Chapitre 30 : Injures, coups et blessures : le regard des témoins dans les procédures de la justice seigneuriale de Saint-Seine l’Abbaye (1787-1789)
p. 353-360
Texte intégral
1Source de premier plan pour l’historien, les procédures judiciaires des tribunaux d’Ancien Régime, lorsqu’elles sont préservées, permettent d’accéder au cœur du délit. Rédigées de manière moins sèche que les causes des registres d’audiences, elles apportent des informations précieuses sur le contexte de l’acte délictueux, sa mise en scène, éventuellement ses conséquences.
2Située au nord de Dijon, au cœur de la Montagne, Saint-Seine-l’Abbaye est à l’époque moderne un gros bourg qui jouit du statut de bailliage rural1. L’exercice de la justice y est par conséquent régulier avec un important volume d’affaires traitées annuellement2. De plus, les pièces du greffe conservent un grand nombre de procédures, ou de parcelles de procédures, surtout relatives à des injures avec – ou sans – atteinte à l’intégrité physique de l’adversaire : dix informations de ce type, menées entre 1787 et 1789, révèlent 84 dépositions qui, avec détails et remarques diverses, font revivre le délit3. C’est pourquoi il s’agit de s’interroger sur ces pièces, à savoir sur la manière dont les témoins relatent le délit et sur les renseignements qu’ils divulguent (ou ne divulguent pas) à la Justice. Les déposants étant tributaires du milieu partiellement « clos » dans lequel ils évoluent, le problème des limites de la parole du témoin doit être posé en confrontant la déposition aux pièces de la procédure, quand elles sont conservées.
3Ainsi, une première partie traitera de la parole rapportée par les témoins directs, à savoir ceux qui ont un rapport concret avec le délit. Une seconde étape s’intéressera aux informations données par les témoins indirects, c’est-à-dire toute personne ayant « entendu parler » de l’affaire. Enfin, une dernière partie posera le problème des « silences » de certains témoignages, des silences qu’il s’agira de croiser avec d’autres sources.
Le regard des témoins directs : témoigner pour narrer le délit
4De manière théorique, toute déposition lors de l’information s’effectue sans aucune contrainte, le témoin ayant toute liberté de raconter ce qu’il sait4. Il s’agit par conséquent de s’interroger sur la parole des témoins directs. Sur les quatre-vingt-quatre individus rapportant effectivement un fait, trente-deux d’entre eux ont vu, partiellement ou totalement, l’acte incriminé5.
5Une première catégorie de témoins regroupe ceux qui ont assisté à la totalité de la scène délictueuse. Se trouvant sur les lieux au moment fatidique, ils narrent précisément ce qu’ils ont observé. Dans l’affaire qui oppose pour insulte le procureur fiscal François Massenot à un particulier de Saint-Seine, les deux témoins-clef relatent les faits de manière détaillée : Jacques Huguenet entre au cabaret, demande une bouteille de vin qui lui est refusée… Dans la colère, il indique que « le procureur n’est plus », « qu’il est cassé dans toutes ses places6 ». De même, dans le procès pour injures suivies de coups entre Étienne Marrel et Marie Cornoillot, Reyne Maurage, l’épouse du cabaretier donne de nombreux détails : suite à une intervention de la jeune femme dans une partie de cartes et à une remarque désobligeante d’Étienne Marrel, les insultes fusent, puis les coups sont échangés7. Le mari de la déposante, quant à lui, donne des indications précises concernant les voies de fait, à la manière d’un chirurgien8. L’ensemble des témoignages présente donc des caractéristiques identiques : indication du lieu, de la date et de l’heure précises, reprise totale ou partielle des faits et gestes des protagonistes.
