La nature, mythe du nouvel âge urbain1
p. 247-259
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Index géographique : France
Texte intégral
Introduction
1Cet article aborde la question des relations entre la gestion des zones humides et l’urbanisme. Dans les midis européens, comme dans d’autres territoires côtiers des pays développés, la dégradation des conditions sanitaires et la banalisation des paysages nourrissent de nouvelles utopies. Des villes cachent leur tranquillité et leur opulence derrière de somptueux jardins et de hautes grilles. Elles posent de nouvelle manière la question de l’usage que font architectes et urbanistes de la nature. Dépassant de loin l’art des jardins, les concepteurs de ces zones résidentielles utilisent en effet les formes végétales et aquatiques des zones humides pour distinguer géographiquement, socialement et fonctionnellement leur projet urbain.
2Selon Bruce Braun et Noel Castree (Braun B. et Castree N., 1997) « l’aménageur recourt aux valeurs de l’écologie pour dessiner de nouveaux lieux d’habitat dans lesquels des signes de ruralité comme des éléments visuels ou fonctionnels relevant des écosystèmes naturels sont incorporés ». Le Domaine du Lac (Quinta do Lago), situé sur la côte de l’Algarve au Portugal, correspond à ce principe. Cette cité privée représente un véritable modèle pour l’analyse des espaces urbains dits de « basse densité », mais de haute qualité architecturale et de standing social élevé, qui matérialisent ce mythe de la nature réconciliée avec une certaine forme de vie urbaine. L’investigation formelle (c’est-à-dire la recherche sur la forme urbaine et l’organisation de l’espace, notamment sous l’angle des rapports entre espace urbanisé et espace non urbanisé) constitue le socle pour présenter un système d’hypothèses sur le rôle des espaces aquatiques dans le fonctionnement urbain. L’article s’achève par une réflexion critique sur la durabilité technique et territoriale de cet espace qui se présente comme un véritable modèle d’aménagement.
Place des espaces aquatiques dans le projet urbain
Une ville cachée dans un parc
3L’arrivée à Quinta do Lago ne donne pas du tout l’impression au visiteur d’entrer dans une ville. En revanche, elle lui inspire le sentiment de changer de monde. Un grand portique donne sur une allée bordée d’arbres et de massifs, animée de fontaines, ponctuée de sculptures d’oiseaux. Le slogan gravé sur l’arche « Quinta do Lago est un lieu de qualité et l’une des seules places dans le monde où vous pouvez acheter une villa luxueuse et profiter d’un mode de vie sophistiqué dans une réserve naturelle » fait écho à d’autres annonces selon lesquelles la zone est comprise dans « un marais d’importance internationale et un site protégé par l’UNESCO ». Et cette assertion est, effectivement, en rapport avec la réalité. Le plan montre que les 645 ha de la station sont situés à l’intérieur du périmètre d’un parc naturel reconnu et géré par l’État portugais, le parc naturel de la ria Formosa, lui-même vaste de 18 000 ha. En outre, la station est limitrophe d’une grande zone humide inondable, la vallée du Ludo, constituée de prairies et d’une lagune en relation avec la mer. Cette vallée est également classée réserve naturelle intégrale et abrite plusieurs espèces rares, parfois endémiques du sud-ouest de la péninsule Ibérique, comme la poule sultane (Porphyrio porphyrio), par ailleurs mascotte de la ville, et le caméléon (Chamaleo chamaleo). Comme le laissent suggérer les spots diffusés sur les bouquets satellites de chaînes anglo-saxonnes comme Skynews, la ville de Quinta do Lago a été pensée et dessinée pour permettre un type de contact très particulier entre ses habitants et le milieu ambiant.
4Cette proximité entre la ville et la nature est en rapport avec des choix essentiels en matière d’organisation spatiale. Le plan-masse de cet ensemble urbain ne ressemble pas à celui des autres villes du littoral d’Algarve. Dans cette région caractérisée par un tourisme de masse qui a causé une urbanisation linéaire et presque continue du littoral, Quinta do Lago est construite en retrait de la plage. Pour atteindre la dune, il n’existe qu’une étroite passerelle. Quand d’autres stations bâtissent des immeubles toujours plus élevés pour bénéficier de la vue sur mer, le profil des habitations de Quinta do Lago ne dépasse jamais la limite des pins. Loin de la mer, en retrait de la lagune, la ville épouse les ondulations d’un amphithéâtre de collines dominant une vallée, et les villas étagées sur les versants se mirent dans des étangs remplis au rythme des pluies. Ce désert spongieux et monotone d’étangs et de roseaux a été transformé et magnifié au prix d’une gestion rigoureuse et d’une habile mise en scène.
