Conclusion
p. 295-304
Texte intégral
1Les 2 et 3 décembre 1989, quelques semaines à peine après la chute du mur de Berlin, George Bush et Mikhaïl Gorbatchev proclament officiellement la fin de la guerre froide. La rencontre se déroule au large de Malte, dans la baie de Marsaxlokk, sur le croiseur américain USS Belknap et le navire soviétique SS Maxim Gorki. Le lieu n’a pas été choisi au hasard : les représentants des deux superpuissances considèrent l’archipel maltais comme un nœud stratégique entre l’Est et l’Ouest et entre le Nord et le Sud. Puisque la guerre froide a commencé en Méditerranée, il leur semble logique qu’elle s’y termine. Bush souhaite d’ailleurs que la réunion soit organisée en pleine mer afin de renouer avec la symbolique rooseveltienne des derniers temps de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le père du New Deal n’hésitait pas, malgré son handicap, à parcourir des dizaines de milliers de kilomètres en bateau pour préparer l’après-guerre aux côtés de Churchill et Staline1. Malte, terre neutre, incarne donc le retour de la grande concertation entre l’URSS et les États-Unis après quarante-cinq années d’adversité. « From Yalta to Malta », tel est l’élément de communication mis en avant par le Département d’État américain pour justifier pareil choix.
2Le résultat de la rencontre est considérable : grâce à la volonté affichée par Bush de ménager les Soviétiques et de respecter leurs intérêts, non seulement Gorbatchev s’engage à ne plus soutenir les mouvements anti-américains dans le Tiers Monde, mais il accepte le maintien des troupes américaines en Europe. Le sommet pose les bases d’un système de sécurité post-guerre froide fondé sur l’OTAN, la CEE et la CSCE.
3Si la France n’était pas représentée à Yalta en 1945 et s’est largement servie de cette absence pour fustiger la responsabilité des Grands dans la division du monde telle qu’elle aurait été décidée en Crimée, elle n’est pas non plus présente à Malte, ce qui conduit la diplomatie mitterrandienne à s’irriter de la tentation persistante du « condominium2 ». Elle n’en sait pas moins gré à Bush et Gorbatchev d’avoir réussi à s’entendre pour permettre « une transition dans la stabilité3 », notamment en ce qui concerne le sort de l’Allemagne. En revanche, pour ce qui est de la Méditerranée en tant que telle, cela fait longtemps que les Français ont compris qu’elle s’était déjà émancipée de la logique Est-Ouest : Malte leur apparaît à ce titre comme un symbole dépassé ; tout se joue à Berlin désormais.
4Cet épisode maltais et la réaction ambiguë qu’il suscite en France sont symptomatiques du contraste chronique entre une vision française régionalisée et une perception américaine et soviétique qui considère la guerre froide comme un phénomène global d’où le monde entier ne peut s’extirper que si les deux Grands eux-mêmes en sortent. En d’autres termes, tandis que Paris estime que la compétition entre blocs ne fait que s’ajouter à une situation géopolitique méditerranéenne plus complexe, Washington et Moscou jugent que tous les rapports de force relèvent forcément de l’opposition entre blocs jusqu’à ce que l’un des deux finisse par l’emporter. Cette divergence n’empêche cependant pas une communauté de vues franco-américaine quant à la nécessité d’œuvrer pour le but ultime de la guerre froide des Occidentaux : celui de voir les valeurs de démocratie et de liberté l’emporter à l’Est et au Sud.
5Ce n’est ainsi pas pour rien que, profitant de l’euphorie créée par la démocratisation de l’Europe centrale et orientale, la France cherche, dès 1990, avec ses voisins espagnol et italien, à recréer à l’échelle du bassin méditerranéen le schéma de sécurité coopérative qui a contribué au dépassement de la division européenne. La Méditerranée n’est-elle pas une frontière entre un Occident démocratique et un monde globalement autoritaire comme pouvait l’être le rideau de fer ? Le processus de Barcelone qui, sur le modèle du processus d’Helsinki, réunit à partir de 1995 la quasi-totalité des pays riverains de la Méditerranée en témoigne : des États comme la France, l’Italie et l’Espagne n’ont en réalité jamais cessé, depuis les décolonisations, de penser la sécurité et la coopération de l’Occident non pas à l’échelle de l’Europe mais à celle de l’espace « euro-méditerranéen », d’où la nécessité, pour saisir tous les tenants et les aboutissants de la politique extérieure de ces pays pendant le second xxe siècle, de procéder à une lecture décloisonnée de leurs orientations diplomatiques.
