Objets et ambivalences du désir dans le recueil de nouvelles La Vengeance du pardon d’Éric-Emmanuel Schmitt
p. 211-224
Résumés
Les manifestations contradictoires du désir dans La vengeance du pardon s’étendent du déchaînement inhumain de la pulsion de mort et du désir de conquête et de domination au désir de savoir et au sacrifice suprême. L’analyse des échos intratextuels et des références intertextuelles, des parentés compositionnelles et des motifs récurrents met en lumière les enjeux de l’art de la nouvelle selon Éric-Emmanuel Schmitt : la construction minutieuse d’un ensemble macrostructural cohérent et ouvert.
The contradictory manifestations of desire in La vengeance du pardon range from the inhuman unleashing of the death drive and the desire for conquest and domination to the desire for knowledge and supreme sacrifice. An analysis of intratextual echoes and intertextual references, of compositional similarities and recurring motifs, highlights the stakes of the art of the short story according to Éric-Emmanuel Schmitt: the meticulous construction of a coherent and open macrostructural whole.
Entrées d’index
Mots-clés : Éric-Emmanuel Schmitt, nouvelles, intertextualité, triangulation, ambivalence
Keywords : Éric-Emmanuel Schmitt, short stories, intertextuality, triangulation, ambivalence
Texte intégral
1Écrivain prolifique, dont l’œuvre riche et plurielle est traduite en quarante-huit langues1, Éric-Emmanuel Schmitt excelle dans l’art d’orchestrer les thèmes et motifs universels2 autour d’un « noyau narratif simple3 » et de questionnements à portée philosophique. Dramaturge, romancier et essayiste4, il est également l’auteur de cinq recueils de nouvelles qui se distinguent par leur unité thématique forte, la récurrence de certains motifs et la continuité des interrogations existentielles traversant l’ensemble de son œuvre. Les quêtes thématiques et méditatives revêtent pourtant une forme empruntant souvent aux codes de certains genres populaires tels le roman sentimental ou le roman policier. Paru en 2017, le recueil La Vengeance du pardon regroupe quatre nouvelles unies par une commune tension entre la pulsion de vengeance et le désir de pardonner, le désir de vie et le sacrifice au nom d’autrui5. Invité par l’Université de Nantes à participer aux rencontres littéraires6 pour présenter La Vengeance du pardon, l’écrivain revient sur la logique d’ensemble de son livre de nouvelles, similaire à un roman, et précise que « les quatre histoires sont différentes mais elles s’éclairent et se répondent ». Il compare leur composition à celle d’« une symphonie avec quatre mouvements » pour mettre en valeur l’orchestration thématique et la progression des variations autour du thème du pardon au fil des nouvelles. L’auteur révèle également l’importance de la troisième nouvelle qui a donné son titre au livre et qui a été inspirée d’une histoire vraie. Le titre suggère ainsi la nature contradictoire des formes de pardon que le livre explore, « les ambiguïtés du pardon7 » jusqu’aux limites de l’impardonnable cristallisant dans la troisième nouvelle qui a inspiré le titre et la conception d’ensemble du livre.
