Chapitre 33 : Les témoins persistent et signent. Un homme accablé par une communauté tout entière
L’affaire Peinhouët
p. 391-406
Texte intégral
1Dans la matinée du lundi 24 juillet 1876, un berger de la commune de Saint-Pierre-de-Plesguen, en Ille-et-Vilaine, trouva sur la lande, au lieu-dit Le Clos des Tertrais, le cadavre d’un homme encore jeune, visiblement mort de mort violente : il baignait dans une mare de sang1. Le berger appela à l’aide et des paysans travaillant alentour accoururent, l’un d’entre eux reconnaissant rapidement le cadavre comme étant celui de Célestin Lorre, 40 ans, habitant le village de La Communais sis à quelque huit cents mètres de là. Lorre était agriculteur, mais aussi quelque peu contrebandier du tabac, occupation assez courante dans le secteur, semble-t-il, braconnier et voleur de bois, passe-temps tout aussi peu condamnables aux yeux de la communauté. Ces entorses à la loi orientèrent l’enquête dans une première direction : le lieu du crime était entouré par les bois d’un grand propriétaire, M. de France. Lorre avait été plusieurs fois menacé par les gardes du notable, et leur culpabilité n’était pas une hypothèse absurde : d’ailleurs, à quelques pas du corps se trouvait la souche d’un orme fraîchement coupé, l’arbre lui-même gisant un peu plus loin. Les gardes furent rapidement disculpés en raison de leur réputation somme toute acceptable pour des gardes, profession détestée des paysans, et surtout parce qu’ils avaient un alibi très solide pour le temps où le meurtre avait pu être commis.
2L’enquête s’orienta alors vers une piste familiale. Lorre était marié depuis 1871 à Jeanne-Marie Peinhouët, fille de Jean Peinhouët, homme à la détestable réputation, non parce qu’il était contrebandier et braconnier, mais à cause de sa brutalité et surtout pour les soupçons entretenus depuis longtemps de relations incestueuses entre le père et la fille, vite considérée comme complice de l’assassinat.
3L’instruction fut rondement menée. Les magistrats se transportèrent sur les lieux le 25 juillet. Quatorze témoins furent entendus du 26 au 27. Le premier interrogatoire de Peinhouët eut lieu le 27 : il fut immédiatement mis sous mandat de dépôt. Trois nouveaux témoins déposèrent le 28, et le même jour eut lieu l’interrogatoire de la « veuve Lorre », aussitôt incarcérée. Puis, 116 témoins défilèrent devant le juge d’instruction entre le 29 juillet et le 26 septembre. Les expertises diverses eurent lieu du 25 août au 14 septembre. Le 28 septembre, le juge d’instruction considérait que l’affaire était close. En tout, il avait entendu 133 témoins, sans compter ceux qui furent seulement interrogés par une gendarmerie très active. Soit un nombre très inhabituel. Le 20 octobre, la chambre des mises en accusation rendait son arrêt, renvoyant Peinhouët devant la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine pour assassinat et Jeanne, sa fille, pour complicité.
4Le procès s’ouvrit le mercredi 22 octobre à Rennes, suscitant un intérêt qui débordait largement le cadre local. Comme le notait, avec une satisfaction peu dissimulée, le rédacteur du Journal de Rennes :
« La curiosité publique est au plus haut point surexcitée par les circonstances atroces et déjà connues du drame qui va se dérouler devant la Cour d’Assises. Aussi, la foule encombre le Palais ; le Gaulois a envoyé un de ses reporters2, M. Marius Carbonnel, tout exprès pour suivre ces débats3. »
5La sentence tomba le dimanche 26 octobre après seulement une demi-heure de délibérations4 : pour Peinhouët un verdict de culpabilité sans nuances et pour Jeanne les circonstances atténuantes. La cour condamna Peinhouët à la peine de mort et Jeanne aux travaux forcés à perpétuité. Les défenseurs, maîtres Hamard pour Peinhouët et Jenouvrier pour Jeanne, se pourvurent immédiatement en cassation. La cour rendit son arrêt le 21 décembre, cassant le verdict de Rennes –pour un motif de composition du jury– et renvoyant les accusés devant les assises de Loire-Inférieure5.
6Le second procès s’ouvrit devant la cour de Nantes le mercredi 7 mars 1877 et dura jusqu’au dimanche 11. Le débat au sein du jury fut, semble-t-il, un peu plus épineux et dura deux heures. Mais le verdict en sortit identique à celui de Rennes : la mort pour Peinhouët, les travaux forcés pour Jeanne. Cette fois, le pourvoi fut rejeté. Restait le recours en grâce : le président de la cour d’assises, Gautier-Rougeville, avait semblé indiquer au jury qu’une telle issue était possible. Sentant, peut-être, une réticence se dessiner, il avait, juste avant que les jurés ne se retirent,
« insisté sur la clémence du président de la République, et à plusieurs reprises, il avait dit à M.M. les jurés qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter des conséquences de leur verdict, le maréchal de Mac Mahon ayant le pouvoir suprême en matière de grâce6. »
7Le jury dut en effet le croire : une pétition réclamant la grâce du condamné fut signée à l’unanimité. Or, quelques jours plus tard, Gautier-Rougeville adressait ce factum au directeur des affaires criminelles, dans le cadre de l’instruction du recours en grâce :
« Il faut donc admettre qu’il n’existe en cette affaire rien absolument qui puisse motiver une mesure d’indulgence et que les crimes commis par Peinhouët. sont bien ceux pour lesquels notre loi pénale a réservé la plus sévère des expiations. […] L’opinion publique […] comprendrait difficilement que la peine capitale fût réservée pour des faits plus graves ou pour des condamnés encore moins dignes d’intérêt. Il semble donc nécessaire que l’arrêt rendu après deux verdicts conformes reçoive son exécution7. »
8L’hypocrisie du président s’expliquait sans doute par les craintes réitérées des magistrats de voir les jurys manifester trop d’indulgence dans les affaires de sang. Le directeur des affaires criminelles utilisait aussi cet argument :
« Ce verdict excellent a donné satisfaction à l’opinion publique très émue et en atténuer la sévérité serait, à mon estime du moins, un acte de faiblesse qui produirait un effet fâcheux et qui aurait pour résultat de nous désarmer devant le Jury8. »
9L’avis était unanime : les deux présidents des assises, Le Sénécal et Gautier-Rougeville, l’ancien procureur général, Delise, le présent, Vételay, demandaient instamment que la justice « suive son cours ». Le directeur penchait évidemment du même côté. Le conseil d’administration des grâces, présidé par le républicain modéré Jules Méline, prit un avis en ce sens le 20 avril 1877. Mais le 26 avril 1877, le président Mac Mahon passait outre : Peinhouët était gracié et sa peine commuée en travaux forcés. La grâce fut notifiée officiellement au procureur général le 7 mai 18779. Neuf jours plus tard, les préoccupations du maréchal-président s’orientaient vers d’autres sujets.