6Cela est probablement plus vrai encore pour la France que pour ses deux voisines latines.
7Puissance navale et nucléaire, ancienne puissance coloniale, membre fondateur de l’OTAN et de la CEE, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la France est, de tous les pays d’Europe, celui dont l’influence et la puissance sont les plus développées sur les trois rives de la Méditerranée. De fait, son rôle sur ce théâtre de la guerre froide est de première importance.
8Le recoupement des trois approches historiographiques que sont la Global Cold War, l’histoire des relations transatlantiques et paneuropéennes et l’étude des rapports franco-arabes permet de le prouver : dans les années qui suivent l’indépendance algérienne, le général de Gaulle et ses successeurs forgent progressivement une doctrine française de la guerre froide en Méditerranée dont la principale caractéristique est qu’elle s’appuie sur les crises régionales pour imposer la France comme un acteur incontournable de la sécurité et de la coopération dans le bassin auprès des acteurs globaux et locaux qui y sont présents.
9Plus précisément, l’élargissement à l’aire euro-méditerranéenne de la grille d’analyse proposée par les historiens de la politique atlantique et paneuropéenne montre qu’à partir des années 1960 la France profite de la guerre froide et de la dénonciation de l’ordre bipolaire pour renforcer son influence en Méditerranée. Après que la doctrine McNamara et les effets de la crise de Cuba aient permis à de Gaulle de valoriser le rôle de la dissuasion française dans la défense de l’Europe méridionale face à une Amérique privilégiant de plus en plus le conventionnel, la guerre des Six Jours et le printemps de Prague font figure de moments fondateurs de l’équilibre Est-Ouest-Sud que Paris met en place dans son espace régional : en se faisant le chantre d’une solution quadripartite au Proche-Orient face à deux superpuissances qui discutent en tête-à-tête, de Gaulle se hisse à leur niveau mais leur fait endosser la responsabilité de l’échec des négociations de paix et s’impose, aux yeux des non-alignés, en fer de lance de la lutte anti-blocs dans le bassin.
10La répression du mouvement praguois, qui traduit dans le sang la volonté brejnévienne de garder la main sur l’Europe orientale et en même temps accroît la menace d’un accès direct des troupes soviétiques à la Méditerranée via la Yougoslavie, cristallise cette posture française d’« autre Occident » qui, sous le couvert d’un soutien aux non-alignés, défend les intérêts de l’Ouest : la formulation de la doctrine Brejnev sur la souveraineté limitée encourage l’émergence d’un courant diplomatique « soixante-huitard » soucieux de préserver les Balkans et l’Adriatique d’une intervention armée grâce à la promotion d’un modèle de sécurité coopérative dont la CSCE devient rapidement l’incarnation et les diplomaties des droits de l’homme et de l’environnement des déclinaisons. De fait, la prise de conscience par une partie des diplomates, souvent issus des cercles mendésistes ou rocardiens, des évolutions sociétales de la fin des années 1960 est mise au service de la politique occidentale de containment dans l’aire euro-méditerranéenne.
11De la même manière, l’aura dont bénéficie la France auprès des adeptes de « la Méditerranée aux Méditerranéens » lui permet de présenter sous un jour anti-blocs une politique militaire clairement dirigée contre l’URSS, qu’il s’agisse des livraisons d’armes aux pays arabes (notamment la Libye à partir de 1969) ou de la coopération navale avec l’OTAN, affichée comme une tentative de « méditerranéisation » de l’Alliance atlantique. L’ensemble est équilibré par l’essor d’un dialogue bilatéral franco-soviétique où les affaires du bassin, en particulier de sa partie orientale, occupent une place centrale.
12Ce bel édifice, fondé sur un triple malentendu – avec chacun des deux Grands d’une part, avec les non-alignés d’autre part – connaît son apogée au milieu de la décennie 1970 lorsque le flanc sud de l’Alliance traverse une succession de crises qui obligent les Américains, en plein désarroi moral post-Vietnam, à s’appuyer sur le modèle français d’équilibre entre sécurité coopérative (CSCE), engagement militaire (OTAN, ventes d’armes), diplomatie communautaire (CEE) et désidéologisation pour empêcher la Grèce, l’Italie et la péninsule ibérique de glisser vers le neutralisme. Cette période 1974-1976 voit alors la diplomatie giscardienne, qui bénéficie d’une dissuasion nucléaire désormais opérationnelle, parvenir à mettre en œuvre le mémorandum gaullien de 1958 dont l’objectif est d’instaurer une direction multipartite de l’OTAN où la France serait associée aux principales puissances de l’Ouest dans la gestion sécuritaire de l’espace euro-méditerranéen. Le succès du processus d’Helsinki et les effets de la guerre du Kippour sur le monde arabe et les non-alignés créent un parfait contrepoids à cette harmonie transatlantique : ils entretiennent à Moscou l’idée que Paris agit dans le sens d’une détente globale et, chez les non-alignés, font paraître la France comme une alternative raisonnable au dangereux face-à-face des deux Grands.