2La présente étude vise à analyser les ambivalences du désir telles que les manifestations morbides et transgressives de la pulsion de mort dans les nouvelles « Les Sœurs Barbarin » et « La Vengeance du pardon8 », ainsi que le fonctionnement du désir de savoir sur le plan thématique et structural dans la progression de l’intrigue à énigme des nouvelles « La Vengeance du pardon » et « Dessine-moi un avion ». Les mécanismes de triangulation du désir seront étudiés à la lumière des thèmes de la gémellité et du désir par procuration (« Les Sœurs Barbarin ») et du jeu narcissique de la séduction et du désir de conquête et de domination (« Mademoiselle Butterfly »). L’analyse des échos intratextuels et des références intertextuelles des nouvelles composant le recueil, des parentés compositionnelles et de certains motifs récurrents contribuera à révéler les enjeux de l’art de la nouvelle perçue et construite comme partie intégrante et signifiante d’un tout cohérent. L’art de la nouvelle pratiqué par Éric-Emmanuel Schmitt porte l’empreinte de son expérience d’« écrivain polygraphe9 » pour qui les frontières entre les genres traditionnels sont dépassées et mises à l’épreuve. La construction de ses livres de nouvelles relève d’une maîtrise de genres romanesques et théâtraux et d’un art macrostructural ouvert qui invite le lecteur à tisser les liens entre les différentes parties de l’ensemble. L’écrivain affirme d’ailleurs que la nouvelle est son genre de prédilection : « C’est mon genre préféré. C’est la synthèse de tout ce que j’ai fait avant. Le théâtre m’a appris à limiter ma pensée, il demande de la concision. Et puis l’art romanesque qui permet de jouir de l’épaisseur du temps. Il y a tout ça dans une nouvelle. Et ce qui est formidable dans la nouvelle, c’est la chute10. »
Gémellité et objets du désir mimétique
3Les quatre nouvelles tissent des intrigues à énigme, mais ne suivent pas la composition des récits d’enquête typiques. Elles se ressemblent par leur structure se déployant sur deux plans temporels : d’un côté le récit au présent marqué par la quête de résolution du problème et de l’autre côté, l’analepse révélatrice de l’histoire passée ayant enclenché la dynamique narrative. Cette dualité des niveaux de narration reflète par un jeu spéculaire de la structure la gémellité des personnages de la nouvelle « Les Sœurs Barbarin » qui ouvre le recueil. Le dédoublement des diégèses et le motif de l’identité double et de l’ambivalence du désir sont récurrents dans le recueil explorant les pulsions de vie et de mort à la lumière de la volonté de pardonner.
4Le procès pour sororicide et l’enquête menée par Fabien Gerbier, premier amant de Lily Barbarin, constituent la dimension policière de la nouvelle, alors que l’histoire du crime représente une singulière anamnèse des pulsions transformant l’amour fusionnel de Lily et de Moïsette en jalousie suscitant un désir meurtrier. Moïsette, la jumelle cadette, « l’autre11 » aux yeux des proches et des amis, grandit déchirée entre le désir d’une vie par procuration et le désir de surpasser et de dominer la sœur aînée. Les manifestations d’un désir mimétique chez Moïsette entraînent sa première imposture consistant à usurper l’identité de Lily pour réaliser son fantasme érotique et passer une nuit d’amour avec Fabien Gerbier, objet du désir des deux jumelles adolescentes. Moïsette investit dans la vie de sa sœur une valeur qui lui demeure inaccessible et une fois leur union brisée, elle est saisie d’un « désir triangulaire12 » qui la pousse d’abord à désirer les poupées et les cadeaux destinés à Lily, ensuite à désirer l’objet de son premier amour d’adolescente et enfin à vouloir se substituer à elle en s’appropriant son identité.
5Dans le cas des sœurs Barbarin, la « médiation interne », d’après la taxinomie de René Girard13, rend la réalisation du désir morbide de Moïsette plus facile, vu la proximité et la générosité du médiateur – sa sœur Lily – qui à force de pardonner à Moïsette sa méchanceté a renforcé sa nature égoïste et jalouse. La rivalité engendrée par l’épisode de la poupée convoitée par Moïsette est pourtant unilatérale : « Lors de ce quatrième anniversaire, Lily avait gagné une sœur, Moïsette s’était découvert une rivale.14 » À la parfaite ressemblance physique des deux sœurs s’oppose le contraste frappant de leurs caractères. Frustrée dans son désir de domination, Moïsette peine à affirmer son narcissisme, même si elle sacrifie son bonheur personnel dans les tentatives désespérées de surpasser Lily. D’origine similaire à celle du tueur en série de la nouvelle « La Vengeance du pardon », l’altérité monstrueuse de Moïsette, la face cachée de son identité double, s’enracine dans son enfance et découle de la perception douloureuse d’un déficit d’amour.
