Chapitre IV. Stratégie opportuniste ou opportunités stratégiques ?
La France et l’épicentre méditerranéen de la « crise de l’Occident », 1973-1976
p. 165-208
Texte intégral
« En moins d’un an, la situation en Méditerranée s’est radicalement modifiée. Avec la crise du pétrole, l’Europe a pris soudain conscience de la vigueur du renouveau arabe. Avec la crise chypriote, s’est révélée la nocivité de l’ingérence des puissances étrangères à la Méditerranée. L’heure semble venue d’une mutation plus profonde encore : le réveil de la conscience méditerranéenne. Il est intolérable que des forces navales appartenant à des puissances non riveraines adoptent ce théâtre pour leurs dangereux ébats, cautionnant les agressions bien plus qu’elles ne les préviennent. Bien significative, tant de l’absurdité de cette stratégie que de la carence méditerranéenne, est la présence de la Grèce et de la Turquie dans un système dit de l’Atlantique nord. Qu’attendent les Méditerranéens pour libérer leur mer d’une occupation étrangère ? Leur clientèle est aujourd’hui suffisamment recherchée par les Américains et les Russes pour que des mises en demeure de déguerpir soient suivies d’effet. N’a-t-il pas suffi du geste d’un de Gaulle ou d’un Kadhafi pour que les Américains déménagent d’immenses bases, du geste d’un Sadate pour que les Soviétiques rapatrient leurs conseillers1 ? »
1Ce n’est ni un Algérien, ni un Yougoslave, ni un Maltais qui est à l’origine de ce texte publié en août 1974 dans Le Monde diplomatique, mais bel et bien un Français, qui plus est un militaire, le général Xavier Sallantin, sulfureux directeur de la Fondation pour les études de défense nationale, stratégiste reconnu, qui lance cet « Appel aux Méditerranéens ». Paru au lendemain de l’intervention turque à Chypre et moins d’un an après la guerre du Kippour dans un journal ancré depuis peu dans la mouvance tiers-mondiste, l’article témoigne du haut niveau de publicisation dont bénéficie le slogan non-aligné de « la Méditerranée aux Méditerranéens » au milieu des années 1970. Tandis que les opinions publiques des pays de l’OTAN, Turquie exceptée, étaient jusqu’alors plutôt restées à l’écart du débat lié à la présence militaire des deux Grands en Méditerranée, la France, l’Italie et la Grèce voient le sujet émerger avec force dans leur débat public à partir du moment où le déroulement puis le règlement du conflit d’octobre 1973 semblent valider les thèses initialement portées par Alger et Belgrade : la déclinaison israélo-arabe de l’hégémonie soviéto-américaine empêche tout règlement de paix au Moyen-Orient et, partant, toute possibilité de globalisation de la détente, dont la Méditerranée semble privée. Les deux Grands doivent donc partir.
2Avec la crise chypriote, la promotion de ce discours neutraliste par les partis communiste et socialiste italiens, par une frange des gaullistes français et par le nouveau gouvernement grec de Constantin Caramanlis participe de la fragilisation des marges sud de l’OTAN, qui connaissent entre 1974 et 1976 une exceptionnelle accumulation de difficultés. Pour la première fois depuis la fin de la guerre civile grecque et la naissance de l’Alliance atlantique en 1949, la rive nord de la Grande bleue apparaît comme le maillon faible d’un Occident désormais en crise.
3Dès 1973, cette « crise de l’Occident » s’impose comme un élément de langage incontournable pour qualifier l’impression de déclin que traversent l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord. La formule, employée à tour de bras par les représentants des pays de l’OTAN – à commencer par Henry Kissinger qui en use et en abuse –, recouvre pourtant deux réalités bien distinctes qui ont pour point commun de conférer une importance stratégique considérable au bassin méditerranéen.
4La première de ces réalités est la crise économique issue du premier choc pétrolier, celle qui dans le langage courant des dernières décennies du xxe siècle devient « la » crise structurelle par excellence, marquée par la hausse des taux de chômage et le ralentissement de la croissance économique, par opposition à la prospérité des « Trente Glorieuses2 ». La seconde réalité recouvre les crises politiques et diplomatiques de l’Europe du Sud qui, dans la mesure où elles impliquent les partis communistes locaux (Portugal, Italie, voire Espagne et France) ou peuvent, comme à Chypre, fournir un prétexte d’intervention directe à l’URSS, font craindre aux Administrations Nixon et Ford le délitement et la neutralisation du flanc sud de l’Alliance. En d’autres termes, la crise économique affaiblit l’Occident capitaliste quand les crises sud-européennes portent atteinte à l’Ouest en tant qu’alliance politique et militaire. L’Orient arabe est responsable de la première, l’Est communiste peut directement bénéficier de l’une et de l’autre, profitant de la hausse soudaine des cours du pétrole et des rentrées de devises qu’elle procure pour aider les mouvements révolutionnaires ou « progressistes » d’Afrique et du Moyen-Orient. Dans tous les cas, ces crises incarnent chacune à leur façon l’aboutissement de processus entamés au cours de la décennie précédente, qu’il s’agisse des enjeux énergétiques, de la bipolarisation du Proche-Orient, des tensions gréco-turques, de la transition politique dans la péninsule ibérique ou du développement de l’eurocommunisme, lié au désenchantement des PC de l’Ouest après la répression du printemps de Prague.
5Qu’advient-il, dans ce contexte, de la position d’« autre Occident » que s’est forgée la France dans l’espace euro-méditerranéen ? Cette posture constitue-t-elle un frein ou un atout dans une période où l’Occident lui-même est en crise et où la Méditerranée incarne l’épicentre de ces crises ?
6Georges Pompidou avait prévenu dès 1972 qu’une nouvelle guerre israélo-arabe impliquant forcément Moscou et Washington dans un dangereux tête-à-tête était inévitable, en raison de l’entêtement des deux Grands à soutenir aveuglément leurs clients respectifs dans la région et de leur refus de revenir au quadripartisme. De fait, comme en 1967, la prédiction française ne peut qu’accroître, au lendemain du conflit, l’aura et la crédibilité de la France dans le bassin méditerranéen, surtout à l’heure où la tentation du neutralisme – ou de la « finlandisation » pour reprendre un terme alors en vogue – va croissant de part et d’autre de la Méditerranée et fait écho à la rhétorique gaullienne anti-blocs. Mais 1973 n’est pas 1967 : le conflit d’octobre 1973 n’a pas les mêmes conséquences économiques que la guerre des Six Jours ; les intérêts français sont directement menacés par les effets du choc pétrolier et des crises de l’Europe méridionale. Le besoin d’assurer leur protection dans un contexte de difficultés économiques impose donc une meilleure coopération avec les États-Unis et exclut tout retour à un gaullisme ombrageux, et ce d’autant plus que les relations de la France avec l’URSS ont perdu de leur superbe au fur et à mesure que la diplomatie brejnévienne a privilégié l’entente avec Washington et la négociation avec Bonn. Se pose, en bref, le problème de la continuité de la politique extérieure de la France au prisme des nouveaux enjeux Est-Ouest et méditerranéens. Dans quelle mesure la France parvient-elle à concilier son image de chantre de l’anti-blocs et d’amie des Arabes et des non-alignés avec ses impératifs de sécurité et sa volonté de détente ? Les perceptions françaises des crises de l’Europe méridionale et du Proche-Orient entrent-elles en résonance avec les craintes américaines d’une crise générale de l’Occident dont l’URSS serait la principale bénéficiaire ?
7L’accès désormais complet à la quasi-totalité des documents diplomatiques français produits pendant ces années prouve que la succession des crises et la centralité méditerranéenne des enjeux de guerre froide au milieu des années 1970 n’empêchent en rien la France de poursuivre ses objectifs traditionnels d’influence, de sécurité et de rayonnement, mais elles l’obligent cependant à des adaptations dont l’Europe communautaire est l’un des outils tout autant que l’un des bénéficiaires. D’autres instruments, à commencer par la CSCE, sont mobilisés par la France dans le but de poursuivre le dialogue avec l’URSS et ne pas donner à celle-ci l’impression que Paris néglige la détente. Cet aspect franco-soviétique est un élément capital pour éclairer la vision et les choix de la diplomatie de Valéry Giscard d’Estaing, qui s’installe à l’Élysée au printemps 1974 ; il mérite donc d’être croisé avec les paramètres transatlantiques et arabes de cette politique.
De Pompidou à Giscard d’Estaing : les conceptions françaises de la sécurité en Méditerranée au prisme des crises du milieu des années 1970
8Les diverses orientations de la politique extérieure de la France en Méditerranée au milieu de la décennie 1970 sont connues : au Proche-Orient, la mainmise américaine sur le règlement du conflit israélo-arabe conduit Pompidou puis Giscard d’Estaing à mettre la CPE au service de la politique pro-arabe de la France ; en parallèle, souhaitant récolter les dividendes de son positionnement favorable aux Arabes, Paris s’oppose à l’initiative de Kissinger d’organiser une conférence des pays consommateurs de pétrole qui définirait une réponse occidentale coordonnée au choc pétrolier. En Europe du Sud, Giscard d’Estaing, principal soutien d’Athènes au moment de la crise chypriote, s’active pour parvenir à une intégration rapide de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne au Marché commun afin de consolider l’ancrage démocratique et européen de ces pays après la Révolution des œillets, la chute des Colonels et la mort de Franco. Ces orientations concomitantes n’ayant, jusqu’alors, pas fait l’objet d’une analyse globale, il s’agit donc de voir dans quelle conception régionale des rapports internationaux elles s’inscrivent et dans quelle mesure elles font écho à la logique de guerre froide qui, au même moment, guide l’action américaine en Méditerranée.
9Se pose en premier lieu la question de la perception des crises et des menaces qu’elles suscitent, une problématique déjà soulevée par le courant behavioriste américain au moment où ces crises se produisent. Robert Jervis développe ainsi au lendemain de la guerre du Kippour les concepts de perception et misperception comme outils d’analyse des décisions internationales, prenant de la sorte le contrepied de la vision réaliste d’Henry Kissinger, dont la politique est alors de plus en plus critiquée outre-Atlantique. Jervis montre notamment à quel point les certitudes, les préjugés et les systèmes de croyance imprègnent les décideurs et les conduisent à mésinterpréter les situations de crise3. Les débats américains sur l’importance des représentations en relations internationales fournissent des clés pour saisir le regard que porte la diplomatie française sur les affaires méditerranéennes au milieu des années 1970. Ils permettent de montrer combien l’omniprésence des États-Unis sur l’ensemble des dossiers de la région constitue la trame essentielle des orientations françaises et, en même temps, que la compréhension des inquiétudes américaines aide les Français à se rendre indispensables aux yeux de Washington tout en se démarquant de la vision des rapports internationaux qui y prévaut.
De la guerre du Kippour à la crise chypriote : la posture française au miroir de la diplomatie d’Henry Kissinger
10S’il est un homme qui domine encore incontestablement le jeu international durant la période 1973-1976, c’est bien Henry Kissinger. Conseiller à la sécurité nationale des États-Unis depuis l’arrivée au pouvoir de Richard Nixon, il cumule cette fonction avec celle de secrétaire d’État de septembre 1973 à novembre 1975, asseyant son autorité sur la politique extérieure américaine jusqu’à l’échec de Gerald Ford à l’élection présidentielle de novembre 1976, bien qu’il doive faire face à un Congrès de plus en plus véhément sur la conduite des affaires étrangères4. Pendant ces trois années, Kissinger fait de l’endiguement de la puissance soviétique en Méditerranée une priorité absolue, dont témoignent ses fréquents allers-retours avec les capitales du Proche-Orient et de l’Europe méridionale5. Son omniprésence dans les affaires méditerranéennes est telle que l’attitude des acteurs de la région, URSS comprise, est largement tributaire de celle des États-Unis. La France ne déroge pas à la règle et, à cet égard, les soubresauts transatlantiques et les crises régionales qui s’étalent de l’automne 1973 à l’été 1974 constituent les véritables points d’ancrage non seulement de l’ensemble des relations franco-américaines jusqu’en 1976, mais aussi du positionnement français dans l’apparente accélération de la guerre froide qui se joue alors dans le bassin. Comme souvent lorsque la sécurité de l’Occident est menacée, les crises favorisent un rapprochement entre Paris et Washington qui atteint son apogée en 1975. La première étape de ce processus est la guerre du Kippour, moment paroxysmique d’opposition franco-américaine. Il suffit cependant d’en analyser les effets sur le moyen terme pour s’apercevoir qu’elle œuvre au renforcement des liens entre les deux pays et, dans le même temps, permet à la France de mieux se distinguer des conceptions de Kissinger.
11Alors qu’au moment de la guerre des Six Jours les positions adoptées par de Gaulle avaient largement contribué à mettre en exergue le poids de son pays dans les affaires proche-orientales et sa volonté d’intervenir dans le règlement du conflit via le principe des négociations quadripartites, la relative discrétion de Pompidou pendant la guerre du Kippour prouve à quel point le successeur du Général semble s’être fait à l’idée que le sort de la région est désormais entre les mains des deux Grands. Tandis que le chef de poste du SDECE à Beyrouth alerte sur une attaque imminente des troupes égypto-syriennes contre les positions d’Israël dans le Sinaï et sur le plateau du Golan, le président français ne prend même pas la peine de prévenir Nixon, Brejnev et Golda Meir6. Pompidou estime-t-il que ces derniers ne le croiraient pas ? S’agit-il de leur faire payer la mise à l’écart progressive de la France des négociations de paix et de leur prouver que sa prémonition d’une revanche imminente des Arabes était juste ? Les déclarations du président et de Michel Jobert avant et après le conflit laissent penser qu’il y a un peu de tout cela. Américains et Soviétiques le leur rendent bien, puisque, pendant la guerre, ni les uns ni les autres ne prennent soin de consulter les Français sur d’éventuelles solutions à envisager à quatre. Brejnev et Kissinger s’engagent résolument auprès de leurs clients respectifs en mettant en place de gigantesques ponts aériens et se concertent pour mettre en œuvre un cessez-le-feu. Son non-respect initial par Israël suscite la menace soviétique d’une intervention directe et la mise en alerte des forces nucléaires américaines.
12Dès lors, pour Pompidou et son ministre des Affaires étrangères, la guerre du Kippour incarne plus que jamais le « condominium » soviéto-américain et renforce l’impression de double hégémonie laissée par les SALT, l’accord sur la prévention de la guerre nucléaire et les négociations MBFR. La rhétorique tonitruante de Jobert, aux accents gaulliens assumés, permet de nouveau à la France d’apparaître comme la championne du dépassement des blocs dans l’ensemble de l’espace euro-méditerranéen. Le ministre s’en prend ouvertement à la demande des Américains à leurs alliés « d’appuyer leur action », « sans les informer pour autant des contacts pris entre Washington et Moscou depuis le début des hostilités » ; il leur reproche aussi de mettre en alerte les troupes américaines en Europe sans consulter les Européens7. Plus grave encore aux yeux de Pompidou et Jobert est la propension de Kissinger à vouloir mettre les Soviétiques hors-jeu dans le règlement de la paix. Ils jugent en effet dangereuse sa politique des « petits pas », déployée envers chaque pays arabe pris isolément et qui doit permettre d’éviter un accord global imposant à Israël un règlement contraire à ses vœux. Selon le président français, cette méthode menace de déstabiliser un peu plus la région :
« Pour dire le fond de ma pensée, ce que je crains, c’est qu’on arrive à un accord séparé égypto-israélien, voire égypto-syro-israélien qui ne serait pas approuvé par l’ensemble des Arabes et ratifié par la Communauté internationale. Dans ce cas d’ici à deux ou trois ans il y aura au Caire de jeunes officiers qui diront que Sadate s’est fait rouler, le renverseront et remettront tout en question8. »
13Ainsi, estiment Pompidou et son ministre, non seulement pareil accord séparé signifierait le grand retour des Soviétiques en Égypte, mais le principe en soi des « petits pas » et la division du monde arabe qu’elle implique risquent de jeter les « non modérés » – Libyens, Algériens, Syriens, Irakiens et Palestiniens –, dans les bras de Brejnev. Face à un rapprochement aux conséquences potentiellement explosives et à l’abandon définitif du quadripartisme, les Français ne voient que deux solutions pour empêcher qu’une division des Arabes n’accentue un peu plus la guerre froide en Méditerranée : d’une part, Jobert enjoint Gromyko de discuter avec l’Égypte et Israël afin que Moscou ne se coupe pas des modérés9 ; d’autre part, il cherche à profiter des effets de la guerre du Kippour sur la sécurité européenne et de la volonté de Kissinger de réaffirmer le leadership des États-Unis au sein de l’Alliance atlantique pour mobiliser les partenaires du Marché commun et ne pas laisser les Américains seuls maîtres du processus de paix au Proche-Orient. En d’autres termes, il met les deux grandes orientations de la politique extérieure de la France que sont la construction européenne et la détente Est-Ouest au service de la politique arabe de la France.
14Ainsi, le 21 novembre 1973, Jobert invite ses partenaires de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) à faire un effort « sur le chemin qui mène à une défense européenne » ; le mois suivant, il parvient à faire adopter, lors du sommet de l’OTAN à Copenhague, une déclaration sur l’identité européenne, qui fait pièce au projet de Kissinger de nouvelle charte de l’Atlantique10. En parallèle, Pompidou, jusque-là circonspect quant aux effets à attendre de la CPE, annonce en Conseil des ministres que le temps est venu de « faire la preuve et l’épreuve de la solidité de la construction européenne, comme de sa capacité de contribuer au règlement des problèmes mondiaux11 ». Bref, la guerre du Kippour agit comme un accélérateur de l’engagement français dans l’élaboration d’une attitude européenne coordonnée vis-à-vis des deux Grands et des pays arabes. Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’intention de Pompidou n’est pas de se servir de la construction européenne pour définir une réponse collective au défi énergétique posé par les membres de l’OPEP ; sur ce point, il préfère agir de manière bilatérale avec chaque pays arabe, tirant ainsi partie des orientations défendues auprès d’eux depuis le milieu des années 1960 et, surtout, depuis la guerre des Six Jours. Son objectif reste de préserver la place de la France dans le processus de paix.
15Dès le début de l’année 1974 cependant, tant les conseils de Jobert à Gromyko que les initiatives européennes atteignent leurs limites. La plupart des dirigeants arabes, dont Hafez el-Assad, acceptent que Kissinger joue les entremetteurs entre eux et Israël, dans la mesure où cela peut leur éviter de négocier directement avec l’État hébreu et de passer des compromis sur la question palestinienne12. L’URSS se retrouve donc marginalisée. Quant à la tentative française d’européaniser sa politique arabe, elle subit un sérieux revers à partir du moment où le quadruplement des prix du pétrole conduit les partenaires européens de la France à s’aligner sur les conceptions du Secrétaire d’État à l’occasion de la conférence de Washington sur l’énergie en février 1974. Dans les mois qui suivent, Jobert défend une position isolée face à ses homologues du Marché commun prêts à accepter des consultations avec les États-Unis avant toute initiative européenne au Proche-Orient13. Lorsque Georges Pompidou s’éteint le 2 avril 1974, les relations franco-américaines semblent au plus bas.
