assemblée révolutionnaire avait pris la décision inverse de celle à laquelle se prépare la Convention : celle d'empêcher, par l'impossibilité de la réélection, la perpétuation des députés. C'est le premier exemple invoqué par Baudin : « la retraite de l'Assemblée constituante vous apprend assez qu'une législature entièrement nouvelle, pour mettre en mouvement une constitution qui n'a pas été essayée, est un moyen infaillible pour la renverser »38 ; et c'est lui, déjà, qu'avait récusé le rapport préliminaire de Boissy. De la désastreuse histoire de la Législative, qui leur paraît montrer ce qu'il en coûte d'abandonner à des gens sans expérience l'oeuvre à laquelle on a travaillé, le parti des deux-tiers tire l'essentiel de son argumentation. Les journaux qui les soutiennent, comme le Journal du Bonhomme Richard39, filent la métaphore de l'horloge et de l'horloger : le peuple sait qu'après avoir fabriqué l'horloge, c'est l'horloger qui la conduit et la règle avant de la confier à une main étrangère. La leçon des erreurs de la première Assemblée, c'est que toute Constituante doit accompagner son ouvrage, comme la mère est attentive aux premiers pas de son enfant. Il faut donc conduire le vaisseau de la nouvelle constitution, la seule difficulté est de réduire l'équipage.
21L'exemple est-il recevable ? Sous la Constituante, les partisans de la rééligibilité avaient appuyé leur démonstration sur la réalité du veto royal. Lorsque le peuple est interpellé par le veto, il doit pouvoir manifester sa volonté en retenant ou en écartant de la législature future les députés dont le projet de loi est refusé par le roi. Tel avait été le coeur du plaidoyer de Clermont-Tonnerre : on ne pouvait accorder au roi la possibilité de dissoudre sans accorder, en contrepartie, aux représentants le droit d'être réélus. Sans cette disposition, on devait immanquablement, selon Clermont-Tonnerre, courir au despotisme. Mais cette fois, plus de roi, plus de veto. L'argument n'a donc aucune pertinence aux yeux des adversaires des deux-tiers : « Les époques, dit Desgraves, ne sont plus les mêmes, le tyran était là »40. Comment du reste regretter l'imprévoyance de la Constituante sans avouer par là-même qu'on hait l'oeuvre de la Législative ? Parmi les pourfendeurs des lois de fructidor, les plus subtils font observer que la constitution de 1791 trouve chez les perpétuels d'étranges admirateurs : force leur est d'admettre que rien de ce qu'elle maintenait, veto royal, forme monarchique, liste civile, n'était mauvais en soi41 : or, comment entonner à la fois l'éloge du dix-août et le blâme des constituants inaptes à préserver leur œuvre ? Pour être tout à fait cohérent, il faudrait, estime Ratel, convenir qu'on a eu tort de renverser la constitution de 1791, de soutenir la journée du dix-août, d'abattre le trône. La conclusion est que l'argument n'est pas pertinent.
22Les adversaires les plus déterminés des décrets, comme Saint-Aubin, entrent assez dans le débat pour accorder aux perpétuels que la rééligibilité des constituants aurait pérennisé, avec le roi, le pouvoir royal. Mais c'est pour dire qu'une Convention qui a hérité, en la renforçant mille fois, de la puissance des rois, pérennisera aussi une oeuvre à laquelle on ne pourra plus jamais toucher, quelque vicieuse qu'elle puisse être. Les adversaires les plus modérés — comme Saladin - concèdent que la Constituante a fait une faute en s'interdisant la rééligibilité. Mais il y a un monde entre permettre la réélégibilité et l'imposer ; ce qu'il faut, c'est donner au peuple la possibilité de se prononcer librement ; et ceci, avec d'autant plus de confiance que l'oeuvre de 1795 est infiniment plus solide que celle de 1791 : on ne doit plus redouter sa ruine. Une fois encore, c'est la nouveauté supposée de l'année 1795 qui doit interdire la répétition.