Saint-Pierre-de-Plesguen
10La commune de Saint-Pierre-de-Plesguen se trouve sur la route de Rennes à Saint-Malo, à quelque 20 kilomètres de cette cité. Nous sommes aux lisières du pays malouin, des pays de la Rance et des terres proprement intérieures, dans une région de tempérament plutôt ouvert sur l’extérieur : l’importance de la contrebande du tabac en témoigne. Nombre d’hommes de la commune s’engageaient d’ailleurs dans la marine, nationale, marchande, de pêche, depuis fort longtemps. C’était une grosse commune rurale, de plus de 2 000 habitants, appartenant au canton de Combourg. Saint-Pierre ne présentait aucune caractéristique urbaine. Les paysans constituaient une forte majorité de sa population, mais pas la totalité ; d’ailleurs, à l’époque qui nous occupe, nombre d’agriculteurs continuaient à exercer simultanément la profession de tisserand, ou « tessier ». Comme dans les autres communes de cette importance, un certain nombre de personnages vivaient de revenus différents : quelques commerçants, des artisans ruraux nettement plus nombreux, des carriers – les « picotous » –, les gisements de granit y étant importants ; et quelques fonctionnaires, membres de professions libérales, médecins, notaires, experts ; quelques notables également, qui se contentaient de leurs rentes et loyers.
11Nous ne les verrons guère apparaître dans la procédure : mis à part experts et gendarmes, les témoignages viendront de paysans semblables aux accusés, mais aussi, à moindre échelle, de commerçants ou artisans ruraux. Encore ces derniers font-ils figure de « témoins de second rang » : ou bien ils seront sondés dans le cadre d’une enquête générale visant à cerner les habitudes de Peinhouët et de sa fille10 ; ou bien il s’agira de personnes habitant fort loin du théâtre du crime, mais aptes à préciser les pérégrinations du très mobile Jean Peinhouët11. Mais on ne verra jamais paraître les vrais grands notables des environs. Les magistrats se garderont bien d’ennuyer M. de France avec ces peccadilles, alors même que ses propres gardes furent un bref moment soupçonnés du meurtre.
12Non que M. de France fût le seigneur et maître de la commune. Saint-Pierre-de-Plesguen appartenait au canton de Combourg, qui fut l’un des plus précocement et fermement ralliés à la République dans le nord de l’Ille-et-Vilaine. Dans ce cadre géographique, Saint-Pierre apparaît même comme une des communes les plus tôt républicaines du canton. Dès 1876, la municipalité est aux mains de ces tout petits notables, non pas paysans, mais gens modestes tout de même, fers de lance de la conquête républicaine dans les campagnes bretonnes, le notaire Louis Onfray et ses deux adjoints, le maître-carrier Jean-Marie Hignard et le boulanger Géo David12. Un peu plus au nord, les communes voisines restent plus longtemps soumises aux propriétaires : à Tressé, où demeure le couple Peinhouët, le maire et son premier adjoint sont de petits paysans solidement contrôlés par les notables ; Miniac-Morvan est directement sous la coupe, non d’Henri de France, mais d’un des ses pareils, le comte de Laubespin. Saint-Pierre en regard semble composer une forte communauté de ruraux, partageant sans doute des sentiments assez égalitaires, peu respectueux des grands propriétaires et animés de sentiments religieux bien tièdes. Il est caractéristique que les références au temps et à la morale catholiques n’apparaissent presque jamais dans les dépositions des témoins. Ou plutôt, le seul dont est expressément mentionnée la piété est… Peinhouët lui-même ! Lorre confia un jour à Jeanne Hermessan née Lemoine que son beau-père
« allait dans les chemins le chapelet à la main, cela ne l’empêchait pas d’avoir attenté à ses jours13 ».
13Ailleurs des témoins notent que Peinhouët achetait volontiers chapelets et scapulaires. Quant à la femme Pienoir, elle informe la cour que
« Peinhouët était pas mal dévotieux [en italique dans le texte] […] Il communiait souvent14 ».
14Piété que Peinhouët revendique hautement lui-même :
« Si j’avais donné le coup de la mort à mon gendre, je l’aurais avoué avant de venir ici, car je suis religieux, moi, je me confesse et je communie, et je m’en fais honneur (murmure général)15. »
15Or, les témoins ne semblent guère y voir une manifestation monstrueuse d’hypocrisie. Mais plutôt une attitude superstitieuse sans conséquences, des simagrées sans portée réelle.
Les témoins
16Les cent trente-trois témoins interrogés par le juge d’instruction peuvent être divisés en quatre catégories :
- Les experts : médecin-légiste, toxicologue, experts en typographie et imprimerie (on verra pourquoi), en balistique (la victime ayant été tuée par arme à feu), etc.
- Les habitants de la région qui ont pu croiser Peinhouët, soit dans le cadre d’activités liées à la préparation du crime, soit dans les jours et les heures qui l’ont précédé ou suivi. Il s’agit souvent de personnes résidant dans des communes non contiguës, dans les Côtes-du-Nord, à Saint-Malo ou Saint-Servan, à Combourg ou Dol, mais on y trouve aussi des habitants des « bourgs » voisins, qui ont fréquemment « entendu parler » des affaires de Peinhouët ou de Lorre.
- Les voisins plus ou moins immédiats de Peinhouët et de Célestin Lorre. Comme le montre la carte jointe à la fin de cet article, un grand nombre de témoins sont issus des « villages », comme l’on dit à l’époque, c’est-à-dire des hameaux qui cernent La Communais, la résidence de Célestin Lorre et de Jeanne Peinhouët, dans un rayon d’environ 1,2 kilomètre.
- « Ceux de la famille » : l’épouse de Jean Peinhouët, sa fille Émilie, les frères et une belle-sœur de Célestin Lorre, sans parler des deux accusés qui font figure de témoin l’un vis-à-vis de l’autre, même si la procédure pénale française ne permet pas de les entendre en tant que tel.
17Ce sont plusieurs dizaines de personnes qui accablent ainsi leurs voisins. L’étonnant est que la plupart des faits signalés sont anciens et souvent constants, et que personne ne s’en était vraiment ému jusqu’ici. Cette distorsion méritera explication. Les témoins familiaux seront les plus durs de tous : rien de vraiment étonnant si l’on accepte l’image donnée de la famille Peinhouët par la procédure ; mais on se posera quand même une question identique à la précédente : tous ces faits, toujours sordides et parfois criminels, seraient restés inconnus si Célestin Lorre n’était pas mort, tué de deux balles dans le dos, dans les bois de M. de France.