5Si les marais et les étangs occupent une place centrale, deux autres motifs paysagers complètent le cadre urbain. Premier point, une ceinture forestière dense et opaque couronne les hauteurs. Elle forme un écrin où se nichent quatre quartiers disposant chacun d’une voirie interne, d’équipements de loisirs, d’espaces verts et de plans d’eau. Des boqueteaux et des arbres isolés se dispersent sur les versants, séparant les jardins privés et les espaces verts publics, adoucissant les talus trop abrupts, ou rythmant les immenses perspectives de pelouses. En effet, le deuxième point essentiel de ce paysage urbain est constitué par le tapis régulier des parcours de golf (les fairways). Quinta do Lago comptait dès l’origine deux golfs de 18 trous qui s’étendaient sur 240 ha, soit 37 % de la superficie totale de la ville. Cette surface a doublé par l’ajout au début des années quatre-vingt-dix de deux autres parcours de 18 trous.
6La juxtaposition de milieux faisant visuellement référence à la nature, comme les bosquets ou les plans d’eau, et de milieux plus artificiels, comme les jardins et les pelouses, produit une synthèse qui est, aussi bien sur le plan visuel qu’écologique, une innovation. Ce paysage de synthèse soulève des questions d’ordre théorique, concernant le statut de ce type de ville et la définition de la notion d’urbanité. Il justifie également des questions d’ordre juridique et réglementaire. Une ville peut-elle réellement s’insérer dans un espace protégé ? Est-ce la mise en protection du site qui a induit la localisation d’une ville ? Ou bien les concepteurs de la ville ont-ils créé et modelé un environnement d’une telle qualité qu’il a attiré l’attention des administrations en charge de l’environnement, qui a alors édicté des règlements de protection ?
Genèse de l’espace urbain
7La ville n’est pas de conception récente. Elle a été construite au rythme de la vente et de la construction des parcelles tout au long des trente dernières années. André Jordan, un homme d’affaires d’origine polonaise et de double nationalité brésilienne et portugaise, l’a imaginée à partir du site vierge qu’il a visité au début des années 1970, et qui n’était à l’époque qu’un domaine agricole de faible rapport (Carita H., 1999). Après les difficultés politiques et économiques liées à la Révolution des œillets, le chantier de lotissement et de viabilisation n’a été réellement lancé qu’en 1983. Les quartiers d’habitations sont donc sortis de terre dans les années 1980, alors que des évolutions importantes affectaient le pays. L’entrée du Portugal dans l’Union européenne, la forte croissance économique liée à l’arrivée des aides venant de Bruxelles, la normalisation réglementaire (en matière de droit de l’urbanisme et de droit de l’environnement) ont conduit André Jordan à réétudier le premier plan-masse. Un second plan, approuvé en 2000 par les autorités locales, prend donc en compte le parc naturel (qui n’a vu le jour qu’en 1987), et réoriente l’évolution de l’urbanisation. Il réduit le nombre prévu de lits (4 000 lits de moins qu’en 1972) et réaffirme explicitement le principe central du projet, fondé sur la notion de basse densité. Ce principe s’appuie sur un seuil maximal d’habitants (14 000 environ), sur une densité maximale (21 habitants par hectare) et sur un coefficient d’occupation des sols (COS) qui limite l’aire construite à 8 % de la superficie totale de la station.
8Les urbanistes ont mené une vraie réflexion préalable en matière d’architecture du paysage. En effet, le milieu géographique et naturel est intégré à l’organisation de la ville, et ce à toutes les échelles. D’abord, au niveau d’ensemble, le choix du site s’est fait en fonction d’une lecture attentive de la topographie locale. La ville se niche dans une vallée, dont elle utilise les contrastes de relief et d’exposition. Des notions d’architecture du paysage sont également employées à l’échelle des quartiers, car chaque groupement d’habitations est façonné pour offrir des points de vue sur les plans d’eau, tout en n’étant lui-même pas vu. Ainsi, les versants remodelés en gradins étagés portent des rideaux d’arbres opaques ou semi-transparents qui alternent avec des fenêtres de vision. Au creux de la vallée, l’élément aquatique est entièrement aménagé pour le regard : le thalweg correspond à une succession de canaux, de plans d’eau calmes, et de sections où la rivière est busée. L’architecte a donc joué avec les volumes, les reliefs, et la profondeur de champ. L’élément aquatique répété et mis en abyme (le lac au centre de la ville, les plans d’eau au cœur des quartiers, la piscine dans chaque villa), multiplie les reflets et les dédoublements d’images. C’est en ce sens que l’eau joue un rôle essentiel dans la mise en scène de l’ensemble du paysage urbain.