23Nul n'a mieux traité le thème que la constante première manière - celui qui donne aux Nouvelles politiques de Suard trois lettres, les 24, 25 et 26 juin, pour commenter le rapport de Boissy sur le nouvel acte constitutionnel. Boissy ne soufflait mot des dispositions des deux-tiers, mais des rumeurs avaient probablement filtré puisque Constant dit lui-même avoir publié alors « trois belles lettres contre la pensée que les Conventionnels se perpétueraient en tout ou en partie ». Constant ne récuse pas l'exemple de la Constituante, mais en tire les leçons exactement inverses, puisées dans la conviction que les temps sont radicalement différents :
« Ne croyez-vous donc pas que les circonstances actuelles sont exactement contraires à celles de 1791 ; qu'alors la nation, ivre d'une révolution qu'aucune horreur n'avait souillée, avait le sentiment de la force et le souvenir du despotisme ; qu'elle a aujourd'hui ceux de l'anarchie et le sentiment de l'épuisement ; qu'alors contenue et comprimée par ce qu'on avait conservé de formes anciennes, elle brûlait de renverser toutes les barrières de l'acte social, pour parcourir une fois dans toute son étendue la plaine inconnue de la liberté ; qu'aujourd'hui, épouvantée de ce qu'elle a fait ou souffert dans cette course déplorable, elle demande à grands cris qu'on relève ces barrières, en dehors desquelles elle a trouvé tous les crimes et tous les malheurs ; que l'idée qu'alors faisait naître en elle le mot de roi, celui de jacobin la réveille »42.
24Les deux dates qui illustrent les aspirations contradictoires qu'a fait naître la Révolution, pour Constant, sont Varennes, explosion du désir de liberté après la fuite du roi, et le premier prairial, explosion du désir d'ordre après l'émeute des faubourgs. Mais la distance vertigineuse de la seconde date à la première déconsidère l'idée de demander à la Constituante un enseignement adapté.
25Ya-t-il davantage à attendre de l'autre « leçon » de la Révolution, l'autre date-phare sur laquelle Baudin appuie son argumentation, retenue par tous comme la double cassure, et de la Révolution et de la Convention : le « fameux 31 mai », comme dit Beffroy de Roigny43. Depuis le 9 thermidor, l'interprétation du 31 mai a beaucoup bougé à l'intérieur de la Convention. Nul ne songerait plus à en faire l'exact symétrique du 9 thermidor, aussi bénéfique que ce dernier. Tous désormais s'accordent à y voir une journée désastreuse, d'où datent tous les malheurs de la France, et dont le récit canonique, signe du triomphe de l'interprétation girondine, est fait par La Révellière-Lépeaux :
«...après une longue et courageuse résistance, la Convention nationale au 31 mai fut opprimée par des forces irrésistibles. Dès lors une affreuse tyrannie, après avoir décimé ses membres, s'étendit sur toute la France et la couvrit de deuil. Le 9 thermidor - on remarquera que la date désormais n'est plus symétrique mais antinomique du 31 mai - la Convention nationale, par un effort généreux, brisa ses fers et ceux de la patrie »44.
26En fructidor an III, à quoi l'exemple du 31 mai peut-il bien servir ? Les partisans de la perpétuation y lisent une fois encore le retour du même, que justifie l'agitation parisienne. Quand les sections parisiennes défilent à la barre pour protester contre les décrets, quand elles se déclarent en permanence et pratiquent les épurations, il est aisé de les comparer à celles qui réclamaient le châtiment des girondins. Paris est-il globalement coupable ? Quand on vient des départements, on est tout prêt à le penser, et à énumérer les crimes d'une population qui a vu avec légèreté les massacres de septembre, s'est peu souciée au dix mars de secourir la majorité saine de l'Assemblée et à qui on peut demander compte de toutes les dates insurrectionnelles à la fois. Quand on parle de l'intérieur de l'Assemblée, comme La Révellière, ou comme Thibaudeau, on est davantage enclin à distinguer entre les meneurs et le peuple de Paris. Mais ce n'est que pour mieux mettre en évidence la similitude des situations. « Au 31 mai, dit Thibaudeau, si la population de Paris était réduite à l'impuissance et tenue sous les armes, c'étaient des agitateurs qui décimaient la Convention. C'est ce que les agitateurs d'aujourd'hui voudraient encore faire »45. Ceux qui ont vécu le 31 mai, les victimes, les hommes « cicatrisés par le malheur », comme dit Jean Debry sont les premiers à entonner le refrain du même : « les circonstances sont les mêmes, on se sert des mêmes moyens ; aujourd'hui comme alors, on établit de faux principes, on répand la calomnie, on fait circuler des libelles ». Aujourd'hui comme alors on veut décimer la Convention »46. Même situation donc, même guerre civile rallumée par la protestation sectionnaire, et même menace, proférée cette fois par Thibaudeau : « citoyens de Paris, prenez-y garde, cette fois la prédiction faite par Isnard se réaliserait »47.