Pulsions meurtrières et désirs monstrueux
6La nouvelle au « titre d’emprunt15 » du recueil « La Vengeance du pardon » en reflète l’unité thématique, le questionnement existentiel et la portée philosophique. Mais le protagoniste de cette nouvelle, le tueur en série Sam Louis, suit une logique de retour vers l’humanité, de repentir, à la différence de Moïsette dont la jalousie et les pulsions meurtrières l’enferment dans un engrenage d’homicides commis sans remords ni regret. L’action de cette nouvelle se déploie sur deux plans temporels, mais elle n’alterne pas les scènes se rapportant aux deux diégèses comme « Les Sœurs Barbarin » et « Mademoiselle Butterfly ». Les analepses reposent sur le principe de la remémoration, des souvenirs et des dossiers d’Élise qui garde l’histoire des crimes du violeur ayant commis quinze meurtres de jeunes femmes. L’enquête d’Élise, mère d’une des victimes de l’assassin violeur, est une enquête atypique évoquant le sujet de certains récits à suspense comme Le Silence des agneaux et De Sang-froid dont la progression de l’intrigue repose sur les face-à-face d’un criminel et de son interlocuteur menant une investigation d’ordre judiciaire ou journalistique.
7L’originalité de la nouvelle d’Éric-Emmanuel Schmitt est que la mère endosse le rôle de détective et de psychologue pour tenter de percer à jour les motivations obscures du « serial killer ». Son désir de savoir devient le moteur de l’intrigue qui avance pour révéler les traumatismes psychologiques du monstre insensible pour lequel les femmes sont réduites à l’état de numéros dans une liste de proies. Mais ce tueur en série n’est pas mû par un désir de collectionneur, il souffre d’une dissociation mentale. « Le tueur de Montparnasse » revendique sa bestialité et sa nature fauve en s’identifiant à un tigre cédant à ses instincts carnivores :
Rien de plus beau sur terre. Mon modèle, le tigre… Un solitaire qui possède un territoire et ne le cède à aucun intrus. Lorsqu’il se décide à partir en chasse, à la tombée de la nuit, il affûte ses sens, guette une respiration, détecte un fumet. Tout reste subtil chez ce géant, l’ouïe comme l’odorat. Discret, furtif, invisible, il se déplace à l’abri et conçoit son plan sans que quiconque le remarque. Un magicien du camouflage. Quand toi tu le vois, lui t’a déjà vu mille fois. Sa proie repérée, il se tapit dans un silence absolu. Il ne bondit que lorsque sa victime se trouve à dix mètres, et là, vlan, arrivant derrière elle ou de côté, il la saisit par surprise et lui enfonce ses dents dans la gorge. Ensuite, il la traîne dans un endroit tranquille pour en profiter à son gré16…
8Le trouble dissociatif de la personnalité de Sam Louis consiste dans l’adoption de comportements relevant d’une bestialité aux pulsions incontrôlables. Les manifestations de ce désir carnassier et sauvage s’apparentent à une forme pathologique de l’instinct animal. Le comportement meurtrier compulsif du tueur en série est dû au dédoublement de son identité et à la création d’une personnalité sauvage de substitution, d’un monstre guettant ses proies et ôtant des vies humaines pour sceller son acte de renoncement à l’humanité. Le désir de savoir d’Élise lui révèle les troubles psychiques du criminel qui lors de leurs échanges, entremêlant les codes de l’enquête et la pratique d’une séance de psychanalyse, revient vers l’origine de son mal : les traumatismes d’enfance, le manque d’amour maternel et l’angoisse d’abandon. Mais cette enquête singulière visant à démasquer les mobiles du meurtrier mystérieux repose sur une autre énigme énoncée dans la perspective du monstre qui se demande quelles sont les motivations cachées de sa visiteuse : « – Il n’y a aucune raison que tu rendes visite à l’assassin de ta fille17 ! » Le suspense des répliques échangées, nourri par la théâtralité des dialogues et l’attente d’un renversement final, renforce la dynamique de la nouvelle explorant la frontière entre l’humanité et l’animalité au prisme de la force de l’amour et du pardon. En réussissant à ressusciter la part d’humanité du tueur en série et en faisant face à l’impardonnable, Élise sort le criminel de sa torpeur émotive et le rend sensible à la souffrance, au remords et à l’empathie.