La basse densité comme principe de conception urbanistique
9On trouve donc une première réponse aux interrogations suscitées par l’observation des lieux. La ville et les espaces naturels compris en son sein ont été modelés au même moment, et en interaction l’un et l’autre. Alors que la normalisation de ce pays se réalisait sur le plan juridique (droit des sols, mise en place du parc naturel), la réorientation de la stratégie touristique du pays, dont les dirigeants commençaient à s’inquiéter des dérives du tourisme de masse (Cavaco C., 1979) conduisait à l’émergence de ce prototype urbain, qui s’est développé parce qu’il répondait à une véritable demande sociale et économique.
10Cette demande résidentielle fondée sur la basse densité des constructions est à caractère privé et très élitiste. Quinta do Lago ne compte guère, aux dires des gestionnaires de la société à capital majoritairement irlandais qui la président aujourd’hui, qu’une centaine de résidents permanents. Les autres propriétaires sont rarement présents, et pourtant, parmi ces derniers, bien peu louent leur propriété. Malgré le prix élevé des villas (entre 2 et 5 millions d’euros), l’architecture n’est pas d’un luxe tapageur ; c’est l’espace libre et vide qui fait le prix. Le lot acheté à Planal, la société fondée par Jordan, mesure au minimum 3 000 m2. La construction est peu élevée (deux étages maximum) et peu étalée (son emprise au sol représente toujours moins de 20 % de la superficie totale de la parcelle). Ainsi, Planal n’est pas qu’une société foncière, elle recherche l’intégration du bâti au cadre d’ensemble et possède ses propres services d’architecture, de construction et de conseil juridique. Elle accompagne le propriétaire en l’orientant vers une liste de constructeurs régionaux, comme elle l’encourage vivement à faire appel aux services de paysagistes pour les abords. Planal surveille l’avancement de la construction en l’absence du propriétaire et délègue la gestion courante de la propriété à une société de maintenance qui organise tout, de l’arrosage des jardins et des piscines au ménage des chambres.
11Dans cette ville éternellement endormie (il n’y a pas de pic saisonnier de fréquentation des villas par leurs propriétaires), Planal emploie cinquante gardes, trente jardiniers, gère vingt-quatre kilomètres de canalisations, plus de quarante kilomètres de câbles…, et prétend pouvoir intervenir en tout point de la ville en quatre minutes. Ville-entreprise ? Ville-fantôme ? Ville-parc ? Tout à la fois, sans doute. Mais l’enjeu est moins ici, de trouver les termes adéquats pour définir ce type d’espace que de tenter de dégager les valeurs qui dictent sa forme. Ces valeurs sont essentiellement contenues dans un certain type de rapport entre le paysage et la manière d’y résider. À ce titre, le paysage de marais est beaucoup plus qu’un fond de décor neutre, il conditionne cette nouvelle « résidentialité » purement contemplative.
Hypothèses sur la fonction des espaces aquatiques dans la ville
12Plusieurs auteurs émettent l’hypothèse selon laquelle la nature, et plus généralement « l’espace qui ouvre sur le vide », seraient choisis par les résidents pour se substituer aux caractères propres de l’espace urbain (Urbain J.-D., 2002). La mise en scène de la nature se substituerait à l’espace public et escamoterait du même coup tout ce qui s’y joue (les activités commerciales, productives, festives, les possibilités de la rencontre avec l’autre, le brassage humain et culturel). Expression d’un choix de retraite vis-à-vis du monde, la nature recomposée comme nouvelle forme d’espace public serait la clé d’entrée principale dans la compréhension du fonctionnement de ces villes que certains considèrent comme « antisociales ». Les soins attentifs consentis par la société gestionnaire pour l’entretien du paysage (ce que les ingénieurs nomment le landscaping) révèlent en tout cas que les espaces verdoyants rendent un certain nombre de services. On peut réfléchir à cette instrumentalisation de la nature et de la place des espaces aquatiques en énonçant un certain nombre d’hypothèses.