18Pourtant, les témoins ne semblent pas avoir fait preuve de réticence pour apporter leur concours à la justice. Ils répondent avec franchise aux gendarmes, donnent au juge d’instruction toutes les informations que celui-ci veut bien solliciter, n’hésitent pas à reprendre les faits avec détail devant la cour et les jurés. Lors du procès de Rennes, on ne compte aucun témoin défaillant, un seul – et mineur – à Nantes. Ces paysans, pour qui chaque journée de travail compte, n’hésitent pas à faire le voyage, alors que beaucoup n’ont au fond pas grand-chose à dire et qu’ils ne risquent au pire qu’une amende minime et facilement évitable moyennant quelque excuse motivée. Dira-t-on que, les secrets de la communauté ayant été hermétiquement cachés au monde extérieur pendant trente ans, on prend un certain plaisir à les étaler aux yeux de tous (y compris de journalistes de Paris !), comme si la commune et ses habitants pouvaient profiter d’une sorte de célébrité sulfureuse dans le cadre d’une innocence affirmée de tous aux dépens d’un méchant enfin révélé16 ?
19Car dès le départ, l’opposition entre les témoins et Peinhouët est totale. Les premiers donnent des détails qui tous concluent à la culpabilité. L’accusé est noyé sous un flot d’hostilité sans nuances. Comme le dira Le Sénécal, président des assises, dans son rapport :
« Parmi les nombreux témoins entendus à l’audience de la Cour d’assises d’Ille-et-Vilaine, pas un n’a dit un mot en faveur de Peinhouët17. »
20Face à cette hostilité sans faille, que fait Peinhouët ? Il nie. Les témoins mentent –ou se trompent. Jusqu’au bout, dans les deux procès, malgré son état de faiblesse18, il tiendra bon. L’homme n’a rien de l’Étranger de Camus. Les journalistes et les observateurs sont surpris par sa pugnacité :
« Pendant l’audience d’hier [7 mars], Peinhouët a répondu avec énergie à tous les témoins, les démentant sur tous les points. Au moment de la suspension d’audience, les gendarmes ont apporté à manger à Peinhouët, qui n’a pas voulu sortir de la salle des assises ; il a mangé de bon appétit et bu de même. De temps en temps, il prisait, n’ayant pas l’air de se préoccuper du résultat de son affaire19. »
21Formulation sans doute exagérée : à la veille du verdict, Peinhouët avait proféré des menaces de suicide (mélodramatiques ?) au cas où il serait condamné20. Mais sa combativité restera jusqu’au bout redoutable : « C’est faux », « Vous êtes en erreur », « Je n’y étais pas », « Je n’ai jamais eu de pistolet ». Parfois l’accusé trouve une raison précise aux mensonges du témoin : la femme Pienoir du Tertre-Guy accable Peinhouët ? c’est qu’elle a autrefois perdu un procès contre lui21 ; François Grison donne des indications très précises sur le comportement incestueux de l’accusé ? c’est qu’il lui doit de l’argent et qu’il est un mauvais débiteur22 ; Françoise Hamon a vu Peinhouët et sa fille en « conversation criminelle » ? mais elle-même est connue pour être de moralité douteuse, et même pour avoir eu des enfants naturels, alors…23 A plusieurs reprises, l’accusé parvient même à mettre la salle de son côté et à déclencher les rires, ce qui compte tenu du contexte n’est pas une mince performance. Quand Joseph Brébel, son voisin, assure avoir donné à Peinhouët des cartouches de chassepot, celui-ci rétorque que le témoin lui en veut
« parce que j’ai eu un procès avec ton grand-père à qui j’ai tué des poules à coups de fusil (Longue hilarité)24 ».
22Ou encore, face au témoin Marie Corbinais :
« Cette femme se trompe de date, mon cher président […] (Rires violents). L’accusé paraît tout charmé de sa petite facétie25. »
23Les plus hostiles de tous sont les membres des familles concernées : les frères de Lorre, bien sûr, mais aussi l’épouse et la fille cadette de Peinhouët. Les témoignages d’Émilie sont particulièrement durs : très fréquemment et violemment battue par Peinhouët,
« il me cinglait le corps avec des genêts jusqu’à les briser ».
24Elle confirme implicitement les relations incestueuses de son père et de sa sœur, tout en ajoutant :
« Il ne m’a cependant touchée, moi26 ! »
25Quant à l’épouse de Jean Peinhouët, elle est le plus accusateur de tous les témoins, le seul – outre les indications données sur la violence et l’inhumanité de son mari – à s’adresser directement à l’accusé pour dire :
« Oh ! Vois-tu, Jean, tu l’as tué. »
26Enfin, la fille de Peinhouët, Jeanne, n’est pas un des moindres éléments qui contribueront à forger la conviction des deux jurys. Dès l’instruction, et elle ne changera de version ni à Rennes, ni à Nantes27, elle accuse son père de lui avoir fait l’aveu du crime, ce qu’il nie, fidèle à sa stratégie. On conçoit que les avocats de l’un et de l’autre aient eu la partie difficile : celui de Jeanne, le prestigieux avocat rennais, Me Jenouvrier, doit charger Peinhouët au maximum pour disculper sa cliente, ceux du père, Me Hamard à Rennes, Me Giraudeau à Nantes, ne peuvent pas trop « noircir » la fille sous peine d’éclabousser par ricochet leur client dont l’influence sur Jeanne est établie, mais s’efforcent de montrer la haine qu’elle manifestait à l’égard de son mari, haine dont seraient issues les calomnies à l’égard de Peinhouët. Dans l’esprit des jurés, cela rendait la thèse de l’innocence des deux inculpés peu vraisemblable.
27Il est difficile d’analyser, dans notre cadre, tous les aspects de ce dossier foisonnant. Pour savoir si les témoins s’en tiennent à un unique discours où si l’imprécision et les déclarations à géométrie variable rendent leur parole peu fiable, on s’en tiendra à quatre exemples : les supposées relations incestueuses de Jean Peinhouët et de sa fille Jeanne-Marie ; le caractère très violent de l’accusé ; les hypothétiques tentatives d’empoisonnement de Lorre par Peinhouët et/ou Jeanne ; les indices matériels gênants ou accablants pour l’assassin présumé.
« Elle ne fera plus d’autre enfant de Lorre, je la tuerai plutôt d’un coup de fusil ! »
28Pour les magistrats, la réalité de l’inceste entre Peinhouët et sa fille Jeanne ne faisait aucun doute : c’était même la cause profonde du crime. Le « vieille canaille », comme l’appelait un témoin, avait tué par jalousie, ne pouvant plus supporter que Jeanne soit, même de nom, la femme d’un autre.