Désir de mort et sacrifice
9En contre-point de la première et de la troisième nouvelles qui explorent les pulsions et actes meurtriers de la jumelle désirant se substituer à sa sœur et du tueur en série cherchant à quitter l’humanité pour une bestialité dénuée d’affects et d’empathie, les nouvelles paires se focalisent sur le désir de mort suicidaire et sur la volonté de sacrifice. Semblable à Madame Butterfly, Mandine, protagoniste de la nouvelle « Mademoiselle Butterfly », se voit retirer son fils à cause des ambitions de son amant d’adolescence William. Devenu stérile à la suite d’un accident, il veut reconnaître son fils illégitime et avoir un héritier. Après une tentative de suicide, elle décide de vivre parce que « Un jour, Jébé aura besoin de moi18 » et le jour où son fils malade s’avère condamné car ses deux reins sont nécrosés, Mandine entreprend d’organiser son suicide de manière à lui assurer ce don vital d’organes. L’amour maternel inconditionnel et la grandeur d’âme de la femme quasi analphabète, étrangère aux ambitions et aux tentations du monde matérialiste, l’entraînent à cet acte extrême de don de soi et de sacrifice. Son geste d’abnégation totale embraie une nouvelle dynamique chez le personnage de William et enclenche le mécanisme du dénouement à chute.
10Dans sa voie vers l’anoblissement des passions et des affects, William adopte un comportement de triangulation du désir et de médiation externe en essayant de deviner et d’imiter le désir et les actions supposées de la mère défunte de son fils. Ainsi il s’adresse à plusieurs reprises à sa femme en se servant d’une photo comme support mnésique symbolique et lui demande ce qu’elle aurait fait dans la situation de crise consécutive à l’escroquerie de leur fils. Le personnage, mû auparavant essentiellement par le désir de domination et la volonté de puissance, gagne en humanité en décidant d’imiter le désir de sacrifice de Mandine et d’assumer toute la responsabilité des crimes de son fils pour le sauver de la prison et pour lui épargner la honte et la souffrance. La libido dominandi caractérisant le personnage est contrecarrée par le désir de sacrifice. La chute de la nouvelle dévoile un William Golden humanisé et s’apprêtant à un acte sacrificiel, car « [q]uand on ne peut plus sauver ni l’argent ni l’honneur, on peut encore sauver l’amour19 ». Par une ironie textuelle cruelle, William perd son empire bancaire à cause du désir de domination et de l’avidité criminelle de son fils, dont il a reconnu la paternité dans le but ambitieux de remplir les conditions définies par son oncle et d’hériter ses propriétés. Mais en même temps il évolue en adoptant des valeurs humanistes au détriment des valeurs matérialistes auxquelles il a consacré l’essentiel de sa vie et qu’il a transmises à son fils.
11La dernière nouvelle du recueil est intitulée « Dessine-moi un avion ». Ses différents niveaux d’intertextualité mobilisent le désir d’en anticiper le dénouement chez le lecteur à la recherche du point de jonction des scènes présentant d’une part les échanges entre une jeune fille et un vieil aviateur allemand retraité et d’autre part, des épisodes opposant le même Werner von Breslau à son fils, furieux d’apprendre l’inexplicable adhésion de son père à un groupe néonazi. Sur le plan actantiel, nous retrouvons la communication d’un enfant et d’un adulte caractéristique du « Petit Prince ». L’ouvrage que le nonagénaire lit à la petite Daphné remplit une fonction d’initiation au plaisir de la lecture et au désir de lire pour la jeune fille encore analphabète et pour le vieil homme n’ayant jamais accordé d’importance à la lecture désintéressée. Sur le plan thématique, nous retrouvons le motif récurrent de l’apprivoisement apparaissant également dans l’épisode de la poursuite de Mandine par le jeune William (« Mademoiselle Butterfly ») et dans les épisodes spéculaires des échanges d’Élise avec l’homme bestial et la domestication du chat Minet (« La Vengeance du pardon »).