L’espace aquatique, un facteur qui distingue visuellement le paysage urbain
13L’environnement de Quinta do Lago permet un discours qui a pour but de distinguer cette ville des autres espaces urbains. Le traitement de la nature et le façonnement du paysage identifient et spécifient cette ville. Le travail de promotion urbaine, relancé lors de l’ouverture de nouvelles tranches de lotissements, utilise inlassablement une telle rhétorique environnementaliste. Ce discours n’est certes pas neuf, ni même original, mais pourtant sa dénonciation n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. D’abord, la ville n’usurpe pas son titre et figure bien au cœur du parc, dont elle applique les règles de gestion, par exemple en matière de respect des animaux sauvages. Ensuite, la dénonciation d’une nature « artificielle », menée par des biologistes, des sociologues et des philosophes n’est pas non plus un point d’achoppement valable. Certes, l’environnement de Quinta do Lago répond par exemple aux critiques de Raphaël Larrère, qui dénonce des « simulacres naturels certifiés conformes par l’État » (Larrère R., 1997). Mais la société gestionnaire reconnaît et assume entièrement le fait de composer avec le milieu naturel. Ses gestionnaires font en quelque sorte l’apologie d’une nature inauthentique. En affirmant avoir réalisé un « man made landscape » supérieur à la réalité banale de la nature, les opérateurs urbains illustrent et promeuvent la notion de nature produite, et par glissement, la nature comme élément du produit qu’ils commercialisent.
L’eau, son pouvoir séparateur et protecteur
14La deuxième fonction des espaces aquatiques est contenue dans leur rôle d’écran. Le lac permet l’écart entre les habitations comme entre les habitants. Poussant à son paroxysme la logique de l’enclave, les espaces d’eau et de verdure jouent aussi un rôle séparateur à l’intérieur de la ville. Ils permettent la basse densité, ils justifient la consommation extensive d’espace. Ainsi, la nature est pourvoyeuse de cette tranquillité et de cette intimité (seclusion et privacy) qui constituent les qualités essentielles de ce site résidentiel. Valeurs à double sens cependant. La nature protège le calme et la retraite des résidents ; et, en retour, cette appropriation privée permet de gérer la nature et de l’entretenir en bon état. Une telle notion est en contradiction avec l’approche promue par les institutions publiques qui fondent par exemple la protection de la nature en France. Dans notre pays, la protection des zones humides est souvent liée à l’ouverture au public, comme le montre l’exemple du Conservatoire du littoral.
De l’usage contemplatif à la puissance normative des paysages aquatiques
15Un tel traitement paysager des espaces naturels n’empêche pas toute interaction sociale, mais il le choisit. Hors des clôtures de chacune des villas, les espaces verts, non urbanisés, sont des espaces de jeu où des êtres acceptés et ressemblants animent le tableau sans le dégrader. Les golfeurs, les promeneurs et les observateurs d’oiseaux (birdwatchers) qui traversent les vastes espaces libres, et qui proviennent pour la plupart des autres villes littorales, partagent et vivent une éthique « non consumptive ». Ces acteurs se retrouvent autour d’une pratique de la pérégrination (randonner, se promener) et autour d’usages ludiques (le golf notamment). Rien n’interdirait explicitement un autre type d’utilisation prédatrice (chasse, cueillette) ou même populaire (baignade, jeux de balle, jeux libres), mais celles-ci n’ont manifestement pas leur place. Alors que les vastes perspectives paysagères semblent s’offrir à des usages sans entraves, on doit souligner toute la puissance normative d’un paysage naturel aménagé pour ne permettre que des usages éphémères (aucun utilisateur de l’espace ne peut s’installer, il ne peut que circuler) et des pratiques socialement et culturellement distinctives. L’espace naturel se construit donc également comme un espace normé, dans lequel se produisent des interactions sociales au sein d’un cercle restreint d’initiés.