13La « crise de la détente » des années 1976-1979 vient défier cette posture internationale. Pour la première fois depuis la crise de Cuba, le modèle français est confronté à la reprise des tensions Est-Ouest mais aussi à un renouveau durable de la conflictualité en Méditerranée, à travers notamment la guerre du Sahara occidental et la guerre du Liban. L’imbrication de ces deux échelles de conflit (global et local) accentue l’impression de centralité du bassin dans la guerre froide ; elle est nourrie par l’accroissement significatif de la présence navale soviétique en mer Rouge et dans l’océan Indien, par la hausse exponentielle de fournitures d’armes soviétiques aux « progressistes » arabes et par le déploiement des missiles SS-20 sur les rives de la mer Noire. Mais c’est la décision de Jimmy Carter de se concentrer sur la compétition idéologique avec l’URSS – en s’en prenant frontalement à elle sur la question des droits de l’homme – et de négliger les conflits de la périphérie méditerranéenne de l’Europe qui gêne le plus les Français et bouleverse leur édifice de sécurité régionale, prouvant combien le principe de répartition des tâches avec Washington constitue une condition fondamentale du rayonnement de la France en Méditerranée. Aussi l’exacerbation des tensions entre Paris et Moscou dans la deuxième moitié des années 1970 est-elle moins due à l’idée que l’URSS renoue avec une attitude offensive qu’à la nécessité de compenser le « benign neglect » américain. L’espace italo-adriatique, où la poussée neutraliste est forte, est alors pensé par les diplomates et stratèges français comme le principal champ d’application de la doctrine nationale de guerre froide, loin de l’idée communément admise que l’Allemagne serait la seule obsession sécuritaire des Français face au bloc soviétique.
14Si les accords de Camp David, le rapprochement sino-américain et l’intervention de l’Armée rouge en Afghanistan rétablissent l’équilibre entre les différentes orientations françaises, l’engagement à l’Ouest l’emporte sur tout le reste, et ce dès 1980, lorsqu’à la suite de la crise afghane, Jimmy Carter puis Ronald Reagan mettent un terme à la politique de négligence périphérique. L’erreur commise par Moscou à Kaboul ouvre la voie à un affaiblissement à long terme des positions soviétiques en Méditerranée, auquel Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand participent directement. Le premier en étant à l’origine du projet de CDE dont l’ordre du jour, négocié lors de la CSCE de Madrid entre 1980 et 1983, enterre définitivement l’espoir des dirigeants du Kremlin de voir les bases avancées américaines et les forces navales occidentales être prises en compte dans les discussions sur les mesures de confiance et le désarmement ; le second en intervenant au Liban en 1982 aux côtés des États-Unis et de l’Italie. L’activisme français à Beyrouth, en mettant en exergue l’incapacité du Kremlin à protéger ses « clients », donne en quelque sorte le coup de grâce à l’influence de l’URSS dans le bassin, en particulier auprès des acteurs du « front de la fermeté ».
15Ces années 1982-1984 correspondent ainsi à un nouvel échec triomphal de la France en Méditerranée, comme cela fut le cas en 1967-1970 ; sauf que, cette fois, si l’objectif de dépassement des blocs semble bel et bien atteint, c’est pour faire place à une situation tout aussi dangereuse, sinon plus, dominée par des logiques transnationales sur lesquelles les États ont une emprise moindre car fondées sur le retour des mouvements identitaires et religieux. La désidéologisation tant voulue par les Français s’est donc bien produite, mais avec des effets secondaires inattendus. En résulte l’impression qu’à l’échelle euro-méditerranéenne, la fin de la guerre froide est tout sauf heureuse.
16Au total, la mise en récit de la guerre froide méditerranéenne de la France telle qu’est rendu possible par la confrontation des sources offrant un regard décentré de l’opposition Est-Ouest et par le recoupement des trois approches historiographiques habituellement mobilisées pour écrire l’histoire des relations internationales du second xxe siècle et celle de la politique extérieure de la France nous renseignent sur trois points essentiels que sont la doctrine française de guerre froide sur son flanc sud, le rythme de son développement et de sa mise en œuvre, la diversité des acteurs qui la pensent et l’appliquent. Mais à travers ce triple apport, ce sont plusieurs chantiers historiographiques auxquels contribue une analyse « par le sud » de la politique Est-Ouest de la Ve République.
