Chapitre 26. Des étrangers au service du Comtat Venaissin : audition de 19 témoins dans le cadre de l’affaire de la douane (Valréas, décembre 1679)
p. 309-321
Texte intégral
1Durant toute la période moderne1, Valréas, judicature majeure du Comtat Venaissin, formait avec six autres communautés la plus étendue et la plus importante des enclaves du Haut-Comtat2. Limitrophe du Dauphiné, de la Provence et de la principauté d’Orange (par l’intermédiaire du Comté de Grignan et de Montbrizon, deux autres enclaves), cette enclave était séparée du Comtat Venaissin par une « bande de terre », suivant l’expression consacrée alors, d’environ 5 kilomètres de largeur. Sur cette bande de terre se trouvaient un village, Tulette, dépendant anciennement de la principauté d’Orange et rattaché au début du xvie siècle au Dauphiné, ainsi qu’une baronnie, Barbaras, à la vérité un chemin reliant le village de Bouchet au Bas-Comtat et appartenant au Comte de Suze.
2Le Comtat Venaissin, enclave étrangère au cœur du royaume, avait acquis en 1535, par lettres patentes de François Ier, la régnicolité, un statut qui n’avait rien d’exceptionnel à l’époque moderne et qui reconnaissait les Comtadins comme « naturels françois ». Charles IX, dans ses lettres de naturalités de 15663, considérait le Comtat Venaissin comme « dépendant du Comté de Provence », et Louis XIII clarifia la situation en déclarant, dans un arrêt du conseil du roi en 1634, le Comtat Venaissin « régnicole de Provence ». Dès lors les échanges commerciaux entre Provençaux et Comtadins devenaient exempts, en principe, de toute taxe douanière. Une situation qui pourtant posait quelques difficultés pour les habitants des enclaves du Haut-Comtat. En effet, l’enclave de Valréas avait beau être limitrophe du Comté de Grignan, enclave provençale, elle était toujours séparée du Comtat par le Dauphiné et la question des douanes restait entière, car, suivant les arguments des fermiers, il était facile aux Comtadins qui déclaraient vouloir passer du Bas-Comtat au Haut-Comtat de s’arrêter dans le Dauphiné pour y vendre leurs marchandises, en « oubliant » bien évidemment de payer les taxes douanières. En 1642, une ordonnance d’Alexandre de Sève, intendant du Dauphiné, autorisa le libre passage des marchandises entre Haut et Bas-Comtat « pourveu qu’elles ny arrestent pour estre vendues4 ». Il est difficile de déterminer si cette ordonnance innovait en matière de liberté de commerce ou reprenait simplement, de manière officielle, des avantages déjà acquis et sans cesse menacés par les fermiers généraux.
3Ces avantages furent confirmés par les lettres patentes de Louis XIV accordées aux Comtadins en 1644, qui dénoncaient les troubles exercés par les fermiers de la douane de Valence à l’encontre des habitants de Valréas et de son enclave5. Cependant cette situation idyllique fut de courte durée et, dès 1651, les consuls de Valréas envoyèrent des mémoires concernant les exactions des douaniers à Monsieur de Villefranche, député du Comtat à la cour de France pour qu’il les présente au roi. Louis XIV se garda bien d’adopter une solution radicale. En effet il lui fallait ménager d’un côté la papauté et ses représentants, et d’un autre côté les fermiers généraux, qui tendaient alors à s’imposer comme les créanciers de la couronne, une couronne dont les finances ne brillaient guère. Les Comtadins, obligés d’envoyer des avocats à Paris, s’enlisèrent alors dans des procès interminables et extrêmement coûteux, pendant lesquels, aux arrêts en leur faveur, succédaient d’autres arrêts en faveur des fermiers annulant ou réduisant considérablement les premiers. La dégradation des relations entre le roi et le pape qui marqua la seconde moitié du xviie siècle fut fortement préjudiciable aux Comtadins, qui voyaient leurs libertés se réduire d’année en année. Et en 1663 les marchands qui empruntaient le passage de Barbaras, chemin que les Valréassiens tentaient vainement d’acheter depuis 1647, se virent contraints d’acquitter les droits de foraine, de la douane de Valence, ainsi que de celle de Lyon. En 1678, les tensions autour de la frontière devinrent encore plus pressantes quand les fermiers refusèrent aux marchands la consigne qui leur permettait de ne payer des droits de douane que sur les marchandises vendues à l’intérieur de l’enclave de Valréas. Les marchands, étant alors obligés de payer l’intégralité de ces droits sur toutes les marchandises qu’ils introduisaient dans l’enclave et sur toutes les marchandises qu’ils en sortaient, interrompirent tout commerce avec les communautés enclavées et désertèrent progressivement les foires de Valréas. Dans le courant de l’année 1679, la situation s’aggrava encore quand ces mêmes fermiers interdirent à quiconque d’emprunter le passage de Barbaras.