16Mais il suffit d’un peu de recul pour s’apercevoir que, sur le long terme, la crise de l’automne-hiver 1973-1974 a eu plus d’avantages que d’inconvénients : non seulement Kissinger a pris conscience du poids des Français dans la politique méditerranéenne de l’Europe communautaire, mais il a compris que toute initiative transatlantique efficace en contexte de crise supposait de ne pas se mettre Paris à dos. En outre, la mésentente a été telle qu’il ne peut y avoir qu’une embellie au printemps. La crise permet ainsi à Valéry Giscard d’Estaing de se poser, dès son élection en mai 1974, en homme de la conciliation : en dépit de la persistance de désaccords avec Washington sur la façon de négocier avec les pays de l’OPEP14, il accepte immédiatement le principe de consultations au cas par cas avec les États-Unis dans le cadre de la CPE, ouvrant la voie au dialogue euro-arabe, lancé le 11 juin 197415. Cette apparente rupture avec l’intransigeance pompidolienne transparaît en réalité avant même l’arrivée de Giscard d’Estaing ; elle est liée aux premiers résultats, positifs, de la politique des « petits pas » : un premier accord de désengagement égypto-israélien dans le Sinaï est signé en janvier 1974 ; un accord similaire sur le Golan entre Tel-Aviv et Damas est conclu fin mai. L’ensemble est sanctionné en juin par une tournée triomphale de Nixon au Proche-Orient, y compris en Égypte et en Syrie. Côté français, nombreux sont les diplomates à admettre que la stratégie de Kissinger est payante. Parmi eux se trouve Jean Sauvagnargues, jusqu’alors ambassadeur à Bonn après l’avoir été pendant huit ans à Tunis. Aussi bien au fait des questions méditerranéennes que des problèmes européens, Sauvagnargues est nommé ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Jacques Chirac. Le choix de ce diplomate chevronné pour succéder à Michel Jobert témoigne d’une donnée importante : bien que Giscard d’Estaing se présente en conciliateur en chef après les difficultés de la fin de l’ère Pompidou, les acteurs de la diplomatie française ne changent guère. Le nouveau président garde ainsi auprès de lui Gabriel Robin, conseiller diplomatique de Pompidou, qui joue un rôle essentiel dans la définition de la politique Est-Ouest, tandis que Geoffroy Chodron de Courcel reste secrétaire général du Quai d’Orsay. Jacques Andréani, dont l’influence ne cesse de croître depuis 1968, prend la tête de la direction d’Europe en 1974. À l’instar du nouveau locataire de l’Élysée, ces hommes ont une conscience aiguë des difficultés auxquelles doivent faire face les dirigeants américains, discrédités par l’affaire du Watergate et confrontés à un Congrès qui sape leur politique de détente en usant de l’arme des droits de l’homme ; Giscard d’Estaing manifeste même une certaine empathie à l’égard de Gerald Ford, dont la marge de manœuvre est limitée par le fait qu’il succède à Nixon sans avoir été élu.
17Ces diplomates français sont surtout conscients de l’embarras dans lequel les crises sud-européennes placent Ford et Kissinger, tant vis-à-vis de leur opinion publique que de leurs alliés : comment répondre aux demandes en faveur des droits humains sans provoquer une URSS qui paraît plus puissante que jamais ? Comment gérer les crises qui touchent les alliés méridionaux de l’OTAN sans se faire taxer d’ingérence, surtout à une époque où les liens des États-Unis avec les dictatures font l’objet d’une vindicte sans précédent ? Alors qu’à l’été 1974, tous les ingrédients d’une neutralisation de l’Europe du Sud semblent réunis, la diplomatie kissingérienne se retrouve soumise à une telle pression qu’elle s’enferre dans des prises de position qui érodent un peu plus le crédit américain. À Chypre, l’aval donné par Kissinger à l’occupation turque de la partie septentrionale de l’île provoque la colère de Constantin Caramanlis qui, revenu au pouvoir à la faveur de la chute des colonels, sort la Grèce du commandement intégré de l’OTAN et remet en question les facilités accordées à la Sixième Flotte. Tandis que l’URSS tente d’imposer une médiation internationale sous son égide, le puissant lobby grec de Washington suscite une spectaculaire volte-face des orientations américaines en obtenant du Congrès qu’il impose un embargo sur les armes à destination de la Turquie en février 197516. En guise de rétorsion, le gouvernement de Bülent Ecevit fait fermer cinq bases américaines sur son territoire. L’Administration Ford donne l’impression d’avoir perdu sur les deux tableaux, grec et turc, tandis que Moscou avance ses pions à Chypre, officiellement non-alignée.
18Au même moment, alors que dans les mois qui suivent la « révolution des œillets » d’avril 1974 le Portugal voit le parti communiste s’imposer progressivement comme la force politique la mieux structurée du pays, en Italie le PCI se rapproche du pouvoir sous l’effet conjoint des réorientations idéologiques de son secrétaire général Enrico Berlinguer et de la crise de la démocratie chrétienne. L’eurocommunisme que celui-ci théorise, fondé sur la critique du régime soviétique et de la doctrine Brejnev ainsi que sur le principe de la conquête démocratique du pouvoir, est analysé par Kissinger comme une forme de non-alignement qui, s’il était mis en œuvre, ferait de l’Italie une deuxième Yougoslavie soumise à la bonne volonté soviétique de ne pas l’envahir. En d’autres termes, pour le secrétaire d’État, quelle que soit la situation considérée, du Portugal à la Turquie, l’URSS est la principale gagnante des crises du flanc sud, et les effets du choc pétrolier sur les économies occidentales conjugués aux bénéfices financiers qu’elle en retire ne peuvent que l’inciter à aller de l’avant17.
19Cette accumulation de dangers sur le flanc sud de l’Alliance rend la France un peu plus indispensable aux yeux de Kissinger : quelques mois à peine après la crise transatlantique de l’hiver 1973-1974, il voit en Giscard d’Estaing l’allié le plus sûr et le plus solide d’Europe méditerranéenne, ce qui contribue à la spectaculaire amélioration des rapports franco-américains, dont le sommet de la Martinique, en décembre 1974, constitue une étape clé, encensée par les protagonistes des deux bords18. Les Français entendent bien profiter de cette situation pour rétablir un certain équilibre au sein de l’Alliance atlantique et opérer un partage des tâches implicite avec les États-Unis en Méditerranée. Ce caractère exceptionnel n’implique pas pour autant une communauté de vues quant à l’avenir des relations Est-Ouest : si l’Administration Ford reste obnubilée par la menace soviétique en Méditerranée, le président français se montre adepte d’une forme de gaullisme optimiste qui guide largement ses décisions à l’égard du bassin méditerranéen.
De l’Est-Ouest au Nord-Sud : une vision désidéologisée et optimiste des relations internationales
20Le milieu des années 1970 voit un autre régime de relations internationales se superposer à la guerre froide : tandis que s’affaiblit le modèle occidental post-1945 fondé sur la prospérité économique et le consensus politique euro-américain en faveur d’un système atlantique, émerge un système de mondialisation des échanges et des valeurs libérales qui, jusqu’à la fin des années 1980, doit composer avec l’ordre de guerre froide et les résistances soviétiques à tout progrès en matière de droits humains et de démocratie dans le bloc communiste19. La crise de la politique extérieure américaine durant la décennie 1970 est à la fois une cause et une conséquence de cette concomitance des régimes – mondialisation et guerre froide – dans laquelle Henry Kissinger voit d’abord un moyen pour l’URSS de profiter de la « crise du capitalisme » pour pénétrer en Afrique et en Méditerranée. En d’autres termes, pour la Maison Blanche, les logiques Est-Ouest continuent de déterminer les rapports Nord-Sud : les mouvements révolutionnaires et socialistes sont, où qu’ils se trouvent, les principaux éléments de déstabilisation des rapports internationaux.
21Le moins que l’on puisse dire, c’est que Valéry Giscard d’Estaing conçoit les relations internationales sous un angle différent : il pense que la crise de « surchauffe » économique issue du choc pétrolier n’est que passagère tout comme il a tendance à relativiser les logiques de guerre froide, à tel point qu’on peut se demander s’il est un visionnaire qui entrevoit déjà la fin du conflit Est-Ouest ou s’il fait preuve de naïveté à l’égard des intentions soviétiques. C’est en tout cas sa certitude, en 1974-1975, que l’opposition entre blocs est appelée à ne pas durer qui explique probablement le peu d’intérêt que les historiens ont porté à sa politique Est-Ouest, surtout si l’on compare avec l’attention suscitée par ses prédécesseurs et son successeur à l’Élysée20. La vision qu’il développe de la guerre froide est pourtant extrêmement éclairante quant aux orientations diplomatiques de la France sur le long terme. Sans surprise, elle est largement guidée par sa longue expérience de secrétaire d’État aux Finances (1959-1962) puis de ministre de l’Économie et des Finances (1962-1966 et 1969-1974). C’est ainsi lui qui, en 1964, est chargé par le général de Gaulle de se rendre à Moscou pour y signer le premier accord commercial franco-soviétique et inaugurer la détente économique avec l’URSS. Parvenu au sommet de l’État, Giscard d’Estaing poursuit sur la voie de la convergence économique, portée à son paroxysme en 1974 et 1975 en raison de la conjonction exceptionnelle des deux dynamiques transnationales que sont la détente et le renforcement de l’interdépendance Nord-Sud liée en premier lieu aux questions énergétiques.
22En effet, plus que ses prédécesseurs, qui ont pu à un moment donné profiter de la division Est-Ouest pour affirmer l’originalité de leur politique étrangère, Giscard d’Estaing cherche à se dégager probablement plus sincèrement de la logique de guerre froide, persuadé que le monde ne se divise plus entre communistes et capitalistes – mais plutôt selon le degré de richesse des pays et indépendamment des idéologies – et que l’inflation va rapidement mettre un terme aux difficultés économiques du monde capitaliste en faisant gonfler les échanges commerciaux à l’échelle de la planète21. Aussi, influencé par les théories de Samuel Pisar22, il représente le « Nord » quand de Gaulle et Pompidou se posaient en Occidentaux, bien que le second ait, on l’a vu, déjà considérablement amorcé ce changement de perspective. Certes, la dénomination « Occident » demeure et Giscard d’Estaing lui-même l’emploie, mais il lui confère une dimension économique particulièrement marquée qui va au-delà de son sens « otanien ». Sa proposition, en marge du sommet d’Helsinki de l’été 1975, d’organiser des rencontres régulières entre dirigeants des sept pays les plus industrialisés au monde – le premier G6 (sans le Canada) se réunit à Rambouillet en novembre 1975 – se fonde sur des critères de richesse économique seulement, comme en témoigne la présence du Japon. Il en va de même avec l’organisation à Paris, en novembre 1975, de la Conférence sur la coopération économique internationale, qui pose les bases du dialogue entre pays industriels et pays en voie de développement. Ce glissement sémantique qui confond l’Occident et le Nord, très clair chez Giscard d’Estaing, l’est aussi chez ses alliés après 1973 : c’est un acteur majeur des relations Est-Ouest, Willy Brandt, qui cristallise la conception Nord-Sud des relations internationales en s’installant en 1977 à la tête d’une Commission indépendante sur les problèmes de développement international dont le rapport final s’intitule Nord-Sud : un programme de survie23. Le choc pétrolier fait prendre conscience aux décideurs « occidentaux » à quel point leurs économies industrialisées sont dépendantes des importations de matières premières en provenance du Sud, et les oblige à élaborer des politiques de développement qui vont au-delà des logiques d’influence post-impériale nées de la décolonisation.
23À cette composante économique de la distinction Nord-Sud s’ajoute, chez Giscard d’Estaing, une dimension civilisationnelle et religieuse qui guide sa politique à l’égard du bassin méditerranéen. Idéologiquement proche des chrétiens démocrates bâtisseurs de l’Europe, le président français se présente comme l’un des dépositaires d’un idéal gréco-romain teinté de christianisme, que l’on retrouvait également chez de Gaulle et Pompidou mais sans le volontarisme qui justifie les grandes avancées européennes des années 1974-1979. C’est la défense de cet idéal qui le conduit à soutenir la Grèce face à la Turquie, à garder confiance dans la DC italienne et à privilégier la construction européenne comme instrument de la démocratisation de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne.
24De cette vision Nord-Sud découle l’idée que la Méditerranée est un espace frontière plus qu’un trait d’union : une frontière entre d’une part un monde arabe périphérique fournisseur de matières premières, où s’exerce la concurrence classique des puissances, et d’autre part une Europe consommatrice où les mécanismes de la convergence font progressivement vaciller le rideau de fer économique. Car dans ce contexte où l’Est-Ouest se fond dans le Nord-Sud, la place de l’URSS est, aux yeux de Giscard d’Estaing, incontestablement au Nord, en dépit du fait qu’elle est l’un des principaux producteurs de pétrole au monde. Gabriel Robin, qui suit de près, depuis l’Élysée, les négociations de la CSCE abreuve le président de documents qui vont dans ce sens : les diplomates de la délégation française qui, entre 1972 et 1975, côtoient quotidiennement ceux de leurs homologues soviétiques parmi les plus chevronnés, à l’instar des spécialistes des questions européennes que sont Anatoly Kovalev, Lev Mendelevitch et Valerian Zorine, y constatent à quel point ces derniers sont attachés à la stabilité européenne et au dialogue avec les Occidentaux, dont dépend le transfert de technologie et de crédits24. L’Élysée et la sous-direction d’Europe orientale – dirigée par le discret Yvon Omnès, qui se spécialisera par la suite dans les affaires africaines – ne voient donc pas pourquoi l’URSS chercherait à jouer la carte de la « crise du capitalisme » en Europe du Sud, sauf si des acteurs locaux, comme les communistes portugais, l’incitaient à intervenir, le risque étant alors de provoquer une contre-réaction de droite sur le modèle de celle qui a renversé Salvador Allende au Chili en septembre 197325. Finalement, l’espace sud européen où l’URSS présente la menace directe la plus grande pour les intérêts de l’OTAN correspond à la zone qui s’étend des Balkans à Chypre, une aire où ses intérêts n’ont rien d’idéologiques mais s’inscrivent dans la droite ligne de la politique régionale de la Russie tsariste26.
25Cet attachement soviétique à la stabilité européenne s’incarne, pour Giscard d’Estaing, G. Robin, J. Andréani et une partie du Quai d’Orsay, dans les évolutions mêmes des sociétés socialistes, où le printemps de Prague et les manifestations ouvrières en Pologne ont prouvé le désir de liberté et de réforme. Dans la vision giscardienne du monde, l’aspiration à ces valeurs est le propre de sociétés industrialisées et pacifiées dont la structure économique et sociale repose d’abord sur la classe moyenne, corollaire de la division Nord-Sud à l’échelle globale. Le président français estime en effet que la distinction marxiste entre possédants et prolétaires n’a plus lieu d’être en Europe dans la mesure où la classe ouvrière s’affaiblit sous l’effet de la tertiarisation des économies et de l’accroissement des échanges, et que l’évolution des mœurs tend à effacer l’attachement aux institutions traditionnelles que sont le syndicat, l’usine, le parti et l’Église. On assiste au contraire à la généralisation d’un vaste groupe salarié qui, de l’Atlantique à l’Oural, aspire à être gouverné au centre, comme en France27. Certes les débats autour de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne et de la situation des droits de l’homme dans le bloc de l’Est montrent aux Occidentaux que ce schéma ne s’applique pas encore à l’URSS, mais la montée en puissance des mouvements de dissidents et l’enrichissement des populations urbaines à l’ère brejnévienne laissent justement penser aux observateurs français que la société soviétique ne pourra pas demeurer sclérosée bien longtemps et que son besoin de liberté est manifeste28.
26Appliquée aux relations internationales, cette vision des sociétés européennes implique que les rapports entre États du Nord doivent être désidéologisés pour permettre une coopération sereine, ce qui signifie abandonner toute logique de guerre froide. Giscard d’Estaing développe en quelque sorte une diplomatie de la classe moyenne qui devient une nouvelle variante de la politique du dépassement des blocs. Elle se manifeste lors des diverses rencontres du président centriste avec les dirigeants communistes, ce qui ne va pas sans provoquer quelques remous chez les idéologues du Kremlin. En visite à Moscou en octobre 1975, Giscard d’Estaing n’hésite pas à déposer une gerbe au mausolée de Lénine et, devant l’ensemble du Politburo, à en appeler officiellement à une désidéologisation des rapports Est-Ouest, suscitant la défiance de ses interlocuteurs, soucieux de demeurer les chefs de file du mouvement communiste international29. Un an plus tard, il remue le couteau dans la plaie en pointant, devant les caméras de la télévision d’État yougoslave, l’inadaptation du marxisme aux sociétés européennes de la fin du xxe siècle :
« Le marxisme, c’est un système, une explication, d’ailleurs dus à la très forte personnalité de son auteur, car la pensée de Marx, vous l’avez noté comme moi, est une pensée qui a été, en réalité, évolutive, au long de sa vie ; mais c’est une pensée, une analyse qui s’est fondée sur l’observation des faits sociaux ou des problèmes de l’Europe industrielle et prolétaire des années 1860 ; et l’Europe actuelle, qui est une Europe à haut niveau de vie, à haut niveau d’instruction, qui se développe de plus en plus, à très grande diffusion de l’information, est une Europe dont les problèmes humains sont de natures très différentes30. »
27En osant pareil discours à la télévision de Belgrade, le président français accrédite la version yougoslave du socialisme et sa déclinaison italienne, l’eurocommunisme, dont le fondement théorique rejoint la pensée giscardienne tout en faisant écho aux objectifs de la politique de détente française depuis 1968. À l’instar de J. Andréani ou de G. Robin à Paris, Berlinguer a pour point commun avec Tito de considérer le printemps de Prague et sa répression comme des points de rupture majeurs au sein du mouvement communiste international, justifiant ainsi son positionnement original vis-à-vis de Moscou. En même temps, le PCI, qui a abandonné la rhétorique révolutionnaire depuis 1962, reconnaît que l’enrichissement de la société italienne ne lui permet plus de s’appuyer uniquement sur les ouvriers s’il veut parvenir au pouvoir ; il a donc intérêt à diversifier son électorat et à élargir le spectre de ses alliances politiques vers le centre31. Berlinguer admet, en d’autres termes, que la domination de la classe moyenne est devenue une réalité.
28On comprend donc que Giscard d’Estaing se montre, en 1974-1975, moins inquiet que Kissinger quant au sort de l’Italie : comment développer le socialisme dans une société capitaliste sans adopter une politique réformiste ? Certes il n’exclut pas formellement le risque de neutralisation, mais si le PCI devait accéder au pouvoir, son aversion pour le régime soviétique, ses liens avec la démocratie chrétienne et l’Europe communautaire l’empêcheraient probablement de lorgner vers une URSS qui n’a de toute façon pas vocation à poursuivre la guerre froide. Mais encore faut-il que la France assure son rôle de partenaire privilégié et de voisin protecteur de l’Italie, et que les efforts en faveur de la détente soient poursuivis. Pareil positionnement permet au président français de jouer sur les deux tableaux et de se poser en chef de file et acteur incontournable de l’Europe du Sud, comme le faisait son prédécesseur : il peut faire mine de soutenir les idées du non-alignement méditerranéen tout en montrant aux Américains que la France dispose de tous les outils pour parer aux effets de l’eurocommunisme, moins défavorable aux intérêts de l’Occident que ce que croit Kissinger32. Vis-à-vis des États-Unis, il en va de la crédibilité de la politique extérieure de la France : le PCI reprenant à son compte l’objectif gaullien de dépassement des blocs, Giscard d’Estaing ne peut se permettre d’adopter auprès de Washington une attitude inquiète. Ce serait, sinon, admettre que la politique gaullienne est un danger pour l’Occident. Giscard se montre en revanche beaucoup plus préoccupé, en 1974-1975, par les agissements des communistes portugais, qui rejettent l’eurocommunisme et proclament leur fidélité au Kremlin, risquant par-là de déstabiliser l’ensemble de la péninsule ibérique alors que Franco est malade33.