12Un autre motif récurrent est celui de la dualité identitaire et du secret hors-champ, car les blancs du récit ne sont comblés que progressivement. Le mystère concernant les motivations secrètes de l’aviateur, membre d’un groupe néonazi, assure le suspense de cette nouvelle qui détourne les codes policiers pour nous révéler sur le mode fictif de l’uchronie la raison de la mort mystérieuse de Saint-Exupéry. La clé de la résolution du mystère planant autour de l’aviateur retraité se cache dans le motif du désir d’envol que le vieillard partage avec sa jeune amie Daphné et l’auteur (et le narrateur aviateur) du Petit Prince. Avançant d’indice en indice, le lecteur découvre que l’avion de Werner von Breslau est caché dans un Arsenal secret, un musée de reliques nazies, par le groupe néonazi, alors que le vieil aviateur n’est autre que le pilote de l’avion ayant abattu celui du célèbre écrivain. Révélé par hasard, à la suite de la participation à une conférence et de quelques indices concrets, ce secret douloureux accable le vieil homme de remords et l’incite à réaliser son désir d’envol en le faisant coïncider avec son désir de mort expiatoire. Au bord de son Focke-Wulf Fw 190, l’ancien pilote vole en donnant libre cours à son désir de liberté et de mort sacrificielle :
Il enclencha le processus. Cible visée, commandes bloquées, l’avion ne dévierait plus, il allait s’écraser sur l’Arsenal. Même si un malaise frappait Werner, l’Arsenal serait éventré, s’enflammerait, exploserait.
Apaisé, raffermi, Werner se détendit et sourit au zénith. Quoiqu’il gardât des doutes sur la pertinence de sa vie, il savait que sa mort serait utile20.
13Le processus de pilotage de l’avion, conduit par l’ancien aviateur expérimenté, est décrit de manière réaliste et technique, évoquant l’objectivité d’un témoignage documentaire. L’anticipation de la destruction de la cible insiste sur l’annihilation inévitable de l’Arsenal, l’imminence de cette vengeance contre les affres et violences du régime nazi semble apporter la paix intérieure au vieil homme. Le champ de la focalisation se rétrécit sur Werner souriant au zénith comme s’il s’imaginait atteindre le firmament infini qui a accueilli l’écrivain aviateur et son personnage au rire communicatif. Le chasseur-bombardier Focke-Wulf Fw 190 devient un outil de revanche sur l’idéologie nazie et ce dernier vol est destiné à la réparation des fautes commises par ignorance. Le pilote accomplit ainsi son acte de libre choix et de révolte contre une idéologie à laquelle il n’a jamais vraiment adhéré. La chute finale de la nouvelle coïncide avec la chute de l’avion qui s’abat sur l’Arsenal. Le désir de Werner de vaincre le traumatisme, découlant de la prise de conscience de sa part de culpabilité dans la disparition d’Antoine de Saint-Exupéry, se réalise dans cet ultime envol. La volonté de sacrifice engendrée par la crise de culpabilité cristallise dans l’acte suicidaire. Ce motif de dépassement de soi dans un geste autodestructeur d’abnégation totale est également présent dans la nouvelle « Mademoiselle Butterfly » dépeignant le sacrifice d’une mère choisissant la mort pour sauver la vie de son fils.
Les jeux d’intertextualité et les ambivalences du désir
14La nouvelle « Mademoiselle Butterfly » a une composition analogue à celle des « Sœurs Barbarin ». Elle dépeint une situation de crise sur le plan présent de la narration alors que le récit est interrompu d’épisodes rétrospectifs qui apportent un éclairage supplémentaire sur la fable. L’horizon d’attente21 des lecteurs est sollicité par le contrat d’hypertextualité22 introduit dès le choix des titres de deux nouvelles de ce recueil : « Mademoiselle Butterfly », allusion à l’opéra de Giacomo Puccini Madame Butterfly, et « Dessine-moi un avion » instaurant des rapports d’intertextualité avec Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. L’usage de l’intertexte dans les deux titres mise sur la fonction transformatrice des contenus hypotextuels et sur leur popularité, favorisant la reconnaissance et suscitant chez le lecteur le désir de s’impliquer dans le jeu intertextuel et d’interpréter ses indices au prisme de leur réactualisation contemporaine. La révélation de l’identité mystérieuse de « Mademoiselle Butterfly » devient ainsi un objet de désir pour le lecteur engagé dans une stratégie de lecture intertextuelle.