4Ces deux mesures eurent un effet catastrophique pour Valréas et les autres communautés, et le vice-légat François Nicolini, alerté, leur envoya un émissaire, Horatis Philipini6, au mois de décembre 1679, demandant aux habitants de l’enclave de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour retrouver les anciens statuts et notamment de « dresser un verbail qui soit justifié par la diversité des tesmoins irréprochables7 ». Ce verbail doit être une preuve, ainsi qu’il est précisé dans la commission en date du 22 novembre. « La diversité des témoins irréprochables » : cette formule nous paraît être intéressante à plus d’un titre. En effet, deux notions essentielles se retrouvent dans la même phrase : la diversité et l’irréprochabilité. Quel est le lien entre ces deux notions : est-ce la diversité qui conduit à l’irréprochabilité ? Ce lien de cause à effet n’apparaît pas vraiment dans cette phrase : les deux notions semblent plutôt complémentaires.
5Quelle définition pourrions-nous apporter à ces deux mots ? La diversité implique la différence entre les témoins, sans que le degré de cette différence ne soit spécifié. La diversité semble aussi annoncer l’absence de liens entre les témoins, en même temps qu’elle renvoie à une approche quantitative du témoignage : pour obtenir un échantillon diversifié, il est nécessaire d’offrir suffisamment de témoignages, des témoignages qui se recoupent sans pour autant se répéter. En revanche, l’irréprochabilité se soucie plus de qualité. Pour que les témoignages soient valables et donc acceptés en tant que tels, les observateurs critiques ne doivent pouvoir formuler aucun reproche aux témoins, dans la forme comme dans le fond. Finalement, la preuve ultime de l’irréprochabilité des témoins est bel et bien la concordance dans la diversité : les témoignages émanant de personnes diverses doivent se recouper sans jamais se contredire. Ainsi, mathématiquement : « diversité plus irréprochabilité égale fiabilité ». Le dossier, constitué du verbail proprement dit et des différentes pièces annexées8, dispense donc de s’interroger sur la fiabilité des témoins (ils sont fiables, ou du moins sont censés l’être), mais permet de montrer les éléments qui établissent leur fiabilité. En d’autres termes : pourquoi ces témoins-là ont-ils été choisis ?
La recherche des témoins
6Comment ces témoins ont-ils été trouvés ? Ce problème d’importance est soulevé par le conseil communal de Valréas du 10 décembre 1679 (le premier conseil tenu après réception de la commission du vice-légat) : « Quant à ce que son Excellence auroit escrit à messieurs les consuls […] qu’il seroit nécessaire de faire un verbail qui ne nous pouroit estre que très avantageux, et que pour ce sujet il est besoing d’avoir des tesmoins irréprochables ; ledit Sieur Philipini estant en estat de se porter sur les lieux pour l’autoriser par sa présence et y deslibérer. Le conseil a député le Sieur Eymeric, premier consul qui pourra prendre et subroger à son lieu et place tel que bon luy semblera tant pour se porter à Bouchet, Tulette, que autres lieux pour avoir lesdits témoins et aller joindre le Sieur Philipini pour faire toutes instances requises et faire ouïr les témoins, luy donnant pour ce tout pouvoir9 ».
7Une première remarque s’impose : si l’expression de la commission est ici en partie reprise, les consuls de Valréas « oublient » de mentionner la diversité nécessaire des témoins, ne s’attachant qu’à leur irréprochabilité. D’autre part, même si on insiste sur cette dernière notion, personne ne prend la peine de préciser quels sont les éléments capables de garantir cette irréprochabilité.
8Il est vrai que la réception de la commission n’a pas dû susciter une bien grande surprise parmi les consuls. En effet, cette idée n’est pas née d’une lubie du vice-légat, mais semble avoir pris naissance environ un mois plus tôt lors d’une première visite à Valréas de l’auditeur domestique en vue de régler un conflit par ailleurs étranger à l’affaire de la douane. Il semble donc probable que les conditions aptes à garantir un « bon » témoin aient été précisées verbalement lors de cette première mise au point. Il est également important de préciser que les premiers consuls de Valréas, pour être désignés à cette fonction, devaient, en plus de vivre noblement, être titulaires d’un doctorat en médecine ou en droit. Même si les diplômes concédés par la faculté d’Avignon étaient contestés par de nombreuses universités françaises, il semble plus que probable que nos consuls mentionnés aient eu certaines capacités en droit, leur permettant d’apprécier la valeur juridique d’un témoignage. Quoi qu’il en soit, la recherche des témoins en vue de l’audition semble une affaire suffisamment importante pour qu’elle soit abordée au conseil et que l’on députe le premier consul afin d’aller chercher ces dits témoins « tant […] à Bouchet, Tulette, que autres lieux ».