« Jean Peinhouët, qui est âgé de 56 ans, avait depuis longtemps une conduite dénaturée. Il avait eu deux filles, Jeanne et Émilie. Il s’était montré dur et cruel pour Émilie ; il avait au contraire toujours entouré Jeanne d’une tendresse jalouse, et quand l’enfant avait grandi, cette tendresse était devenue une passion infâme : il en avait fait sa maîtresse28. »
29Sur ce point, les témoins ont peu varié. Tous n’apportent pas des données équivalentes : il y a ceux qui rapportent simplement des « on-dit » et des éléments de réputation,
30Rose Blin affirme sans plus de précision mais constamment que
« C’était un cri général dans le pays. On disait même qu’elle était toute jeune quand ça avait commencé29. »
31Certains témoins ont tendance à atténuer leurs formulations d’un procès à l’autre. Lassitude, crainte d’être trop violemment démenti par Peinhouët ou sentiment d’être allé trop loin ? La femme Pienoir confirme à Nantes ses propos de Rennes, moins toutefois une accusation il est vrai particulièrement sordide :
« On murmurait dans le pays que ce [sic : le jeune Galipot, fils du premier mari de Jeanne] n’était pas grand’chose de bon. M. le Président finit, non sans peine, par obtenir la traduction de cet horrible amphigouri ; cela veut dire, paraît-il, que Peinhouët se considérait comme le père du fils de la Jeanne30. »
32Puis, il y a ceux qui attestent d’un comportement de Peinhouët très suspect, et enfin ceux qui peuvent témoigner d’un fait précis. Au printemps 1876, François Grison passait près de chez Lorre (la victime) à 5 heures du matin et était entré pour allumer sa pipe. Il vit Peinhouët et sa fille dans le même lit. Jeanne se leva en hâte,
« elle me dit sans que je m’informe […] que son père s’était mis un peu dans son lit pour s’échoffer [sic]31 ».
33Le témoignage le plus clair est celui de Jacques Desnos, de la commune de Plesder. Il se réfère à une période un peu ancienne, mais si on l’en croit, le doute n’est pas permis : 10 ou 12 ans auparavant, Peinhouët et sa fille, alors non mariée, étaient venus chez lui travailler de la filasse. Ils passèrent la nuit dans le grenier, le témoin leur fournissant draps et couverture. Le matin, il trouva Peinhouët couché contre sa fille et dans les mêmes draps. Sur son observation, le père répondit que « c’était pour avoir moins froid et qu’il avait gardé ses pantalons32 », mais le témoin croit se rappeler que les pantalons gisaient sur les draps, aux pieds des dormeurs. Il remonta brusquement dans le grenier pour en avoir le cœur net, mais Peinhouët et Jeanne étaient déjà levés et rhabillés33.
34D’un type différent, les confidences faites par Lorre, de son vivant. Le gendarme Ondin avait en 1874 arrêté la future victime pour contrebande de tabac. Entre gendarme et contrebandier, on a le temps d’échanger quelques propos sur la misère du monde :
« Ma femme m’a quitté depuis quelque temps – dit Lorre – et elle vie [sic] actuellement maritalement avec son père, et depuis l’âge de 14 ans, elle a commencé ce métier en servant de femme à son père, les mauvais conseils de celui-ci, la font me mépriser, et ne plus vouloir me voir pour son mari. Son père a dit que jamais je ne serai mort que par sa main, mais je me méfie d’eux34. »
35Peinhouët bien sûr dément. Pour l’essentiel, il s’agit de rumeurs, de témoignages anciens, de propos supposés de Lorre. Mais la rumeur est de grande ampleur : le quart de tous les témoignages des quatre niveaux35 laisse supposer l’existence de tels comportements. L’entourage familial immédiat de Peinhouët ne fait rien pour infirmer ces bruits : son épouse manifeste de forts soupçons36 ; Émilie manie également les sous-entendus ; Jeanne, la co-accusée ne manque pas une occasion d’assurer qu’elle n’a jamais satisfait les « passions » de son père, mais que celui-ci a bien souvent essayé d’en venir à ses coupables fins. Pour le procureur général Delise le fait est établi, pour les magistrats de la chambre « des mises » également. Lors de l’examen du recours en grâce, l’inceste sera inclus dans l’argumentation de tous comme une circonstance aggravante, et on ne peut douter qu’il ne soit une des peu avouables motivations des foules venues écouter les débats à Rennes comme à Nantes. Reconnaissons que si Peinhouët a tué Lorre (hypothèse probable mais non certaine), on ne peut voir d’autre motif au crime que la jalousie féroce, la passion exclusive pour sa fille qu’il ne supportait plus de voir toucher par un autre que lui, jusqu’au jour où l’inexorable s’accomplit.
36Reste que si l’inceste était de notoriété publique depuis si longtemps, il semble qu’il se soit déroulé dans la plus parfaite indifférence de l’environnement social. C’est l’assassinat de Lorre, et lui seul, qui met au jour un état de fait qui laissait la communauté totalement placide. Les affaires de sexe ne concernent pas « l’extérieur ». La vie d’un homme sans doute davantage, mais de toutes façons l’affaire était impossible à dissimuler, compte tenu de la manière dont Lorre était mort et dont son cadavre avait été découvert.
« Lorre était bon garçon ? – Oui ! – Et Peinhouët ? – Dame ! Tel que vous le voyez ! »
37Cet étonnant échange entre le témoin Marie Latrié et le président des assises de la Loire-Inférieure, Gautier-Rougeville37, décrit en quelques mots très simples ce que les habitants de Saint-Pierre-de-Plesguen et de Tressé pensaient de Jean Peinhouët. Il serait simplificateur de qualifier l’intéressé de « terreur de village ». Certes, de nombreux témoins en font un homme redoutable : seule la peur aurait dissuadé les habitants de le dénoncer aux autorités. Il me semble que ces déclarations participent largement de la reconstruction d’une situation a posteriori. Aimé Coeuru, née Daumer, habite le Tertre-Guy, elle est donc une voisine. Pourquoi Peinhouët est-il dangereux ? Parce que
« les gens du village, qui n’osaient pas en parler auparavant, m’ont dit combien ils le redoutaient ; c’était un braconnier, un fraudeur38 ».
38Or, Célestin Lorre était tout aussi braconnier, fraudeur, voleur dans les bois qui plus est, et l’ensemble de la communauté voyait en lui un « bon garçon ». Ce ne sont pas pour Saint-Pierre des activités illicites, ou plutôt elles ne le sont que pour la loi de l’État, qui n’est pas leur premier souci. Ainsi, Perrine Yard, née Clin :
« Oui, je fais la contrebande et je n’en rougis pas ; je ne fais pas de mal. J’achète mon tabac, je le vends ; je ne fais de tort à personne. – M. le Président : C’est un vol fait au Gouvernement. – Le témoin : Oh ! Le Gouvernement, il est ben assez riche (longs rires) : faut nourrir les petits39 [sur ces déclarations, aucune remarque du président40]. »
39Par contre, ce que le témoin reproche à Peinhouët, c’est d’avoir volé à son mari le sac de tabac de contrebande qu’il était par lui chargé de vendre. C’est un vol entre paysans, donc un « vrai » vol… Quant au maréchal-ferrant du bourg de Tressé, Félix Duré, il voyait en Peinhouët surtout un paresseux,
« Peinhouët est chasseur, fraudeur et fainéant. Je ne lui ai jamais vu un outil dans la main pour travailler ; il avait toujours ou son fusil ou une pochée de tabac41 ».