15Même si la mise en abyme de l’opéra de Puccini, accompagné d’un éclairage dans la perspective de William Golden, apparaît à une étape avancée de l’histoire, le titre fait peser une fatalité intertextuelle sur le personnage féminin central : la belle femme souffrant d’un retard mental, séduite par le jeune et ambitieux William Golden pendant son adolescence. La dualité identitaire des deux femmes se matérialise dans l’ambiguïté onomastique. Madame Butterfly, la jeune Japonaise séduite par Pinkerton, le lieutenant américain, a deux prénoms : Cio-Cio San et Butterfly, alors que la belle adolescente vivant en harmonie avec la nature dans un paysage alpestre s’appelle Mandine, mais est surnommée Simplette par la bande d’adolescents menée par le jeune William Golden. Les deux femmes partagent un commun destin tragique de maternité douloureuse ainsi qu’une identité exotique. Leur altérité et leur féminité exotique se reflètent dans leurs noms. Cio-Cio San évoque l’appartenance de la jeune femme à la culture japonaise, ce qui représente paradoxalement un attrait et un obstacle à son union avec Pinkerton, alors que Butterfly, la variante en anglais de son nom, traduit la fragilité et la beauté du papillon attisant le désir de conquête et l’instinct de poursuite du militaire américain23.
16L’identité ambivalente de la jeune fille, objet du désir de conquête de William Golden, est également encodée dans son prénom de naissance, Mandine, évoquant par ses consonances le mot « ondine », créature mythique avec laquelle elle partage la beauté sauvage et l’union avec la nature. Le surnom « Simplette » lui est pourtant attribué par les Aigles, le groupe de fils de familles riches qui viennent passer leurs vacances dans les Alpes et signifie de manière dépréciative et cruelle son retard mental, le handicap qui constitue l’obstacle essentiel à son amour avec William. Par la force d’un jeu cruel et d’un pari libertin, Mandine devient l’objet d’un désir ambivalent de la part de William qui accepte le défi lancé par son ami Gilles de la séduire :
Gilles s’exclama :
– Chiche ?
– Pardon ?
– Chiche ou pas chiche ?
– De quoi parles-tu ?
– Coucher avec Simplette ?
– Oh ! Tu deviens dingue…
– Tu te dégonfles !
– Ta gueule !
Gilles se retourna et, haussant la voix, prit le groupe à partie :
– Les gars, William se déballonne ! Je lui ai lancé un défi et il se carapate.
– Quel défi ? demanda Paul.
– Coucher avec Simplette !
Ils éclatèrent de rire, d’un rire gras, trop gras, appuyé, insistant.
En fixant ses camarades grimaçants qui se tapaient sur les cuisses, William ressentit une bouffée de mépris. Leur hilarité outrée racontait leur gêne, leur immaturité, leur malaise de puceaux convulsés à la moindre évocation sexuelle ; il les trouva soudain minables, abjects, et, pour cette raison, s’entendit répondre avec force:
– Chiche24 !
17William accepte le défi par provocation et désir de domination, pour prouver sa supériorité et son courage dans cette compétition d’adolescents gâtés, mais il ressent en même temps l’impétuosité du désir qu’il éprouve envers la jeune femme à la beauté éblouissante, mais souffrant d’une déficience mentale. Si Moïsette Barbarin séduit Fabien Gerbier pour vivre une nuit d’amour par procuration et pour assouvir son désir mimétique engendré par les récits de sa sœur Lily, William Golden se lance dans la poursuite de Mandine par délégation, son désir de conquête est régi par le principe de la compétitivité virile mais se mue progressivement en désir érotique pur. Le désir mimétique de domination suscité par la concurrence des garçons riches acquiert la forme d’actes de prouesse visant à l’imposer comme chef de la bande malgré sa famille modeste. La conquête de Mandine, son instrumentalisation dans l’exercice de la volonté de puissance de William la réduisent à un trophée libertin, à une aventure d’été dans la vie du jeune homme promis à un brillant avenir par ses études et son désir de domination. Similaire à Valmont pourtant, qui après avoir accepté le défi de la marquise de Merteuil, tombe amoureux de la vertueuse présidente de Tourvel, sa proie libertine présumée, William se voit envahi d’un véritable désir érotique qui ne se mue pourtant pas en amour romantique à cause de la déficience de Mandine. Avec le temps et surtout après le geste de sacrifice de Mandine, le personnage de William s’humanise, il est saisi d’un amour spirituel et dévoué, de l’amour agapè, et il commence à vénérer l’image et la mémoire de sa bien-aimée défunte.