9Tulette, le village dauphinois déjà mentionné, séparait le Bas du Haut-Comtat, et, situé entre Visan et Sainte-Cécile, sa traversée offrait le plus court passage pour relier les deux Comtats. Et c’est donc bien évidemment à Tulette que se trouvaient les principaux bureaux de douane. Bouchet, par contre, est un village de l’enclave, mais c’est sur son terroir que débouchait le chemin de Barbaras déjà mentionné, qui offrait un autre lieu de passage privilégié entre Bas et Haut-Comtat. Ainsi, par les lieux mentionnés, nous avons déjà un aperçu de la catégorie de témoins recherchés : des marchands ou tout au moins des personnes véritablement concernées par les problèmes posés par la douane. Pourtant, comme nous le verrons plus en détail par la suite, la majorité des témoins a été recrutée dans la foire qui se tenait au même moment à Valréas. Est-ce un hasard si l’audition s’est déroulée justement durant cette foire ? Il est fort probable que non, d’abord parce que la foire est un vivier de témoins (marchands Dauphinois et Orangeais) et ensuite parce que sa description est également très importante pour pouvoir montrer l’effet pervers des exactions des douaniers. Alors pourquoi la date de l’audition n’est-elle jamais mentionnée : est-ce pour donner l’illusion d’une certaine spontanéité ou alors l’idée est-elle apparue quand on s’est aperçu qu’il s’avérait difficile de recruter des témoins frontaliers divers et irréprochables ?
10Le premier texte du verbail, rédigé par un notaire apostolique de Valréas, précise les heures et dates d’arrivée de l’auditeur domestique du vice-légat à Valréas. Nous savons ainsi que Horatis Philipini est arrivé le 19 décembre à 17 heures et qu’il est descendu dans l’auberge où « pend pour enseigne le chapeau rouge ». Le texte explique alors sa mission « d’ouïr et examiner tous témoins », comme il était déjà précisé dans la commission du 22 novembre, une commission expliquée (c’est l’objet du premier texte), recopiée (qui constitue ainsi le deuxième texte) et enfin insérée dans le dossier.
11Une fois cette mise au point effectuée, nous laissons notre auditeur jusqu’au lendemain matin 9 heures. Tout notre monde (l’auditeur, les consuls, le notaire, ainsi que le Sieur Barralier, docteur en droit, avocat et juge de Valréas10) s’est transporté dans la salle haute de la maison commune et le notaire note dans son verbail un véritable mémoire exposant tous les privilèges de la ville d’Avignon et du Comtat Venaissin, ainsi que les différentes exactions commises par les fermiers. La conclusion est alors simple : pour retrouver leurs anciens statuts il leur faut des preuves, donc des témoins.
12L’audition proprement dite peut enfin commencer, le lendemain 21 décembre, dans une des chambres du logis de Pierre Nicolas11, en présence des mêmes personnes, citées plus haut. Les trois premiers témoins sont alors présentés en ces termes : « Se sont présentés lesdits sieurs consuls lesquels par l’organe dudit Sieur Barralier (docteur endroit, avocat et juge de Valréas) ont produit en témoins Paul Augier, Claude Jamier et Estienne Chamourin icy présents assignés par Jean-Nicolas Trignan sergent ordinaire dudit Vaulréas instans lesdits sieurs consuls du mandement dudit seigneur commissaire ainsy qu’il m’a rapporté, requerans iceux estre admis ; reçus, jurés et sur le contenu en leur exposition estre ouïs et examinés. »
13À la suite de ces premières auditions, les consuls des différentes communautés concernées se rendent à la foire tenue le même jour pour la décrire ; ils sont accompagnés pour lors de deux témoins qui donneront à leur tour une description de la foire. Revenus après cela dans la même auberge, dix autres témoins sont entendus, journée extrêmement chargée… Le lendemain, 22 décembre, seulement deux autres témoins sont auditionnés. Cependant à l’issue du dernier témoignage Barralier produit des documents « pour mieux faire apparoir l’injustice » subie par les habitants de l’enclave.