29Pourquoi, dans ces conditions, l’historiographie a-t-elle rangé Giscard d’Estaing parmi les contempteurs de l’eurocommunisme, au même titre que Kissinger34 ? La chronologie est ici importante. La position du président français, loin d’être figée, est liée en partie à l’évolution de la situation politique en France mais aussi aux changements géopolitiques de 1976. Ce n’est pas un hasard si ses commentaires négatifs vis-à-vis de la « voie italienne vers le socialisme » ne sont exprimés qu’à partir de la fin de l’année 1975 et lors de conversations avec les alliés de l’OTAN. Cela correspond au moment où le PCF de Georges Marchais, soucieux de se démarquer de l’URSS dans le contexte ambiant de dénonciation du Goulag, s’oriente lui aussi vers l’eurocommunisme en se rapprochant du PCI en novembre 1975 et en resserrant ses liens avec le PS de François Mitterrand35. En prônant « un socialisme aux couleurs de la France36 », fondé sur les libertés individuelles et collectives et s’appuyant sur une frange électorale plus large que la seule classe ouvrière, la gauche joue sur le même terrain que le président, affaiblit l’originalité du discours élyséen et suscite la perplexité de la Maison Blanche. Cette période voit ainsi Kissinger formuler ses premières craintes quant au fait que la France puisse elle aussi emprunter la voie de la « portugalisation », voire de la « finlandisation », en raison du délitement de la majorité de centre-droit et des chances de l’Union de la gauche de l’emporter, et ce alors même que la mort de Franco ouvre une période d’incertitude en Espagne voisine et que le parti communiste espagnol sort de l’ombre37. Or Giscard d’Estaing souhaite que la France continue d’apparaître comme le pilier du flanc sud et que lui-même soit perçu à Washington comme le seul dirigeant français sur lequel les Alliés puissent compter face à la coalition PS-PCF d’une part et aux gaullistes d’autre part, ces derniers étant « sous contrôle » jusqu’à l’été 1976 du fait de leur participation à la majorité présidentielle. Pour autant et en dépit des craintes de Kissinger, on ne peut pas dire que le programme voulu par la gauche soit en contradiction avec la conception giscardienne d’une Europe de la classe moyenne appelée à être gouvernée au centre. Dans les faits, la vision mitterrandienne va clairement dans le sens des orientations diplomatiques françaises à l’égard de la gestion des crises méridionales.
30Au sein de l’Internationale socialiste, Mitterrand se pose ainsi en chef de file des socialistes méditerranéens, considérant que les dirigeants du sud de l’Europe n’ont pas d’autre choix que de s’allier avec les PC s’ils veulent défier les prétentions communistes à parler pour la gauche, contrairement aux partis d’Europe du Nord pour lesquels l’électorat ouvrier est déjà acquis. De rencontres en congrès, le premier secrétaire du parti français structure le mouvement socialiste sud européen et élabore une véritable stratégie de poker menteur avec les PC, qui, à l’instar de ce qui se passe en France, doit s’appliquer à l’Italie, à l’Espagne, à la Grèce et au Portugal. L’action mitterrandienne conjuguée au développement de l’eurocommunisme du PCF a pour but, outre l’accès des socialistes au pouvoir, d’affaiblir les partis communistes sud-européens et de diminuer les risques de neutralisation du flanc méridional. La CIA en a conscience, bien qu’elle ait du mal à se faire entendre en raison de la crise de crédibilité qu’elle traverse depuis la guerre du Kippour ; pour l’agence américaine, la stratégie mitterrandienne sert les intérêts de l’OTAN38.
31De fait, en France entre 1974 et 1976, tant la majorité que l’opposition affichent leur désir de jouer les premiers rôles dans une Europe méditerranéenne en pleine mutation, dont les structures économiques et les cultures politiques leur sont familières, ce qui leur permet de mieux saisir les subtilités des rapports de force locaux et de proposer une alternative aux conceptions américaines.
32Est-ce à dire que, pour les Français, et pour Valéry Giscard d’Estaing en particulier, les autres rives de la Méditerranée sont condamnées à demeurer à l’écart des évolutions européennes, que la division Nord-Sud accélérée par le choc pétrolier et les questions énergétiques a définitivement affaibli l’idée d’une communauté de destin méditerranéenne, que le concept d’une Méditerranée espace frontière est désormais indépassable ? Il est évident que Giscard l’Européen n’est pas familier des problématiques proche-orientales et nord-africaines comme pouvaient l’être ses prédécesseurs, et il ne s’en cache pas à son arrivée au pouvoir39. Ses ambitions pour l’Europe et ses choix diplomatiques suggèrent qu’il établit une claire distinction entre les affaires sud-européennes et le reste de la Méditerranée, entre le centre et la périphérie ; la mer est un espace de transition qu’il convient de sécuriser pour assurer le bon acheminement des matières premières. Cela suppose cependant d’exclure toute idée de neutralisation des espaces traversés et implique le développement d’une politique de convergence Nord-Sud protégeant les intérêts occidentaux. Aussi, s’il y a bien un pays vers lequel la France met en œuvre, au milieu des années 1970, une version édulcorée de sa diplomatie de la classe moyenne, c’est l’Égypte, dans la mesure où la réouverture du canal de Suez à la navigation en juin 1975 en fait un arbitre essentiel de la stabilité économique européenne en période de crise énergétique.
33Dès son arrivée au pouvoir, Giscard d’Estaing, qui à propos du monde arabe agit en économiste et se passe facilement de l’avis de ses conseillers, se félicite de la main tendue d’Anouar el-Sadate vers les États-Unis et l’Europe, et de ses efforts pour libéraliser l’économie égyptienne, en rupture avec le socialisme nassérien40. De fait, érigé en modèle d’intelligence et de pragmatisme, Sadate devient un élément clé de la politique méditerranéenne de la France entre 1974 et 1976 en ce qu’il véhicule un message en adéquation totale avec ce que prône Paris depuis les années 1960 : tourné vers l’Occident, il demeure l’un des chefs de file d’un non-alignement qui tend à se débarrasser des oripeaux du nationalisme arabe. Sa vision de « la Méditerranée aux Méditerranéens », qui entend une solide coopération euro-arabe et donc franco-égyptienne, mérite d’être appuyée, et le président français ne se prive pas de le faire publiquement lors de son voyage au Caire en décembre 197541. Ce soutien montre à quel point celui-ci, comme ses prédécesseurs, considère le non-alignement comme un concept peu viable, forcément orienté. Par ses actes, Giscard d’Estaing oppose ainsi la conception égyptienne de la « Méditerranée, lac de paix », à celle, neutraliste et de plus en plus pro-soviétique, défendue par l’Algérie de Boumediene, avec lequel le courant ne passe pas en dépit du voyage du chef de l’État français à Alger en avril 197542. En jouant sur cette opposition entre une Égypte aspirant à la modernité et une Algérie arc-boutée sur ses hydrocarbures, il met en exergue sa certitude que la Méditerranée demeurera une frontière Nord-Sud tant que la captation de la rente pétrolière par les pouvoirs en place et la persistance des conflits empêcheront le développement généralisé d’une classe moyenne arabe et, de la sorte, feront le jeu de la concurrence des puissances dans l’aide au développement économique et militaire. Il reste à voir quelle place Giscard d’Estaing accorde à l’URSS dans ce grand jeu.
Une perception géopolitique de la menace soviétique
34Si les années 1974-1982, soit la deuxième partie de l’ère Brejnev, correspondent à l’apogée de la confrontation des grandes puissances dans le Tiers Monde par clients interposés, jusqu’en 1976, l’attachement des États-Unis et de l’URSS aux négociations relevant de l’arms control et la stratégie kissingérienne du linkage permettent à la logique de détente de l’emporter sur tout le reste – Ford et Brejnev se retrouvent à Vladivostok en novembre 1974 où ils se promettent de signer dans un délai d’un an un traité SALT II limitant la production et la possession de plusieurs types d’armements, dont les missiles intercontinentaux (ICBM), les missiles mer-sol balistiques stratégiques et les missiles à têtes multiples (MIRV)43. Il n’empêche que les événements qui secouent le sud de l’Europe et la Méditerranée constituent des facteurs de déstabilisation des relations internationales que personne, ni à l’Est ni à l’Ouest, n’entend négliger : la guerre du Kippour, le choc pétrolier et la révolution des œillets, en affaiblissant les positions occidentales en Afrique australe du fait de la perte des colonies portugaises, en permettant à l’URSS des entrées de devises aussi bénéfiques qu’inattendues et en rendant les Européens toujours plus dépendants du pétrole du Moyen-Orient, font du continent africain, de l’océan Indien et, partant, de la Méditerranée, des enjeux stratégiques majeurs. Ces liens de causalité ont parfaitement été déconstruits par l’historiographie de la guerre froide. Seulement, en conférant une place prépondérante aux sources anglo-saxonnes et israéliennes dans l’examen des positions occidentales, elle livre une vision de ces rapports de force largement fondée sur les conceptions de ces pays : l’URSS brejnévienne aurait été obnubilée par l’idée de profiter de la crise du capitalisme pour remporter la guerre froide planétaire, encourageant indirectement le Congrès des États-Unis à ramener la bataille sur le terrain idéologique en optant pour une opposition frontale avec Moscou sur les droits de l’homme44. La publication et la numérisation des archives américaines et britanniques ont contribué à la cristallisation de ce point de vue, toutefois nuancé par les travaux de Vladislav M. Zubok et Jonathan Haslam, pour qui le Kremlin fait preuve, en ce milieu de la décennie 1970, de pragmatisme et non d’agressivité45. Le point de vue de la France giscardienne a, quant à lui, été sous-estimé, voire ignoré. Or, au vu de l’importance stratégique de la Méditerranée comme espace de convergence des enjeux africains, moyen-orientaux et européens dans la définition de sa politique extérieure, la France a sa vision propre de l’URSS comme actrice du jeu méditerranéen. Se posent deux questions essentielles : en prônant la désidéologisation des relations internationales, Valéry Giscard d’Estaing néglige-t-il le fait qu’en dépit du développement d’un nouveau régime de mondialisation la logique Est-Ouest se maintient en Méditerranée après 1973 ? Sous estime-t-il l’idée que l’URSS puisse profiter de la crise de l’Occident pour avancer ses pions au sud et à l’est du bassin méditerranéen ?
35Les archives désormais disponibles permettent d’apporter une réponse assez claire à ces questions. Qu’il s’agisse du président et de Gabriel Robin à l’Élysée, de la direction d’Europe ou de l’ambassade de France à Moscou, tous admettent que l’URSS peut s’avérer une menace pour les intérêts français en Méditerranée, non pas parce qu’elle veut y imposer le communisme, mais parce qu’elle tient à protéger ses intérêts de grande puissance régionale, ce qui correspond peu ou prou aux objectifs que les sources soviétiques ont permis à la littérature de confirmer46. Elle agit, en d’autres termes, comme elle le fait en Europe avec la CSCE et les MBFR : elle ne cherche qu’à préserver un équilibre avec les Occidentaux. Or, si sur le continent européen Brejnev peut se satisfaire de l’apparente consécration du statu quo permise par la CSCE et l’Ostpolitik, la mainmise américaine sur le processus de paix israélo-arabe rompt l’équilibre en Méditerranée. Le risque est, par conséquent, que l’énergie du désespoir ne conduise les Soviétiques à employer des moyens de rééquilibrage susceptibles, à terme, d’échapper à leur contrôle. Or, la direction d’Europe de J. Andréani, habituée à fréquenter des diplomates soviétiques obsédés par l’idée de statu quo, est persuadée que Moscou ne veut certainement pas de nouvelle guerre israélo-arabe. La preuve en est, soulignent régulièrement les Français, que Boumediene et Assad reprochent à l’URSS d’être trop modérée vis-à-vis d’Israël et de chercher simplement à poursuivre sur la voie de la cogestion des affaires régionales avec les États-Unis47.
36Certes, pareille perception des positions soviétiques, ancrée à la fois dans la realpolitik et une logique spatiale euro-méditerranéenne, existait déjà chez de Gaulle et Pompidou ; mais, au milieu des années 1970, elle est cristallisée par l’internationalisation et les effets économiques dévastateurs de la guerre du Kippour : les Français assument désormais une vision militaro-économique des rapports internationaux dont la géopolitique constitue le fondement disciplinaire. Alors en plein essor grâce aux travaux du géographe Yves Lacoste – qui fonde en 1976 la revue Hérodote et affirme que La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre48 – la géopolitique participe de la transformation de l’approche et des pratiques françaises des relations internationales, transformation dont Michel Jobert pose les bases lorsqu’il quitte le Quai d’Orsay. Il crée ainsi le 18 mai 1974, quelques jours avant de passer la main à Jean Sauvagnargues, un Centre d’analyse et de prévention (CAP) destiné à fournir au ministère des Affaires étrangères une véritable expertise, sur le modèle du Policy Planning Staff du Département d’État américain. Dirigé par l’économiste Thierry de Montbrial et s’appuyant à la fois sur les travaux universitaires et les sources traditionnelles de la diplomatie, cet outil devient rapidement un instrument incontournable de la realpolitik à la française, perpétrant la conviction gaullienne de Jobert selon laquelle la politique étrangère d’un pays est le fruit de son histoire et de sa géographie.
37En raison de la conjonction des dimensions Nord-Sud et Est-Ouest, le rôle de l’URSS en Méditerranée y est scruté de façon rigoureuse, à tel point que le Département d’État se nourrit des analyses françaises sur le sujet à partir du printemps 197449. Le CAP profite, pour ce faire, du renouveau de la soviétologie française, qui tend alors à se détacher du PCF et à adopter un point de vue critique à l’égard du régime soviétique. Alors maître de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, à laquelle le CAP fait régulièrement appel, Hélène Carrère d’Encausse livre par exemple en 1975 une analyse de la politique soviétique au Moyen-Orient qui illustre le haut degré d’expertise sur l’URSS dont la France peut désormais se prévaloir50. Les débats internes au Kremlin sont mieux connus et aident le Quai d’Orsay à se faire une idée plus claire à la fois des processus de décision qui y sont à l’œuvre et de l’importance stratégique que revêt la Méditerranée dans les perceptions géographiques russes. Il est ainsi évident pour les Français que si la politique des « petits pas » de Kissinger est vécue comme une humiliation par l’URSS, c’est d’abord parce que celle-ci voit les États-Unis s’affirmer un peu plus dans son espace proche est-méditerranéen, où les enjeux pour la sécurité du territoire soviétique sont considérables51. Les experts français estiment ainsi que seule l’échelle régionale – de la mer Noire au canal de Suez – permet d’appréhender les réponses du Kremlin susceptibles de parer à ce déséquilibre. Ces dernières s’appuient sur un principe phare de la diplomatie soviétique, à savoir que l’influence politique suppose la présence militaire, et sur deux hommes dont le poids est constamment mis en évidence par les analyses de diplomates familiers de l’URSS, comme Jacques Vimont, en poste à Moscou de 1973 à 1976, ou Jean-Marie Soutou, ambassadeur à Alger de 1971 à 1975 : le maréchal Gretchko et Youri Andropov. Piliers du régime, ils incarnent, avec Brejnev et Gromyko, les composantes internes et externes d’une realpolitik soviétique « conçue pour la satisfaction des besoins nationaux52 », à savoir l’industrie de défense et le souci de l’équilibre stratégique Est-Ouest, les sources soviétiques confirmant l’interprétation française du rôle de ces hommes53. En décidant d’accroître de manière substantielle les fournitures d’armes à l’Algérie, à la Libye et à l’Irak, virulents contempteurs d’Israël et producteurs de pétrole capable de s’acquitter immédiatement de leurs dettes, Gretchko permet non seulement à l’économie soviétique de bénéficier d’importantes entrées de devises, mais aussi de faciliter l’implantation de conseillers militaires dans ces pays, de profiter des facilités navales qu’ils peuvent offrir, d’accroître leur dépendance technique à l’égard de l’industrie soviétique et d’ainsi contrer l’influence occidentale en Méditerranée et au Moyen-Orient. Les intentions de Gretchko vis-à-vis de la Syrie et de l’OLP sont encore plus pernicieuses : la première n’étant pas une grande exportatrice de pétrole et la seconde même pas un État, leur livrer des armes en quantité permet de les rendre économiquement dépendantes de l’URSS et donc de montrer à Sadate que les Soviétiques ont d’autres options que l’Égypte.
38Mais le Kremlin peut-il de la sorte peser sur la politique extérieure de ces pays et se réinsérer dans le processus de paix ? Les diplomates en poste à Moscou, Alger ou Damas ne semblent plus croire à cette possibilité. Mieux, ils pensent que les Soviétiques eux-mêmes sont conscients des limites de cette tactique. On l’a vu, tout un courant historiographique considère que le poids des investissements militaires soviétiques permet à Moscou de téléguider les décisions des pays arabes concernés et que, de ce fait, l’URSS a sa part de responsabilité dans la persistance de l’attitude belligène des « progressistes » à l’égard d’Israël54. Les archives françaises du milieu des années 1970 contiennent suffisamment d’éléments permettant d’affirmer le contraire, en particulier les documents émanant de l’ambassade de France en Algérie, où les contacts avec la pléthorique représentation soviétique sont quotidiens. Outre le fait que Gretchko voit en Khadafi un « fou assis sur une montagne d’or », les Français notent que l’attachement de l’URSS à un règlement global et multilatéral du conflit israélo-arabe lui vaut régulièrement les critiques d’Alger et Tripoli, qui pointent sa position trop modérée vis-à-vis de l’État hébreu55. Là encore transparaît la conviction française d’une URSS dont les préoccupations sont celles d’une puissance industrialisée attachée à la détente, et qui se retrouve désemparée par ces « alliances de circonstance » avec des régimes minés par la captation de la rente mais soucieux de préserver un non-alignement assurant leur rayonnement dans le Tiers Monde. Quant à l’attitude de la Syrie d’Hafez el-Assad, sur laquelle le Kremlin mise énormément, elle est la preuve même de la faible emprise de Moscou sur la politique extérieure de ses clients arabes : en dépit de son éloignement vis-à-vis de Sadate et des livraisons toujours plus importantes d’armes soviétiques, Assad maintient le dialogue et approfondit la coopération avec les États-Unis en 1974-1975. La montée des tensions entre Assad et Arafat à partir de 1973 puis la première phase de la guerre civile libanaise (1975-1976) semblent consacrer la perte d’influence d’une URSS qui voit ses amis se déchirer les uns les autres : la Syrie, qui ne veut pas d’un État palestinien facteur de déstabilisation régionale, finit par intervenir au Liban fin mai 1976 en soutien aux milices chrétiennes et contre les forces propalestiniennes. Hostile à la politique syrienne de confrontation avec l’OLP, Moscou suspend son aide militaire à Damas pendant six mois.