18La structure de chacune des nouvelles repose sur un dispositif narratif de révélation progressive. Il assure le fonctionnement de la chute en empruntant l’enchaînement d’indices et de faux indices aux codes du roman policier et à l’intrigue à énigme, ce qui aiguise chez le lecteur le désir d’anticiper le dénouement et de résoudre l’énigme qui sous-tend la fable. On cherche en effet à combler les blancs parsemant l’intrigue éclatée. À l’intention de l’auteur de produire un texte ouvert, invitant ses lecteurs au voyage (inter)textuel, et au désir du texte d’être interprété25 fait pendant, du côté de la réception, le désir du lecteur de deviner les prémices hors-champ de la situation de déséquilibre que nous révèle la fable. Un autre objet du désir du sujet lisant est l’anticipation de l’effet de renversement final caractéristique du genre de la nouvelle à chute dans lequel excelle Éric-Emmanuel Schmitt. Ainsi la pratique de la nouvelle et l’art schmittien favorisent-ils la métamorphose du sujet lisant en sujet désirant en multipliant les indices et en introduisant une dimension théâtrale et une fonction cathartique par la vivacité des dialogues et la force des passions humaines, le sens du coup de théâtre, le mélange de registres dramatique et tragique et l’effet de surprise de la chute.
Notes de bas de page
1 Selon l’information publiée sur le site officiel d’Éric-Emmanuel Schmitt : https://www.eric-emmanuel-schmitt.com/Portrait-biographie-resume.html.
2 Dans son ouvrage sur la production d’Éric-Emmanuel Schmitt, Yvonne Hsieh rappelle que « les thèmes explorés par Schmitt sont des sujets universels qui intéressent les lecteurs/spectateurs appartenant à toutes les cultures ». (Éric-Emmanuel Schmitt ou la philosophie de l’ouverture, Birmingham, Summa Publications, 2006, p. 5).
3 Liliane Louvel et Claudine Verley précisent : « La nouvelle est construite autour d’un noyau narratif simple, parfois une anecdote, qui peut être résumé en une phrase et même quelques mots » (Introduction à l’étude de la nouvelle, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 17). Cette idée se recoupe avec l’affirmation d’Éric-Emmanuel Schmitt : « La nouvelle est une épure de roman, un roman réduit à l’essentiel » (Schmitt, É.-E., Concerto à la mémoire d’un ange, Paris, Éditions Albin Michel, 2010, p. 209).
4 Mais aussi scénariste, cinéaste, musicien et acteur à ses heures.
5 Schmitt, É.-E., La Vengeance du pardon, Paris, Éditions Albin Michel, 2017. Nous optons pour l’appellation « recueil de nouvelles » par souci de respect des conventions concernant les genres littéraires et pour reprendre une dénomination consacrée par l’usage. Éric-Emmanuel Schmitt pourtant, dans le « Journal d’écriture » de son œuvre Les Deux Messieurs de Bruxelles explique la différence entre un « recueil de nouvelles » et un « livre de nouvelles » en insistant sur l’unité thématique de ses livres de nouvelles : « Je conçois mes livres de nouvelles comme des ouvrages composés organiquement, ils ne sont ni recueils ni anthologies » (Schmitt, É-E., Les Deux Messieurs de Bruxelles, Paris, Éditions Albin Michel, 2012, p. 238-239). La conception des livres de nouvelles comme un ensemble cohérent articulant savamment le fond et la forme fait aussi l’objet d’un commentaire de l’auteur dans le « Journal d’écriture » de Concerto à la mémoire d’un ange : « Contrairement à ce que l’on pense, un livre de nouvelles est vraiment un livre, avec un thème et une forme. Si les nouvelles ont une autonomie qui permet qu’on les lise séparément, elles participent chez moi d’un projet global, lequel a son début, son milieu et sa fin. »
6 « Éric-Emmanuel Schmitt – La Vengeance du pardon », YouTube, UnivNantes, URL : https://www.youtube.com/watch?v=xgTUKqgplB8, consulté le 25 février 2018.
