Chapitre 22 : Témoins du crime ou témoins de la crise ? Les témoignages des procès pour collaboration après la Première Guerre mondiale (1919-1921)
p. 257-274
Texte intégral
1Au sortir de la Première Guerre mondiale, les nations belligérantes sont épuisées. Les dix départements du nord-est de la France et la quasi-totalité de la Belgique sont particulièrement ruinés. Si les soldats qui rentrent du front sont acclamés, dans les régions occupées, les morts font sentir leur absence. Et la population réclame des têtes : les industriels qui avaient fermé leurs usines veulent une répression dure à l’encontre des industriels dont les usines ont continué de tourner. Les journalistes qui ont brisé leur plume réclament la plus grande sévérité à l’égard de la « presse embochée ». Et la population, qui a quotidiennement souffert, cherche des dérivatifs à sa rancœur. Certaines fractions de la population sont animées d’un réel désir de vengeance.
2L’affaire que nous présentons ici est révélatrice à plusieurs égards du rôle de la justice dans la « sortie de la guerre ». L’affaire Claire D. et consorts s’inscrit dans le cadre de la répression des atteintes à la sûreté de l’État menée par la justice belge de 1918 à 1925. À y regarder de plus près cette affaire est cependant singulière. Il s’agit d’une accusation d’intelligence avec l’ennemi, concernant des femmes accusées de collaborer avec la police de l’occupant. On sait que la première guerre fut l’occasion de diffuser l’image de l’espionne (Mata Hari), mais aussi d’héroïser des figures de femmes résistantes (Gabrielle Petit ou Édith Cavell). Ce fut aussi l’occasion de diaboliser les femmes passées à l’ennemi. Les tontes de femmes sont attestées dans le Nord et en Belgique1.
3Les événements ont lieu de part et d’autre d’une frontière qui a temporairement disparu en raison de l’occupation allemande : la frontière franco-belge. L’affaire met en scène successivement la justice militaire française, la justice ordinaire française, les ministères de la justice des deux pays (procédure d’extradition) et la justice ordinaire (cour d’assises) belge. Les témoignages et les interrogatoires forment le discours « premier » de la procédure. Non qu’ils ne soient déjà pas fortement orientés par l’enquête. Mais comme c’est le cas de manière générale pour les témoignages « enregistrés » par les procédures judiciaires depuis le Moyen Âge, leur intérêt est plus large que l’affaire en cause.
4Ces témoignages en effet constituent un triple regard. Le regard des juges : qui posent les questions, orientent les réponses, obligent aux stratégies de résistance, de défense ou de détournement… La vision de l’accusée : la moins présente dans le dossier judiciaire et souvent peu autonome. Les regards des témoins : d’autant plus révélateurs qu’ils témoignent de leur situation d’occupés à des juges qui ne l’ont pas connue. Dans ce jeu de positions – une guerre de positions –, ces trois acteurs partagent cependant des éléments communs. Le choix des arguments qui paraissent vraisemblables ou pertinents, l’évocation des comportements qui font horreur ou qui glorifient, les lieux stigmatisés ou glorifiés, les assertions qui doivent faire mouche nous renvoient à une réalité, un horizon de perception que nous avons perdu.
5Dans cet exposé, nous nous limiterons à situer le dossier D. dans l’ensemble des procédures de la cour d’assises de Brabant, ensuite à nous livrer à une analyse des témoignages retenus par la police de Tourcoing et par le juge d’instruction de Bruxelles2.
La répression judiciaire de l’incivisme en Belgique : quelques éléments
6La répression des atteintes à la sûreté de l’État après la Première Guerre mondiale n’a pas encore fait l’objet de synthèse. Certains grands procès ont fait l’objet de monographies. Les chercheurs se sont essentiellement concentrés sur la collaboration politique : l’activisme, replacé dans le cadre intellectuel de l’expansion du mouvement flamand.