39Dans ces conditions, quels sont, pour les Français, les principaux risques que fait courir l’URSS en Méditerranée ? Celui d’un surarmement des « progressistes » arabes qui rendrait la situation encore plus explosive qu’elle ne l’est déjà, via notamment les possibilités de transfert d’armes du Maghreb vers le Levant ? Sur ce point, la position française est contradictoire. Lorsque l’URSS suspend ses livraisons à la Syrie, Damas se tourne vers la France, qui s’empresse de conclure avec Assad un contrat de 80 millions de dollars pour la livraison d’hélicoptères et d’un système de missiles antichars56. Alors que les experts du Quai d’Orsay ne cessent de souligner l’autonomisation de la politique extérieure des pays arabes par rapport aux puissances du Nord, il paraît à première vue compliqué pour Giscard d’Estaing, Sauvagnargues ou le ministre de la Défense Yvon Bourges de justifier ces livraisons par la nécessité de faire obstacle à l’influence de l’URSS sur les Syriens, comme Pompidou l’avait fait au sujet des Mirage libyens. Et pourtant, cette justification ressort largement des documents français et américains, avec toutefois une différence de taille par rapport à l’ère pompidolienne : il ne s’agit plus de contrer seulement l’industrie d’armement soviétique, mais de s’opposer également à la pénétration commerciale du monde arabe par les autres puissances industrielles, à commencer par la RFA, dont les Français jugent qu’elle devient un concurrent beaucoup trop envahissant en Méditerranée après l’arrivée d’Helmut Schmidt à la chancellerie. De là à dire que renaît au milieu des années 1970 un syndrome d’Agadir chez les Français57, il n’y a qu’un pas : non content d’accroître ses échanges avec l’Europe centrale et orientale dans le cadre de l’Ostpolitik, la RFA renforce la logique commerciale de sa politique extérieure dans la zone d’influence traditionnelle de la France qu’est la Méditerranée58. Il reste que pareille défiance témoigne de l’ancrage Nord-Sud des perceptions françaises, dans laquelle l’URSS est mise au même plan que les autres puissances industrielles. Si on suit jusqu’au bout le raisonnement giscardien, cela est plutôt une bonne nouvelle : la désidéologisation des rapports Est-Ouest est en marche.
40Le vrai danger soviétique, pour les diplomates et militaires français, est donc d’une autre nature : il provient de la mer Méditerranée elle-même et tient à la volonté de l’URSS d’affirmer coûte que coûte sa présence navale dans son espace maritime proche au moment où la réouverture du canal de Suez rend à la Méditerranée orientale sa pleine et entière portée stratégique et alors que les capacités de la flotte soviétique augmentent de façon spectaculaire. Jusqu’alors force de défense côtière, cette dernière devient en 1974-1975 une marine hauturière capable d’opérer sur tous les océans59. Et si l’URSS ne parvient pas à avoir autant d’influence qu’elle le voudrait auprès des Arabes, sa présence croissante dans la Corne de l’Afrique et en Afrique australe confère une importance capitale aux routes maritimes qui relient la mer Noire à l’océan Indien et fait de l’Eskadra de Méditerranée la pièce maîtresse du dispositif naval soviétique.
41Ces enjeux géostratégiques expliquent pourquoi, parmi les crises qui secouent le bassin méditerranéen en 1974-1975, la crise chypriote fait l’unanimité des acteurs diplomatico-militaires français sur son niveau de gravité : en raison à la fois de l’instabilité qu’elle crée sur le flanc sud-est de l’OTAN, de l’incapacité du gouvernement britannique – pourtant juridiquement responsable de l’intégrité de l’île – à la juguler, du retrait grec du commandement intégré et du transfert des troupes turques à et autour de Chypre, elle affaiblit le système de défense occidental entre les Balkans et le sud de la Crète et, surtout, donne un prétexte aux Soviétiques pour déployer durablement leur flotte dans la zone – ce qu’ils font dès l’été 1974 – afin d’assurer la protection de leurs navires de commerce. Le danger par conséquent est que l’URSS ne devienne la puissance maritime dominante dans un espace on-ne-peut-plus stratégique pour l’approvisionnement de l’Europe de l’Ouest en hydrocarbures60. Le risque est d’autant plus grand qu’à la même période, la Yougoslavie adopte une constitution qui renforce les pouvoirs des républiques fédératives et consacre un peu plus la posture du vieux maréchal Tito – 82 ans en 1974 – comme seul garant de la stabilité d’un pays où les identités nationales ne cessent de prendre de la vigueur61. Déjà présente chez Pompidou, la crainte que la disparition de Tito et les dissensions internes qui en découleraient ne mènent l’URSS à reprendre en main un territoire qui lui donnerait accès à la Méditerranée est particulièrement vivace chez Giscard d’Estaing et ses conseillers62. Non seulement le Kremlin étendrait son emprise sur les Balkans, l’Adriatique et la Méditerranée orientale, mais il pourrait facilement agir auprès du voisin italien, où la tentation neutraliste est déjà grande au sein des partis de gauche. Dans ce cas, l’eurocommunisme deviendrait effectivement dangereux. Lorsqu’en 1975 Brejnev ressuscite le plan Stoica de neutralisation des Balkans afin d’étendre vers le sud les MBFR, il donne bel et bien l’impression de vouloir contrôler son espace proche balkanique et est-méditerranéen63. Certes cela rassure quelque peu le Quai d’Orsay dans la mesure où le secrétaire général du PCUS cristallise de la sorte la perception française d’une realpolitik soviétique en Méditerranée. Mais personne à Paris n’est prêt à laisser Brejnev bénéficier de tels moyens de pression dans un espace aussi crucial pour la sécurité militaire et énergétique ouest-européenne. L’enjeu pour Giscard d’Estaing est donc d’empêcher l’URSS de s’imposer en Méditerranée orientale tout en poursuivant sur la voie d’une politique de détente dont il croit sincèrement aux effets à long terme ; il s’agit également de freiner toute idée de neutralisation sans se couper des non-alignés, voire en les protégeant.
Fig. 1. – Les enjeux de guerre froide en Méditerranée entre 1973 et 1976.

Source : N. Badalassi, Made with Khartis.
42Sa conviction selon laquelle les relations internationales sont sur la voie de la désidéologisation acquiert ici une dimension stratégique. En défendant coûte que coûte ce principe alors que les intérêts Est-Ouest s’entremêlent en Méditerranée, Giscard d’Estaing ne développe-t-il pas, à sa manière, une arme de guerre froide ? Après tout, n’est-ce pas pour lutter contre les communistes orthodoxes qu’il promeut sa diplomatie des classes moyennes auprès des partis politiques portugais ? La rhétorique de la désidéologisation serait alors un moyen pour le président de séduire les non-alignés, de se démarquer des États-Unis, de ne pas apparaître offensif auprès d’un Brejnev peu regardant sur les questions idéologiques et, finalement, d’enrober de bonnes intentions le développement d’une politique de défense et de sécurité qui, en Méditerranée orientale, risque de heurter les intérêts et objectifs de l’URSS. Les dirigeants du Kremlin comprennent probablement de cette façon la politique giscardienne, comme le prouvent leurs réactions agacées au discours du président français en octobre 1975 mais aussi cette conférence du Dr Iouri Rubinski – futur diplomate à l’ambassade soviétique à Paris et amoureux de la France – organisée à Moscou en décembre 1974, au cours de laquelle l’orateur présente la domination de la classe moyenne prônée par l’Élysée comme un moyen pour la société bourgeoise française de se débarrasser de la classe ouvrière64.
43Toujours est-il que les outils privilégiés par la France pour répondre à la conjonction des crises méditerranéennes des années 1970 témoignent de ce souci constant de la désidéologisation et d’une vision de la Méditerranée à la fois comme espace de transition Nord-Sud, bassin d’enchevêtrement des intérêts géopolitiques Est-Ouest et lieu d’affirmation de l’influence française face aux superpuissances. L’usage de ces instruments prouve à quel point Giscard d’Estaing va au bout des logiques initiées par ses prédécesseurs, tant en ce qui concerne les relations avec les deux Grands que vis-à-vis de l’ensemble des pays méditerranéens.
La « méditerranéisation » giscardienne des outils européens de sécurité et de coopération
44Au milieu de la décennie 1970, la crise économique d’une part, les doutes quant aux intentions soviétiques d’autre part, mettent à l’épreuve les deux principaux outils de la sécurité et de la coopération en Europe que sont la CEE et l’OTAN. À travers la création du système monétaire européen, la déclaration d’Ottawa et le renouveau de la coopération stratégique franco-américaine en Europe centrale, Valéry Giscard d’Estaing contribue à la définition des réponses communes visant à adapter la Communauté et l’Alliance aux nouveaux paramètres internationaux, en faisant preuve notamment d’une plus grande souplesse vis-à-vis de ses partenaires européens et nord-américains. Dans l’un et l’autre domaine, le président centriste sait s’appuyer sur l’héritage gaullo-pompidolien, qu’il s’agisse du couple franco-allemand, de la CPE ou de la coopération nucléaire avec les États-Unis, pour parvenir à ses fins. Si bien qu’il est présenté la plupart du temps comme le digne continuateur de la politique européenne du général de Gaulle.
45Pourtant, si l’on décentre encore une fois l’analyse à l’échelle euro-méditerranéenne, Giscard d’Estaing est plus qu’un continuateur. La crise morale américaine, l’obsession brejnévienne du statu quo et l’ancrage méditerranéen des crises auxquelles l’Ouest doit faire face, dans un espace où l’influence française est plus développée que n’importe où ailleurs, l’aident à accomplir l’objectif que ses prédécesseurs s’étaient fixé sans parvenir à l’atteindre : faire admettre aux Alliés que la politique de défense et de détente prônée par la France depuis les années 1960 sert les intérêts de tout l’Occident. Giscard d’Estaing y est aidé par le fait que la plupart des événements qui se produisent entre 1973 et 1976 ont été envisagés par les dirigeants français depuis longtemps, à l’instar de la chute des dictatures en Europe du sud, de la division de Chypre ou de la nécessité de faire pression sur Israël pour faire bouger les lignes au Proche-Orient. Aussi ces prédictions laissent-elles les mains relativement libres aux Français pour s’approprier et « méditerranéiser » les instances européennes de sécurité et de coopération et les mettre ainsi au service de leurs conceptions et de leur rayonnement : la recherche d’une parfaite complémentarité entre la CEE, l’OTAN et la CSCE doit satisfaire aux paramètres transatlantiques, paneuropéens et arabes de la politique méditerranéenne, au sein de laquelle la question chypriote apparaît comme le point de convergence des problématiques régionales. En jouant sur ces trois tableaux, la France peut rendre « la Méditerranée aux Méditerranéens » sans pour autant la neutraliser, comme le souhaitait Georges Pompidou.
46De ces trois outils, la CEE est celui dont les usages français de la dimension méditerranéenne ont fait l’objet de la plus grande attention, en particulier en ce qui concerne le dialogue euro-arabe, véritable caisse de résonance des positions françaises au Proche-Orient et au Maghreb65. L’objectif est alors de renforcer l’interdépendance entre les trois rives de la mer en établissant une relation triangulaire élargie aux pays du Golfe et dans laquelle les pays non-pétroliers pourraient utiliser les capitaux des pays producteurs pour importer les produits, la technologie et le savoir-faire des États européens. On diminue de la sorte le risque de voir le monde arabe se détourner de l’Occident. Une logique similaire d’ancrage à l’Ouest préside à l’utilisation de l’outil communautaire vis-à-vis de l’Europe du sud. Giscard d’Estaing joue ainsi un rôle clé dans l’arrimage européen de la Grèce, alors particulièrement vulnérable aux menaces communistes et turque, en soutenant les efforts de Constantin Caramanlis en faveur de la démocratisation et de la modernisation66. La même volonté d’exfiltrer le pays de toute logique de guerre froide explique les initiatives précoces du président français à l’égard du Portugal, où les élections à l’Assemblée constituante du 25 avril 1975 donnent la victoire aux partis modérés et confirment la conviction giscardienne – et mitterrandienne – de la nécessité de répondre au besoin de stabilité et de démocratie des classes moyennes européennes par le rapprochement avec le Marché commun67. Mais alors que la situation portugaise demeure incertaine jusqu’au printemps 1976, la direction d’Europe de Jacques Andréani se dit convaincue, à partir du moment où Franco meurt en novembre 1975, que la prospérité et la stabilité de toute la péninsule ibérique ne pourra provenir que d’une transition réussie de l’Espagne vers la démocratie et un régime de marché, qui confortera celle de son voisin68. Une fois encore, l’Europe saura l’y aider, bien que Giscard d’Estaing juge long le chemin espagnol vers la CEE dans la mesure où il ne croit pas en Juan Carlos, « prisonnier du système franquiste » et qui n’aura pas assez de poids pour en sortir69. Quoi qu’il en soit, la portée stratégique que Giscard d’Estaing confère à la construction européenne en Méditerranée est plus large que le seul rapprochement avec la Communauté ; elle n’a de valeur que si elle est intégrée dans un schéma de sécurité coopérative dans lequel l’OTAN occupe une place prépondérante.
Le vœu gaullien exaucé ? Crises méditerranéennes et rééquilibrages atlantiques
47C’est au prisme de cette complémentarité que transparaît l’image d’un Giscard d’Estaing continuateur des ambitions gaulliennes, à commencer par celles qui avaient été affichées dans le mémorandum de 1958 et appelaient à une direction tripartite de l’Alliance. Certes les dispositions du mémorandum ont d’une certaine manière été mises en œuvre par le retrait du commandement intégré, obligeant les Alliés à tenir compte des orientations stratégiques françaises, mais la dynamique coopération France-OTAN qui en a résulté en Méditerranée a jusqu’alors cantonné militairement la France à l’ouest du bassin. Si la conjonction des crises en 1973-1975 conforte le rôle stratégique de la France dans cette partie de la Méditerranée, elle lui permet aussi d’affirmer avec vigueur sa présence à l’est de la Sicile.
48Kissinger reconnaît ainsi dès 1974 que le poids de l’influence française dans les pays d’Europe du Sud fait de Paris un partenaire incontournable dans la gestion des crises, de Chypre à Gibraltar. À l’ouest du bassin, le Département d’État partage notamment l’idée de J. Andréani que les sorts de l’Espagne et du Portugal sont liés, et estime que leur maintien dans le giron atlantique dépend en grande partie de la France, « seule puissance militaire majeure, avec les États-Unis », à avoir passé un accord militaire formel avec l’Espagne et donc à servir de courroie de transmission entre ce pays et l’OTAN70. Les Américains constatent, qui plus est, qu’à Madrid comme à Lisbonne, la France est une source d’inspiration politique et culturelle incontournable, dont témoignent les flux migratoires et le fait que les opposants aux dictatures salazariste et franquiste s’y soient massivement réfugiés depuis les années 1930. Dans les mois qui précèdent la mort du caudillo, c’est à Paris que s’aiguisent les rapports de force au sein des partis espagnols de la gauche et du centre : la Junte Démocratique, le parti socialiste (PSOE) et le parti communiste (PCE) y ont tous trois leur quartier général et entretiennent des rapports constants avec leurs homologues français et, pour la Junte, le gouvernement Chirac. C’est également depuis Paris et en lien avec les autorités françaises que Mario Soares assiste à la révolution des œillets et prépare son retour à Lisbonne. L’avenir de l’OTAN dans la péninsule ibérique passe donc par la capacité de Giscard d’Estaing – et, selon l’ambassadeur des États-Unis à Madrid, de Mitterrand – à influencer le cours des événements dans un sens favorable à l’Occident71. Mais c’est la situation en Méditerranée orientale, et notamment en Grèce, qui, plus que toute autre, conduit Kissinger à demander officiellement l’aide de Giscard d’Estaing et Sauvagnargues et à les hisser au rang de premiers partenaires de Washington en Europe méditerranéenne72.
49Là encore, le président et le ministre des Affaires étrangères doivent leur promotion à l’attraction exercée par la France, terre d’asile politique pour de nombreux opposants aux régimes autoritaires méditerranéens. Réfugié à Paris pendant la dictature des Colonels, Constantin Caramanlis n’a jamais caché son admiration et son amitié pour le général de Gaulle, si bien que le comportement de Kissinger pendant la crise chypriote lui donne l’occasion d’appliquer à la Grèce les préceptes les plus marquants de la politique gaullienne et, par contrecoup, de permettre à la France de se poser en garante de la sécurité de la République hellénique. Les Américains et les Britanniques étant discrédités à Athènes, Caramanlis fait ainsi appel à son grand ami Valéry Giscard d’Estaing pour l’aider à rééquilibrer la puissance de son armée face aux troupes turques73. Et puisque la Grèce se retire du commandement intégré, une occasion en or est donnée à Giscard d’Estaing de prouver aux Alliés que le modèle français de coopération avec l’OTAN participe aussi bien de la sécurité de l’Occident que ne le fait le système d’intégration. Fidèle à ses principes, il prône pour ce faire la complémentarité entre coopération atlantique, construction européenne et détente Est-Ouest. Non seulement la France répond sans sourciller aux demandes militaires de la Grèce en signant avec elle de juteux contrats d’armement – ce qui en fait son deuxième client en la matière74 – et soutient Athènes dans sa démarche européenne, mais elle tend également la main à la Turquie pour résoudre le problème de Chypre et promeut avec force le souci de Caramanlis de négocier avec les pays communistes pour parer à toute intervention militaire de leur part dans l’imbroglio gréco-turco-chypriote75. Le Premier ministre grec est ainsi à l’origine d’une initiative dans laquelle Gabriel Robin perçoit l’un des signes les plus manifestes de l’influence française sur la politique extérieure grecque : il organise à Athènes en février 1976 une conférence balkanique où sont conviées la Bulgarie, la Roumanie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Turquie, dans le but de dépasser les conflits idéologiques entre voisins et de régler les problèmes régionaux sur une base multilatérale76. Si le succès de la conférence est limité – elle se borne finalement aux questions économiques –, celle-ci répond pleinement au vœu français de la convergence et permet à la Grèce, et donc à la France, de prendre la main face au projet brejnévien de neutralisation des Balkans. En bref, Caramanlis s’approprie l’ensemble des paramètres de la politique gaullienne. Mieux, en se plaçant sous la protection de la France, il donne un relief singulier au rôle de la dissuasion française dans une région particulièrement exposée à la menace soviétique, onze ans après que de Gaulle soit venu en personne lui exposer les bienfaits de sa doctrine nucléaire.
50Dans ce cadre, et alors que la confiance grecque et le maintien du dialogue avec Ankara ont permis à Giscard d’Estaing et Sauvagnargues d’agir rapidement au Conseil de sécurité des Nations unies en faveur d’un cessez-le-feu et d’un début de négociations, Kissinger admet que, sur ce dossier aussi, la France est incontournable si l’Occident veut éviter de se retrouver avec « un Cuba méditerranéen77 » : la mésentente des pays de l’OTAN et le pourrissement de la situation pourraient inciter les dirigeants chypriotes, à commencer par Makarios, à se tourner résolument vers l’URSS. Précisément, ce souci d’empêcher Nicosie de regarder vers Moscou est au cœur des motivations françaises78. Pareille convergence, conjuguée à la volonté de Kissinger de contourner l’ONU le plus possible afin de ne pas donner l’occasion aux Soviétiques de s’immiscer dans la question chypriote, contribue à la structuration d’un format de discussion occidental dont les contours sont en conformité avec ce que voulait de Gaulle : une direction tripartite de l’Alliance entre Paris, Londres et Washington. À ce trio s’ajoute désormais la RFA : après le refus anglo-saxon du mémorandum de 1958, tant les Américains que les Français ont cherché à la rallier à leurs conceptions de la sécurité européenne, lui conférant un rôle inespéré d’arbitre des relations transatlantiques. Son dynamisme en Méditerranée permet en outre à la diplomatie allemande de s’imposer comme un acteur incontournable dans la région : Bonn aide activement les socialistes portugais à se doter des moyens de faire face aux communistes et, surtout, maintient des liens très solides avec la Turquie, à tel point que Chirac accuse le chancelier Schmidt de complaisance envers Ankara au moment de l’intervention armée à Chypre79.
51C’est donc en grande partie en raison des crises sud-européennes que le groupe dit « des Quatre » acquiert, à partir de 1974, une importance considérable dans la gestion des affaires occidentales. Fondé sur la bonne entente personnelle entre Ford, Giscard d’Estaing, Schmidt et, dans une moindre mesure, le Premier ministre britannique Harold Wilson, le groupe s’efforce de définir des réponses collectives aux défis économiques et sécuritaires de la période ; il se montre particulièrement actif sur le flanc sud, y compris en Yougoslavie, perçue par tous comme l’une des clés de la stabilité de l’Europe et de la Méditerranée car principal point faible de l’Alliance. Les Quatre prennent ainsi la décision de renforcer leurs relations commerciales, militaires et politiques avec Tito pour dissuader les Soviétiques de toute intervention dans les affaires de Belgrade80. La France devient, avec le Royaume-Uni, le principal fournisseur d’armes occidental de la Yougoslavie.