27Dans l'autre camp, on persiste à voir dans le 31 mai non la mainmise du peuple sur la Convention, mais de la Convention sur elle-même. C'est de l'Assemblée qu'est partie la foudre qui l'a écrasée. C'est elle qui s'est laissé arracher l'un après l'autre chacun des décrets de la Terreur, forgeant ainsi elle-même ses propres chaînes : telle est l'interprétation de Michaud, de La Harpe, attachés à montrer que le Paris qui vient protester contre les deux-tiers n'est nullement celui du 31 mai. La Convention seule porte la responsabilité du 31 mai qui ne fournit donc aucune leçon utilisable.
28Étrange ballet d'arguments. Il arrive aux partisans comme aux adversaires des décrets, tantôt de dénoncer la répétition des événements, tantôt de plaider la nouveauté baptismale du moment. Dans le rassemblement des troupes autour de Paris, les adversaires des deux-tiers lisent une lugubre redite, quand les partisans protestent de l'absolue nouveauté de l'événement : « quelle différence dans les temps et les circonstances, dit Girod-Pouzol, alors les armées étaient à la disposition d'un despote et marchaient sous les drapeaux d'un maître »48. En revanche, ce sont les partisans des deux-tiers qui voient une redoutable répétition dans l'agitation sectionnaire, tandis que les adversaires y déchiffrent une situation entièrement inédite. Les deux camps se réclament de l'expérience passée, tantôt pour mesurer un écart, tantôt pour constater une similitude, mais le réservoir d'exemples de la Révolution est d'une telle richesse que chacun y trouve ce qu'il a besoin de croire.
29Chemin faisant, l'extraordinaire leçon d'histoire de la Révolution française devient de plus en plus ténébreuse. Peut-être est-il encore trop tôt pour la lire et pour affirmer que l'heure de la justice historique a sonné. C'est ce que suggère Baudin : « les jugements irrévocables sur la Révolution française ne peuvent être portés que dans le silence des passions » ; « trop d'intérêts s'entrechoquent encore »49. L'expérience d'autre part a été si riche que c'est « comme si notre vie avait embrassé plusieurs siècles » : chacun en est resté étourdi. En définitive qu'ont-ils appris ? Bien peu de choses, soupire Trouvé, qui voit « les hommes aussi crédules, aussi sottement enthousiastes et dupes que ci-devant »50 ? Baudin, toujours ingénieux, suggère qu'il y a pourtant une leçon à tirer des événements, et qu'elle est essentiellement psychologique : tous les malheurs de la Révolution sont venus de l'Assemblée unique : elle a mêlé des hommes fougueux, que leurs dispositions d'âme destinaient d'avance à être membres du Conseil des Cinq-Cents, et des hommes rassis, désignés de toute éternité pour le Conseil des Anciens. De cette diversité caractérielle, les factions ont joué. Mais l'affrontement fatal aurait pu être évité si au lieu de diviser les hommes en côtés ennemis dans une Assemblée unique, et de fabriquer par là une droite et une gauche promises à un bel avenir historique, on avait distribué les fonctions entre deux Assemblées et assorti les caractères aux fonctions51. L'unique enseignement à tirer de la Révolution française vient donc appuyer de son autorité les dispositions de la constitution nouvelle : les deux Chambres, l'une dotée de l'initiative, l'autre de la sanction, l'une espace d'imagination, l'autre espace de raison et la scrupuleuse division des pouvoirs. Mais dans ce plaidoyer pro domo, on peut lire aussi la volonté de ramener le pluralisme politique, non à l'expression d'intérêts conflictuels, mais à des dispositions psychologiques, voire à deux âges de la vie : les deux Conseils n'y sont pas décrits en termes de rapports de forces mais d'ajustement des passions aux fonctions.
* * *
30Il n'est naturellement que trop facile de montrer la contradiction que recèle un appel aussi systématique aux souvenirs, et qui s'ordonne pourtant à la volonté d'effacer le passé, si perceptible dans la cascade des discours qui évoquent la fin des orages, le port et la sortie de l'histoire. J'ai décrit ailleurs ce malheur paradoxal de la Convention thermidorienne, qui est l'oubli sans oubli, nié et menacé par la volonté même d'oublier. Le paradoxe est du reste très bien senti par tous ceux qui supplient de ne pas regarder en arrière, car ils ne redoutent que trop ce qui pourrait en advenir, la criminalisation de toutes les opérations révolutionnaires (ce que montre à l'évidence le débat sur le 31 mai). Ils découvrent que l'appel aux souvenirs, dont le but avéré est de mettre un terme à la circularité de la vengeance, peut tout autant l'entretenir. Une fois de plus, Constant a très bien aperçu le danger d'intoxication collective contenu dans l'anamnèse : à égrener les dates de la Révolution, on « retracerait aux aristocrates la mort de Louis XVI, aux républicains les 31 mai et le 3 octobre, aux jacobins l'incarcération, le désarmement, la condamnation de ceux qu'en leur parlant on appelait patriotes »52.