14Ces documents ne sont autres que les habituelles preuves données dans les autres dossiers de protestation rencontrés. Les premiers de ces documents sont les plus officiels qui soient, puisqu’il s’agit des lettres patentes de Louis XIII et Louis XIV accordant les privilèges habituels aux Comtadins et Avignonnais, et données la première année de leurs règnes. Suit un extrait de l’inféodation de la terre de Barbaras, en faveur de la révérende chambre apostolique (le fisc du pape), datant du 14 juin 1527. Selon ce document, le chemin tant convoité dépendrait donc du Comtat, un point fort litigieux et qui donna lieu à de nombreux mémoires. Le quatrième document est d’ailleurs un mémoire non daté signé de Barralier et narrant une fois de plus les exactions douanières. L’ordonnance d’Alexandre de Sève de 1642 constitue le cinquième texte, ordonnance déjà citée, qui autorisait le libre passage des marchandises entre le Haut et le Bas-Comtat. Suit un arrêt du conseil du roi du 4 juin 1653 confirmant certains privilèges des Valréassiens contre les fermiers. Et suit enfin un autre dossier datant de 1663 et concernant l’affaire Trucq, le premier marchand Valréassien à avoir payé la douane de Lyon, ainsi que la foraine. Ce petit dossier comprend son billet d’acquittement, un certificat des consuls de Valréas précisant que Trucq portait ses marchandises à Sainte-Cécile (premier village du Bas-Comtat), ainsi qu’un procès-verbal dressé par un notaire royal.
15Ainsi trois types de documents sont avancés : des documents étatiques qui ne peuvent qu’être difficilement contestés émanant du roi ou de ses représentants ; un mémoire qui présente (pour l’énième fois) les arguments des Comtadins ; le récit détaillé de la première exaction d’importance (l’obligation de payer la totalité des droits de douane), la preuve absolue de son authenticité venant du procès-verbal dressé par un notaire royal (donc Français). Il semble significatif que les auteurs du verbail ne se soient pas contentés d’une audition sèche, mais aient inséré des documents écrits, preuves traditionnelles avancées dans ce genre d’affaire. Ainsi, malgré le soin porté à la sélection des témoins, l’écrit est considéré ici comme la garantie ultime de la fiabilité des témoignages.
16L’audition reprend le lendemain 23 décembre. Cette fois, les auditeurs quittent Valréas et s’acheminent à Visan dans la métairie d’un particulier près du village. Là, est procédé à l’audition des 16e, 17e, 18e, 19e et dernier témoins, ces quatre derniers résidant tous au village de Tulette, frontalier de celui de Visan. Il est donc fort probable qu’il s’agisse des témoins recruté par le premier consul en suite de la délibération du conseil communal de Valréas. Il est à noter qu’au cours de chaque audition, aucune question n’est posée ou plutôt aucune question n’apparaît, chaque déposition est présentée comme étant spontanée. Évidemment il y a de fortes chances pour que les discours soient dirigés en effet les mêmes sujets sont abordés suivant un ordre chronologique et beaucoup de tournures de phrase sont similaires.
Les caractéristiques des témoins
17Les témoins auditionnés sont au nombre de dix-neuf, dont une femme. La profession de dix-huit témoins est précisée. Un notaire royal de Tulette est venu témoigner (lors du dernier jour) ; sa qualité est un véritable gage d’irréprochabilité, mais alors que nous nous serions attendu à ce que son témoignage recoupe tous les autres, il est plutôt limité, puisque seuls deux sujets sont abordés. Deux ménagers viennent également de Tulette : même si cette proportion n’est pas du tout représentative de l’ensemble de la société, ces ménagers représentent symboliquement le peuple de Valréas, constitué de beaucoup de petits propriétaires (l’enclave étant petite, tous ou presque tous sont confrontés aux problèmes des forains, les Comtadins possédant des terres dans le royaume et vice-versa, d’autant plus que les nombreuses imbrications matrimoniales généraient d’importants problèmes sur les héritages12 : nos deux ménagers venant de Tulette, village coincé entre les deux Comtats, il est fort probable qu’ils rencontraient les mêmes problèmes que les Valréassiens). Les artisans sont bien mieux représentés avec cinq témoignages, même s’il est parfois difficile d’établir une véritable distinction entre un artisan itinérant qui vient vendre lui-même ses produits sur les foires et un simple marchand. Ces derniers, les marchands, sont sur-représentés, puisqu’ils sont au nombre de neuf, soit presque la moitié, d’autant plus que nous pourrions ajouter à ce nombre13 la représentante du sexe faible, présentée non comme marchande elle-même, mais comme « femme de marchand » ; il est vrai que les marchands représentent certainement la catégorie sociale la plus vulnérable, ou du moins la plus confrontée et la plus avertie, face aux problèmes de douane, mais s’ils sont plus faciles à recruter (notamment lors de la foire), nous pouvons légitimement douter de leur sincérité : ils ont en effet tout intérêt à lutter contre la douane.