52Giscard d’Estaing est pour beaucoup dans le succès de cette formule quadripartite : du fait de la participation du chancelier allemand, le groupe lui fournit l’opportunité de démontrer publiquement que les logiques européennes sont indissociables des logiques transatlantiques dans l’élaboration de l’architecture euro-méditerranéenne de sécurité et de coopération. Il lui permet aussi de mieux encadrer les initiatives allemandes dans le bassin et de ne pas laisser Bonn prendre le dessus sur les Français dans la région. Surtout, en favorisant une approche concertée des problèmes méditerranéens de l’OTAN, le président français rétablit un équilibre au sein de l’Alliance et en Méditerranée orientale : il répond à la fois au défi de « l’Année de l’Europe » et à la marginalisation de la France durant la guerre du Kippour.
53Car du rééquilibrage dans la coopération politique à haut niveau découle un partage des tâches dont on peut dire qu’il met en œuvre, d’une certaine manière, une autre des propositions faites par de Gaulle en 1958 : celle de l’élargissement de la zone de coopération alliée à l’Afrique du Nord et au Proche-Orient. C’est probablement dans ce sens qu’il convient d’interpréter le soutien de plus en plus net de Giscard d’Estaing à la stratégie américaine des « petits pas » : puisque Kissinger reconnaît le rôle de la France dans les Balkans et à Chypre, Paris admet les bienfaits de la politique du Secrétaire d’État auprès des adversaires d’Israël81. En faisant cela, Giscard d’Estaing ne trahit en rien la pensée de ses deux prédécesseurs. Au contraire, là encore, sa démarche est facilitée par l’accomplissement d’un vœu qui leur était cher : en 1975, les Américains font enfin pression sur les Israéliens pour qu’ils acceptent de se montrer plus dociles à l’égard des négociations de paix et qu’ils accueillent les ouvertures de Sadate à propos du Sinaï. Pendant des années, de Gaulle et Pompidou s’étaient plaint de l’indulgence de Washington à l’égard de l’État hébreu, dont ils jugeaient qu’elle empêchait tout véritable règlement et entretenait le condominium dans la région. De fait, tandis que l’historiographie a souvent présenté Giscard d’Estaing comme le chantre d’un règlement global allant à l’encontre des « petits pas82 », la prise en compte de l’ensemble des données méditerranéennes prouve que cela n’est pas vrai tant que les crises d’Europe méridionale rendent nécessaire la coopération régionale franco-américaine. La France ne fait pas pour autant preuve d’un suivisme total à l’égard de la politique de Kissinger au Proche-Orient. Alors que ce dernier refuse catégoriquement toute reconnaissance de l’OLP, Giscard d’Estaing autorise l’organisation à ouvrir un bureau à Paris, estimant irréaliste d’ignorer Arafat plus longtemps : le 14 octobre 1974, l’Assemblée générale de l’ONU a voté la résolution 3 210 invitant l’OLP à participer aux débats de l’Assemblée sur la question de Palestine83. Ne pas tenir compte de cela pourrait discréditer la politique arabe de la France. Il est donc clair que ses initiatives à l’égard des Palestiniens – Sauvagnargues rencontre Arafat à Beyrouth quelques jours après le vote – doivent être lues au prisme des rapports de force en Méditerranée : se rapprocher de l’OLP est une manière pour Giscard d’Estaing de maintenir la tradition gaullienne d’un « autre Occident » ami de tous les Arabes. Il s’agit de prouver qu’en dépit des nouvelles positions encourageantes des États-Unis, la France a toujours une longueur d’avance en matière de soutien à la cause arabe. C’est aussi un moyen de ne pas laisser Arafat en tête-à-tête avec les Soviétiques. L’OLP devient dès lors un faire-valoir de la politique française de dépassement des blocs en Méditerranée, même si pareil usage de l’organisation reste timide en 1974-1975, Giscard d’Estaing et Sauvagnargues ne souhaitant pas se mettre à dos les Américains au moment où l’équilibre des forces au sein de l’Alliance atlantique penche en leur faveur.
54En l’occurrence, c’est probablement dans le domaine de la défense que la mise en œuvre a posteriori du mémorandum de 1958 semble aller le plus loin, principalement en raison de l’évolution des concepts stratégiques français, qui semblent faire écho aux conceptions américaines.
55En effet, admettre un partage des tâches sur le flanc sud de l’Alliance suppose aussi, pour la France, de procéder à un important rééquilibrage de son système militaire au profit du bassin méditerranéen, et ce alors que de Gaulle avait choisi de privilégier l’Atlantique pour ne pas laisser les forces françaises s’enferrer dans la « souricière ». Certes Pompidou, on l’a noté, avait déjà entamé le processus de retour des forces navales en Méditerranée. Mais il est clair que si Giscard d’Estaing veut pérenniser l’influence française sur la direction quadripartite de l’Alliance, il a intérêt à hisser plus visiblement les couleurs dans l’espace de crises qu’est la Grande bleue. En octobre 1974, il annonce son intention d’accroître la taille de l’escadre méditerranéenne afin de renforcer les capacités opérationnelles de la Marine française84. En apparente contradiction avec la doctrine gaullienne du « tout nucléaire », l’accent est mis sur les forces conventionnelles, que le président souhaite rendre plus flexibles, plus mobiles et plus efficaces. Le redéploiement débute en septembre 1975 lorsque le porte-avions Clemenceau rejoint Toulon, son nouveau port d’attache ; l’année suivante, le porte-avions Foch, un croiseur et deux frégates arrivent également sur les côtes provençales. Paris semble de la sorte valider l’idée américaine selon laquelle la doctrine nucléaire française de « l’ultime avertissement » ne peut pas tout. N’est-ce pas ainsi qu’il faut comprendre la volonté exprimée par Chirac en 1975 puis par le général Méry en juin 1976 de substituer la notion de « sanctuarisation élargie » à celle de « sanctuaire national85 » ? Le Premier ministre gaulliste et le chef d’état-major des Armées considèrent que l’Europe et la Méditerranée constituent pour la France des espaces d’intérêt vital qui appellent à une solidarité immédiate avec les Alliés en cas de guerre. Cette participation à la « défense de l’avant » implique que les forces françaises doivent être capables de mener un combat conventionnel en dehors des frontières nationales. Cela ne signifie pas, loin s’en faut, un renoncement au nucléaire, mais plutôt une adaptation de son utilisation, facilitée par le développement de l’arme nucléaire tactique (ANT), dont la version aérienne permet à la France de contribuer à la dissuasion de l’Alliance sur l’ensemble du théâtre euro-méditerranéen86.
56Dans ce cadre, la synergie opérationnelle entre les forces françaises de Méditerranée et celles de l’OTAN atteint un niveau tel que, sur certains points, la France agit comme si elle n’était jamais sortie du commandement intégré. Un accord signé au printemps 1974 entre le commandement français de la Méditerranée et le commandement des forces navales alliées en Europe du Sud (COMNAVSOUTH) prévoit qu’en cas de crise ou de guerre mettant en jeu l’OTAN, des liaisons soient établies entre l’Organisation du Contrôle Naval français et son équivalent allié préalablement à toute prise de position française sur un engagement militaire commun. L’accord met en place des dispositions destinées à rendre complémentaires les forces otaniennes et françaises : dans les ports où la France assure le contrôle naval et où il n’y a pas de représentant de l’organisation alliée, les Français se chargent de l’accueil des navires de commerce alliés et vice-versa. Toute une série de dispositions supplémentaires, par exemple la mise en place d’un système commun de chiffrement ou l’échange de renseignements sur les mouvements de forces, étend la coopération France-OTAN à l’intégralité de la Méditerranée, hors des secteurs nationaux d’exercice et de la seule partie occidentale du bassin87. L’objectif est d’éviter les errements de la prise de décision occidentale au moment où se déclenche une crise et d’ainsi empêcher, comme cela a été le cas pendant la guerre du Kippour, qu’une seule puissance n’agisse pour le compte de toutes les autres. En se référant explicitement au conflit d’octobre 1973 pour justifier ces décisions, le commandement naval américain répond de la manière la plus claire qui soit aux critiques de Jobert sur le manque de consultation alliée en temps de crise, démontrant le besoin de Washington de pouvoir compter sur les forces françaises en Méditerranée « face à l’URSS88 ».
57Faut-il y voir le signe d’un retour déguisé vers l’intégration atlantique ? Tandis que certains gaullistes croient alors déceler chez les dirigeants français une volonté délibérée de trahir la pensée stratégique du Général, la normalisation opérée en 1974 relève là aussi de l’accomplissement de la logique de puissance voulue par de Gaulle, en même temps qu’elle est une mise en application des conceptions giscardiennes des relations internationales89. L’accord qui accélère la synergie opérationnelle France-OTAN est d’ailleurs signé quelques semaines à peine avant le décès de Pompidou ; Giscard d’Estaing et le gouvernement Chirac ne font donc qu’hériter d’une coopération rendue nécessaire par les effets de la guerre du Kippour. La crise chypriote les conduit toutefois à aller plus loin en raison de la situation de vulnérabilité créée par le redéploiement turc autour de Chypre et la décision grecque de quitter le commandement intégré. La France vient en quelque sorte compenser ce double recul, prouvant par-là que la sortie de l’organisation intégrée ne signifie pas rompre avec l’Alliance.
58La décision du redéploiement des forces classiques démontre par ailleurs que Giscard d’Estaing n’entend pas transiger avec l’ambition globale de la politique extérieure française. Puisque la réouverture du canal de Suez inscrit la Méditerranée au centre du régime de mondialisation et en fait l’un des principaux espaces d’interpénétration des intérêts Nord-Sud, la France se doit d’y être physiquement présente : la flotte doit pouvoir être rapidement déployée jusque dans l’océan Indien pour sécuriser les approvisionnements pétroliers et donc assurer la prospérité de la classe moyenne européenne, pendant que l’accélération du programme nucléaire civil vise à réduire la dépendance aux hydrocarbures et aux crises méditerranéennes. Il s’agit aussi, avec le conventionnel, de garantir plus facilement la sécurité des voies maritimes par lesquelles transitent les tonnes d’armes que la France livre aux pays arabes : à la suite de la guerre du Kippour, les ventes françaises connaissent un succès fulgurant auprès des pays arabes – ils passent pour deux milliards de dollars de commandes à la France rien qu’en 1974 –, faisant d’elle le deuxième exportateur d’armes au monde, et de l’entreprise Dassault un acteur central de la politique méditerranéenne de la France90. On est donc loin de la remise en question de la pensée stratégique gaullienne.
59Le renouveau conventionnel conjugué à l’ANT doit en outre être considéré comme une réponse à la crise d’autorité que traverse l’armée française depuis la fin des années 1960 et qui fait écho au programme giscardien de modernisation des institutions traditionnelles. Comme dans plusieurs pays occidentaux, l’outil militaire doit faire face aux critiques d’une jeunesse plus nombreuse, plus libre, plus éduquée et plus riche qui, pour une partie, voit dans l’armée un vestige de la société sclérosée d’avant 1968. La classe moyenne des conscrits supporte de moins en moins bien un style de commandement et des conditions de travail qu’elle juge inadaptés aux mutations sociales et au changement des mœurs : souvent logés dans des casernes datant de l’époque napoléonienne, sans eau chaude et sans équipements sportifs, les conscrits français sont, après les Italiens, les moins bien payés parmi ceux de l’OTAN91. Les années 1974-1975 voient ainsi fleurir une multitude de « comités militaires » et de mouvements gauchistes au sein des armées ; ils organisent une série de manifestations qui, dépassant le cercle politisé des leaders du mouvement, réclament de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaire, conduisant le ministre de la Défense Jacques Soufflet à la démission en janvier 1975.
60Le ressentiment des soldats s’explique aussi par une perception peu claire des missions militaires de la France. Le spectre d’une guerre nucléaire étant mis de côté par la détente, le fait que les deux principales crises qui affectent le bassin méditerranéen en 1973 et en 1974 mobilisent uniquement des forces conventionnelles rend difficilement compréhensibles, aux yeux des hommes de troupe, l’éloignement vis-à-vis de l’OTAN et la sanctuarisation nationale. Giscard d’Estaing en prend acte : il lui faut résoudre les contradictions entre le mythe gaullien et la réalité stratégique. Le rééquilibrage en faveur des forces classiques, le développement de l’ANT et la sanctuarisation élargie ont donc pour but d’éclaircir le rôle de l’armée française en cas de guerre et de lui permettre d’influer sur le dénouement des crises, tout comme la batterie de mesures prises en 1975 par le nouveau ministre Yvon Bourges et le général Bigeard cherche à adapter l’outil militaire aux évolutions de la société et à empêcher les jeunes conscrits et leurs supérieurs de trop regarder à gauche92. Au moment où l’emprise des communistes sur l’armée portugaise participe de l’affaiblissement du flanc sud, Giscard d’Estaing ne peut se permettre de faire durer un mouvement qui pourrait conduire les Américains à réévaluer la solidité de leur allié français et mettre à bas la stratégie giscardienne d’une direction quadripartite de l’Alliance.
61Au total, la nouvelle articulation des forces tactiques et conventionnelles, consacrée par la loi de programmation militaire de 1976, comporte des avantages politiques considérables qui complètent et matérialisent tous les aspects de la posture française en Méditerranée depuis le début des années 1960 : elle accrédite les déclarations françaises sur l’engagement de la France à faire profiter les pays du flanc sud, et en particulier la Grèce, de son parapluie nucléaire ; elle montre à tous les riverains de la Méditerranée que Paris n’entend pas laisser celle-ci entre les mains des deux Grands et n’en accepte pas pour autant la neutralisation ; elle fait un pied de nez à la RFA qui, en matière de politique navale méditerranéenne, est dans une évidente incapacité de s’aligner sur la France. Elle prouve surtout que la France est disposée à faire des efforts considérables pour s’assurer de l’engagement des États-Unis à maintenir, dans le bassin, un haut niveau de présence militaire garantissant la sécurité des intérêts occidentaux. En d’autres termes, quelques mois à peine après l’affront de « l’année de l’Europe », Giscard d’Estaing partage bel et bien le fardeau, mettant ainsi à bas les reproches de Kissinger sur ce point. La France est alors le seul pays de l’OTAN à satisfaire à l’objectif de l’Alliance d’accroître de 3 % par an le niveau de la défense conventionnelle sur le long terme93.
62Le problème est qu’en s’affichant comme l’un des leaders de l’Alliance atlantique, en rapprochant sa doctrine nucléaire de celle de l’OTAN, en se dotant de l’ANT, en soutenant les « petits pas », en déployant sa flotte en Méditerranée à un niveau qui n’avait plus été atteint depuis 1962, en armant toujours plus l’Égypte, la Syrie, l’Irak et la plupart des pays arabes et en privilégiant les instruments occidentaux de la sécurité et de la coopération dans la gestion des crises, Giscard d’Estaing va systématiquement à l’encontre des intérêts soviétiques. Il prend alors le risque de contribuer à l’immense frustration du Kremlin, qui, exclu de tout règlement au Proche-Orient et à Chypre, pourrait jouer la carte de la déstabilisation régionale en apportant un soutien accru à la Libye, à l’OLP ou à l’Algérie, mais aussi aux partis communistes méditerranéens qui lui sont encore fidèles et qui ont été interdits par les régimes nationalistes sud-européens ou arabes. Moscou pourrait surtout être tenté pour de bon par une intervention en Yougoslavie. L’enjeu est donc, pour la France, d’éviter cela en donnant à l’URSS les moyens de prendre part à la fois au processus de désidéologisation des relations internationales – qui la désolidariserait une fois pour toutes des pays arabes – et aux discussions sur la sécurité de l’Europe méridionale, sans fragiliser les positions alliées dans le bassin mais en impliquant les non-alignés. La CSCE, dont la phase négociatoire proprement dite s’ouvre à Genève à l’automne 1973, occupe de ce point de vue une place centrale dans le schéma français de sécurité coopérative en Méditerranée.
D’Helsinki à Nicosie : la CSCE, la question chypriote et le renouveau du dialogue franco-soviétique sur la Méditerranée
63Plus encore que l’engagement européen et atlantique, la CSCE est l’un des gages de la continuité des orientations diplomatiques françaises entre 1973 et 1975. Après des mois de négociations préparatoires multilatérales (PMP), la gigantesque machine qu’est le processus d’Helsinki mobilise, de septembre 1973 à août 1975, des centaines de diplomates répartis dans les quatre principales commissions chargées de rédiger l’Acte final. Lors du décès de Georges Pompidou et de l’arrivée à l’Élysée de Valéry Giscard d’Estaing, cela fait donc plus de six mois que les négociations ont débuté. D’une grande complexité, elles obligent chacune des délégations à maintenir une certaine stabilité dans leur composition afin de ne pas perdre de vue les objectifs fixés initialement. Les enjeux méditerranéens, on l’a vu, prennent une place considérable durant les discussions préparatoires, mais la phase genevoise de la conférence, bousculée par la guerre du Kippour et les secousses de l’Europe méridionale, porte la logique euro-méditerranéenne à son paroxysme, si bien que la CSCE apparaît comme un concentré des problématiques qui traversent le bassin méditerranéen.
64À l’instar d’autres mécanismes institutionnels qui émergent dans les années 1970 (le G6, la conférence Nord-Sud, etc.), le processus d’Helsinki est, lui aussi, le fruit, le reflet et un instrument de la globalisation des relations internationales alors à l’œuvre. Les pays du Maghreb et du Levant sont pour beaucoup dans cette évolution. Comme ils l’espéraient depuis 1971, ils sont invités, à l’automne 1973, à faire valoir leurs points de vue auprès des trente-cinq membres de la CSCE : ils y appellent les Européens, l’URSS, les États-Unis et le Canada à ne pas s’enfermer dans une conception de la sécurité et de la coopération coupée du reste du monde et à penser la géopolitique européenne dans son cadre Nord-Sud94. Reprenant les revendications habituelles des non-alignés, ils proposent que la conférence participe au règlement du conflit israélo-arabe, qu’aucune puissance ne soit le « gendarme » de la Méditerranée et que celle-ci soit à l’abri de toute ingérence étrangère.
65Pareilles requêtes trouvent, sans surprise, un écho particulier auprès des Français, qui n’en font pourtant pas ce que les pays arabes auraient voulu : la CSCE est probablement l’instance où sa vision d’un Occident devenant « Nord » et d’une Méditerranée-frontière se manifeste avec le plus d’éclat. Cela tient à la composition même de la conférence et aux conséquences de la crise chypriote sur les négociations.