16Ces réflexions conduisent à revenir sur le débat relatif à l’authenticité paysagère de ce type de milieu et plus généralement sur la notion de nature « artificielle ». En prenant en compte la dimension sociale de cet espace, c’est-à-dire la demande qui est exercée par les résidents sur les gestionnaires pour produire et entretenir ces paysages, on comprend mieux combien les bassins, plans d’eau et pelouses s’insèrent dans une logique de représentation symbolique. Les gestionnaires répondent à la demande des résidents, qui réclament de voir au sein des espaces publics des éléments paysagers non pas simplement naturels, mais des éléments qui imitent, représentent et signifient la nature. La société Planal accepte cette logique de production de signes (motifs paysagers, plantes, animaux). Elle est conduite à exhiber un milieu en quelque sorte surproductif. La nature « augmentée » par des techniques écologiques éprouvées permet, par exemple de rapprocher les oiseaux sauvages de la vue des hommes (on peut y parvenir en agrainant une surface humide ou en posant des paniers de ponte au centre des phragmitaies). Ces pratiques ouvrent des perspectives en matière de biodesign, l’enjeu étant de fournir l’apparence de formes naturelles vivantes. L’ordre logique dans lequel fonctionnaient jusque-là les environnementalistes est inversé : ce n’est plus un espace naturel qui mérite protection à titre réglementaire, mais un espace à caractère spéculatif qui doit, pour des raisons économiques et publicitaires, faire l’objet d’un label, et donc qui doit paraître « plus naturel » que d’autres lieux environnants.
17Ce choix d’intervention accentuée de l’homme sur la forme et le fonctionnement du milieu ne soulève pas d’objection au plan local. Que la nature doive être gérée, voire totalement manipulée, est un fait qui semble socialement acquis. Même les méthodes de production intensive du matériau prennent les écologistes locaux en défaut, eux qui peinent à gérer convenablement les espaces naturels qu’on leur a confiés (on pense aux difficultés de gestion du parc naturel de la ria Formosa ; Baron-Yelles N. et al., 2003). En revanche, des campagnes d’opinion animent la presse et le monde professionnel autour d’un débat virulent sur la manière de paysager les jardins.
18Ce débat pose les questions suivantes : faut-il continuer à développer des jardins luxuriants répondant aux standards internationaux ? (il y a un style international du jardin tropical avec palmiers et bougainvillées).
19Faut-il céder à la mode « locale », c’est-à-dire à l’inspiration méditerranéenne ?
20Le débat est d’abord d’ordre environnemental : l’enjeu concerne l’emploi d’espèces et d’essences locales, voire endémiques, qui possèdent de bonnes capacités d’adaptation, et une certaine rusticité, contre des espèces venues d’autres continents. Ce débat est cohérent du point de vue de la conservation de la nature (on est bien en zone de parc naturel où il importe de conserver des espèces endémiques) comme du point de vue de la conservation du patrimoine régional. Mais la question n’est pas qu’identitaire et patrimoniale, elle est surtout financière. Un mètre carré de gazon réclame plus de cinq litres d’eau par jour, en été, pour rester verdoyant, alors que les jardins algarviens, ornés d’arbres fruitiers (figuiers, amandiers, caroubiers), de cactées ou de lavande, permettraient de réduire drastiquement la consommation d’eau. C’est en réalité pour ce motif que la société gestionnaire Planal mène cette active campagne intitulée « Nature, go native ! » auprès des résidents.
Les conditions de durabilité de l’environnement aquatique urbain
Bilan de la consommation actuelle de la ressource en eau
21Tout l’enjeu de l’aménagement de ce modèle urbain repose sur la maîtrise d’un accès à l’eau. Dans cette région littorale au climat subaride, les précipitations de la décennie 1990 ont fourni une moyenne proche de 300 mm par an, alors que l’ensoleillement avoisinait 3 000 heures par an. Aussi, l’arrosage des jardins et des pelouses des golfs est indispensable durant 200 jours dans l’année. Déjà, Planal fournit 1,3 million de mètres cubes d’eau potable par an à ses résidents, soit approximativement 416 litres d’eau par jour et par personne, ce qui est équivalent aux standards de consommation américains. Une faible fraction (10 % seulement) de cette eau est destinée à la consommation domestique ; le reste sert aux piscines, à l’irrigation des jardins et des golfs. Cette consommation est supérieure de 50 % à la moyenne nationale de consommation d’eau au Portugal. Un tel niveau de consommation est donc la cause d’une forte pression sur la nappe phréatique, qui fait déjà l’objet de très nombreux pompages (Partidario M. R., 2001). Alors que les données officielles évoquent plus de 200 pompages autorisés dans la plaine littorale de Faro, l’augmentation des besoins agricoles, urbains et touristiques mettent toutes ces activités en concurrence. En particulier, l’horticulture irriguée voit ses intérêts entrer en contradiction avec les projets relatifs aux golfs. D’ores et déjà, le niveau piezzométrique de la nappe connaît une baisse structurelle depuis une dizaine d’années, et le marais du Ludo, contigu à Quinta do Lago, fait l’objet d’intrusions salines qui menacent très fortement la production agricole dans la partie aval du marais (Goeldner-Gianella L. et al., 2003).