18Le fait que les dépositions, actes officiels, soient obligatoirement signées par les témoins, nous permet de déterminer leur niveau d’instruction. Or, il s’avère que treize d’entre eux, soit un peu plus des deux tiers, savent signer. Il me semble que c’est une proportion énorme pour la région. Il est possible que les témoins aient été sélectionnés en partie sur leur aptitude à savoir signer, l’instruction présentant apparemment une garantie supplémentaire de la fiabilité du témoignage. Mais il est vrai que nous avons affaire majoritairement à des marchands, qui ont donc plus d’intérêt dans l’écriture, et qu’ils ne sont pas tous originaires des environs… D’ailleurs, nos deux ménagers de Tulette, eux, ne savent pas signer, pas plus que la femme et que trois autres marchands/artisans originaires de la principauté d’Orange.
19En effet, sont mentionnés pour la majorité des témoins leur lieu d’habitation, ainsi que leur lieu d’origine, différents dans quatre cas, tandis que dans d’autres cas les renseignements sont parcellaires (pour un témoin, son lieu d’habitation n’est pas précisé, et pour trois autres il manque leur lieu d’origine). Les lieux d’origine sont un peu plus diversifiés que les lieux d’habitation : deux sont originaires de Savoie et vivent, un dans la principauté d’Orange, un dans le Dauphiné ; un autre est originaire d’Auvergne, tandis que son lieu d’habitation n’est pas précisé. Au final nos témoins vivent tous soit dans le Dauphiné (pour 13 d’entre eux), soit dans la principauté d’Orange (pour 5 d’entre eux). Il semble que nous touchons là au véritable point commun, le fil de ralliement entre tous nos témoins : le seul qui soit unanime. Aucun des témoins n’est Comtadin, ni même Provençal (le Comtat est régnicole de Provence). Ainsi on ne peut pas les accuser d’avoir pris parti pour leur province, pour leur État. Nous pouvons en revanche nous demander pourquoi nous rencontrons plus de Dauphinois que d’Orangeais. Il est vrai que la principauté est bien plus petite, et d’autre part Valréas est une ville ouverte sur le Dauphiné : les Dauphinois sont donc plus nombreux à la foire et sont plus concernés. Le Dauphiné est également limitrophe de l’enclave sur la plus grande partie des frontières, alors que la principauté d’Orange ne l’est que par l’intermédiaire de Montbrizon, un tout petit village, dont aucun des témoins n’est originaire ni n’y habite.
20Six des témoins viennent de deux villages limitrophes de l’enclave : Taulignan (2) et Tulette (4). La prépondérance de Tulette s’explique par le fait que les auditeurs se déplacent à Visan afin de rencontrer ces quatre témoins. La majorité des témoins (10) proviennent d’un rayon d’environ 30 km autour de l’enclave : du sud (Orange, 4, et Rochegude) ; du nord (Dieulefit, 2, et Bourdeaux) ; de l’est (Saint-Paul-Trois-Châteaux) ; de l’ouest (Nyons). Et seulement deux ou trois14 des témoins habitent à plus de 100 km : Cors (en Dauphiné), Briançon, Lauger (en Auvergne). Ainsi, c’est la distance moyenne qui semble être privilégiée, peut-être parce que les marchands venant de loin ne sont pas nombreux à fréquenter les foires de Valréas, tandis que des témoins proches pourraient être soupçonnés d’avoir des rapports trop directs avec les Comtadins.
21Autre caractéristique importante : l’âge, qui est donné pour tous les témoins. Nous savons donc qu’ils ont entre 18 et 80 ans, la moyenne étant de 39.5 ans. Si nous construisons un histogramme en créant des catégories de 10 années, nous obtenons une forme extrêmement régulière.
22Effectivement, sept des témoins ont entre 31 et 40 ans, quatre entre 21 et 30, quatre entre 41 et 50, et toutes les autres catégories ne sont représentées qu’une seule fois. Est-ce l’effet du hasard ? Certainement pas. Nous retrouvons ici une volonté de diversification, tout en privilégiant les classes d’âges à la fois les plus représentatives des marchands en activité, mais aussi les plus crédibles (qu’aurait-on pensé d’une audition ne rassemblant que des octogénaires ?).