66La CSCE est en effet le seul organe de sécurité, en dehors des Nations unies, à réunir l’ensemble des pays des deux blocs. Vues de Paris, les problématiques qui y sont abordées sont censées approfondir en douceur le processus de désidéologisation des relations internationales, via la coopération économique et industrielle, la définition de principes de sécurité acceptés par tous et l’accroissement des échanges culturels et humains. À l’inverse de certains pays comme les Pays-Bas ou le Canada, la délégation française n’entend pas attaquer frontalement l’URSS et ses alliés sur la question des droits de l’homme. La convergence économique et culturelle fondée sur la domination progressive de la classe moyenne à l’échelle du continent se chargera de faire tomber progressivement les barrières qui brident les sociétés socialistes. Le plus urgent est de définir les principes censés présider aux relations entre États pour empêcher Moscou d’intervenir dans les pays d’Europe centrale et orientale où ce processus de convergence serait jugé trop rapide par la direction brejnévienne du Kremlin. Pour l’équipe de Jacques Andréani puis de son successeur à partir de 1974 à la tête de la délégation française Gérard André, là est toute l’importance d’une formulation précise et sans équivoque de principes comme la non-intervention dans les affaires intérieures, le respect de la souveraineté, le non-recours à la force ou l’auto-détermination des peuples. On l’a dit, la Yougoslavie est, avec la Roumanie, le cas le plus régulièrement cité dans les télégrammes français lorsqu’il s’agit de justifier les dispositions de la première corbeille d’Helsinki : une intervention soviétique à Belgrade aurait des conséquences néfastes pour l’Europe du Sud et la Méditerranée. Qui plus est, en s’engageant ouvertement au côté des Yougoslaves, les Français renforcent leur apparente posture de défenseurs du non-alignement, à la grande satisfaction des États d’Afrique du Nord. Mais, comme toujours dès lors qu’il s’agit des non-alignés et du flou conceptuel qui entoure l’appartenance à ce mouvement, le malentendu est patent : en mettant en avant la nécessité de préserver l’intégrité et l’indépendance de la Yougoslavie, les dirigeants français souhaitent protéger la stabilité et la sécurité de l’Europe et non défendre le non-alignement méditerranéen.
67Ce positionnement Nord-Sud atteint son paroxysme pendant et après la crise chypriote, lorsque les discussions de la CSCE, jusqu’alors focalisées sur le rideau de fer et soucieuses d’éviter de donner trop de places aux requêtes arabes, voient leur centre de gravité se déplacer pour de bon vers la Méditerranée orientale. Les Français utilisent les événements de Chypre pour se poser en partenaires incontournables de l’URSS à la CSCE au même titre qu’ils le font vis-à-vis des Américains au sein de l’Alliance atlantique. La conférence devient l’outil par excellence du dialogue franco-soviétique sur la Méditerranée, mais au prix d’une manipulation des non-alignés que les archives de la délégation française à Genève permettent de mettre en lumière95. Ces documents consacrés à l’impact de l’affaire chypriote sur la CSCE – plus d’une centaine de télégrammes transmis au Quai d’Orsay entre l’été 1974 et l’été 1975 – sont d’une importance capitale pour comprendre pourquoi l’URSS ne s’immisce pas davantage dans la crise et ne profite pas de l’affaiblissement du flanc sud de l’OTAN pour s’affirmer plus ouvertement en Méditerranée orientale.
68Les faits sont simples. En intervenant militairement contre un État de la CSCE, la Turquie, elle-même partie prenante à la conférence, porte atteinte à six des dix principes négociés au même moment à Genève : l’inviolabilité des frontières, le respect de la souveraineté, le non-recours à la force, l’intégrité territoriale, le règlement pacifique des différends et la non-intervention dans les affaires intérieures. Dans ces conditions, Caramanlis à Athènes et Makarios à Nicosie disent leur refus de signer le document final de la conférence96. La situation s’aggrave un peu plus lorsqu’en février 1975, le leader de la minorité turque Rauf Denktash proclame la création de l’État fédéré chypriote turc, effritant le consensus autour de ce que le chef de la délégation de la République chypriote à Genève Andreas Mavrommatis qualifie de « non conférence du siècle97 ». En effet, considérant que la Turquie affaiblit la posture non-alignée de Chypre, le dirigeant maltais Dom Mintoff élargit le problème à tout le bassin : il conditionne sa signature de l’Acte final à une meilleure reconnaissance du non-alignement méditerranéen et à l’établissement d’un lien institutionnel entre sécurité en Europe et sécurité en Méditerranée. Il exige, pour ce faire, la création d’une fédération euro-arabe étendue à l’Iran, la dissolution des blocs, le désarmement général de l’espace euro-méditerranéen et la disparition totale des flottes des deux Grands entre Gibraltar et le Proche-Orient98. Derrière ces propositions aussi ambitieuses qu’irréalistes, issues des requêtes initiales des pays arabes, on reconnaît la patte de Boumediene, soucieux d’obtenir une traduction politique claire de sa « Méditerranée aux Méditerranéens99 », mais aussi celle de Kadhafi, dont l’influence sur La Valette devient de plus en plus dangereuse au milieu des années 1970 du fait de la dépendance de l’archipel maltais à l’aide extérieure. Le dirigeant libyen, extrêmement critique à l’égard d’un processus d’Helsinki qu’il perçoit comme une manière pour les Européens et les Américains de faire du Tiers Monde le principal terrain de jeu des grandes puissances, trouve en Mintoff le cheval de Troie idéal de la cause arabe et entend bien s’en servir pour rappeler aux deux Grands et à leurs alliés qu’ils ont beau éviter le problème, la stabilité de l’Europe est liée à celle de la Méditerranée. Au-delà, les initiatives maltaises témoignent d’une certaine structuration du non-alignement méditerranéen, suscitée par la politique des « petits pas » de Kissinger : en prônant l’instauration d’une fédération euro-arabe débarrassée des deux Grands et en réclamant que la CSCE se saisisse des négociations de paix au Moyen-Orient, les non-alignés défendent leur volonté d’un règlement qui ne soit pas fondée sur la seule base israélo-égypto-américaine, mais implique tous les acteurs de la région.
69En raison de la règle du consensus qui prévaut à la CSCE, Malte et les protagonistes des événements chypriotes acquièrent un pouvoir de nuisance sans égal sur les acteurs et les instances de la sécurité européenne. Le crédit du processus d’Helsinki et celui de l’ensemble de la détente Est-Ouest sont sérieusement entamés. Étant donné le temps qu’il a fallu aux Soviétiques pour faire accepter leur projet de conférence paneuropéenne aux pays de l’OTAN et les efforts déployés par ces derniers pour la transformer en organe de sécurité coopérative, l’enjeu est considérable. Cette affaire perturbe les plans de Moscou pendant près d’une année100 : Brejnev est non seulement furieux contre la Turquie, mais il l’est aussi de voir s’exercer la « tyrannie des puissances mineures101 », capables de mettre à bas le principal instrument de la politique soviétique de statu quo en Europe. C’est bien pour cela que le secrétaire général du PCUS souhaite que la question chypriote soit résolue aux Nations unies : il veut éviter toute interférence avec les enjeux centre-européens et faire en sorte de préserver une stricte séparation entre la sécurité en Europe et les problématiques nord-africaines et moyen-orientales.
70Dans ce contexte, la solution française s’impose pour le Kremlin comme une évidence. L’équipe genevoise d’Anatoly Kovalev, ancien chef du département européen du MID, homme de confiance de Gromyko et artisan incontournable de la détente Est-Ouest, ne peut en effet que constater la proximité de Jacques Andréani et de Gérard André avec leurs homologues de Grèce et de Chypre, favorisée par les prises de position pro-grecques de Giscard d’Estaing. Seule la France dispose de suffisamment d’influence auprès de la Grèce et des non-alignés méditerranéens pour les convaincre de signer l’Acte final, ce que G. André parvient à faire au printemps 1975, à la grande satisfaction de Kovalev102.
71Ce succès constitue une étape importante de l’histoire des relations franco-soviétiques en Méditerranée. La délégation française s’efforce, à partir de là, de mieux impliquer l’URSS dans la définition de la politique occidentale de sécurité en Méditerranée et de canaliser la frustration soviétique à l’égard de la gestion des crises en Europe du sud-est. Mieux, en jouant les intermédiaires entre Moscou d’une part, Athènes et Nicosie d’autre part, en profitant de l’attachement des Soviétiques au non-recours à la force, à l’inviolabilité des frontières et à la non-ingérence, les Français freinent toute velléité du Kremlin d’intervenir directement dans une crise chypriote qui sape le désir soviétique de consécration du rideau de fer ; ils contribuent également à la protection du flanc sud de l’Alliance et renforcent une fois encore leur image de protecteurs des non-alignés.
72Ce dialogue franco-soviétique comporte cependant ses limites : il évite de plus en plus les questions proche-orientales et nord-africaines et se concentre sur les seules problématiques directement afférentes à la sécurité de l’Europe. Preuve en est que les discussions bilatérales sont menées d’abord et avant tout par A. Kovalev et J. Andréani, respectivement chef de la section européenne du MID et directeur d’Europe du Quai d’Orsay. La dynamique qui sous-tend la coopération franco-soviétique en Méditerranée demeure donc basée sur la vision d’un espace de transition Nord-Sud.
73Une conclusion identique peut être tirée de l’acharnement avec lequel les Français combattent les propositions de Malte aux côtés des Soviétiques, mais aussi des Américains – en particulier l’idée de fédération euro-arabe et l’extension des MBFR à toute la Méditerranée –, ce « fou de Mintoff103 » devenant peu à peu un objet tout particulier de détestation à l’Est comme à l’Ouest. La France donne alors l’impression de se situer sur la même longueur d’ondes que les États-Unis et l’URSS. Et en effet, si, pendant les deux ans de négociation de la CSCE, les diplomates français essayent de convaincre les membres de la conférence qu’il faut tendre la main aux Arabes et élaborer une vraie déclaration sur la sécurité et la coopération en Méditerranée, les archives du Quai donnent une claire idée des pratiques françaises : sous couvert d’un discours d’ouverture, les Français et leurs partenaires des Neuf circonscrivent une à une les propositions arabo-maltaises que ni l’Élysée, ni le Quai d’Orsay et encore moins les chefs militaires jugent acceptables, étant donné l’ancrage occidental de la stratégie française en Méditerranée et la nécessité de protéger les flux énergétiques et commerciaux104. Dans la droite ligne des considérations gaulliennes, la diplomatie giscardienne continue d’estimer que tout processus de désarmement doit être précédé d’une solide et durable détente politique. Dans ce cadre, il est fondamental pour la France, si elle veut conserver son influence dans le monde arabe, de compenser son refus strict de la neutralisation militaire du bassin par un effort conséquent en matière de coopération qui lui permette de se démarquer des deux Grands.
Se démarquer des deux Grands : une diplomatie environnementale plutôt qu’une diplomatie des droits de l’homme en Méditerranée ?
74L’une des grandes questions que se pose la diplomatie française au milieu des années 1970 est celle des domaines de coopération à privilégier pour satisfaire aux exigences de rapprochement Nord-Sud voulues par Malte et les pays arabes dans le cadre de la CSCE. On a vu que dès les PMP d’Helsinki, les problématiques du respect des droits de l’homme et de la circulation des personnes, qui font le succès du processus d’Helsinki, sont évacuées par J. Andréani et sa délégation. Personne ne songe à étendre les principes de la fameuse troisième « corbeille » aux rives méridionales et orientales de la Méditerranée, et ce pour des raisons qui relèvent du réalisme le plus pur : certes l’élargissement continu de la classe moyenne qui sous-tend la dynamique de convergence Est-Ouest se produit également au Maghreb et au Levant, mais la stabilité des dictatures militaires et les structures économiques des sociétés arabes freinent toute libéralisation rapide de la région ; la CSCE n’aurait de toute façon pas les moyens d’en vérifier la mise en œuvre dans la mesure où ces pays ne sont pas membres de la conférence ; cela serait en outre le meilleur moyen de se mettre à dos leurs dirigeants au moment où l’Europe a besoin de pétrole. Il faut ajouter à ces raisons le poids des questions migratoires transméditerranéennes, qui affecte tant les orientations extérieures de la France que sa politique intérieure.
75Le contraste avec la rive nord de la Méditerranée, où les dictatures tombent les unes après les autres, est ici flagrant. Dans la droite ligne de Pompidou, Giscard d’Estaing et ses partenaires de la CPE y font de la troisième corbeille un instrument clé de l’ancrage à l’Occident et à ses valeurs, toujours dans un même souci de convergence des sociétés européennes. Grâce à l’élaboration d’un mécanisme de mise en œuvre progressive des mesures sur la circulation des personnes, des idées et des informations et sur la coopération économique, la CSCE permet aux Français de renvoyer dos à dos la tendance des uns – Kissinger, le Kremlin – à négliger systématiquement la question des droits de l’homme (ce sont bien deux dictatures soutenues par les États-Unis – la Grèce des Colonels et la Turquie – qui sont à l’origine de la crise chypriote) et celle des autres à en faire une obsession, à l’instar du Congrès des États-Unis qui, via l’adoption de l’amendement Jackson-Vanik en décembre 1974, conditionne l’octroi à l’URSS de la clause de la nation la plus favorisée à l’autorisation du Kremlin de laisser émigrer les juifs soviétiques.
76Ce schéma n’étant pas jugé applicable au sud et à l’est de la Méditerranée, se démarquer des deux Grands suppose donc pour les acteurs de la diplomatie française de privilégier une autre voie qui puisse, tout autant que les droits humains avec l’Europe socialiste, faire progressivement émerger une certaine convergence Nord-Sud. On compte certes sur l’approfondissement permanent de la coopération économique internationale et l’amélioration des conditions de vie des populations qu’elle entraîne pour éloigner le monde arabe de toute tentation socialiste et assurer à terme la stabilité régionale, mais c’est vers un autre thème clé de la deuxième corbeille de la CSCE (consacrée aux questions économiques et industrielles) que le Quai d’Orsay décide d’orienter la politique méditerranéenne paneuropéenne : la protection de l’environnement, et en particulier celle de la mer en tant que telle, le seul véritable dénominateur commun entre tous les pays de la région. Il faut voir dans ce choix à la fois l’influence du courant « soixante-huitard » de la diplomatie française, le reflet d’une prise de conscience collective et un tournant dans l’histoire de la politique extérieure de la France comme dans celle de la guerre froide. Reste à voir dans quelle mesure les grilles de lecture développées par les historiens de la CSCE pour évaluer le poids de celle-ci sur l’évolution des sociétés socialistes européennes sont applicables aux enjeux écologiques euro-méditerranéens.
77Les aspects environnementaux de la guerre froide ont généralement été peu abordés par les historiens des relations internationales, y compris en France. Pour J. R. McNeill, l’un des premiers à avoir systématisé le lien entre le « tumulte écologique » du second xxe siècle et la guerre froide, ce manque d’intérêt est dû au fait que les spécialistes de la confrontation entre les blocs ont longtemps jugé secondaire « le sort des poissons et des forêts comparé au risque de destruction de l’humanité engendré par cette période105 ». Pourtant, une partie non négligeable des bouleversements environnementaux produits après 1945 peut être attribuée à la pollution induite par la compétition idéologique, économique et militaire qui rythme les rapports entre puissances pendant près d’un demi-siècle, que l’on songe à la radioactivité due aux essais nucléaires ou au développement des infrastructures de transport visant à faciliter les déplacements de troupes. Plus largement, la promotion des modèles capitaliste et socialiste exacerbe l’exploitation et le gaspillage des ressources naturelles, via notamment l’adoption de politiques d’aménagement du territoire peu soucieuses des écosystèmes, à l’instar de la mise en culture des terres vierges soviétiques, de la création du réseau autoroutier américain ou des « révolutions vertes » asiatiques.
78Il paraît donc logique qu’à la détente politique des années 1960 et 1970 corresponde une détente écologique : la diplomatie environnementale, bien que sous-jacente à nombre d’accords inter-étatiques sur la gestion des ressources naturelles depuis le xixe siècle, entre alors dans un processus de multilatéralisation dont la première conférence des Nations unies sur l’environnement humain, réunie à Stockholm en 1972, est la manifestation la plus éclatante. C’est en partie sous ce prisme de la détente écologique qu’il faut comprendre le développement des mouvements anti-nucléaires en Occident, en particulier aux États-Unis et en Allemagne, où l’accumulation des armes nucléaires devient insupportable aux opinions publiques. Si, en France, l’accroissement démographique, l’expansion tous azimuts de la culture de l’automobile, le passage à une société de consommation et de crédit attisent une forme de nostalgie d’un passé rural et frugal qui contribue à l’essor d’un écologisme diffus et peu militant, la dimension écologique de la politique française de détente a été sous-estimée en raison de la rareté des sources et de l’angle d’approche eurocentré jusqu’alors privilégié. Or, la montée en puissance des préoccupations environnementales chez une partie des diplomates français – en particulier chez ceux, comme J. Andréani ou S. Hessel, influencés par la deuxième gauche –, le glissement du centre de gravité de la guerre froide vers le sud et l’ouverture généralisée des archives du Quai d’Orsay pour la décennie 1970 tendent à prouver que c’est sur la Méditerranée, plus que sur l’Europe, que se concentre la diplomatie environnementale qui émerge alors à Paris.
79Outre la Déclaration sur la Méditerranée, élaborée par la délégation française à la CSCE en guise de réponse aux non-alignés – en étroite coopération avec Luigi Vittorio Ferraris, grande figure de la diplomatie italienne – et qui fait une large place aux questions environnementales, le Quai d’Orsay prend une série d’initiatives visant à conférer à la France un rôle moteur dans la transformation du bassin méditerranéen en modèle de protection coordonnée des écosystèmes. Xavier de Nazelle, directeur des Affaires scientifiques, s’efforce notamment de mettre sur pied un solide réseau de chercheurs en biologie, écologie, agronomie, botanique, géologie et géographie, dans le but, d’une part, de parvenir à une meilleure interaction entre les avancées de la recherche scientifique et les mécanismes de négociation diplomatique et, d’autre part, de faire des organismes de recherche français (CNRS, INRA) des acteurs incontournables de la protection de la Méditerranée. C’est par exemple sous son égide que le Comité national français du programme de l’UNESCO « L’Homme et la Biosphère » (MAB), composé des plus éminents biologistes et agronomes du pays, décide de réunir à Montpellier en 1976 des représentants de la plupart des laboratoires en sciences de la nature du pourtour méditerranéen106.
80Cette politique de structuration de la recherche écologique transméditerranéenne répond, à maints égards, aux objectifs français de guerre froide tout comme elle doit être analysée au miroir des interprétations que l’historiographie récente a livrées des enjeux transnationaux des années 1970.
81Elle est d’abord un moyen de soutenir la « Méditerranée aux Méditerranéens » en orientant le slogan non-aligné vers une acception qui n’implique aucune neutralisation mais se démarque des deux Grands, en particulier des États-Unis, accusés d’être à l’origine d’un véritable « écocide » au Vietnam107. Le précepte de base sur lequel se fonde l’approche française est que toutes les régions qui bordent la Méditerranée partagent les mêmes problèmes environnementaux (sécheresse, pollution marine), en raison certes des spécificités biologiques du bassin mais aussi de logiques humaines similaires : littoralisation des populations, désertification des montagnes, recul des zones agricoles, accroissement de la navigation et notamment des navires pétroliers, très polluants108. En s’appuyant sur l’unité climato-géologique de la Méditerranée pour justifier la nécessité d’associer Israël et l’ensemble des pays arabes aux discussions, la diplomatie giscardienne se pose en trait d’union entre tous les États riverains et peut contourner la conflictualité israélo-arabe qui imprègne les choix de Moscou et Washington109.