17Elle est d’abord une manière d’offrir une lecture connectée de la multitude de relations bilatérales, entretenues par la France dans le bassin, que les historiens se sont efforcés de déconstruire au fur et à mesure de l’ouverture des archives. On s’aperçoit ainsi qu’on ne peut comprendre la portée des relations franco-italiennes, franco-grecques, franco-yougoslaves, franco-égyptiennes ou franco-libyennes sans les lier les unes aux autres et sans les replacer dans le contexte général d’opposition Est-Ouest en Méditerranée, dont elles sont largement tributaires, voire complètement dépendantes. Dans chacun de ces cas, les questions de sécurité et d’armement font office de véritable ciment des rapports bilatéraux, que l’on songe aux livraisons d’armes au régime de Kadhafi et aux Colonels grecs, à la coopération militaire avec l’Espagne franquiste et l’Italie des « années de plomb », ou à l’implication dans des négociations communes comme celles sur le statut de Malte, le droit de la mer ou la CSCE. À ce titre, l’application de la grille de lecture du schéma franco-allemand s’avère fort utile pour mesurer le degré de proximité entre Paris et les autres capitales du bassin – en particulier avec Rome, partenaire de premier plan – et voir à quel point les schémas historiographiques construits par les historiens de la politique européenne de la France restent incontournables pour une lecture décentrée des enjeux de sécurité sur le flanc sud.
18En même temps, l’inscription à l’échelle méditerranéenne des relations de la France avec les deux Grands permet d’éclairer certaines tendances qui demeurent invisibles sous l’angle de la seule perspective eurocentrée. On le constate aisément en ce qui concerne les rapports avec les États-Unis, avec lesquels, en dépit des désaccords politiques des périodes gaullienne et pompidolienne, la coopération dans la gestion des crises méridionales prend un tour presque fusionnel après la guerre du Kippour, engendrant un véritable partage des tâches entre Paris et Washington. La même observation vaut pour les relations avec l’URSS, mais dans le sens contraire : alors que, dans les années 1960 et la première moitié des années 1970, la détente entre Français et Soviétiques atteint son apogée sur les affaires européennes, le risque que celle-ci ne fasse que renvoyer à la périphérie les causes de la tension Est-Ouest nourrit la compétition entre les deux pays en Afrique du Nord. Ce décalage permet un éclairage nouveau des positions de la diplomatie de la France en faveur d’une détente politique plutôt que militaire. Ce n’est d’ailleurs parfois qu’en élargissant l’analyse de la politique française de détente à l’aire euro-méditerranéenne qu’on peut en saisir toute la portée : l’opposition aux MBFR et à tout désarmement régional vise à empêcher un report vers le sud de la course aux armements ; la méfiance vis-à-vis des SALT se fonde en grande partie sur la volonté de préserver les bases avancées américaines en Méditerranée et d’éviter l’inclusion des forces stratégiques françaises dans les accords soviéto-américains ; le facteur yougoslave et adriatique justifie pour une bonne part l’engagement dans la CSCE. On constate ainsi que le prisme méditerranéen des relations Est-Ouest présent chez les décideurs et diplomates français est conscient : ces derniers ne pensent pas la sécurité en Méditerranée comme un simple complément de la sécurité européenne, mais comme un élément central de la stratégie de guerre froide de la France, à l’instar de ce que font les deux Grands.
19C’est là un autre chantier, celui porté aujourd’hui par la Nouvelle histoire diplomatique, auquel cette étude s’est efforcée de contribuer en mettant en évidence la diversité des acteurs et des observateurs impliqués dans cette dimension méridionale de la politique extérieure française. Le travail prosopographique révèle à quel point l’expertise du monde méditerranéen héritée de la période coloniale est mise au service de la politique Est-Ouest après 1962. L’expérience coloniale (ou, selon les cas, anti-coloniale) du Maghreb et du Levant est ainsi particulièrement mobilisée, tant chez les diplomates (Jacques Andréani, Jean-Marie Soutou) et les militaires que chez les chefs d’État et les ministres (Michel Jobert, Jean Sauvagnargues). On le constate notamment à propos de l’Algérie, véritable obsession française, où la relation avec l’URSS est scrutée de très près, parfois avec amertume, surtout chez les agents du renseignement militaire ou au SDECE ; d’ailleurs, les liens de ce dernier avec la CIA demeurent solides tout au long de la période, fondés sur un anticommunisme partagé dont le bassin méditerranéen est le principal champ d’application.