6Cependant, les faits relatés ne se portent jamais au-delà de la simple description de l’événement. Des écarts sont souvent remarquables entre le libelle du demandeur et la version élaborée par les observateurs : dans sa plainte, François Massenot indique que le 25 mars 1787, dans le cabaret du sieur Gallien, un quidam « a débité publiquement […] que le suppliant étoit un voleur, qu’il lui avoit volé six livres, […] qu’il était cassé de toutes ses places ». Or, si le gérant dénonce le quidam et note précisément la date et le lieu où se sont produits les faits, il ne reprend pas le terme-clef de « voleur » qui constitue une atteinte à la réputation, un élément important au niveau de l’enquête9. De même, dans un conflit entre Edme Bornier et Claude Toux, les sources divergent : la sentence préparatoire demande de prouver « les voyes de fait », alors que les témoins ne font aucune mention de ces dernières10. Il semble par conséquent qu’une « neutralité prudente » soit observée à l’égard des délinquants, probablement parce qu’il s’agit, pour les plaignants comme pour les accusés, de résidents du village qui s’opposent dans de « mauvaises affaires ».
7La seconde catégorie de déposants concerne ceux qui n’ont vu qu’une partie du conflit. Le contexte, dans ce cas, est tout à fait particulier : ayant entendu du bruit ou observé des mouvements de nature anormale, ils se sont déplacés pour « se rendre compte » et rapportent les faits lors de leur témoignage11. Dans le conflit qui oppose deux membres de la même famille pour coups et blessures, Denise Coquet entend « crier au meurtre » le soir du 28 décembre 1788. Elle se rend sur les lieux, puis décrit ce qu’elle a observé : Jacques Coquet à terre, ensanglanté, qui dit « qu’on venoit de l’assassiner ». Sa sœur, entendant les mêmes cris, quitte une veillée pour s’informer : arrivée après les coups, elle ne peut que constater les blessures et rapporter les insultes qui ont suivi l’agression12. De même, dans une dispute qui se termine par des coups entre deux voisines, Jeanne Boudillet, alertée par une querelle dans une rue de Saint-Seine, ne rapporte que l’ultime scène de violence13.
8De nouveau, il apparaît que ces témoins, s’ils relatent avec précision les faits observés, se contentent de décrire sans donner d’autres explications relatives au milieu dans lequel évolue le conflit. S’attachant avant tout à « l’histoire immédiate » du plaignant, les paroles sont parfois en inadéquation avec certains éléments de l’instruction14. Les témoins semblent par conséquent masquer un certain nombre d’éléments à la justice, peut-être de manière consciente. Un tel comportement peut s’expliquer par le fait que ces conflits de voisinage entre particuliers d’un même bourg peuvent à terme laisser plus ou moins de traces dans les relations interindividuelles15.
9La dernière catégorie relève des rares témoins de visu qui donnent au juge un certain nombre d’indications précieuses relatives au contexte immédiat du délit. Revenant sur leur déposition à la fin de leur témoignage, ils rajoutent des éléments qu’ils semblent avoir « oubliés » ; ils ne se contentent pas de simplement narrer un fait, ils en donnent une explication16. Dans le procès qui oppose Étienne Marrel à Marie Cornoillot, Françoise Forgeot indique qu’elle apprit « que la disputte étoit causée par le jeu », Jean Theuriet précise que la jeune femme a voulu « se meller du jeu ». Quant à Adrien d’L’Haune, il explique clairement les antécédents de la rixe17. De même, dans l’affaire entre Jeanne Rossin et Pierre Porcherot, Pierre Bard insiste sur les antécédents : le défendeur arrachait illégalement une haie vive18. Enfin, dans la querelle familiale entre Étienne et Jacques Coquet, trois témoins relatent le motif de la querelle : une voiture placée vis-à-vis d’une porte d’entrée, le refus de retirer le véhicule, des menaces suivies d’injures et de coups19. Ainsi, ces dépositions mettent en évidence l’absence de violence gratuite, une violence dont les racines relèvent de conflits plus ou moins latents. Il apparaît que la parole des témoins, même si elle reste lacunaire, concorde généralement avec les libelles de plainte20. Elle apporte des éléments précieux pour l’instruction permettant de nuancer le propos de chacune des parties dans les différentes pièces présentées au juge.
10Ainsi, les témoins de visu, qu’ils aient observé tout ou partie de la scène objet du procès, ne divulguent que peu de renseignements ; ils se contentent de constater, de narrer « une histoire » sans en préciser le motif. Seule une minorité donne des explications plus précises, permettant à la justice de saisir le contexte immédiat sans en appréhender l’objet initial. Même si la plainte déposée au greffe « arrange » plus ou moins les faits en faveur du plaignant, les dépositions tendent à montrer qu’une partie du contentieux n’est jamais divulguée devant le tribunal seigneurial. Les témoins directs constituent, en définitive, une source d’information moins intéressante pour le bailli que les déposants qui ont « ouï dire » quelque chose21.