40On conviendra que si tous les paresseux étaient des criminels, la vie deviendrait difficile. En fait, l’impression qui se dégage des témoignages est que Peinhouët était sans doute peu fréquentable, mais pas un « monstre » faisant horreur à la population locale, ni avant, ni après le meurtre de Célestin Lorre. Il ne fait preuve (si c’est lui le coupable) d’aucun acharnement sur la victime : un coup de feu mortel, net et précis. Il ne manifeste aucune indifférence lors des deux procès mais se défend pied à pied. Aucune crise d’hystérie, aucune injure aux témoins – sauf peut-être une fois –, même quand il les prend vivement à partie. Avec cela, le sens des nuances lexicales :
« M. le Président : Alors, vous n’avez rien à dire ? Tous les témoins mentent ! – Peinhouët : Non, mais ils sont en erreur42. »
41On saisira en fait une différence assez nette entre la façon somme toute nuancée dont les témoins voient Jean Peinhouët et le portrait qu’en fait l’avocat général, Oger du Rocher, lors du procès de Rennes. Dans ce dernier cas, on se rapproche effectivement du « monstre ».
« M. l’avocat général retrace la vie des deux accusés : ils [sic] nous montre Peinhouët, cet homme adultère et incestueux, entretenant des relations monstrueuses avec sa propre fille […] Cet homme à figure patibulaire, qui d’abord a été mauvais fils en infligeant à son vieux père les plus odieux traitements, a été aussi le plus mauvais des maris43. »
42L’homme ne semble pas, il est vrai, avoir suscité la sympathie. Jean-Marie Brussot ne parlait pas à Peinhouët en temps normal car c’était « une vieille canaille ». Selon d’autres témoins, c’est l’accusé qui ne recherchait pas le contact. Pierre Rose a vu le samedi matin suivant le crime Peinhouët passer devant chez lui et lui dire bonjour, alors qu’il ne lui parlait jamais d’habitude44. Par ailleurs, sa violence était de notoriété publique, même si elle s’exerçait essentiellement dans le cadre familial45 : de nombreux témoignages attestent qu’il frappait, et parfois très violemment46, son père, son beau-père, sa belle-mère, sa femme, ses filles, y compris Jeanne, qui en tire d’ailleurs argument pour tenter de démontrer qu’elle n’a jamais cédé à son père. Le tout, là encore, sans que l’entourage s’en émeuve beaucoup pendant trente ans. Un jour, alors qu’Émilie avait 9 ans, il l’aurait fouettée de la rivière à la maison (environ 100 mètres) en plein jour et sans attirer spécialement l’attention des voisins47. Procédurier par ailleurs, vindicatif, volontiers soupçonné de méditer des mauvais coups, y compris de façon très moderne des escroqueries à l’assurance, il semble malgré tout avoir entretenu avec nombre de personnes des relations parfaitement « normales » pendant des années, sans que celles-ci se sentent déshonorées de fréquenter la « vieille canaille ». Il a des relations « d’affaires » très ordinaires avec les commerçants du bourg de Saint-Helen qui le connaissent pour ce qu’il est. Un débitant ne paraît nullement étonné de voir ce « fraudeur que je connais depuis longtemps » lui acheter du tabac au détail : ce sont deux usages différents…48. De nombreux habitants de Miniac-Morvan, de Tressé, de Saint-Pierre-de-Plesguen, évoquent des visites de Peinhouët qui s’attable, boit du cidre en leur compagnie ; si Auguste Collet, le vendredi soir du crime, est obligé de le pousser vers la porte, c’est parce qu’il s’attarde au-delà de l’heure décente. Il est dix heures lorsque le témoin peut enfin le mettre dehors49.
43Plus étonnant encore : à de nombreuses reprises, Peinhouët semble avoir proféré à l’égard de son gendre des menaces de mort d’une grande clarté, allant jusqu’à le mettre en joue avec son fusil (Jeanne Brébel, Marie Latrié, la femme Pienoir). Lorre lui-même avait confié maintes fois que son beau-père en voulait à sa vie. Virgine Desnaux a entendu Célestin lui dire, un jour qu’elle lui faisait des compliments de sa femme :
« Si tu la connaissais, tu ne parlerais pas comme ça, elle et son père ont voulu me tuer50. »
44Voilà donc une communauté rurale entière qui sait que Peinhouët est un homme très violent, qu’il déteste son gendre, qu’il a proféré contre lui des menaces de mort très précises, qu’il veut sans doute éliminer l’homme parce qu’il (Peinhouët) couche avec sa femme (celle de Lorre), sa fille en ce qui le concerne, que cela dure depuis des années et qui ne fait… rien, jusqu’au jour où le crime ayant été commis, tout le monde peut s’épancher devant la cour d’assises. Il est difficile de trouver une meilleure illustration du repli du ou des villages sur eux-mêmes et du refus de laisser se mêler la justice du roi, même si depuis quelques années c’est celle de la République, d’affaires qui ne la concernent pas. On ne dénonce pas. Par contre, dès lors que la question a été portée à la connaissance du public et qu’à l’évidence il n’y a aucun moyen de cacher le fait à la curiosité des autorités, on ne se sent plus lié par aucune solidarité : il n’y a pas d’omerta ; la communauté ne se protège pas à tout prix, elle lâche le lest nécessaire et sacrifie sans aucune peine la « vieille canaille » qu’on fréquentait (ou que certains fréquentaient) l’avant-veille51.
« Je lui ai donné un remède qui lui a bien fait passer l’amour… »
45L’un des éléments qui pesèrent en défaveur de Jean Peinhouët, et plus encore de Jeanne, que personne ne soupçonnait d’avoir épaulé l’arme fatale, fut l’étrange maladie qui saisit Célestin Lorre bien avant qu’un inconnu ne l’exécute dans les bois de M. de France. Redoutée de tous, la hideuse face de l’empoisonnement avait rôdé dans les parages. À Marie Corbinais, il aurait affirmé quelques semaines avant sa mort
« que votre soupe est bonne, chez moi je ne peux pas en manger, je la trouve mauvaise52 ».