31Mais ce qui frappe aussi dans les propos et les écrits qui s'échangent dans la discussion des deux-tiers, c'est le ressassement de débats anciens. Lorsque les meneurs du parti anticonventionnel se posent en défenseurs de la liberté du peuple odieusement violée, leurs arguments font écho à ceux de La Rochefoucauld-Liancourt lorsqu'il soutenait que la Constituante ne pouvait priver le peuple d'une liberté et d'une souveraineté qu'elle n'exerce que pour lui : même s'il s'agit d'habileté tactique, ce sont les principes de la Révolution qu'ils invoquent et sa langue qu'ils parlent. Lorsque les défenseurs des deux-tiers, de leur côté, défendent contre les sections parisiennes leurs arrangements constitutionnels, ils agitent le spectre des agrégations particulières, qui a déjà tant servi.
32Daunou, dans la plus pure tradition jacobine, voit dans les coalitions des assemblées primaires « le moyen, comme Rousseau l'a démontré, de dénaturer la volonté générale et d'en altérer les saints caractères »53. Les uns et les autres témoignent que, pas plus que par le passé, l'année 1795 n'échappe à cette difficile définition du souverain qui a déjà tant occupé la tribune révolutionnaire. Elle continue à s'interroger sur le lieu où s'exprime le mieux la volonté nationale (Assemblées électorales ? Assemblées nationales ? Sections ?), problème qui a été maintes fois traité au cours de la Révolution, et souvent à fronts renversés, au moment de Varennes, de la révision constitutionnelle, du procès du roi, du 31 mai. Elle n'a nullement conjuré le face à face de l'individu et de la représentation.
33Ce qui domine enfin la discussion comme ci-devant, c'est l'affrontement de la liberté et du salut public. C'est au nom du salut public qu'est justifiée l'atteinte aux libres choix des Français. Les adversaires n'ont que trop de facilités à insinuer que l'argument du salut de la patrie a déjà engendré le tribunal révolutionnaire et la loi « plus que révolutionnaire » du 22 prairial. Il n'est que trop aisé de rappeler ce que disait Robespierre des justes lois qui tendent à défendre le peuple contre « les malheurs des mauvais choix ». Mais il est encore plus surprenant de constater qu'il y a des victimes du jacobinisme pour continuer à justifier les décrets dans la pure langue jacobine du salut public. Ainsi, La Révellière-Lépeaux, qui s'écrie : « eh ! qu'on cesse enfin de contester la légitimité de cette mesure ! La seule légitime est celle qui sauvera la patrie ! »54.
34L'invocation vibrante de La Révellière au salut public, puisée dans un répertoire qu'il aurait toutes les raisons de haïr, montre que ces hommes sont les mêmes, et plus qu'ils ne le pensent eux-mêmes, dans la religion intacte de l'unité de la patrie. Les mots de ce culte sont les mêmes, et les images aussi, comme le montrent tous ces discours où passent et repassent des malveillants, terrés dans les cavernes du Palais-Égalité, et profitant des ombres de la nuit, fantômes maléfiques qui ont déjà fait une brillante carrière dans l'éloquence révolutionnaire.
35Pour toutes ces raisons, il y a quelque chose de fascinant dans la discussion des deux-tiers. La recherche frénétique des leçons de l'histoire, qui fait retraverser toute la Révolution française, manifeste le premier échec -c'est loin d'être le dernier — à fixer un récit de l'événement acceptable par tous. La vraie leçon dispensée par le débat est probablement ce discours des frères d'armes que, contre les sections parisiennes, la Convention a appelés autour d'elle. Les généraux, officiers et simples soldats du camp sous Paris viennent dire qu'entre l'Assemblée et eux ils ont reconnu une communauté de destin : « nous ne pouvons point séparer notre cause de la vôtre ; lorsque l'histoire retracera nos victoires de Jemmapes et de Fleurus, elle peindra aussi vos triomphes du 9 thermidor et du 4 prairial. Quand nous ébranlions les trônes, vous ébranliez les échafauds »55. De cette consubstantialité tout à la fois affirmée et désirée entre l'armée et la Révolution, l'avenir immédiat tient en réserve une illustration frappante : le 13 vendémiaire où le pouvoir civil doit recourir au sabre, figure elle aussi promise à la répétition.