82Au-delà du message politique, l’aspect sécuritaire est essentiel pour comprendre les motivations françaises à vouloir conférer un contenu écologique à la « Méditerranée aux Méditerranéens ». La pression démographique, l’industrialisation, la rareté des ressources halieutiques, la modification des paysages due à l’urbanisation exacerbent les rancœurs et un profond sentiment d’injustice, au nord comme au sud et à l’est de la Méditerranée110. Ce n’est pas un hasard si les mouvements politiques ou religieux contestataires – qu’ils soient communistes, nationalistes ou islamistes – reprennent de la vigueur dans la Méditerranée des années 1970 : ils sont le syndrome d’un mal-être qui contribue à l’impression générale de crise régionale et nourrit la contestation à l’égard des deux Grands et de leurs flottes. C’est le cas en Basilicate ou dans le Taurus, en Corse et en Sardaigne – où le nationalisme prend de la vigueur – ainsi qu’au Maghreb, où le processus d’industrialisation est extrêmement polluant111. À l’instar de J. Andréani, lui-même d’origine corse par son père et attentif aux évolutions politiques de l’île de beauté112, les concepteurs de la politique extérieure française voient donc dans la diplomatie environnementale un moyen de parer à l’instabilité que peut susciter le malaise ambiant, dont le Kremlin pourrait profiter. D’où la nécessité d’associer ce dernier à l’élaboration de mesures applicables à l’ensemble du bassin, grâce à une définition élargie incluant la mer Noire. Si cela équivaut à reconnaître implicitement le caractère méditerranéen de l’URSS et donne du grain à moudre au dialogue franco-soviétique, pareille approche permet également de faciliter l’immixtion de la France dans les relations soviéto-maghrébines et d’interroger la pertinence à long terme des logiques étatiques qui guident les choix industriels et agricoles des régimes autoritaires de l’Est et du Sud. Il s’agit de mettre ces derniers devant leurs responsabilités face à ce que les scientifiques français considèrent, précisément à partir des années 1970, comme l’un des problèmes écologiques majeurs de la Méditerranée, en grande partie liée à la compétition agricole de la guerre froide : l’eutrophisation, c’est-à-dire l’apparition de « zones mortes » marines créées par le déversement d’un trop grand nombre d’engrais chimiques dans les nappes phréatiques, particulièrement celles qui alimentent la mer Noire et l’Adriatique113. Dans ces deux mers, les phosphates à l’origine de ces catastrophes proviennent, pour la plupart, du Maroc et d’Algérie, premiers producteurs mondiaux et premiers exportateurs vers le bloc soviétique. Au milieu de la décennie 1970, la question du phosphate devient même le ciment des relations commerciales entre le Maghreb et le pacte de Varsovie, comme en témoignent la plupart des rapports diplomatiques français de la période114. L’argent qui provient de ces exportations participe au financement de l’effort d’industrialisation accélérée de l’Afrique du Nord, en particulier au Maroc où il joue, de ce point de vue, un rôle équivalent à celui tenu par le pétrole en Algérie115. Ajouté aux circuits des hydrocarbures, le flux des engrais contribue ainsi à faire de la mer Méditerranée à la fois le centre et la victime d’un cercle vicieux liant dirigisme, pollution et malaise social.
83Ce constat explique la propension française à inscrire la diplomatie environnementale dans une démarche de sécurité coopérative qui met l’expertise scientifique transnationale au service des aspirations des peuples à disposer d’un cadre de vie meilleur. En d’autres termes, pour reprendre une notion chère à la deuxième gauche rocardienne et qui réémerge sous la plume des sociologues des relations internationales, la « société civile » sert la « société civile116 » : la stabilité régionale est garantie par la prise en compte d’intérêts autres que ceux des seuls États. On retrouve là la grille de lecture élaborée par les historiens du processus d’Helsinki à propos de la mobilisation des réseaux scientifiques en faveur des droits de l’homme dans le bloc soviétique117 : les chercheurs sont les principaux vecteurs de la diffusion vers le Sud et vers l’Est des valeurs et des normes nées de la révolution occidentale des mœurs et de la prise de conscience de la finitude du monde. Mais parce qu’elle porte en elle la question du bien-être de l’humanité, la logique écologique permet de se passer de référence directe aux droits de l’homme et d’ainsi contourner un débat jugé d’avance contre-productif sur la démocratie dans le monde arabe.
84Peut-on affirmer, dans ce cas, que l’écologie constitue un outil occidental de guerre froide qui tend à imposer une vision ouest-européenne de la protection de la nature ? À l’est du rideau de fer, la prise de conscience environnementale, bien que parfois contradictoire avec les politiques soviétiques d’aménagement du territoire – en 1970, l’URSS utilise des charges nucléaires pour détourner la Petchora vers la Volga et la mer Caspienne –, s’exprime dès la fin des années 1950 chez une partie de l’opinion éclairée soviétique et trouve une traduction officielle en 1974 avec l’insertion d’un chapitre relatif « à la protection de la nature, à la sauvegarde et à l’amélioration du milieu environnant, et à l’exploitation rationnelle des ressources naturelles » dans le Plan d’État pour le développement de l’économie de l’URSS118. La convergence Est-Ouest en matière de sensibilité aux problèmes environnementaux est donc déjà en marche au milieu des années 1970. Mais en manifestant pareille préoccupation, l’équipe brejnévienne ne fait-elle pas le jeu des Occidentaux et ne contribue-t-elle pas à l’affaiblissement durable du modèle soviétique ? C’est en tout cas ce que laisse penser l’inscription Nord-Sud des préoccupations écologiques telles qu’elle est mise en exergue par Timothy Mitchell, dont les travaux novateurs renversent complètement l’approche traditionnelle des enjeux environnementaux de la décennie 1970 en replaçant ces derniers dans le cadre global de la question pétrolière. Pour Mitchell, le développement de l’écologisme s’inscrit dans le temps long de l’histoire des démocraties occidentales : alors que leur industrialisation au xixe siècle reposait sur une ressource, le charbon, qui, produit en Europe, permettait à ceux qui participaient à son extraction de peser sur les avancées économiques et sociales – via les grèves et les syndicats pour les uns, l’influence politique et le mécénat pour les autres – et donc sur la vie démocratique européenne, ces sociétés sont devenues, au fil du xxe siècle, dépendantes d’hydrocarbures qu’elles ne produisent pas ou plus et sur lesquels elles n’ont pas d’emprise119. En a résulté un affaiblissement des régimes démocratiques européens dans la mesure où les acteurs de l’économie du charbon n’y occupent plus un rôle pivot. L’essor de l’écologie politique dans les années 1970 est un moyen de corriger cette situation : il prouve que les sociétés européennes ont pris conscience que leur système économique et politique ne peut être tributaire de ressources qui sont appelées à disparaître et, surtout, nourrissent l’autoritarisme des régimes qui les exportent. La diplomatie environnementale exprimerait par conséquent une forme d’attachement à la démocratie et à l’État de droit, et c’est en ce sens qu’elle constitue un outil de guerre froide : elle promeut un modèle politique qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, justifie l’engagement de la plupart des pays ouest-européens derrière les États-Unis.
85Les dirigeants soviétiques sont-ils conscients de cela ? Il semblerait que ce ne soit pas le cas de Brejnev et de la plupart des diplomates présents à la CSCE, ouverts aux propositions occidentales dès lors qu’il s’agit de protection coordonnée de l’environnement. Ainsi, tout comme il paraît négliger les conséquences de la troisième corbeille sur le bloc soviétique, le secrétaire général du PCUS ne prend pas non plus la mesure de ce que signifie participer à l’élaboration de mécanismes de coopération écologiques aux niveaux international et méditerranéen : cela valide l’idée de convergence Est-Ouest et conforte la logique Nord-Sud.
86Car là se situe la principale limite de l’approche environnementale française de « la Méditerranée aux Méditerranéens » : si elle est partagée par la plupart des pays de la rive nord, elle laisse sceptiques certains dirigeants de la rive sud, à l’instar de Boumediene et Kadhafi, peu désireux de développer une coopération qui confère une large place aux scientifiques israéliens et semble dirigée contre leur modèle de développement fondé sur les exportations d’hydrocarbures120. On rejoint là un point clé du débat sur l’expansion du paradigme créé par la CSCE. Pour nombre de spécialistes qui, depuis les années 1990, cherchent à évaluer dans quelle mesure ce schéma – reconnu comme l’un des facteurs de la fin de la guerre froide – peut s’appliquer aux relations euro-méditerranéennes, le conflit israélo-arabe et la perception d’une vision néo-colonialiste des intentions européennes – et en particulier française – en Afrique du Nord, constituent le principal frein à tout processus de sécurité coopérative en Méditerranée : d’une part, demander aux Israéliens et aux Arabes de s’asseoir autour de la même table avant qu’ils n’aient fait la paix revient à mettre la charrue avant les bœufs ; d’autre part, l’idée que les Européens de l’Ouest puissent utiliser le prétexte de la coopération régionale pour imposer leurs normes dans leur voisinage proche demeure insupportable à ceux des dirigeants nord-africains les plus dépendants aux hydrocarbures121. Autrement dit, en étant plus réticents que Brejnev à une coopération régionale qui fait la part belle aux préoccupations des sociétés occidentales, Boumediene et Kadhafi avalisent l’approche Nord-Sud des relations internationales et, finalement, apparaissent comme les meilleurs relais de ceux qui, au Kremlin, considèrent que le modèle de sécurité coopérative porté par la CSCE peut s’avérer dangereux. C’est ce qui explique la volonté d’une partie des dirigeants de l’Algérie et de la Libye, en 1975-1976, de resserrer les liens avec des hommes comme Gretchko, Souslov, Andropov et, surtout, Ponomarev, chef du Département international du Comité central du PCUS, beaucoup plus méfiants à l’égard du processus d’Helsinki que ne l’est le secrétaire général du parti122.
87La diplomatie française est parfaitement consciente de ces difficultés, bien que la stratégie qu’elle envisage pour les dépasser ne fasse que conforter l’impression d’une approche soucieuse avant tout des intérêts occidentaux : en décembre 1975, Jean Sauvagnargues demande à Sadate et à Bourguiba de prendre la tête des pays de la rive sud dans l’effort général de construction d’un espace euro-méditerranéen de l’environnement123. En s’adressant aux chefs d’États arabes les plus engagés dans la libéralisation de leur pays et les plus ouverts au compromis avec Israël, la France entérine une conception de la « Méditerranée aux Méditerranéens » ancrée à l’Ouest et au Nord, bien éloignée de celle de Kadhafi, Boumediene ou Mintoff. Sauvagnargues semble estimer que ces derniers finiront bien par suivre le mouvement s’ils se retrouvent marginalisés. La diplomatie giscardienne admet donc que puisse se développer à court terme une coopération à plusieurs vitesses en Méditerranée. Il est clair cependant qu’elle sous-estime le pouvoir de nuisance des « progressistes » arabes tout comme elle néglige la volonté des « durs » du régime soviétique à reprendre la main dans la région. La deuxième moitié de l’année 1976, on va y revenir, se charge de mettre en évidence la fragilité des choix français.
88Est-ce à dire que les Français, en mobilisant les problématiques environnementales, ont échoué à adapter à la Méditerranée le modèle CSCE de sécurité coopérative ? Si le dialogue euro-méditerranéen multilatéral fondé sur la coopération scientifique ne va pas aussi loin qu’espéré, les rencontres régulières que suscite la CSCE ainsi que les organes spécialisés de l’ONU fournissent à partir de 1975 des cadres fixes de négociations dans lesquels interviennent tant les pays de la rive septentrionale que ceux des rives méridionale et orientale. Au fil des réunions de suivi de la CSCE et des réunions d’experts exclusivement consacrées à la Méditerranée (La Valette en 1979, Venise en 1984), la perspective environnementale se traduit progressivement en mesures concrètes (sur la lutte contre la pollution maritime, l’irrigation, etc.) et s’élargit aux domaines de la santé, des transports, de la culture et de l’éducation.
89Mais c’est finalement pour ses effets sur les relations Est-Ouest que la dimension méditerranéenne de la CSCE est la plus fructueuse : avec l’offensive maltaise et la crise chypriote, la conférence reste le principal organe paneuropéen de discussion sur la sécurité en Méditerranée ; elle resserre considérablement les liens entre tous les pays du flanc sud de l’Europe, qui rivalisent tout autant qu’ils coopèrent pour apparaître comme les meilleurs porte-parole des pays arabes. Les relations franco-yougoslaves constituent la meilleure illustration de ce processus : les soucis communs à Paris et Belgrade d’empêcher Moscou d’intervenir en Yougoslavie et de tendre la main au monde arabe créent, entre les deux pays, une logique inédite de coopération euro-méditerranéenne, qui mêle perspective Est-Ouest et approche Nord-Sud. En 1976 encore, l’usage à bon escient du non-alignement reste l’un des principaux outils de l’influence française en Méditerranée.
⁂
90Au final, il n’est pas exagéré de dire que la période 1973-1976 est un moment exceptionnel de la politique extérieure française. Cela tient principalement au fait que ces quelques années voient se confondre l’apogée de la détente Est-Ouest, la crise morale et politique américaine et le décentrement des relations internationales autour de la Méditerranée. Influente auprès de la plupart des pays qui bordent cette mer, perçue comme un allié indispensable à la sécurité de l’Occident par les États-Unis, considérée comme un interlocuteur raisonnable par l’URSS, la diplomatie giscardienne profite des opportunités de la période pour mener à bien une stratégie pensée sur le long terme : elle accomplit une série de rééquilibrages dont on peut affirmer qu’ils vont au bout des multiples logiques entamées par ses prédécesseurs, tant au niveau des relations transatlantiques que paneuropéennes et euro-arabes, tant en matière d’orientations diplomatiques que de choix stratégiques. La « méditerranéisation » des outils de la sécurité et de la coopération en Europe est le principal vecteur de cet aboutissement : elle permet à la France de s’efforcer de rendre la Méditerranée aux sociétés qui en composent le bassin tout en affirmant son rôle de protectrice incontournable des intérêts occidentaux et en maintenant un lien constant avec l’URSS. En bref, pendant ces trois années, la diplomatie française réussit l’exploit de concilier les dimensions coopérative, politique et militaire de la sécurité euro-méditerranéenne : elle maintient son image d’« autre Occident » tout en la mettant au service d’un Occident qui, lui, se perçoit en crise. Son rôle dans la crise chypriote et dans l’arrimage de l’Europe méridionale au bloc de l’Ouest, le déploiement de sa flotte depuis Toulon ainsi que son engagement en faveur d’une diplomatie multilatérale de l’environnement figurent parmi les éléments les plus révélateurs de cette double posture. Il convient par conséquent de nuancer l’idée dominante d’une Méditerranée devenue un lac américain dès 1975.
91Ce moment exceptionnel est cependant de courte durée. Le printemps et l’été 1976 mettent fin à l’état de grâce du président Giscard d’Estaing tout comme ils révèlent les fragilités de l’édifice français de sécurité et de coopération, trop dépendant de la conjoncture qui unit détente, crise américaine et négociations de paix au Proche-Orient : le délitement de l’alliance de Giscard d’Estaing avec Jacques Chirac et les gaullistes inquiète les Américains, qui craignent un schéma à l’italienne avec un PCF aux portes du pouvoir ; en réponse à l’eurocommunisme, Brejnev décide de durcir le ton au sein du mouvement communiste international ; l’installation des missiles SS-20 en Europe orientale change les conditions de la détente ; l’intervention syrienne au Liban bloque les négociations au Proche-Orient ; l’aggravation du conflit au Sahara occidental, qui oppose notamment l’Algérie et le Maroc, fait craindre un ébranlement général du Maghreb. Alors que la situation en Europe méridionale se stabilise dans un sens favorable à l’Occident, la France peut-elle, face au renouveau de la guerre froide et de la conflictualité en Méditerranée, continuer d’apparaître comme un facteur d’équilibre dans la région ? Se pose ici la question de la capacité française à tenir son rang sur le long terme, principal défi auquel doit faire face la diplomatie giscardienne dans la deuxième moitié des années 1970.
Notes de bas de page
1 Sallantin Xavier, « Appel aux Méditerranéens », Le Monde diplomatique, août 1974, p. 5.
2 Fourastié Jean, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.
3 Jervis Robert, Perception et Misperception in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976.
4 Kissinger doit laisser son poste de conseiller à la sécurité nationale à l’occasion du « massacre d’Halloween », nom donné à l’important remaniement ministériel qui, en novembre 1975, vise à répondre aux critiques de l’opinion publique et de la classe politique américaines sur le fait que Ford ait peu modifié la composition de l’Administration depuis la démission de Nixon.
5 Heurtebize Frédéric, Le péril rouge. Washington face à l’eurocommunisme, Paris, PUF, 2014, p. 7-30.
6 Notin Jean-Christophe, Le maître du secret, op. cit., p. 221-222.
7 Procès-verbal de la réunion ministérielle du Conseil de l’Atlantique Nord tenue le 10 décembre 1973 à Bruxelles. AMAE, Europe 1971-1976, CSCE, vol. 30.
8 Entretien Pompidou/André Fontaine, 15 novembre 1973, cité par Roussel Eric, Georges Pompidou, op. cit., p. 596.
9 Entretien Jobert/Aldo Moro, 15 mars 1974. AMAE, Europe 1944-1976, Italie, vol. 193QO/495.
10 Mélandri Pierre, « La France et l’Alliance atlantique sous Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing », art. cité, p. 533.
11 Déclaration de Pompidou au Conseil des ministres du 31 octobre 1973. AN, 5AG2 1036, sommets européens.
12 Laurens Henry, Paix et guerre au Moyen-Orient. L’Orient arabe et le monde de 1945 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2005.
13 Gfeller Aurélie, « A European voice in the Arab World: France, the Superpowers and the Middle East, 1970-1974 », Cold War History 11/4, novembre 2011, p. 659-676.
14 Valéry Giscard d’Estaing souhaite une conférence internationale réunissant pays exportateurs de pétrole et pays consommateurs quand les Américains veulent en premier lieu réunir les consommateurs seulement.
15 Gfeller Aurélie, « A European voice in the Arab world », art. cité, p. 659-676.
16 Borowiec Andrew, Cyprus: A Troubled Island, Westport, Praeger, 2000, p. 60.
17 Heurtebize Frédéric, Le péril rouge, op. cit., p. 22.
18 Giscard d’Estaing Valéry, Le pouvoir et la vie, Paris, Compagnie 12, 1991, p. 154 ; Ford Gerald, A Time to Heal: the Autobiography of Gerald R. Ford, New York, Harper & Row, 1979, p. 222 ; Kissinger Henry, Years of Renewal, Simon & Schuster, 1999, p. 623.
19 Dockès Pierre, Le capitalisme et ses rythmes, quatre siècles en perspective. Tome II, vol I : Splendeurs et misères de la croissance, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 191-209.
20 Parmi les ouvrages qui se sont intéressés à la dimension Est-Ouest de la politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, citons Badalassi Nicolas, En finir avec la guerre froide, op. cit. ; Berstein Serge et Sirinelli Jean-François (dir.), Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe, 1974-1981, op. cit. ; Cohen Samy et Smouts Marie-Claude (dir.), La politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, Paris, FNSP, 1985 ; Soutou Georges-Henri, La guerre froide de la France, op. cit., p. 415-455. Voir également Soutou Georges-Henri, « Valéry Giscard d’Estaing and his Vision of the End of the Cold War », in Frédéric Bozo, Marie-Pierre Rey, Piers N. Ludlow et Bernd Rother (dir.), Visions of the End of the Cold War in Europe: 1945-1990, New York, Berghahn Books, 2012, p. 208-222.
21 Rowley Anthony, « La crise en pente douce », L’Histoire, no 276, mai 2003, p. 50-53.
22 Pisar Samuel, Les armes de la paix, Paris, Denoël, 1970 ; Transaction entre l’Est et l’Ouest, Paris, Dunod, 1972.
23 Brandt Willy (dir.), Nord-Sud : un programme de survie. Rapport de la Commission indépendante sur les problèmes de développement international, Paris, Gallimard, 1980.