Le contenu des témoignages
23La question de l’âge nous renvoie à celle de l’ancienneté des souvenirs, une ancienneté souvent précisée, puisqu’elle permet de dater les événements. On peut distinguer grosso modo cinq groupes. Les plus anciens souvenirs : 40 ans et 35 ans ; ces souvenirs appartiennent à deux marchands dauphinois de 80 et 65 ans et leurs témoignages sont quasiment identiques (ils abordent les mêmes sujets soit tous sauf les plus récents). Souvenirs assez anciens : 20 ans, 17 ans et 17 ou 18 ans ; ces témoins ont tous trois entre 40 et 55 ans et nous offrent des témoignages quasiment identiques (deux le sont complètement alors que le troisième ajoute un autre sujet). Souvenirs moyens : 2 témoignages remontent l’un à 6 ou 7 ans et l’autre à 8 ou 10 ans ; ils émanent de deux marchands qui, mis à part leur origine plutôt « lointaine », n’offrent que peu de ressemblance (âge et témoignages plutôt différents). Souvenirs récents : ces témoignages sont de loin les plus nombreux (9) et les souvenirs varient de « quelques années » (sans plus de précision) à 8 mois ; étant donné le nombre de témoins concernés, il serait illusoire de chercher des caractéristiques communes. Souvenirs immédiats ou témoignages sans véritable datation des souvenirs : deux témoins décrivent la foire, et un autre décrit le système de consigne.
24Les témoignages abordent différents sujets, que nous avons essayé de distinguer. Groupe A : la mise en place des bureaux de la douane (de Valence et de Lyon) et de la foraine ; même si les trois thèmes sont distingués par les différents témoins (les différentes taxes sont exigées progressivement), ils sont abordés en même temps par les mêmes témoins. Groupe B : la manière dont se vit quotidiennement le commerce dans l’enclave, en distinguant les échanges avec le Dauphiné et avec le Bas-Comtat ; ces deux premiers groupes de sujets sont intimement liés, l’un étant la conséquence de l’autre, et renvoient tous deux à un passé ancien : avant que les taxes ne soient prélevées (une situation idéale que l’on aspire à retrouver), et à un passé évolutif mettant en avant les différentes phases de dégradations, avec un besoin de datation précise. Groupe C : les dernières tracasseries des fermiers (interdiction d’emprunter le passage de Barbaras et fin du système de consigne) ; ce sont celles contre lesquelles les Comtadins se battent. Groupe D : la description de la foire, certains précisant également qu’ils n’ont eux-mêmes pas apporté de marchandises à cette foire ; ces deux sujets renvoient au présent (que se passe-t-il le jour même ?) et apparaissent comme des conséquences (négatives) de la situation douanière. Groupe E : leur intention quant à l’enclave (ne reviendront pas y commercer) ; on fait ici appel au futur proche des marchands, afin de renforcer l’idée de désolation, et cette question n’est que la suite logique de la précédente.
25Le sujet le plus récurent est sans conteste le système de consigne : 18 témoignages en font mention, soit tous sauf un. Ce dernier occupe une place un peu à part, puisqu’il est également le seul à n’aborder qu’un seul sujet : la description de la foire. Le système de consigne, ou plutôt l’interdiction du système de consigne par les fermiers, constitue l’avant-dernière exaction de ces derniers, la dernière en date étant l’interdiction d’emprunter le passage de Barbaras. Si ce dernier thème est bien moins fréquent (6 mentions), cela tient très certainement à sa localisation : les marchands ne venant pas du sud n’ont pas eu à passer par Barbaras.
26Ces deux problèmes sont capitaux, puisqu’ils finissent d’isoler complètement l’enclave de Valréas des routes commerciales ; ils constituent l’objet de la lutte des enclavés et justifient à eux seuls l’audition. Nous pourrions presque avancer que ce sont les seuls sujets vraiment importants, les autres ayant déjà fait l’objet de maintes réclamations. Et l’on peut penser que la plupart des témoignages reviennent sur des sujets beaucoup plus anciens pour démontrer l’implication de témoins véritablement concernés par la question. Ici est bien mise en application la consigne d’irréprochabilité, la diversité des témoignages prouvant leur validité sur la seule question essentielle.
27Cependant le point le moins abordé (seulement deux témoins) est la description de la foire, un sujet pourtant d’actualité et vécu comme la conséquence de l’interdiction de consigne (la foire est en effet quasiment déserte). Il est vrai que la première des descriptions nous est donnée par l’ensemble des consuls de l’enclave assistés de deux témoins (qui en parleront à leur tour). Or l’enclave étant constituée de six communautés représentées par deux consuls, cela porte à quatorze le nombre de témoignages et place ainsi notre sujet en deuxième position. Ainsi le thème le moins abordé serait l’état de leurs marchandises à cette même foire, puisque trois témoins seulement précisent qu’ils n’en ont pas apporté. Ce fait semblerait établir que tous les autres marchands interrogés sont venus avec leurs marchandises ; impression renforcée par le fait que cinq d’entre eux déclarent qu’ils ne viendront plus commercer dans l’enclave.