Le regard des témoins indirects : témoigner pour « éclairer » l’affaire
11Les déposants qui ont « ouy dire » ou observé un fait en relation directe ou indirecte avec le délit déposent généralement de manière différente des témoins directs : n’ayant aucun élément à apporter sur l’objet de la plainte, ils délivrent d’autres informations, parfois précieuses pour le tribunal. Il s’agit donc de s’interroger sur les propos tenus lors des dépositions, ainsi que sur leur valeur.
12En ce qui concerne le canal d’information, les sources sont diverses et variables selon les déposants. La première relève de la curiosité : alertés par un bruit suspect, les curieux vont s’instruire des faits : par exemple Jeanne Thevenet, qui entend deux voisines se quereller, ouvre sa fenêtre22… Tout remue-ménage suspect, tout haussement de voix semble faire déplacer les proches voisins23.
13La seconde manière de recueillir des informations consiste à se trouver quelques jours plus tard chez un particulier ; l’objet du procès, souvent débattu en public, est repris, commenté et analysé. Le déposant apprend alors un certain nombre de faits, parfois « annexes », qu’il rappelle ensuite devant le juge. Jeanne, fille naturelle de Jean Huguenet, entend des « paroles » lors d’une scène entre son père et la servante de François Massenot. Jeanne Fauvelet, présente chez le défendeur, surprend la même dispute, ainsi que les propos insultants qu’elle répète lors de l’information24.
14Le dernier canal d’information relève de témoins qui ont rencontré les protagonistes du litige : l’affaire portée devant la justice est alors abordée et des confidences plus ou moins capitales pour le tribunal s’échangent. Quelques jours après des mauvais traitements sur la personne de François Tortochaux, un témoin chemine sur la route de Saint-Seine avec l’agresseur qui lui raconte sa version des faits25. Quant à Claude Bresson, dans le procès qui oppose Jeanne Rossin à Pierre Porcherot pour « voyes de faits », il interroge directement le frère du délinquant pour se faire une opinion de l’affaire26. Quelle que soit la manière de recueillir des révélations, l’ensemble de la population du bourg semble avoir connaissance des affaires portées devant le tribunal seigneurial, tout résident ayant a priori connaissance « d’une » version des faits27. Quelle que soit la variante du délit, chaque témoignage apporte des informations sur le contexte du drame.
15Contrairement aux témoins directs qui ont assisté à la scène délictueuse, les déposants livrent à la justice des renseignements relatifs au contexte du délit, à sa mise en scène éventuelle et à ses conséquences. Les dépositions font entrer le bailli au cœur même du conflit.
16Le premier type de renseignements présentés concerne l’agression. Ils émanent généralement des témoins indirects qui ont rencontré l’un des protagonistes : le coupable donne les clefs du contexte immédiat et les paroles proférées sont alors scrupuleusement répétées28. Dans l’affaire entre Étienne Marrel et Marie Cornoillot, une jeune femme, qui rencontre l’accusée, apprend les tenants immédiats du désaccord29. Le témoin indirect récolte, par le biais des conversations, des révélations souvent plus précieuses que celles données par les témoins directs : il livre au juge les antécédents immédiats qui ont mené à l’agression verbale ou physique, inscrivant l’acte délictueux dans une histoire du différend.
17Surtout, un certain nombre de déposants révèlent des antécédents, plus ou moins anciens, qui expliquent le « passage à l’acte » : le délit se trouve alors inscrit dans « le temps long », celui des rivalités de voisinage dont les origines peuvent être diverses30. Dans l’affaire entre le procureur d’office et un particulier, il s’avère qu’un litige relatif à une somme d’argent n’a pas été réglé entre les parties, ce qui peut expliquer l’objet des insultes31. De même, dans une affaire identique, un témoin indique qu’un contentieux ancien oppose les deux parties32. Au regard de ces témoignages, l’acte délictueux devient l’aboutissement d’un contentieux plus ancien non réglé, souvent latent depuis plusieurs mois33. Les témoins indirects jouent un rôle important dans la procédure dans le sens où ils nuancent la version des faits établie par le plaignant. Dans les affaires de coups et blessures, et cela contrairement aux témoins directs, ils n’hésitent pas à faire preuve d’une plus grande objectivité, notamment en matière d’insultes proférées. Il apparaît souvent que la réciprocité est généralement de mise avant l’échange des coups, ce qui relativise souvent les responsabilités34.