20À l’inverse, dans les années 1970 et 1980, ce sont les spécialistes des questions Est-Ouest qui optent pour une expertise dont la coloration se veut de plus en plus méditerranéenne au fur et à mesure que les troubles se multiplient sur les rivages de la Grande bleue et que l’imbrication des questions stratégiques et économiques prend de l’ampleur dans le contexte de la crise énergétique. La création du CAP en 1973 est le principal témoignage de ce besoin absolu de développer une expertise de l’URSS « par le sud », marquée par l’essor des circulations entre le monde académique et la diplomatie.
21Ce mouvement d’interaction des expertises Est-Ouest et Nord-Sud laisse transparaître une perception nouvelle de l’URSS. Certes l’image d’une superpuissance continentale capable de faire déferler ses troupes à travers l’Europe reste dominante, mais elle va de pair avec une vision qui en fait également une grande puissance navale. D’un point de vue historiographique, la prise en compte de ces angles maritime et méditerranéen de la guerre froide suggère une réinterprétation de la menace venue de l’Est et contribue à alimenter le débat de la Global Cold War quant aux intentions générales de l’URSS et à son rôle dans les crises globales et régionales. Ainsi, à l’encontre d’une historiographie ayant eu tendance à attribuer systématiquement au cercle brejnévien la responsabilité des crises Est-Ouest des années 1960 et 1970 (guerre des Six Jours, crise de la détente) et à se calquer sur les évaluations américaines de la stratégie soviétique4, l’analyse comparée des archives du Quai d’Orsay, de l’Élysée et des organes politiques des pays du bloc communiste apporte de l’eau au moulin des historiens dits « révisionnistes » pour qui, tout au long de la période considérée, les autorités du Kremlin ont été incapables de définir une stratégie globale, ont surtout fait preuve d’opportunisme et ont cherché avant tout à préserver leurs intérêts dans le très vaste espace eurasiatique servant de périphérie à leur immense territoire5. Dans cette logique, prendre pied en Afrique – septentrionale notamment – aurait été un moyen de contourner l’encerclement de l’URSS par les forces navales et terrestres occidentales et de découpler l’Europe des États-Unis à partir du théâtre méditerranéen. La façon dont la diplomatie giscardienne appréhende la crise chypriote de 1974 ou lie l’accroissement des livraisons d’armes à l’Algérie et à la Libye au déploiement des euromissiles à partir de 1976 est symptomatique de cette vision française d’une URSS sur la défensive.
22De façon plus générale, l’expertise française de la guerre froide développe une perception des acteurs locaux du bassin qui se veut au miroir de la doctrine gaullienne : quelle que soit la rive sur laquelle ils se situent, les Méditerranéens agissent de manière autonomisée par rapport aux deux Grands et, eux aussi, tirent parti de la course aux clients entre Washington et Moscou pour conférer une visibilité accrue à leurs revendications. Là encore, les sources émanant des conseillers présidentiels et du ministère des Affaires étrangères corroborent les analyses de la tendance révisionniste de l’historiographie. Elles contribuent de la sorte à éclairer les enjeux du non-alignement dans l’interface Est-Ouest/Nord-Sud qu’est le bassin. La France, comme les superpuissances, fait un usage politique du non-alignement qui vise moins à soutenir les non-alignés en tant que tels qu’à teinter ses engagements pro-occidentaux aux couleurs de la lutte anti-blocs et à ainsi promouvoir sa vision alternative de la conduite des affaires de l’Ouest. Ce « marketing diplomatique » prend d’autant plus de valeur dans le cas présent que le non-alignement régional se fonde sur un projet politique à vocation civilisationnelle et unificatrice, « la Méditerranée aux Méditerranéens », dans un espace politiquement et économiquement éclaté. Son utilisation dans le cadre de la démarche gaullienne d’indépendance est donc aussi un moyen de ne pas laisser aux Soviétiques et aux dirigeants arabes le monopole de l’approche culturelle de la Méditerranée. Cette aspiration nourrit en partie la coopération avec l’Italie, l’Espagne (franquiste et post-franquiste) et la Yougoslavie, dont les conceptions sont les plus proches de celles de la France, sans être totalement convergentes.