7 L’écrivain se penche sur cette question pendant la présentation de la rentrée littéraire des éditions Albin Michel (« La Vengeance du pardon – Éric-Emmanuel Schmitt », YouTube, Les éditions Albin Michel. Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=Jb7_1GHN1tY, consulté le 25 février 2018). Par ailleurs, Éric-Emmanuel Schmitt avoue dans un entretien qu’il s’intéresse à « l’ambivalence de tous les sentiments » (« Éric-Emmanuel Schmitt – La vengeance du pardon », YouTube, UnivNantes, op. cit.).
8 Éric-Emmanuel Schmitt insiste sur l’importance de la nouvelle « La Vengeance du pardon » et relève que « progressivement elle a créé d’autres histoires et donc j’ai écrit ces histoires » (Loc. cit.).
9 Nous empruntons cette définition à Antony Soron qui affirme que « L’œuvre de l’écrivain polygraphe Éric-Emmanuel Schmitt défend sa transgénéricité en “floutant” les frontières virtuelles entre roman, théâtre et essai. » Voir Éric-Emmanuel Schmitt : La Chair et l’invisible, A. Soron (dir.) en partenariat avec l’ARDUA, Dax, Éditions Passiflore, 2016, p. 15.
10 « La Vengeance du pardon » d’Éric-Emmanuel Schmitt, émission présentée par Thierry Lyonnet. Disponible sur https://rcf.fr/culture/la-vengeance-du-pardon-d-eric-emmanuel-schmitt, consulté le 2 mars 2018.
11 « […] on entendait plus souvent parler de “Lily” ou des “jumelles” que de “Moïsette”, certains se contentant de dire “l’autre”, beaucoup oubliant son prénom » (É.-E. Schmitt, « Les Sœurs Barbarin », p. 18-19).
12 Voir Girard, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
13 « Nous parlerons de médiation interne lorsque cette même distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l’une dans l’autre » (Ibid., p. 13).
14 Schmitt, É.-E., « Les Sœurs Barbarin », p. 17-18.
15 Viegnes, M., L’Œuvre au bref : La Nouvelle de langue française depuis 1900, Genève, La Baconnière, 2014, p. 70. Dans sa typologie des titres de nouvelles, Michel Viegnes précise que dans les cas où le recueil emprunte le titre d’une nouvelle qui n’est pas chronologiquement la première, « il semble donc qu’elle revête aux yeux de l’auteur une valeur particulière qui la rend apte à représenter tout le recueil ». De même, dans plusieurs entretiens Éric-Emmanuel Schmitt souligne l’importance de la troisième nouvelle qu’il définit d’ailleurs comme « la grande sœur » (« Éric-Emmanuel Schmitt – La Vengeance du pardon », YouTube, UnivNantes, op. cit.).
16 Schmitt, É.-E., « La Vengeance du pardon », p. 244-245.
17 Ibid., p. 215.
18 Id., « Mademoiselle Butterfly », p. 171.
19 Ibid., p. 199.
20 Id., « Dessine-moi un avion », p. 326.
21 Selon Hans-Robert Jauss et la théorie de la réception, « le système de références objectivement formulable qui pour chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux: l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne » (Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Cl. Maillard, Paris, Gallimard, 1978, p. 49). Quant aux titres à portée intertextuelle, l’horizon d’attente se forme grâce à la connaissance des hypotextes ou autres « pratiques hyperartistiques » pour reprendre l’expression de Gérard Genette (Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 536), comme l’opéra dans le cas du titre « Mademoiselle Butterfly ».
22 Genette, G., op. cit., p. 516.
23 Dans l’acte I de l’opéra, Pinkerton s’adresse à Sharpless : « Ce petit papillon voltige et se pose avec une telle grâce silencieuse, qu’une fureur de le poursuivre m’assaille, dussé-je lui briser les ailes ». Sharpless lui répond que « ce serait grand péché que de lui arracher les ailes et de désespérer peut-être son cœur confiant » (« Madama Butterfly » by Giacomo Puccini libretto (French Swap Italian) http://www.murashev.com/opera/Madama_Butterfly_libretto_French_Italian, consulté le 20 novembre 2020).
24 Schmitt, É.-E., « La Vengeance du pardon », p. 112-113.
25 Rappelons les mots d’Umberto Eco sur ce point : « Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire ; […] Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner. » (Eco, U., Lector in fabula : Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs [1979], traduit de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 63-64)
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