18Enfin, la plupart des déposants a « ouy dire » un élément important les jours qui suivent le dépôt de la plainte. Dans ce cas, ils font nettement apparaître les conséquences de l’acte délictueux pour les deux parties. Marie Cornoillot évoque le procès en place publique quelques jours après l’agression et se positionne par rapport à d’éventuelles réparations35. L’ensemble de la communauté semble ainsi avoir connaissance des faits et chacun s’intéresse au procès en cours : dans une affaire de famille pour coups et blessures, le prêtre et le chirurgien demandent des précisions sur l’information à venir. La procédure en cours ne semble pas être un secret et devient l’objet de tous les commentaires36.
19Ainsi, les témoins indirects relatent des faits et surtout exposent un certain nombre d’éléments précieux pour le juge. Ceux-ci permettent de nuancer les propos et les actes des parties, parfois de mesurer l’enjeu du conflit et d’en saisir les tenants et les aboutissants. Contrairement aux témoins directs, les déposants « ayant ouy dire » narrent très peu l’acte délictueux, même s’il leur a ensuite été raconté. Ils interprètent les faits, en donnent une version parfois personnelle. Cependant cette manière de raconter pose le problème des « silences » plus ou moins repérables dans les dépositions.
Témoigner pour dire la vérité : les « silences » et les imprécisions des témoins
20Bien que les témoins, indirects ou de visu, livrent une version des faits, des imprécisions, voire des incohérences, apparaissent à la confrontation avec certaines pièces de l’instruction. Dans l’affaire qui oppose deux membres d’une famille, alors qu’une partie du bourg a connaissance du procès, le beau-frère de Jacques Coquet déclare « ne rien scavoir37 », l’accusé Étienne Coquet se rend quelques minutes après les voies de fait chez ses voisins pour s’informer sur qui a vu – ou entendu – quelque chose38… De tels comportements posent le problème des versions « élaborées » par les témoins et de leurs limites.
21La première concerne le statut même de déposant. Comme il s’agit de membres d’une communauté restreinte qui se côtoient quotidiennement, se pose la difficulté de témoigner contre un voisin, une connaissance et des éventuelles conséquences. Surtout, tel déposant lors d’une procédure peut un jour se transformer en partie plaignante ou défenderesse dans un conflit du même type. Marie Cornoillot et Edme Bornier, entre autres, déposent dans des affaires de coups et blessures pour, quelques mois ou quelques années plus tard, être mêlés à un procès similaire39. De même pour les membres d’une même famille, témoigner pose la difficulté de prendre position pour l’une ou l’autre des parties : le témoin, dans ce cas, doit sans doute mesurer les conséquences d’un éventuel témoignage à charge40. Ceci devient d’autant plus malaisé quand il s’agit de deux membres d’une même fratrie qui se retrouvent devant le juge41. Dans l’affaire Coquet, deux sœurs, proches parentes des deux parties, ne racontent pas la même version des faits, alors qu’elles sont sorties au même moment dans la rue pour observer ce qui se passait42. Déposer sur des faits délictueux semble par conséquent relever d’un exercice délicat, d’autant plus qu’il s’agit d’un espace rural où la population ne peut, pour des raisons familiales, économiques ou sociales, pas s’ignorer.