23En définitive, l’ensemble de ces réflexions a permis de mettre en exergue une approche multiscalaire de la guerre froide de la France et d’ainsi concourir au mouvement de recherche sur les échelles de l’opposition Est-Ouest. L’observation par le biais méditerranéen se prête particulièrement bien à cette démarche : espace-monde inséré dans le processus géopolitique global d’antagonisme bipolaire, le bassin méditerranéen est aussi un espace approprié, fragmenté en près d’une vingtaine d’espaces terrestres et maritimes nationaux, où l’opposition idéologique gauche/droite se décline en une variété de nuances et de paysages politiques locaux. La France n’échappe pas à la règle ; mieux, elle est, avec l’Italie, l’archétype de l’État engagé à l’Ouest mais dont la vie politique se caractérise par une polarisation marquée, avec l’existence d’un puissant parti communiste, et des questions méditerranéennes domestiques très sensibles tout au long de la période (arrivée des « Pieds-noirs » et des harkis, immigration, trafic d’héroïne et banditisme corso-marseillais – la « French Connection » –, nationalisme corse, terrorisme islamiste). Aussi l’analyse des enjeux de politique extérieure nécessite-t-elle de tenir compte du contexte intérieur afin de dégager les schémas qui président aux décisions françaises dans l’espace global méditerranéen et d’ainsi éclairer des sujets dont l’examen est trop souvent isolé du contexte général Est-Ouest.
24Le poids de l’évolution des mœurs et de Mai 68 dans la naissance de la sécurité coopérative, dans la propagation des idées neutralistes et dans le rapprochement avec la Yougoslavie, celui de la mémoire de la guerre d’Algérie dans l’évaluation de la relation soviéto-algérienne, l’influence du climat politique français sur l’attitude de Giscard d’Estaing vis-à-vis du « compromis historique » italien, la place du nationalisme corse dans l’appréhension des circulations d’armes entre le bloc de l’Est et l’Afrique du Nord sont autant de situations où la démarche géographique des jeux d’échelles fournit les outils les mieux adaptés pour déconstruire la diversité des mécanismes à l’œuvre et des acteurs mobilisés. Cette approche par le prisme multiscalaire prouve que la guerre froide n’est pas un système autonome qui ne ferait que se superposer à la multiplicité des contextes sociétaux ; elle est au contraire totalement imbriquée dans les évolutions économiques, politiques et sociales des sociétés du second xxe siècle. Il convient, en ce sens, d’aller plus loin dans cette démarche et de prolonger un chantier qui, pour la France, reste à l’état embryonnaire6. Ainsi, les grandes crises de la guerre froide, telles les crises de Cuba et de Berlin ou des euromissiles, aux répercussions pourtant tentaculaires, demeurent peu abordées sous l’angle local, alors que les archives préfectorales ou les organes de presse régionaux regorgent de rapports et de documents témoignant de leur impact politique territorial. De même, la participation des Français aux mouvements transnationaux en faveur de « la Méditerranée aux Méditerranéens » appelle davantage de recherches dont n’ont été posées ici que les bases.
25D’autres pistes de recherche abordées au cours des chapitres qui ont précédé mériteraient de faire l’objet d’études plus approfondies. Ainsi, l’analyse des relations franco-allemandes dans un espace où l’influence française est traditionnellement prépondérante aiderait à rééquilibrer une historiographie des rapports entre Paris et Bonn largement portée sur les débats européens et transatlantiques. L’importance des thématiques sud-européennes et proche-orientales dans les verbatims de conversations entre représentants français et allemands conduit à penser que les problématiques relatives à la construction du « couple » dans les années 1960 et à la crypto-compétition à l’Est pendant l’ère de l’Ostpolitik s’appliquent également en Méditerranée : la RFA laisse-t-elle à la France une quelconque préséance dans le bassin ? Quel degré d’influence allemande la diplomatie gaullienne et post-gaullienne est-elle prête à tolérer ? La compétition l’emporte-t-elle parfois sur la coopération ? Comment le partage des tâches s’opère-t-il entre Paris et Bonn lors des crises des années 1970 et de l’affirmation du modèle de gestion quadripartite au sein de l’OTAN ? Quelle place la Méditerranée occupe-t-elle dans la relation germano-soviétique ?