28Tous les autres sujets sont abordés entre cinq et sept fois chacun. Nous pouvons nous demander combien de sujets sont abordés par chaque témoin. Pour répondre à cette question, il nous a semblé nécessaire de regrouper les trois sujets du groupe A, sachant qu’ils sont abordés par les mêmes témoins15. Ainsi 54 sujets sont abordés par l’ensemble des 19 témoins, soit une moyenne de 2,8 sujets par témoin.
29Huit témoins sur dix-neuf, soit plus d’un tiers, abordent deux sujets, et dix (plus de la moitié) ne parlent que d’un sujet ou deux, tandis qu’un seul témoignage porte sur cinq sujets. Il s’agit dans ce dernier cas du témoin de 80 ans, ce qui peut paraître logique (il a plus de souvenirs), mais montre aussi l’importance accordée à l’âge.
30Pourtant, si nous essayons de mettre en rapport la nature et/ou le nombre des témoignages avec l’âge du témoin, nous n’obtenons aucun résultat véritablement flagrant. En effet, si nous considérons les 11 témoignages donnés au moins en double (dont 9 sont donnés en triple), nous nous apercevons qu’ils émanent de personnes d’âges, de lieux et de professions différents, à une exception près16. Et si nous regardons les témoignages en fonction de la profession de leurs auteurs, nous nous apercevons qu’au sein de chaque groupe la diversité est de mise. Diversité de témoignages, mais aussi d’âges (les artisans ont entre 22 et 50 ans avec une moyenne de 34,4 ans ; si les marchands réunissent les deux extrêmes –18 et 80 ans–, la moyenne est de 39 ans) et de lieux d’habitation. Seul un groupe (constitué il est vrai de deux personnes…) échappe à cette règle : celui des ménagers. Nos dix-huitième et dix-neuvième témoins habitent tous deux Tulette, ont sensiblement le même âge (48 et 55 ans), leurs souvenirs remontent pour l’un à dix-sept ans et pour l’autre à dix-sept ou dix-huit ans, et nous offrent deux témoignages à l’identique. Trop peu nombreux (en tant que ménagers) pour faire preuve de diversité, nos auditeurs n’ont-ils pas plutôt voulu privilégier ici la garantie de leur irréprochabilité par la répétition ? Ou alors, la coïncidence de leurs témoignages ne tiendrait-elle pas au fait de la similitude de leur ancienneté de souvenirs ? En effet, si nous construisons un tableau en classant tous les témoignages en fonction de cette donnée, nous nous apercevons que les concordances sont nombreuses.
31Nous pouvons constater que les sujets concernant l’installation de la douane (A) sont abordés à deux exceptions près par des témoins ayant entre 17 ans et 40 ans de souvenirs, et à partir de ce seuil de 17 ans, tous en parlent. Même schéma et mêmes exceptions pour les sujets concernant le commerce (du Dauphiné et du Comtat), ce qui n’a somme toute rien de surprenant, puisque des bureaux de douane dépend le commerce. À côté de ces thèmes réservés aux témoins ayant une longue expérience, nous reconnaissons des sujets beaucoup plus jeunes. Ainsi les trois marchands déclarant ne pas avoir apporté de marchandises pour la foire ont tous un an de souvenirs. La notification de l’interdiction de passer par Barbaras revient également à des témoins ayant entre huit mois et quelques années de souvenirs. S’il est inutile de revenir sur le thème de la consigne, abordé par l’ensemble des témoins de 18 à 80 ans, une seule question ne semble pas avoir d’incidence avec l’âge des souvenirs : celle concernant l’intention des marchands de continuer à commercer avec l’enclave. Cinq de nos témoins signifient ne pas en avoir l’intention, ayant entre un an et quarante ans de souvenirs ; ce dernier n’étant autre que l’octogénaire, on peut se poser des questions sur la pertinence de sa remarque…
32Ainsi le rapport entre l’ancienneté des souvenirs et les sujets abordés semble établi, ou du moins flagrant. Est-ce si inattendu que cela ? Bien évidemment non, chaque témoignage étant donné en fonction des souvenirs personnels de l’individu ; cette concordance tendrait plutôt à prouver la véracité des témoignages. Toutefois, si nous nous rappelons l’histogramme basé sur l’âge des témoins (qui semblait avoir joué le rôle d’un critère de sélection), il semble que le temps, la temporalité soient, au cœur de cette audition. Cette importance du temps transparaît par l’âge des témoins, par le rapport entre les sujets et l’ancienneté des souvenirs, mais aussi par les sujets eux-mêmes. En effet, lors de la première répartition des sujets par groupe, nous avons spontanément opté pour une classification chronologique, allant du passé ancien au futur en passant par le passé récent et le présent. Cette omniprésence du temps n’a finalement rien d’étonnant, car elle renvoie directement à la façon dont les Comtadins envisageaient le droit, un droit fait de délais, de jurisprudence, pour lequel la preuve de la possession s’établissait sur l’habitude de la possession, tandis que la contestation était un début de preuve de son bon droit. Vu sous cette optique, chacun des sujets abordés par les témoins prend une importance juridique, même si les trois derniers (concernant la foire et l’intention des marchands) font plutôt figure d’une mise en garde adressée discrètement aux fermiers. En leur montrant la ruine prochaine de l’enclave, on leur signifie leur propre ruine, car à trop vouloir exiger, ils n’obtiendront plus rien.