22La seconde limite concerne un certain nombre de dépositions qui, bien que donnant des informations au juge, ne transmettent pas l’ensemble des données que le témoin semble avoir en sa possession. Dans l’affaire Coquet, si l’ensemble des témoins directs mentionne du sang sur le visage de la victime, aucun ne décrit les blessures conséquentes, un élément très important pour la Justice pour fixer le montant de la pension alimentaire43. De même, dans le procès pour atteinte à la réputation du procureur fiscal, si les témoins attestent le caractère infamant des propos, ils ne reprennent pas ceux qui pourraient avoir des conséquences graves pour le délinquant44. Il semble donc que dans certaines circonstances précises les témoins minorent les faits incriminés, ce qui laisse supposer une bonne connaissance initiale de la procédure judiciaire et des enjeux de la déposition. Le milieu partiellement clos dans lequel ils évoluent, celui du bourg, peut également expliquer ces versions « édulcorées » du délit. Dans l’affaire entre Edme Bornier et Claude Toux père et fils, une mère et sa fille font des dépositions exactement similaires, ce qui laisse supposer des versions « plus ou moins établies » des faits à rapporter – ou à ne pas rapporter – devant le juge45. Acte incontournable pour le déposant quand celui-ci est assigné « pour déposer vérité », le témoignage semble par conséquent être un acte dans lequel une version des faits peut être, au regard du milieu dans lequel évoluent les protagonistes, plus ou moins malléable selon les affinités familiales ou sociales, les intérêts de chacun.
23En ce qui concerne les antécédents directs ayant abouti au conflit, ceux qui permettent de l’inscrire dans une « histoire du délit », les témoins, directs ou indirects, ne donnent que quelques détails. Dans le procès pour insultes entre Claire Masson et la veuve Chapelet, si les déposants reprennent la nature des insultes et rappellent un contentieux récent pouvant expliquer cette atteinte à l’honneur, l’autre source de conflit, plus grave, n’est jamais mentionnée46. Par ces lacunes dans les témoignages, que les témoins aient eu ou non connaissance des antécédents, le délit ne s’inscrit pas dans un système de réactions face à une agression quelconque.
24Surtout, si les témoins indirects exposent un certain nombre d’animosités plus ou moins latentes, les antécédents durables ne sont jamais dévoilés devant le juge. La querelle familiale entre Jacques et Étienne Coquet est un bon exemple ; proches, voisins ou simples curieux, se gardent bien de faire part au juge d’une plainte précédemment déposée par Étienne Coquet et dont l’affaire est en cours d’instruction47. De même, dans le procès qui oppose Edme Bornier à Claude Toux, aucun témoin ne fait allusion au passif qui règne entre les parties, deux résidents du village de Vaux. Alors que la procédure laisse penser à un acte de violence gratuite, d’autres sources laissent supposer des animosités beaucoup plus profondes, les mauvais traitements n’étant qu’un élément d’un ensemble plus complexe. La cause profonde reste la revendication réciproque devant le tribunal seigneurial de la jouissance d’une même pièce de terre48. Ces deux procès, dont les répercussions dureront plusieurs années, montrent que la source même du conflit n’est pas livrée au juge, sans doute par souci des témoins de ne pas se mêler des affaires privées. La version donnée du délit se limite aux faits immédiats, jamais aux antécédents de longue date. Ceci devient d’autant plus significatif dans les « affaires de famille » : s’immiscer dans les querelles entre parents ne regarde pas le témoin, celui-ci n’évoquant jamais ce type de « difficultés ».
25Ainsi le témoignage, qu’il émane d’un témoin direct ou indirect, pose un certain nombre de difficultés relatives à son interprétation. Recueilli au sein d’une communauté villageoise homogène, il ne peut qu’engendrer des séquelles à long terme, ce qui peut par conséquent expliquer la « neutralité prudente » des uns et des autres. De plus, la justice, par le biais de son bailli, reçoit bien un certain nombre d’informations en relation avec le délit, mais celles qui concernent des antécédents plus ou moins récents ne sont pratiquement jamais évoquées. Il semble par conséquent que certains éléments doivent être livrés au juge, d’autres pas.
26Avec une importante activité judiciaire tout au long de l’année, le tribunal seigneurial de Saint-Seine-l’Abbaye livre de nombreuses procédures, y compris par l’intermédiaire du greffe où les éléments relatifs à telle ou telle instruction sont conservés.