46Le témoin l’avait trouvé ce jour-là pâle, décomposé, paraissant souffrir du ventre, très fatigué. Il aurait même dit promettre 1 000 francs, somme colossale pour un paysan certes aisé, mais point vraiment riche, au médecin qui pourrait le guérir. Une bonne partie du procès s’orienta autour de la question : Lorre a-t-il été victime d’une tentative d’empoisonnement ? L’arrêt de renvoi le mentionnait expressément :
« Considérant que des faits qui précèdent résultent des charges suffisantes pour accuser. Premièrement, Jeanne-Marie Penhouët veuve Lorre d’avoir en mil huit cent soixante-quinze et mil huit cent soixante-seize, à Saint-Pierre-de-Plesguen, à une ou plusieurs reprises, volontairement attenté à la vie de Célestin Lorre son mari, par l’effet de substances pouvant donner la mort plus ou moins promptement53. »
47S’il a été empoisonné, comment ? Plusieurs témoins attestent que Jeanne aurait fait manger à son mari, une ou plusieurs fois, de la soupe aux graines d’ajoncs… Étrange tentative, qu’elle nie d’ailleurs : comme le précisera l’éminent expert toxicologue, le docteur Bergeron, il faut vraiment manger beaucoup de graine d’ajonc pour être sérieusement malade, quant à en mourir il doute que cela soit possible54. Est-ce à cela que fait allusion Jeanne quand elle déclare à Jean Lemoine :
« Je lui ai donné un remède qui lui a bien fait passer l’amour55. »
48Ce qui pourrait signifier qu’elle a « simplement » voulu supprimer les éventuelles ardeurs d’un mari qu’aux dires de plusieurs témoins elle ne pouvait plus supporter.
49Il y a plus grave : ce sont les sœurs Chapé, Reine et Louise, qui affirment que Jeanne aurait préparé pour Lorre un « fricot » aux mouches cantharides, le jour de la Pentecôte 1876. Sur cette affaire, on reste perplexe : à tous les niveaux, Reine et Louise Chapé maintiennent leur version des faits56. Aucun autre témoin ne confirme, mais il est vrai qu’elles étaient les plus proches amies de l’accusée. Quant aux experts, ils sont d’une prudence de sioux : on n’a trouvé aucune trace de cantharide dans les organes de Lorre, mais ils étaient en voie de décomposition, ce qui interdit de rien affirmer…57. Par contre, il est indéniable que le foie de Lorre contenait une quantité de cuivre tout à fait excessive : vingt fois la dose normale. D’où une suspicion explicable sur une autre tentative à l’aide d’un produit mystérieux, mais sur ce point, les témoins sont muets. Cela ne semble pas faire partie de leur univers habituel.
50Sur ces questions d’empoisonnement, la communauté rurale reste très réservée. Aveu d’incompétence, ou sentiment qu’il est dangereux d’éclairer des questions redoutables qui peuvent concerner tout le monde et chacun ? De nombreux témoins, dont Eugène, frère de Célestin, certifient que la victime était malade depuis au moins dix-huit mois. Maladie naturelle ou empoisonnement lent ? Personne ne peut le dire avec précision. L’empoisonnement est une chose trop grave, trop insaisissable pour que les témoins, qui peuvent tous un jour en être victimes, soient très affirmatifs, sauf à rapporter des propos qu’ils ont directement recueillis. On entre là dans le domaine des experts. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’énoncer les indices matériels précis qui peuvent accabler les accusés. Ici, tout le monde peut avoir son mot à dire, mais on ne peut dire n’importe quoi.
« Je reconnus très bien que c’était un pistolet, en ayant vu d’autres plusieurs fois »
51Ce qui va perdre Peinhouët, outre son caractère peu sympathique, c’est un faisceau d’indices matériels assez lourds. À ce jeu, deux sortes de témoins interfèrent : des professionnels impliqués dans l’affaire et qui parlent en tant que témoins simples mais aussi en tant qu’experts ; des « voisins » qui corroborent les indices matériels en question et en quelque sorte les valident.
52Le point décisif résidait dans la manière dont Célestin Lorre avait été tué :
« L’homme de l’art chargé de procéder à l’autopsie constata que Lorre était mort frappé par deux balles. L’une avait pénétré dans la région lombaire et était allée se loger dans l’épine dorsale, où elle s’était aplatie. L’autre l’avait frappé plus haut, avait brisé la quatrième côte, traversé les poumons et était ressortie par la poitrine à la hauteur de la clavicule qu’elle avait également brisée58. »
53Éléments accablants pour Peinhouët. En effet, plusieurs témoins attestent que Peinhouët possédait des cartouches de chassepot. Or l’armurier de Saint-Malo, Louis Portalier, est formel : il a fait l’expérience de marteler une balle de chassepot, de la glisser dans un pistolet semblable à celui que son fils a peut-être vendu à Peinhouët, et il a obtenu le même écartement des impacts que sur le corps de Lorre. Par ailleurs, si on ne prend pas de précautions, on se fait une blessure au doigt avec la sous-garde de l’arme, identique à comme celle que portait Peinhouët. L’armurier s’est fait un début de blessure similaire. Le fusil de Peinhouët contenait par ailleurs de la poudre de chassepot59.
54D’autres témoins ou les mêmes certifient qu’ils ont vu l’accusé les jours précédant l’assassinat avec un objet qui ne pouvait être autre chose qu’un pistolet. Marie Clin dépose constamment de la même façon, devant les gendarmes, à Rennes, à Nantes. Son témoignage le plus précis est relaté par le P.V. de gendarmerie :
« Le vendredi 21 juillet, jour où Célestin Lorre a été tué, Peinhouët son beau-père passa près de chez moi vers huit heures du soir, il me donna une prise de tabac ; à ce moment, je remarquai qu’il avait entre son petit gilet et sa chemise un pistolet qui était enveloppé dans un mouchoir, je peux affirmer ces choses, je reconnus très bien que c’était un pistolet, en ayant vu d’autres plusieurs fois. […] Le lendemain, il repassa au village vers huit heures du matin, il paraissait tout transporté […] je pensai depuis qu’avec ce pistolet que je lui avais vu, il avait tué Lorre60. »
55Or, les armuriers de Saint-Servan et Saint-Malo peuvent certifier qu’un homme qui ressemblait à Peinhouët est venu tenter d’acheter ou acheter un pistolet à la même période. Marie Cleich, armurière à Saint-Servan a refusé de vendre un pistolet à un homme qui pouvait être Peinhouët61. Devant les cours, elle reconnaîtra l’accusé, mais en nuançant fortement sa déposition d’un procès à l’autre. À Rennes, elle est à peu près sûre de reconnaître Peinhouët ; à Nantes, elle hésite, il est vrai que l’accusé, malade et amaigri, a beaucoup changé. Elle aura finalement ces mots étonnants : « c’est bien l’ensemble62 ». Quant aux armuriers de Saint-Malo, les Portalier, ils sont plus affirmatifs, reconnaissent le paletot de Peinhouët, se souviennent d’une phrase étonnante énoncée par l’acheteur : « Il ne va pas rater, au moins63 ? », et ne varient pas d’un iota entre les deux procès.