33Ainsi le premier critère (critère unanime) de sélection de ces témoins divers et irréprochables a été leur origine géographique (sont tous étrangers –dans diverses mesures– au Comtat et à la Provence), le deuxième critère semble avoir été leur métier ou leur occupation (sont personnellement concernés par la question), ensuite leur âge et enfin l’ancienneté de leurs souvenirs, qui agit directement sur leur discours. Si les recruteurs de témoins semblent avoir accompli leur mission en combinant effectivement diversité et irréprochabilité, nos témoins sont-ils fiables pour autant ? Le simple fait qu’ils aient été choisis par une partie limite déjà la crédibilité des témoignages et l’intérêt manifeste de chaque témoin à lutter contre la douane nous incite à douter encore plus de leur sincérité. Et c’est ce qui a peut-être incité les rédacteurs du verbail, conscients des limites de leur preuve, à y insérer des preuves écrites et officielles. Cependant, reste à cette audition, trop bricolée pour être entièrement crédible, le mérite de nous montrer quels étaient les éléments censés établir la fiabilité d’un témoignage.
34D’ailleurs, ce « verbail » ne semble pas avoir eu les effets escomptés par les Comtadins et les taxes douanières ne furent point supprimées. Les habitants de l’enclave durent attendre 1727 pour obtenir, moyennant abonnement annuel, la liberté de commerce avec le Dauphiné, et 1734 pour pouvoir commercer librement avec le Bas-Comtat. Cette dernière mesure, condition essentielle du concordat passé entre le pape et le roi de France, n’annula pas la première et fit de l’enclave une porte ouverte entre la Provence et le Dauphiné. Les marchands affluèrent de nouveau, les communautés exigèrent même des droits de passage, et les mémoires de protestation furent désormais l’œuvre des fermiers généraux…
Notes de bas de page
1 Le Comtat ne fut définitivement annexé à la France qu’en 1791.
2 L’enclave, qualifiée aujourd’hui « des Papes », subsiste encore en partie et forme une enclave du département de Vaucluse dans celui de la Drôme.
3 Archives départementales du Vaucluse, 36 J 75.
4 Archives communales (AC) de Visan, HH1, ordonnance de Sève, 8 février 1642, imprimé.
5 AC de Visan, HH1, « Extrait des registres du conseil d’État », décembre 1644.
6 Auditeur domestique du vice-légat.
7 Commission du vice-légat François Nicolini, 22 novembre 1679.
8 Ce dossier est conservé aux archives communales de Valréas. La cote d’Ancien Régime 3 clefs 163 n’est plus valable, les archives étant en cours de classement
9 AC de Valréas, BB21, article 11, conseil du 10 décembre 1679.
10 Simon Barralier est un personnage récurrent dans les affaires de la douane et de Barbaras, rédigeant de nombreux mémoires et effectuant divers voyages, tant au parlement de Grenoble qu’à Paris.
11 L’auberge dans laquelle est descendue l’auditeur domestique.
12 En 1635, une ordonnance avait d’ailleurs été promulguée par Talon, ordonnance qui abrogeait les droits de douane et de foraine perçus sur les héritages des Comtadins en faveur des habitants de Novezan et Venterol, deux communautés dauphinoises limitrophes de l’enclave et qui étaient à l’origine de la requête.
13 Sur le graphique ci-dessous, la femme de marchand a été prise en compte parmi les marchands.
14 Nous ne savons pas où réside le témoin originaire de l’Auvergne.
15 En effet, la moyenne obtenue après regroupement était plus cohérente, ayant un écart type régulier.
16 Trois marchands du Dauphiné (6, 7 et 8e témoins) donnent le même témoignage.
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