27En matière d’injures et – ou – de coups et blessures, les pièces des procédures montrent que le témoin constitue un élément de premier plan pour le bailli local pour saisir les tenants et les aboutissants de l’affaire. Permettant de pénétrer au cœur de l’acte délictueux, le déposant n’en reste pas moins un résident d’une communauté qui, au gré d’intérêts plus ou moins palpables, divulgue – ou ne divulgue pas – certaines informations devant le tribunal. Le témoin narre l’acte délictueux, l’explique parfois ou donne certaines clefs relatives aux antécédents du conflit mais n’élucide jamais la totalité des animosités, même s’il semble les connaître dans certains cas. Le déposant reste avant tout membre d’une communauté rurale vivace où « vivre ensemble » constitue un élément important du quotidien.
28Il n’en reste pas moins que les déposants, quelles que soient les procédures, permettent à l’historien de saisir partiellement, rarement dans son intégralité, la teneur des conflits entre particuliers et de mesurer les antécédents, ce qui reste souvent impossible à la seule lecture des registres seigneuriaux.
Notes de bas de page
1 Archives départementales de la Côte-d’Or (ADCO), BII 1121/26 (registre des audiences de Saint-Seine) et BII 1122/7 (greffe de Saint-Seine). Courtépée, Description générale et particulière du duché de Bourgogne, Dijon, édition de 1848, p. 222 et 227 : l’auteur indique que l’abbaye possède plus de quarante villages sur lesquels elle exerce le droit de justice.
2 ADCO, BII 1121/27 : pour la période 1787-1789 le registre des causes livre 369 affaires.
3 ADCO, BII 1122/7 : de 1787 à 1789, en matière de procédures, le greffe livre 87 documents (27 plaintes, 25 informations et 34 interrogatoires). Pour les affaires d’injures, de coups et blessures, 25 pièces sont conservées (10 plaintes, 10 informations et 5 interrogatoires), soit 28 % du fonds : six informations concernent des affaires de coups et blessures, quatre des affaires d’injures. S. Lorillon, Mentalités et comportements populaires à Saint-Seine à la veille de la Révolution (1783-1788), Dijon, mémoire de maîtrise, 1995, p 21 : l’auteur trouve des chiffres similaires. De tels résultats laissent supposer des pertes ou un « tri » postérieur à la Révolution dans les archives du greffe : en comparant avec les registres (ADCO, BII 1121/27), seuls 2 % du volume des audiences en 1787, 1 % en 1788 et 2 % en 1789 relèvent d’affaires de ce type. De plus, le greffier du district de Châtillon indique en 1792 que « les minutes sont déposées dans (sa) maison faute de place dans le tribunal » et « qu’elles remplissent la chambre où [il] est obligé de tenir le bureau du greffe ». Il précise également qu’il n’a pas encore tous les fonds des anciennes justices de village (ADCO, L 1105/1, lettre du 18/03/1792).
4 A. Laingui et A. Lebigre, Histoire du droit pénal, tome I : Le droit pénal, Paris : Cujas, 1979, p. 92 : les auteurs indiquent que les témoins sont entendus par le juge, séparément et secrètement.
5 ADCO, BII 1122/7 : 92 personnes sont assignées à témoigner, 5 ne font aucune déposition, indiquant qu’elles « ne scavent rien ».
6 ADCO, BII 1121/27 (information du 30/03/1787).
7 ADCO, BII 1122/7 (information du 13/10/1789).
8 Ibid.
9 Ibid. (plainte du 29/03/1787 et information du 30/03/1787).
10 ADCO, BII 1121/27 (sentence préparatoire du 14/10/1788) ; ADCO, BII 1122/7 (information du 13/01/1789).
11 P. Ariès [dir.], Histoire de la vie privée, tome III, De la Renaissance aux Lumières, Paris, p. 47 : l’auteur indique que « les indiscrets accourent au bruit des disputes de voisinage et de la famille ».
12 ADCO, BII 1122/7 (information du 05/01/1789).
13 Ibid. (information du 05/09/1789).
14 Lorillon, op. cit., p. 21. ADCO, BII 1122/7 (plainte du 03/01/1787).
15 Lorillon, op. cit., p. 3.
16 V. Ramin-Pinson, Procès criminels à Rennes au xviiie siècle : essai d’analyse judiciaire, Rennes, thèse de troisième cycle, 1984, vol. 1, p 275 : l’auteur remarque un fait similaire dans les instructions qu’elle a consultées. Elle émet l’hypothèse d’oublis de la part des témoins ou d’une réponse à une question posée par le juge.