24 Badalassi Nicolas, En finir avec la guerre froide, op. cit., p. 269-289.
25 Note de la sous-direction orientale, 1er octobre 1975. AMAE, Europe 1971-1976, URSS, vol. 3727.
26 Note no 469/EU, de Jean-Marie Mérillon, ambassadeur de France en Grèce, 25 juin 1976. AN, 5AG3 998, 1974-1981.
27 Giscard d’Estaing Valéry, Démocratie française, Paris, Fayard, 1976.
28 Voir notamment les mémoires du diplomate Alain Pierret qui, bien qu’écrits après la guerre froide, donnent une idée assez précise des perceptions occidentales de l’URSS dans les années 1970 : Pierret Alain, De la case africaine à la villa romaine, op. cit., p. 113-159.
29 Giscard d’Estaing Valéry, Le pouvoir et la vie, Paris, Compagnie 12, 1988, p. 41-42.
30 Interview de Valéry Giscard d’Estaing à la télévision de Belgrade, 5 décembre 1976. AN, 5AG3 1104, Yougoslavie, 1974-1981.
31 Heurtebize Frédéric, Le péril rouge, op. cit., p. 11-12.
32 La CIA et l’ambassade des États-Unis à Rome partagent d’ailleurs le sentiment de l’Élysée sur le danger relatif que représente le PCI, sans pour autant parvenir à convaincre le secrétaire d’État. Heurtebize Frédéric, Le péril rouge, op. cit., p. 64-68.
33 Entretien Ford/Giscard d’Estaing, 1er août 1975. GFL, Memoranda of conversations, Box 13.
34 Heurtebize Frédéric, « L’attitude du président Giscard d’Estaing face à l’eurocommunisme, 1974-1981 », Revue d’histoire diplomatique, 2013/1, p. 69-84.
35 En décembre 1975, Georges Marchais publie un communiqué dénonçant la répression en URSS après qu’un documentaire sur le Goulag ait été diffusé à la télévision française.
36 L’expression est utilisée par Georges Marchais lors d’une réunion du comité central du PCF le 27 mai 1975. Cité par Heurtebize Frédéric, Le péril rouge, op. cit., p. 14.
37 Télégramme 1975PARIS A-125, 18 mars 1975, de Rush. Archives du Département d’État des États-Unis (ADEUS), College Parks (Maryland), P-REELS, 1975.
38 Rapport de la CIA, 17 janvier 1976, CIA-RDP79T00975A028500010028-5. Archives de la CIA, en ligne, [https://www.cia.gov/readingroom/], page consultée le 17-11-22.
39 Dalle Ignace, La Cinquième République et le monde arabe, op. cit., p. 132.
40 Entretien Giscard d’Estaing/Sauvagnargues/Rumor, 6 février 1975. AMAE, Europe 1944-1976, Italie, vol. 193QO/493.
41 Dépêche no 7/DA-80, de l’ambassade de France en Grèce, 28 janvier 1976. AMAE, Afrique-Levant 1944-1979, Méditerranée vol. 375 QO 371.
42 Dalle Ignace, La Cinquième République et le monde arabe, op. cit., p. 136.
43 Hanhimäki Jussi M., The Flawed Architect: Henry Kissinger and American Foreign Policy, New York, Oxford University Press, 2004, p. 371.
44 Soutou Georges-Henri, La guerre de Cinquante ans, op. cit., p. 568-583.
45 Zubok Vladislav, A Failed Empire, op. cit., p. 247-254 ; Haslam Jonathan, Russia’s Cold War: from the October Revolution to the Fall of the Wall, New Haven, Yale University Press, 2011, p. 312-318.
46 Heuser Beatrice, « Victory in a Nuclear War? A Comparison of NATO and WTO War Aims and Strategies », Contemporary European History, vol. 7, no 3, 1998, p. 311-327 ; Romer Jean-Christophe, La pensée stratégique russe au xxe siècle, Paris, Economica, 1997.
47 Dépêche no 163/DAM, de M. Drumetz (Alger), 10 août 1976. AMAE, Afrique-Levant 1973-1982, Algérie, vol. 0035SUP/232.
48 Lacoste Yves, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspero, 1976.
49 Télégramme 1974NATOB A-110, 4 juin 1974, de Donald Rumsfeld. ADEUS, P-Reels, 1974.
50 Carrère d’Encausse Hélène, La politique soviétique au Moyen-Orient, 1955-1975, Paris, Presses de la FNSP, 1975.
51 Télégramme no 2066-70, de Vimont, 3 mai 1974. AMAE, Afrique-Levant 1973-1982, Algérie, vol. 0035SUP/232 ; note de la SDEO, 21 avril 1976. AN, 5AG3/1091, URSS, 1976.
52 Analyse du Quai d’Orsay reprise dans le télégramme 1974NATOB A-110, 4 juin 1974, de Rumsfeld. ADEUS, P-Reels, 1974.
53 Zubok Vladislav, A Failed Empire, op. cit., p. 247-254.
54 Ginor Isabella et Remez Gideon, Foxbats Over Dimona, op. cit.
55 Dépêche no 163/DAM, de Michel Drumetz (Alger), 10 août 1976. AMAE, Afrique-Levant 1973-1982, Algérie, vol. 0035SUP/232.
56 Rapport de la CIA, 1er juin 1976, document CIA-RDP85T00353R000100290001-4. Archives de la CIA.
57 Agadir fut le théâtre, en 1911, d’une importante crise diplomatique entre la France et l’Allemagne lorsque le gouvernement de Berlin envoya une canonnière au large de cette ville du Maroc pour marquer ses prétentions sur le royaume chérifien.
58 Note de G. Robin, 27 avril 1976. AN, 5AG3 1091, URSS, 1976.
59 Cette capacité est démontrée en avril 1975 quand les Soviétiques mènent un vaste exercice naval nommé Okean’75. Cet exercice teste leur capacité à conduire des opérations multiples sur différents théâtres d’opérations. Plus de 200 bâtiments y prennent part, y compris en Méditerranée. Rapport de la CIA, 24 septembre 1975, document CIA-RDP80R01731R002500070007-5. Archives de la CIA.
60 Dépêche de la Mission militaire française auprès du CINCSOUTH, no 395/MMF/CINCSOUTH, 26 août 1974. SHD Toulon, Secrétariat OTAN, 1968-1975, vol. 6A6 13468 ; note de G. Robin, 17 avril 1975. AN, 5AG3 998, Grèce, 1974-1981 ; note de la SDEM, 13 janvier 1976. AMAE, Afrique-Levant 1944-1979, Méditerranée vol. 375 QO 371.
61 Popović Dragoljub, « Le fédéralisme de l’ancienne Yougoslavie revisité. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? », Revue internationale de politique comparée, 2003/1, vol. 10, p. 41-50.
62 Note de la SDEO, 9 février 1976. AN, 5AG3 1104, Yougoslavie, 1974-1981.
63 Note de la SDEO, 1er octobre 1975. AMAE, Europe 1971-1976, URSS, vol. 3727.
64 Télégramme 1974MOSCOW A-474, de Stoessel (Moscou), 16 décembre 1974. ADEUS, P-Reels, 1974.
65 Calandri Elena, « L’eterna incompiuta: la politica mediterranea tra sviluppo e sicurezza », in Elena Calandri (dir.), Il primato sfuggente. L’Europa e l’intervento per lo sviluppo (1957-2007), Milan, Franco Angeli, 2009, p. 89-117 ; Sattler Verena, Die Institutionalisierung europäischer Nahostpolitik. Frankreich in der Europäischen Politischen Zusammenarbeit, 1969/1970-1980, Wiesbaden, Springer Fachmedien Wiesbaden, 2016.
66 Plassmann Lorenz, Comme dans une nuit de Pâques ? Les relations franco-grecques de 1944 à 1981, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2012, p. 287-340.
67 Note de la SDEM, 10 juillet 1975. AMAE, Europe 1971-1976, Italie, vol. 495.
68 Note de la SDEM, 13 janvier 1976. AMAE, Afrique-Levant 1944-1979, Méditerranée vol. 375 QO 371.
69 Entretien Giscard d’Estaing/Ford, 29 mai 1975. Gerald Ford Library (Ann Arbor, Michigan), Memoranda of conversations, Box 12.
70 Télégramme 1975Madrid A-161, de Stabler, 17 juillet 1975. ADEUS, P-REELS, 1975.
71 Télégramme 1975Madrid A-161, de Stabler, 17 juillet 1975. ADEUS, P-REELS, 1975.
72 Entretien Kosciusko-Morizet/Kissinger/Ford, 24 août 1974, GFL, Memoranda of conversations, Box 5.
73 Note de synthèse de G. Robin, 16 septembre 1975. AN, 5AG3 998, Grèce, 1974-1981.
74 Les contrats conclus en 1974 avec la Grèce s’élèvent à plus de 2,5 milliards de francs et portent sur 40 Mirages, 250 blindés, 4 patrouilleurs armés de missiles Exocet, 4 hélicoptères Alouette, des missiles antichars Milan, ainsi que la formation des personnels nécessaires à l’emploi de ces équipements. Note de J.-P. Dutet pour le président, 1er juillet 1976, AN, 5AG3 998, Grèce, 1974-1981.
75 Note de G. Robin, 5 septembre 1974. AN, 5AG3 998, Grèce, 1974-1981.
76 Note de G. Robin, 16 septembre 1975. AN, 5AG3 998, Grèce, 1974-1981.
77 Borowiec Andrew, Cyprus, op. cit., p. 60.
78 Entretien Kosciusko-Morizet/Kissinger/Ford, 24 août 1974, GFL, Memoranda of conversations, Box 5.
79 Entretien Chirac/Caramanlis/Sauvagnargues/Bitsios, 17 avril 1975. AN, 5AG3 998, Grèce, 1974-1981.
80 Conversation quadripartite du 12 décembre 1975 à l’ambassade des États-Unis à Bruxelles, document LOC-HAK-473-5-14-6. Archives de la CIA.
81 Entretien Sauvagnargues/Kissinger/Ford, 27 septembre 1975, GFL, Memoranda of conversations, Box 13.
82 Dalle Ignace, La Cinquième République et le monde arabe, op. cit., p. 143.
83 Ibid., p. 133.
84 National Intelligence Bulletin, no 657, 27 mars 1975, CIA-RDP79T00975A027500010046-6, en ligne.
85 Chirac Jacques, « Au sujet des armes nucléaires tactiques françaises », Revue de défense nationale, no 5, mai 1975, p. 11-15 ; Méry Guy, « Une armée pour quoi faire et comment ? », Revue de défense nationale, no 6, juin 1976, p. 11-34.
86 La Marine en est dotée en 1979. Duval Marcel et Mongin Dominique, Histoire des forces nucléaires françaises depuis 1945, Paris, PUF, 1993, p. 56-57.
87 Dépêche no 230 OPS/Plans, de Brasseur-Kermadec, 18 mars 1974. SHD Toulon, 6A6 13468, Secrétariat spécial OTAN, 1968-1975.
88 Dépêche no 207 EMM/OPS/EMPL, division Opérations de l’état-major de la Marine, de l’amiral Joire-Noulens (chef d’état-major de la Marine), 12 mars 1975. SHD Toulon, 6A6 13474, Secrétariat spécial OTAN, 1975.
89 Sur les débats stratégiques des années Giscard, voir Pô Jean-Damien, Les moyens de la puissance : les activités militaires du CEA (1945-2000), Paris, Fondation pour la recherche stratégique, 2001, p. 157-176 ; De Rose François, « La politique de défense du président Valéry Giscard d’Estaing », in Samy Cohen et Marie-Claude Smouts (dir.), La politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, op. cit., p. 177-195.
90 Rapport hebdomadaire de la CIA, no 19/75, 9 mai 1975, CIA-RDP79-00927A011000190001-1, en ligne.
91 Télégramme 1975PARIS A-125, de Rush, 18 mars 1975. ADEUS, P-Reels, 1975.
92 Selon un sondage cité par l’ambassadeur des États-Unis pour étayer son analyse de la « crise dans l’armée française », plus de la moitié des officiers et sous-officiers auraient voté pour le candidat de l’union de la gauche François Mitterrand à la présidentielle de 1974. Télégramme 1975PARIS A-125, de Rush, 18 mars 1975. ADEUS, P-Reels, 1975.
93 Bozo Frédéric, La politique extérieure de la France depuis 1945, op. cit., p. 80-81.
94 Badalassi Nicolas, « Sea and Détente in Helsinki. The Mediterranean Stakes of the CSCE », in Elena Calandri, Daniele Caviglia et Antonio Varsori (dir.), Détente in Cold War Europe, op. cit., p. 61-73.
95 Ces documents sont regroupés dans la série Europe 1944-1976, cote 436QO.
96 Document CPE, CP (75) 1 CSCE, Rapport du sous-comité CSCE et du groupe ad hoc au Comité politique, 17 janvier 1975. AMAE, CSCE, vol. 20.
97 Télégramme no 3548-59, de Fernand-Laurent, 19 septembre 1974. AMAE, CSCE, vol. 14.
98 Document CSCE/CC/44, Malte, 11 septembre 1974. Archives CSCE (Prague), Helsinki 1972-1975, Book 5.
99 Note CSCE, 26 août 1975. AMAE, Europe 1971-76, URSS, vol. 3689.
100 Doubinine Youri, Moscou-Paris dans un tourbillon diplomatique, op. cit., p. 231.
101 La formule est employée par les diplomates soviétiques de la CSCE auprès de leurs homologues américains. Note de Kissinger, septembre 1974. GFL, Presidential Country Files for Europe and Canada, National Security Adviser, Box 16, dossier “USSR (2)”.
102 Gérard André suggère d’insérer dans le discours que Makarios et Caramanlis prononceront à Helsinki lors de la signature de l’Acte final une déclaration visant à déplorer l’invasion turque et à appeler tous les participants à en réparer les effets, ce qui leur permettrait de s’appuyer sur la CSCE pour régler à terme le problème chypriote. L’idée est non seulement reprise dans les allocutions des dirigeants d’Athènes et de Nicosie, mais également dans celles du vice-Premier ministre maltais Buttigieg et des dirigeants de la péninsule balkanique – Tito, Ceausescu, Jivkov – qui craignent jusqu’au bout que la crise chypriote ne donne un prétexte à l’URSS pour consolider sa position en Europe du sud-est. G. André conseille également à ses collègues grecs et chypriotes de ne pas faire cas de la prédisposition turque à ne plus reconnaître la délégation de Chypre qui siège à la CSCE. Télégramme no 1159-65, de Fernand-Laurent, 3 avril 1975. AMAE, CSCE, vol. 14.
103 L’expression est de Kissinger. Entretien Kissinger/Gromyko, 10 juillet 1975. GFL, Kissinger Reports on USSR, China and Middle East discussions, NSA, box 1.
104 Voir par exemple les télégrammes no 423-425 du 11 octobre 1973 et no 2139-48 du 5 décembre 1973, de Fernand-Laurent. AMAE, CSCE, vol. 14.
105 McNeill J. R., « The biosphere and the Cold War », in Melvyn P. Leffler et Odd Arne Westad (dir.), The Cambridge History of the Cold War, vol. III : Endings, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 422-444.
106 Note de la direction des Affaires scientifiques, no 154/QS/ENV., 18 mars 1975. AMAE, Afrique du Nord – Levant, Méditerranée, 1973-1979, vol. 375 QO 371.
107 Le biologiste Arthur Galston conçoit en 1970 le terme d’« écocide » pour qualifier la destruction du tiers de la jungle sud-vietnamienne par les défoliants américains (l’agent orange). Voir Tran Thao, Amat Jean-Paul et Pirot Françoise, « Guerre et défoliation dans le Sud Viêt-Nam, 1961-1971 », Histoire & mesure, vol. XXII no 1, 2007, p. 71-107.
108 Le transport d’hydrocarbures en Méditerranée est de l’ordre de 540 millions de tonnes en 1975. La pollution résulte pour l’essentiel du rejet par les navires pétroliers des eaux contenues dans leurs ballasts. En effet, lors de son trajet de retour à vide vers un port de chargement, un pétrolier doit nécessairement remplir d’eau de mer une partie de ses citernes, de manière à assurer sa stabilité. Cette eau de ballast est en contact, dans les citernes, avec des résidus pétroliers de la cargaison précédente et se trouve donc polluée. Comme les voyages en Méditerranée sont courts, il en résulte encore plus de pollution : entre 120 000 et 150 000 tonnes d’hydrocarbure rejetées par an. La France propose la création, par plusieurs pays méditerranéens, de stations de déballastage. Note no 90, de la direction des Affaires économiques et financières, 27 juin 1973. AMAE, Afrique du Nord – Levant, Méditerranée, 1973-1979, vol. 375 QO 371.
109 Les relations entre chercheurs français et israéliens, en particulier dans le domaine des zones arides et de la gestion de l’eau, sont excellentes, nombre de scientifiques français considérant que toute rencontre méditerranéenne sans les Israéliens n’aurait aucun sens « au vu de la haute valeur des recherches écologiques israéliennes ». Note de la direction des Affaires scientifiques, no 154/QS/ENV., 18 mars 1975. AMAE, Afrique du Nord – Levant, Méditerranée, 1973-1979, vol. 375 QO 371.
110 McNeill J. R., The Mountains of the Mediterranean World: An Environmental History, New York, Cambridge University Press, 1992.
111 Ouchene Belkacem et Moroncini Aurora, « De l’économie socialiste à l’économie de marché : l’Algérie face à ses problèmes écologiques », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 18, no 2, septembre 2018, [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/vertigo/22166], consulté le 22-12-20.
112 Entretien de Jacques Andréani avec l’auteur, 20 janvier 2009, Paris.
113 Compte rendu de la réunion plénière du Comité national français du MAB, 11 février 1975. AMAE, Afrique du Nord – Levant, Méditerranée, 1973-1979, vol. 375 QO 371. En France, une étude pionnière sur le sujet est celle de Berland Brigitte, Bonin Daniel et Maestrini Serge, Isolement in situ d’eau de mer naturelle dans des enceintes de grand volume : application à l’étude d’une eutrophisation, intérêt et prospective, Paris, Centre national pour l’exploitation des océans, 1975.
114 AMAE, Europe 1976-1980, Pologne vol. 4600, Roumanie, vol. 4638, Tchécoslovaquie vol. 4702, Hongrie vol. 4488.
115 Adly Amr, « Beyond State and Market. Development strategies in the Arab world », in Richard Gillespie et Frédéric Volpi (dir.), Routledge Handbook of Mediterranean Politics, Abingdon, Routledge, 2018, p. 221-231.
116 Badie Bertrand et Birnbaum Pierre, Sociologie de l’État, Paris, Grasset, 1979.
117 Voir notamment Vezzosi Elisabetta, « The Committee of Concerned Scientists and the Helsinki Final Act. “Refusenik” Scientists, Détente and Human Rights », in Nicolas Badalassi et Sarah B. Snyder (dir.), The CSCE and the End of the Cold War, op. cit., p. 119-150.
118 Mandrillon Marie-Hélène, « L’expertise d’État, creuset de l’environnement en URSS », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 113, 2012/1, p. 107-116.
119 Mitchell Timothy, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2013.
120 Dépêche no 55, de Sauvagnargues (mais signée René de Saint-Légier), 18 décembre 1975. AMAE, Afrique du Nord – Levant, Méditerranée, 1973-1979, vol. 375 QO 371.
121 Bilgin Pinar, « Securing the Mediterranean, inventing the “Middle East” », in Richard Gillespie et Frédéric Volpi (dir.), Routledge Handbook of Mediterranean Politics, op. cit., p. 50-59.
122 National Intelligence Bulletin, 27 juin 1975, document CIA-RDP79T00975A027800010046-3. Archives de la CIA. Voir aussi Leffler Melvyn, For the Soul of Mankind, op. cit., p. 238.
123 Dépêche no 55, de Sauvagnargues (mais signée René de Saint-Légier), 18 décembre 1975. AMAE, Afrique du Nord – Levant, Méditerranée, 1973-1979, vol. 375 QO 371.
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