56Enfin, sur le lieu du crime, on retrouva des fragments de bourre qui, analysés, s’avérèrent être issus des cahiers d’écriture du jeune Galipot, fils de Jeanne et de son défunt premier mari. Galipot fut interrogé par les gendarmes, par le juge d’instruction, parut au premier procès en personne ; à Nantes, le président estima peu nécessaire de l’entendre, mais lut son témoignage écrit dans lequel il confirmait que les débris de bourre provenaient bien de ses cahiers. Il ne fut pas un des derniers à charger son grand-père ; si l’on en croit l’épouse de Penhouët, la grand-mère du jeune Galipot, celui-ci aurait aimablement déclaré dans la salle des témoins avant de paraître devant la cour :
« Qu’on condamne le vieux et qu’on me rende ma mère64 ! »
57Face à ces déclarations convergentes, Peinhouët resta fidèle à sa tactique : Saint-Malo ? Je n’y ai pas mis les pieds depuis des années. Les armuriers ? Ils se trompent, d’ailleurs leurs hésitations sont visibles. Ma blessure au doigt ? Elle est la conséquence de travaux agricoles : je suis un paysan, non ? Le paquet que des témoins m’ont vu transporter ? C’était ma veste, parce qu’il faisait chaud – et de fait, personne n’a vu le pistolet. Etc.
58Le sort de Jean Peinhouët et celui de sa fille reposèrent finalement sur les dépositions de témoins qui n’avaient rien vu du crime, et sur elles seules. Aucun indice matériel décisif ne pouvait prouver que Peinhouët était bien l’auteur de l’assassinat de Lorre. On n’avait retrouvé ni le pistolet, ni les munitions, ni de traces certaines de poison, ni aucun objet appartenant directement à Peinhouët sur les lieux du crime, ni aucune empreinte… Personne n’avait vu la « vieille canaille » se rendre dans les bois à l’heure du forfait, ni en revenir. Il n’y avait non plus aucun aveu – bien au contraire – de la part du principal intéressé : certes, Jeanne confirma que son père lui avait avoué le crime, mais il le nia et cette affirmation pouvait parfaitement correspondre à une tactique mise au point entre la « veuve Lorre » et son habile défenseur. D’ailleurs, elle démentait pour elle-même toute participation, directe ou indirecte. Mais la communauté se trouvait face à une situation pour elle limpide. Peinhouët, peu aimé, avait été toléré pendant plus de trente ans, parce qu’on ne voyait pas en quoi son comportement justifiait les galères : faire de la contrebande, voler dans les bois, braconner, simples peccadilles, si même il s’agissait là d’actes condamnables ; battre sa femme, chose courante ; ses vieux parents, sans doute moins, mais de nombreux travaux65 peuvent montrer que le respect des ancêtres n’avait rien d’un impératif catégorique chez les paysans bretons du xixe siècle ; avoir des relations intimes constantes avec sa propre fille était sans doute plus déplorable ; mais si le tout constituait un personnage peu aimable (« Et Peinhouët ? Dame ! Tel que vous le voyez ! »), cela n’impliquait nullement une dénonciation « à froid » aux autorités. Le meurtre de Lorre changeait la donne : puisqu’il fallait trouver un assassin, Peinhouët faisait bien l’affaire et il est vrai que nombre d’indices ne plaidaient pas en sa faveur. Les témoignages furent dès lors tous négatifs et sans aucune variation ou presque de juillet 1876 à mars 1877. Or, si Peinhouët était coupable, sa fille ne pouvait être totalement innocente : la complicité au moins morale des deux accusés était dans ce cas évidente. Reste que l’accablement d’un individu par une communauté qui s’en était jusque là parfaitement accommodée a dû laisser une impression curieuse, en tout cas sur le jury de Nantes qui demanda et obtint sa grâce. Nul se saura si ce sont les mêmes raisons qui déterminèrent le vainqueur de Magenta, en son strict for intérieur et en ne rendant de comptes qu’au Dieu en lequel il croyait, contre l’avis de toutes les autorités judiciaires, à laisser Peinhouët finir sa vie sans le livrer à l’exécuteur des « hautes » œuvres.
Notes de bas de page
1 L’historique de l’affaire s’appuie principalement sur l’énorme dossier de procédure conservé à Nantes (Archives départementales de la Loire-Atlantique – ADLA – 5 U 192/1, dossier Peinhouët). Mais la procédure en cour d’assises est orale : rappelons que les jurés n’ont pas accès au dossier d’instruction – ce que les témoins ont dit devant la cour n’étant donc accessible que par les comptes rendus des journaux, source incertaine quant à sa fidélité à leur déclaration, notamment dans les détails. On a dépouillé systématiquement trois quotidiens d’Ille-et-Vilaine, le Journal de Rennes, le Journal d’Ille-et-Vilaine et l’Avenir (plus son supplément, l’Avenir hebdomadaire) ; plus un quotidien de Loire-Inférieure pour le second procès, le Phare de la Loire. Enfin, le dossier de recours en grâce aux Archives nationales (en BB 24) contient lui aussi des informations précieuses.
2 En italique dans le texte
3 Journal de Rennes, 23 novembre 1876.
4 L’Avenir hebdomadaire, 3 décembre 1876.
5 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (ADIV), 1 U 3228 (registre des arrêts déférés en cassation).
6 Le Phare de la Loire, 13 mars 1877.
7 Archives nationales (AN), BB 24/2043/dossier 11328 S 76, Rapport de synthèse du directeur des affaires criminelles et des grâces, 20 avril 1877.
8 AN, BB 24/2043/dossier 11328 S 76, 20 avril 1877. On connaît les multiples critiques que de nombreux magistrats, criminologues, journalistes, exercèrent contre le jury tout au long du xixe siècle. Voir Bernard Schnapper, « Le jury français », in Voies nouvelles en histoire du droit, La justice, la famille, la répression pénale (xvie- xxe siècles), Paris, PUF, 1991, notamment p. 296-310.
9 AN, BB 24/2043/dossier 11328 S 76, 7 mai 1877
10 ADLA, 5 U 192/1, dossier Peinhouët, par exemple, P.V. de gendarmerie (brigade de Combourg) du 5 août 1876.
11 Par exemple dans le P. V de gendarmerie du 7 août 1876 (brigade de Dinan) : plusieurs commerçants de Saint-Helen (Côtes-du-Nord) sont interrogés sur la présence et, en cas de réponse favorable, sur l’attitude de Peinhouët le samedi 22 juillet au matin (le meurtre ayant eu lieu la veille, un peu avant minuit, à environ 6 kilomètres de là). ADLA, 5 U 192/1.
12 Respectivement 3 000 francs, 1 000 francs et 600 francs de revenus annuels (hors revenus professionnels). ADIV, 3 M 506. Peu après, la mairie écherra à Hyacinthe Blaize, neveu de Lamennais et frère de l’ancien préfet d’Ille-et-Vilaine, Ange Blaize, puis en 1898 à Roger-Marvaise, tous personnages essentiels de la conquête républicaine du département.