17 ADCO, BII 1122/7 (information du 13/10/1789).
18 Ibid. (information du 13/04/1789).
19 Ibid. (information du 05/01/1788).
20 Ibid. (plainte du 19/04/1789).
21 Ariès, op. cit., p. 47 : ceci peut s’expliquer par le fait que « le témoin n’est pas convié à dire ce qui n’est pas vrai mais à attester de ce qui s’est réellement passé ».
22 Ibid. (information du 05/09/1789 dans l’affaire entre Jeanne Paillet et Didière Sirdey).
23 Ariès, op. cit., p. 47
24 ADCO, BII 1122/7 (information du 30/03/1787).
25 Ibid. (information du 02/02/1789 dans l’affaire entre François Tortochaux et Jacques Theuriet).
26 Ibid. (déposition de Claude Bresson du 19/04/1789).
27 A. Figueira, Mentalités et comportements populaires à Courtivron au xviiie siècle, Dijon, mémoire de maîtrise, 1995, p. 31 : l’auteur indique que « rien n’échappe à la vie collective ».
28 Ariès, op. cit., p. 59 : l’auteur évoque « l’obsession de la parole d’autrui ».
29 ADCO, BII 1122/7 (déposition de Jeanne Morot, information du 13/10/1789).
30 B. Garnot, « Les injures en Bourgogne au xviiie siècle : crime ou normalité ? », in B. Garnot [dir.], La petite délinquance du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Dijon, EUD, 1998, p. 439.
31 ADCO, BII 1122/7 (dépositions de Jeanne Fauvelet et Jeanne, fille naturelle, information du 30/03/1787).
32 ADCO, BII 1121/26 (information à l’audience du 11/12/1787 entre Étienne Gaudet et François Berthelemot).
33 ADCO, BII 1122/7 (déposition de Jeanne Boudillet, information entre Jeanne Paillet et Didière Sirdey du 05/09/1789).
34 Ibid. (information du 05/09/1789).
35 Ibid. (déposition de Didière Sirdey, information du 13/10/1789).
36 Ibid. (déposition de René Despiotte, information du 05/01/1787 entre Jacques et Étienne Coquet).
37 Ibid. (information du 05/01/1787, déposition de Jacques Thevenard). Dans des affaires similaires, les membres de la famille proche appelés à témoigner déclarent également « ne rien savoir ».
38 Ibid. (information du 05/01/1787). J. Quéniart, Le grand Chapelletout : violence, normes et comportements dans la Bretagne rurale du xviiie siècle, Rennes, Apogée, 1993, p. 11 : l’auteur évoque la possibilité « d’acheter les silences ».
39 Ibid. (informations de Joseph Tommard contre Marie-Anne Chapelet (24/11/1789) et de François Tortochaux contre Jacques Theuriet (03/02/17789).
40 Ibid. (dépositions de Reyne Mairet, Antoinette Bony et Reyne Porcherot, information du 21/04/1789).
41 Y. Castan, « La criminalité familiale dans le ressort du parlement de Toulouse (1690-1730) », Crimes et criminalité en France sous l’Ancien Régime, Cahiers des Annales n° 33, Paris, Armand Colin, 1971, p. 102 : l’auteur évoque la possibilité d’une thèse élaborée dans la famille.
42 Ibid. (dépositions de Denise et Catherine Coquet, information du 05/01/1787).
43 ADCO, BII 1122/7 (information du 05/01/1787).
44 Ibid. (plainte du 29/03/1787).
45 Ibid. (information du 13/01/1789). Laingui et Lebigre, op. cit., p. 92 : les auteurs indiquent que les contacts lors d’une information entre les parties et les témoins peuvent exister dans les usages.
46 ADCO, BII 1122/7 et BII 1121/27 (déposition d’Anne Leblond ; audience du 13/10/1789).
47 Ibid. (libelle du 07/01/1787 ; plainte du 03/01/1787).
48 ADCO, BII 1121/27 et 1122/7 (audiences du 23/07/1788 et du 29/10/1788).
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