Notes de bas de page
1 Lors de la discussion des décrets des deux-tiers, l'attitude de Benjamin Constant - qui était arrivé à Paris en mai 1795 - a été souvent interprétée comme une volte-face dictée par l'intérêt bien entendu. En effet, après le rapport de Boissy d'Anglas sur le projet du nouvel acte constitutionnel - celui-ci ne précisait pas le mode de renouvellement de l'Assemblée, mais des bruits avaient circulé, Constant donne aux Nouvelles politiques, nationales et étrangères de Suard trois lettres inspirées par l'indignation contre cette mesure « attentatoire à l'indépendance des choix populaires ». Quelques semaines plus tard, après le débarquement de Quiberon, il corrige le tir avec l'article donné au Républicain français, puis travaille avec Louvet au grand discours du 20 août 1795, destiné à justifier le maintien dans les futures Assemblées des deux-tiers des Conventionnels.
Cette volte-face doit pourtant être relativisée. Constant est en 1795 un républicain déterminé. Les papiers des Nouvelles ne plaident pas contre la rééligibilité des Conventionnels mais contre le caractère imposé de cette rééligibilité. Mais ils valent à Constant, qui l'a raconté en 1830, tant de félicitations douteuses (il rentre chez lui, dit-il, « maudissant les salons, les femmes et tout ce qui ne voulait pas la République à la vie et à la mort » ). De là, l'évolution intérieure, et la collaboration avec Louvet, avec qui, dit-il drôlement, il passa deux jour et deux nuits à se réfuter lui-même.
2 Lakanal, Moniteur Universel, tome XXV, p.557.
3 Baudin (P.), rapport au nom de la commission des Onze, Moniteur Universel tome XXV, p. 531. Baudin avait évoqué la guerre civile qui résulterait des choix confiés aux Assemblées primaires : « vous y verriez chaque assemblée électorale s'ériger en tribunal de censure contre les membres de la représentation, et vous prépareriez à l'aristocratie autant de triomphes qu'il y aurait d'exclusions flétrissantes ; car, n'en doutez pas, citoyens collègues, les préventions de parti se réveilleraient, les haines s'agiteraient de nouveau, l'esprit de faction verserait encore sur les hommes et sur les opinions la défaveur et l'ignominie. Le recueil des appels nominaux serait encore feuilleté... »
4 Baczko (B.), « Thermidorien », in Dictionnaire critique de la Révolution française, Furet (F.) et Ozouf (M.) (sous la dir. de), Paris, Flammarion, 1988.
5 Boissy D'anglas, Discours préliminaire au projet de constitution, Moniteur Universel, tome XXV, p.84
6 Bernard Saint-Affrique, Moniteur Universel, tome XXV, p.547.
7 Moniteur Universel, tome XXV, p.613.
8 Lenoir-Laroche, Moniteur Universel, tome XXVI, p.361.
9 Baudin, Moniteur Universel, tome XXVI, p.50.
10 Lezay-Marnesia, Qu'est-ce que la constitution de 1795 ?, Paris, Migneret, an III.
11 Chauveau-Lagarde, Opinion sur la réélection des deux-tiers de la Convention nationale à la Législative, Paris, Migneret, an III.
12 Benjamin (C.), Seconde lettre à un député, Nouvelles politiques, 25 juin 1795.
13 Chauveau-Lagarde, op.cit.
14 Lacretelle Jeune, Moniteur Universel, tome XXV, p 608.
15 Bernard Saint-Affrique, Moniteur Universel, tome XXV, p 547.
16 J'utilise le terme « perpétuels » par commodité, pour désigner ceux qui ne se sont pas encore perpétués, mais sont candidats à la perpétuation ou argumentent en sa faveur.
17 Constant (B.), Troisième lettre à un député, Nouvelles politiques, 26 juin 1795.
18 Bailleul, Moniteur Universel, tome XXV, p. 548.
19 Tallien, Moniteur Universel, tome XXV, p.611.
20 Ils le sont parfois au sens littéral : quand la section du faubourg Montmartre se manifeste contre les deux-tiers, Louvet rappelle que ce fut la même section qui vient apporter à la barre de la Convention une liste de proscriptions sur laquelle il y avait huit nom parmi lesquels il était le seul survivant : « ils m'appelaient modéré alors, c'est terroriste qu'ils m'appellent ».