26Le rôle de la relation franco-britannique dans cet espace-monde autrefois dominé par Londres et Paris reste lui aussi à examiner, et ce alors que le renouveau de la présence militaire française dans le bassin à partir du début des années 1970 fait suite à un déclin sans précédent de celle du Royaume-Uni après les indépendances de Chypre et de Malte. Le suivisme dont font preuve les gouvernements d’Harold MacMillan, d’Alec Douglas-Home et d’Harold Wilson à l’égard des orientations stratégiques américaines n’affecte-t-il pas les choix méditerranéens de la France dans les années 1960 ? Quels sont les poids respectifs des orientations françaises et britanniques dans le dialogue euro-arabe puis dans la répartition otanienne des tâches après 1973 ? Quelle comparaison établir quant au rôle joué par les deux puissances nucléaires dans la promotion de nouveaux modèles de sécurité en Méditerranée, calqués sur ce qui se passe au même moment en Europe ?
27Ce processus d’exportation des modèles est un autre chantier à fouiller plus en profondeur : les réunions d’experts de la CSCE consacrées à la sécurité et la coopération en Méditerranée, comme celle de La Valette en 1979 ou celle de Venise en 1984, et qui ont produit quantité de sources immédiatement exploitables par les historiens – l’essentiel est déposé au centre de documentation de l’OSCE à Prague – constituent des moments majeurs de confrontation des doctrines occidentales, soviétiques et non-alignées et, pour les chercheurs, un terrain exceptionnel d’examen prosopographique des experts de la guerre froide dans le bassin. On a vu que la question de la diplomatie environnementale, fondée notamment sur la protection des espaces maritimes et littoraux, y occupe une place importante en ce qu’elle participe de la diffusion vers l’Est et le Sud de certaines des valeurs portées par les mouvements sociétaux qui secouent l’Occident dès le milieu des années 1960. Sur ce thème précis, comme sur celui des droits humains, la recherche historique s’est développée sous l’effet de la prise de conscience climatique des dernières décennies, mais la dimension Est-Ouest demeurant encore trop sous-estimée, le foisonnement de documents produits par la CSCE peut renforcer l’ancrage géopolitique de l’historiographie environnementaliste.
28Forum permanent de négociations sur tous les sujets qui participent de la guerre froide, la CSCE s’avère par ailleurs une entrée des plus pertinentes pour prendre la mesure du poids des questions méditerranéennes dans la relation franco-soviétique après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et l’essor de sa « Nouvelle Pensée7 », en particulier parce que c’est sous l’égide de la CSCE que les pays de l’Alliance atlantique assurent leur domination navale sur la Grande Bleue – via les négociations de la CDE de Stockholm entre 1984 et 1986 – et que naît le projet de Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Méditerranée lors de la réunion d’experts de Palma de Majorque en 1990. Si la diplomatie mitterrandienne ne considère alors plus le bassin comme un espace de la confrontation bipolaire, elle ne continue pas moins de le penser comme un objet de coopération internationale face à des menaces qui, elles, se veulent de plus en plus transnationales. À ce titre, il reste encore à voir dans quelle mesure, après le retrait de la Force multinationale de Beyrouth, la France perçoit l’URSS gorbatchévienne comme une puissance capable de tirer les leçons de ses échecs sur le flanc sud pour se poser en garante de la stabilité méditerranéenne et ainsi transformer l’essai d’une convergence dont on pense alors à Paris que, d’Est-Ouest, elle peut devenir Nord-Sud, du moins jusqu’à ce que la guerre du Golfe et l’éclatement de la Yougoslavie n’ébranlent les convictions françaises, polarisent les relations entre pays du bassin en fonction de leur soutien ou de leur opposition à l’Irak et cristallisent la domination de l’OTAN et des États-Unis sur l’architecture de sécurité euro-méditerranéenne.
29Trente ans après la fin de l’ère bipolaire, ces questionnements historiographiques acquièrent une résonance particulière en ce qu’ils permettent de mieux qualifier et de remettre en perspective les évolutions géopolitiques de la Mare Nostrum. Le moment n’est-il pas venu en effet de réexaminer la dimension méditerranéenne de la guerre froide et de reconsidérer le bilan de la politique française à la lumière des événements récents ? Car les « printemps arabes » de 2011 et les opportunités que leur échec en Syrie et en Libye a offertes à une Russie poutinienne désireuse de sécuriser son accès aux mers chaudes n’ont-ils pas, après tout, validé les conceptions françaises des années 1960 à 1980 ? Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la promotion de la sécurité coopérative Est-Ouest-Sud et la prise en compte des aspirations des sociétés civiles à l’échelle euro-méditerranéenne, l’une et l’autre ayant été pensées par les courants gaullien et « soixante-huitard » de la diplomatie française comme les meilleurs moyens d’empêcher que le bassin ne soit le théâtre d’une compétition des puissances dont les mouvements transnationaux identitaires et religieux seraient les grands bénéficiaires.