Les projets d’extension urbaine et golfiques : catastrophe environnementale ou instruments de gestion raisonnée de l’eau ?
22Les projets d’aménagement de nouveaux golfs sont donc porteurs de forts enjeux environnementaux. Quatre projets d’aménagement de golfs sont en phase d’instruction en périphérie directe de Quinta do Lago. Les promoteurs d’un nouveau 18 trous appelé « Formosa golf » ont déposé à la fin de l’année 2001 une autorisation pour procéder à cinq nouveaux captages (à une profondeur d’extraction comprise entre 10 et 60 m) afin de pouvoir bénéficier de 200 000 à 240 000 m3 d’eau par an. Lorsque hôtels et résidences seront construits autour, cette consommation augmentera d’au moins 50 %. Non loin, le golf « O Laranjal », s’il est autorisé, ponctionnera aussi 220 000 m3 par an, soit 3 000 m3 d’eau par jour pendant la phase de croissance du gazon (qui dure 6 mois), c’est-à-dire cinq fois plus que la consommation moyenne de l’orangeraie sur laquelle il s’installera. Outre la consommation d’eau, la gestion des fairways qu’il faut maintenir nets, ras et verdoyants impose l’utilisation de grandes quantités de produits phytosanitaires. Implantés sur un sol artificiel de sable, donc poreux, les golfs causent une contamination organique (azote, phosphore) et chimique de la nappe phréatique, contamination qu’on retrouve également dans la lagune (Almeida Vieira P., 2002). La concentration en nutriments des plans d’eau de Quinta do Lago est déjà perceptible ; les bassins d’irrigation des étangs font fréquemment l’objet de pollutions de microalgues, ils souffrent des effets de l’eutrophisation, et les oiseaux d’eau, notamment les foulques macroules (Fulicula atra), ont déjà souffert de pics de mortalité massifs.
23Malgré ces nuisances reconnues, le développement des golfs est perçu comme une priorité par les autorités régionales. Déjà, les 23 golfs (tous en zone littorale) de la région Algarve reçoivent plus d’un million de joueurs par an, le plan touristique régional en prévoit une vingtaine en plus dans les dix prochaines années, ce qui représentera entre 1500 et 2000 ha de pelouses nouvelles à irriguer.
Destruction/recréation des milieux humides à travers l’aménagement urbain et golfique : une discussion technique, mais également politique et culturelle
24Les impacts environnementaux de la construction des golfs sont connus. Parmi ceux-ci, le déboisement, cause d’érosion et de ravinement des versants, et les pompages excessifs, facteurs de potentielles remontées salines qui perturbent l’activité agricole. L’aménagement des golfs entraîne également un gigantesque remodelage des sols, avec des masses de déblais et de remblais impliquant plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes de terre, ainsi que la pose de drains pour l’irrigation. Mais les conditions de plus en plus drastiques d’obtention des autorisations administratives pour la construction de ces golfs conduisent les promoteurs privés à s’engager dans des programmes de gestion environnementale, ou au moins de mitigation des impacts (Henriques da Silva A. et al., 2001), L’AHETA (Association des hôteliers et des entreprises touristiques d’Algarve) conseille de minimiser les pertes sur les réseaux par des travaux de rénovation des systèmes d’irrigation. Elle oriente le choix des professionnels vers des variétés génétiques de gazon faiblement consommatrices, et, avec le soutien des organisations professionnelles internationales, elle s’engage dans un système de recyclage de l’eau. Quinta do Lago a construit une station d’épuration très moderne sur crédits européens dès 1998. Les promoteurs d’un troisième golf en projet (celui de Navalhas) conditionnent leur demande d’autorisation à la possibilité d’utiliser les eaux issues de la nouvelle station d’épuration de l’aéroport de Faro, distante de plusieurs kilomètres. Toutes ces consignes figurent dans le cahier des charges permettant une certification des golfs qui s’accorde à la norme ISO 14001, ainsi qu’au programme de tourisme « éthique » placé sous l’égide de l’opération Green Globe portée par le WTTC (World Travel and Tourism Council) auquel sont affiliées ces villes. C’est ainsi que Quinta do Lago déjoue les critiques des écologistes et tente de s’affirmer comme laboratoire de l’écologie urbaine, et même d’apparaître comme un modèle pour les autres villes de la région.