21 Gamon, Discours prononcé dans la séance du 23 thermidor an III sur la fête du dix-août, Moniteur Universel, tome XXV, p.714.
22 Baudin(P.), op.cit., Moniteur Universel tome XXV, p.529. Baudin commente : « La nation a souffert en silence cet excès d'opprobre versé sur elle et sa représentation sans en demander une réparation éclatante. Que dis-je ! Des adresses, commandées d'un bout à l'autre de la République, ont fait passer quelques vociférations d'hommes séditieux ou trompés pour le voeu national ».
23 Desgraves, Moniteur Universel, tome XXV, p 337.
24 Baudin(P.), op.cit., Moniteur Universel, tome XXV, p.526.
25 Baudin (P.), op.cit.. Moniteur Universel, tome XXV, p.531.
26 Constant (B.), Le Républicain français, 24 juillet 1795.
27 Garnier D'arles, Moniteur Universel, tome XXV, p.554.
28 Garnier D'arles, Moniteur Universel, tome XXV, p.554.
29 Louvet, Moniteur Universel, tome XXV, p.549.
30 Legendre (de la Nièvre), Moniteur Universel, tome XXV, p.553.
31 Baudin, Moniteur Universel, tome XXV, p.558.
32 Boissy D'anglas, op.cit.. Moniteur Universel, tome XXV, p.81.
33 Chénier, Moniteur Universel, tome XXV, p.814.
34 Louvet, Moniteur Universel, tome XXV, p.551.
35 Baudin, op.cit., Moniteur Universel, tome XXV, p.526.
36 Ibidem.
37 Berlier, Moniteur Universel, tome XXV, p.699.
38 Baudin, op.cit., Moniteur Universel, tome XXV, p.529.
39 Voir le Journal du Bonhomme Richard, numéro du 5 fructidor an III.
40 Desgraves, Moniteur Universel, tome XXV, p.537.
41 Voir, sur ce thème, La Harpe, Le Salut Public ou la vérité dite à la Convention : « si la constitution de 1791 n'a croulé que parce qu'il lui a manqué, pour la soutenir, une force qu'elle ne pouvait trouver, selon vous, que dans ceux qui l'avaient créée, elle n'était donc pas mauvaise en elle-même : ce n'est donc pas la forme monarchique, ce n'est pas le veto royal, ce n'est pas la liste civile, ce n'est pas enfin le voeu de la Nation pour une République, ce ne sont pas toutes ces causes qui ont fait la Révolution du dix août »
42 Constant (B.), « Première lettre à un Député », Nouvelles politiques, nationales et étrangères, 25 juin 1795.
43 Beffroy de Roigny, Discours prononcé au sein de l'Assemblée primaire de la section du Mail, dans la séance du 23 fructidor an III, Paris, Desbois, s.d.
44 La Revellière-Lépeaux, Moniteur Universel, tome XXV, p.52.
45 Thibaudeau, Moniteur Universel, tome XXVI, p. 53.
46 Debry (J.), Moniteur Universel, tome XXVI, p.54.
47 Thibaudeau, Moniteur Universel, tome XXVI, p.53.
48 Glrod-Pouzol, Moniteur Universel tome XXV, p.612.
49 Baudin, Moniteur Universel, tome XXV, p.629
50 Trouvé, Moniteur Universel, tome XXV, p.690.
51 Baudin (P.), op.cit., Moniteur Universel, tome XXV, p.629. Baudin commence en ces termes la séparation des pouvoirs : « vous avez été conduits à la séparation salutaire qui va donner à chaque talent, comme à chaque vertu sa direction naturelle. L'ardeur ou, si l'on veut, la fougue des uns comme le flegme des autres n'eussent produit qu'un résultat toujours bienfaisant et sage si les fonctions diverses eussent été bien distinctes ».
52 Constant (B.), Seconde lettre à un député, Nouvelles Politiques, 25 juin 1795. (Le 3 octobre est la date à laquelle Amar fit le rapport qui devait être fatal aux Girondins).
53 Daunou, » Rapport fait au nom du Comité de Salut public sur les sections de Paris », Moniteur Universel, tome XXVI, p. 123.
54 La Révelliére-Lépeaux, au nom de la Commission des Onze. Moniteur Universel, tome XXV, p.637
55 Moniteur Universel, tome XXV, p.613.
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