30Or, tout au long des décennies 1990 et 2000, la Russie s’est vue refoulée de façon concomitante de ses marges occidentales et méridionales au fur et à mesure que les nationalismes et intégrismes y prenaient de l’ampleur : après la tragédie des guerres yougoslaves et les attentats du 11 septembre 2001, l’UE s’est élargie aux neutres et non-alignés chypriote et maltais (voire croate et slovène) de la même manière qu’elle s’est étendue, comme l’OTAN, aux anciennes démocraties populaires et aux pays baltes ; l’élaboration du partenariat euro-méditerranéen s’est faite, depuis 1995, sans la Russie, en mettant de côté la question des droits humains et en privilégiant les aspects purement sécuritaires ; l’OSCE s’est peu à peu affaiblie au profit de l’Alliance atlantique, en dépit d’un net recul de la présence américaine en Europe et en Méditerranée, même après 2003 et l’intervention des États-Unis en Irak. Bref, Moscou a assisté pendant vingt ans à une véritable occidentalisation de l’aire euro-méditerranéenne, constatant que ce processus n’était pas pour autant synonyme de stabilisation de la zone, comme l’ont prouvé les conséquences désastreuses de l’action militaire contre le régime de Kadhafi en 2011.
31Comment s’étonner, dès lors, de l’appréhension manifestée par la diplomatie russe quant aux conséquences des printemps arabes sur la stabilité des périphéries méridionales de la Russie et de la volonté du président Poutine de revenir dans le jeu régional8 ? Trois ans après le début de la guerre en Syrie et la réaffirmation d’un soutien sans faille du Kremlin à Bachar el-Assad, la perspective d’un accord d’association entre Kiev et l’UE a créé un véritable basculement qui a abouti au rattachement de la Crimée – porte d’entrée de la Marine russe vers les mers chaudes – à la Russie puis, en 2022, à l’invasion de l’Ukraine. À l’orée des années 2020, la crainte exprimée par la diplomatie française au fil des dernières décennies de la guerre froide est devenue réalité : non seulement la sécurité coopérative dans le bassin méditerranéen se réduit à sa plus simple expression, mais les crises qui ont succédé à la répression de sociétés civiles en mal de reconnaissance font à la fois le lit du terrorisme islamiste et celui d’un nouvel impérialisme dont la Russie est, avec la Turquie, l’un des principaux protagonistes et les intérêts occidentaux les principales cibles. À la menace transnationale née dans les années 1980 se superpose de nouveau le jeu des puissances, si bien que la Méditerranée apparaît plus que jamais comme un carrefour géopolitique où se confondent toutes les problématiques contemporaines. La France y joue à ce point le rôle de défenseur de l’Occident et de ses valeurs qu’on peut se demander si, plus de trois décennies après la fin de la guerre froide, ce ne sont pas une nouvelle fois les crises que traverse le bassin qui lui permettent de s’affirmer comme un acteur incontournable des enjeux de sécurité dans l’aire méditerranéenne.
Notes de bas de page
1 Baker James A. et Defrank Thomas M., The Politics of Diplomacy. Revolution, War and Peace, 1989-1992, New York, Putnam, 1995, p. 169.
2 Bozo Frédéric, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, op. cit., p. 149.
3 Note de la SDEO, 5 décembre 1989. AN, 5AG4/CDM38, citée dans Bozo Frédéric, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, op. cit., p. 149.
4 Ulam Adam B., Dangerous Relations, op. cit. ; Pipes Richard, US-Soviet Relations in the Era of Détente, op. cit. ; Gaddis John Lewis, The Cold War, op. cit. ; Ginor Isabella et Remez Gideon, Foxbats over Dimona, op. cit.
5 Khalidi Rashid, Sowing Crisis, op. cit., p. 35-39, 109-110 ; Zubok Vladislav, A Failed Empire, op. cit., p. 247-249 ; Golan Galia, « The Soviet Union and the Cold War in the Middle East », art. cité, p. 59-73.
6 Buton Philippe, Büttne Olivier et Hastings Michel (dir.), La Guerre froide vue d’en bas, Paris, CNRS Éditions, 2014 ; Hastings Michel et Le Clech Sylvie (dir.), La France en guerre froide : nouvelles questions, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015.
7 Pour une vision renouvelée de la « Nouvelle Pensée », voir Momzikoff-Markoff Sophie, Les hommes de Gorbatchev. Influences et réseaux (1956-1992), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
8 Delanoë Igor, « Le retour de la Russie en Méditerranée », art. cité, p. 23-35.
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