25Les études d’impact de ces golfs développent également un discours relatif à l’équilibre entre l’inévitable destruction des milieux et une logique de compensation, voire de recréation de nouveaux milieux. Ainsi, les promoteurs du Formosa Golf, prévu en partie dans le marais du Ludo, promettent de réemployer 18,9 ha de « mauvaises » prairies que l’agriculture extensive a abandonnées, et les paysagistes comptent recréer 9,2 ha de zones humides (en particulier deux nouveaux étangs, l’un pour les oiseaux aquatiques, et l’autre pour l’irrigation). La ripisylve du ruisseau dos Caliços sera nettoyée, des corridors et des ceintures de végétation restaurés. Plus qu’une compensation nette de la perte en matière d’habitats, le golf « sera un atout permettant de diversifier paysagèrement et écologiquement ces derniers ». Assumant ouvertement la destruction des paysages agricoles de marais (disparition des prairies et des orangeraies, des serres, des exploitations agricoles, des anciens supports techniques de l’irrigation traditionnelle comme les norias), le projet tire un trait sur le paysage historique et identitaire régional : « On substituera un paysage touristique à un paysage rural, mais, si on perd un peu de l’identité de l’Algarve, on va créer un paysage attractif avec des contrastes en mosaïque » (Cavaco J. A., 2001). Là encore, les administrations publiques et les associations naturalistes, très vigilantes, ne peuvent nier une certaine requalification du paysage. La nouvelle nature urbaine, définie par les promoteurs comme un espace de contemplation, susceptible d’être produite techniquement par des méthodes d’ » activation biologique », va faire suite à des paysages abandonnés, parfois remblayés par des décharges périurbaines (le golf de Navalhas s’implante en partie sur une ancienne décharge d’ordures) (Nascimento F., 2001). L’image de la nature gérée et « rentable » qu’offre un golf est donc, et sans doute jusqu’aux limites physiques du pompage de la nappe phréatique de la plaine littorale, un des traits majeurs de l’avenir de ce territoire.
Conclusion
26Quinta do Lago est un milieu artificiel aménagé pour répondre à un système de représentations culturelles de la nature. Les gestionnaires y déploient de grands efforts pour représenter et matérialiser la présence du sauvage. Leur gestion se traduit en partie par la destruction, mais aussi en partie par la réhabilitation, voire la recréation d’écosystèmes (notamment humides). Le golf, qui nécessite un cadre physique d’une certaine qualité, mais qui ferme socialement l’usage des lieux, convient donc parfaitement aux promoteurs de ce type de ville. Cette « nature » toute artificielle fait alors l’objet d’un fonctionnement standardisé, d’une mise sous surveillance technologique (monitoring). Les écologues dénoncent la miniaturisation de ces écosystèmes, leur réplication en nombre, et donc l’absence de réelle durabilité d’une multitude de petits edens fragmentés. Les géographes doivent souligner les nouvelles logiques spatiales qui accompagnent l’apparition de ces modèles paysagers. On ne trouve plus forcément ces milieux confinés dans des réserves ou des sanctuaires éloignés de tout. On repère au contraire leur intégration spatiale et fonctionnelle au cœur des espaces urbains. Quant aux sociologues, leurs observations relatives aux mutations des pratiques de nature des citadins sont d’une importance capitale. Existe-t-il une réelle demande exprimée pour ces types de milieux dupliqués à la chaîne et pour les usages qu’ils conditionnent ? Si oui, qui agit sur cette demande, et qui façonne les représentations qui conduisent à ces milieux ? Les questions sont tout autant d’ordre politique et culturel que technique, elles interpellent aujourd’hui vivement les associations de protection de la nature et les mouvances politiques qui prônent la défense de l’environnement.
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Notes de bas de page
1 Une version synthétique de cet article a été publiée dans le Bulletin de l’Association des géographes français en 2003 sous le titre « Formes et fonctions des espaces aquatiques dans les espaces résidentiels de haute qualité en Europe du Sud : le cas de Quinta do Lago : Algarve Portugal ».
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