13 Témoignage de Jeanne Hermessan lors du procès de Nantes, Le Phare de la Loire, 10 mars 1877.
14 Journal d’Ille-et-Vilaine, 24 novembre 1876.
15 Ibid., 27 novembre 1876.
16 Qu’ils l’aient toléré pendant trente ans est à leurs yeux sans importance. Tant que le scandale n’est pas patent, la communauté n’a rien à dire au monde extérieur. Lorsque les circonstances en décident autrement, l’exercice de catharsis collective prend la forme d’un hallali.
17 AN, BB 24/2043/dossier 11328 S 76, Rapport du directeur des affaires criminelles, 20 avril 1877.
18 Il est tuberculeux.
19 Le Phare de la Loire, 10 mars 1877.
20 Ibid., 13 mars 1877.
21 Journal d’Ille-et-Vilaine, 24 novembre 1876.
22 Ibid., 23 novembre 1876
23 Ibid., 23 novembre 1876.
24 Ibid., 27 novembre 1876.
25 Ibid., 24 novembre 1876.
26 Ibid., 24 novembre 1876. D’une manière générale, Peinhouët semble jusqu’au bout fort à l’aise face à la cour, lors de l’un comme de l’autre procès, voire, parfois, arrogant.
27 Enfin, presque. Lors de son premier interrogatoire par le juge d’instruction, Jeanne avait dit soupçonner exclusivement les gardes d’Henri de France (ADLA, 5 U 192/1, pièce n° 10 du dossier d’instruction, 25 juillet 1876). C’est trois jours plus tard, le 28, qu’elle change de version : elle ne variera plus (ADLA, 5 U 192/1, pièce n° 35).
28 ADLA, 5 U 192/1, acte d’accusation, 27 octobre 1876.
29 ADLA, 5 U 192/1, pièce n° 44, 31 juillet 1876. Formules non identiques, mais similaires ensuite.
30 Journal d’Ille-et-Vilaine, 24 novembre 1876.
31 ADLA, 5 U 192/1, P.V. de gendarmerie du 17 août 1876 (brigade de Combourg, n° 190). C’est-à-dire se « réchauffer », bien sûr…
32 Excuse répétée, qui a le mérite de la logique. On ne prendra jamais Peinhouët en défaut.
33 ADLA, 5 U 192/1, pièce n° 97 du dossier d’instruction, 16 août 1876.
34 ADLA, 5 U 192/1, P.V. de gendarmerie du 26 août 1876 (brigade d’Evran, n° 100).
35 Gendarmes, juge d’instruction, cour de Rennes, cour de Nantes.
36 Émilie lui a assuré que Peinhouët avait fait coucher les deux filles dans son lit ; que son mari portait souvent du gibier chez Jeanne une fois mariée, etc. Journal d’Ille-et-Vilaine, lundi 27 novembre 1876, mais elle répète à peu de choses près ce témoignage à Nantes.
37 Le Phare de la Loire, 10 mars 1877.
38 ADLA, 5 U 192/1, pièce 56 de l’instruction, 1er août 1876.
39 Journal d’Ille-et-Vilaine, 27 novembre 1876.
40 L’intégration de la Bretagne à l’ensemble national est à cette date rapide et irréversible. Reste que cela ne va pas jusqu’à intérioriser les normes légales concernant des activités complémentaires indispensables aux revenus paysans : braconnage, contrebande, vol dans les bois.
41 ADLA, 5 U 192/1, pièce 57 de l’instruction, 1er août 1876.
42 Journal d’Ille-et-Vilaine, 27 novembre 1876.
43 L’Avenir de Rennes, 27 novembre 1876.
44 Journal d’Ille-et-Vilaine, 27 novembre 1876 pour les deux témoins.
45 Aucun témoin extérieur à la famille ne déclare avoir été physiquement molesté ou simplement menacé par Peinhouët !
46 Peinhouët aurait un jour frappé si durement sa belle-mère avec un moule à galette en fer qu’il aurait manqué de la tuer. AN, BB 24/2043/dossier 11328 S 76, in Rapport du directeur des affaires criminelles, 20 avril 1877.
47 Ibid.
48 ADLA, 5 U 192/1, P.V. de gendarmerie du 7 août 1876 (brigade de Dinan, n° 312).
49 Journal d’Ille-et-Vilaine, 27 novembre 1876.
50 Le Phare de la Loire, 10 mars 1877.
51 « Les magistrats qui tentent d’imposer l’application du code pénal et qui poursuivent ainsi un projet d’acculturation parallèle à celui qui inspire les instituteurs, se trouvent confrontés à d’autres systèmes de normes. Ils se voient opposer l’honneur, la légitimité de la vengeance, ainsi que toutes ces sortes de solidarités qu’ils ne sauraient admettre. » Alain Corbin, « L’histoire de la violence dans les campagnes françaises au xixe siècle. Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, XXI, 1991, 3, p. 233. Certes, mais les solidarités peuvent jouer dans des sens multiples très différents de l’opposition simpliste communauté/État. Ici, Peinhouët joue clairement le rôle de bouc émissaire livré en sacrifice au pouvoir étatique et urbain. Qu’il soit coupable ou innocent est sans importance réelle aux yeux des témoins.
52 ADLA, 5 U 192/1, P.V. de gendarmerie, 11 août 1876, brigade de Combourg n° 187.
53 ADLA, 5 U 192/1, arrêt de renvoi, 20 octobre 1876.
54 Journal d’Ille-et-Vilaine, 23 novembre 1876.
55 Ibid., 24 novembre 1876.
56 Particulièrement développée par exemple dans le témoignage de Louise Chapé à Rennes, Journal d’Ille-et-Vilaine, 25 novembre 1876.
57 Dr Bergeron, Journal d’Ille-et-Vilaine, 23 novembre 1876.
58 ADLA, 5 U 192/1, acte d’accusation, loc. cit.
59 Le Phare de la Loire, 10 mars 1877. Témoignage maintenu à tous les stades de la procédure.
60 ADLA, 5 U 192/1, P.V. de gendarmerie du 17 août 1876 (brigade de Combourg n° 190).
61 ADLA, 5 U 192/1, P.V. de gendarmerie du 30 juillet 1876 (brigade de Saint-Servan, n° 248).
62 Le Phare de la Loire, 10 mars 1877.
63 Journal d’Ille-et-Vilaine, 27 novembre 1876.
64 Le Phare de la Loire, 9 mars 1877. Elle n’a évidemment pas pu produire ce fait avant le procès de Nantes.
65 Tels un certain nombre de mémoires de maîtrise réalisés sous ma direction, par exemple Pierre-Yves Thomas, « Ma doué, mon fils m’a tué ! », Les violences sur ascendants au travers des archives judiciaires du Morbihan (1811-1900), Rennes II, CRHISCO, 2000.
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