7Il s’agit de lever certaines ambiguïtés terminologiques. Le terme « collaboration » n’apparaît pas avant la Seconde Guerre mondiale. Au sortir de 14-18, en Belgique, on parle de trahison et surtout « d’incivisme ». Une notion évoquée par la presse et reprise par les juristes, bien qu’elle ne fût pas juridique. Mais que recouvre la répression de l’incivisme ? Pour la justice, essentiellement les atteintes à la sûreté de l’État qui seront poursuivies devant les conseils de guerre, puis dès avril 1919, les cours d’assises en cas de crimes et les tribunaux correctionnels en cas de délit.
8Quelques données de cadrage sont destinées à comprendre le travail de la cour d’assises de Brabant en matière de répression des crimes d’atteintes à la sûreté de l’État. L’accélération subie par le droit durant les événements du 4 août 1914 à novembre 1918, l’esquisse des institutions chargées de la répression, quelques chiffres généraux constitueront les trois points de cette présentation.
9À la veille de la guerre, les atteintes à la sûreté de l’État sont régies par les articles 111 à 118 du code pénal belge, par le code pénal militaire belge et par la convention de La Haye du 18 octobre 1907. Le code pénal militaire s’occupe de la sanction du comportement des militaires face aux armées ennemies. Les articles du code pénal punissent les comportements de citoyens face aux ennemis de leur État. La convention de La Haye s’efforce de donner un cadre de conduite aux belligérants et surtout à leur rapport avec les populations occupées3. En effet, le droit belge, datant du premier xixe siècle, n’avait guère pris en compte la situation d’une population occupée durant de longs mois par les forces d’un État étranger en guerre contre l’armée nationale sur un lambeau du territoire de la patrie.
10Assez rapidement, le gouvernement belge en exil au Havre se trouva confronté à la difficulté de modifier la législation répressive en l’absence d’un parlement. Les chambres avaient confié au roi le pouvoir de légiférer par arrêtés-lois. Deux arrêtés-lois vont donc modifier la répression des atteintes à la sûreté de l’État pour l’ensemble des habitants de la Belgique. Celui du 11 octobre 1916 renforce la répression en instaurant la peine de mort à la place de la détention perpétuelle. Prenant en compte de nouveaux comportements « inciviques » suscités par l’occupation, l’arrêté-loi du 8 avril 1917 crée deux nouveaux articles, 118bis et 121bis4. Le premier est consacré à la répression de « ceux qui auraient servi un plan perfidement combiné par lui [l’ennemi] contre l’unité et les institutions du royaume5 ». Le second vise ceux qui ont « méchamment, par la dénonciation d’un fait réel ou imaginaire, exposé une personne quelconque aux recherches, poursuites et rigueurs de l’ennemi6 ».
11À l’armistice se pose bien vite la question de la validité des arrêtés-lois pris sous l’occupation7. Juristes et politiques sont alors confrontés à quatre grandes questions. Le roi avait-il le droit de légiférer par arrêtés-lois ? Ces arrêtés peuvent-ils être considérés comme des lois ? Le pouvoir légitime était-il en vigueur en territoire occupé ? Les habitants de la Belgique occupée avaient-ils été informés de ces arrêtés-lois ?
12Aux trois les premières questions la réponse fut jugée positive. Pour que ces textes fussent considérés comme loi, il fallait qu’ils soient ratifiés par les assemblées, ce qui ne put se faire qu’après la date des faits incriminés. Quant à la communication des arrêtés-lois en Belgique occupée, elle avait été très faible, notamment dans les administrations subalternes. De toute manière, seuls les articles du code de 1867 (à l’exclusion des 118bis et 121bis) et dans leur formulation originale (art. 115) étaient applicables pour les faits d’activisme antérieurs au 8 avril 1917.
13Enfin, les articles 115 et 118 furent le plus souvent invoqués. Ils firent donc l’objet d’âpres débats, notamment le débat entre le dol général et le dol spécial autour de l’article 115. Le débat, alimenté notamment par les industriels, tourna autour de la question : fallait-il prendre l’intention de nuire en compte dans l’établissement de la prévention ? La Cour de Cassation trancha le 29 juillet 1919 en estimant que pour être établies, les atteintes à la sûreté de l’État ne supposent pas la nécessité d’une intention subjective (dol spécial), mais d’une réalité objective des faits (dol général).
14À la veille de l’armistice, un certain flottement régnait dans les pouvoirs. Les pouvoirs civils sont débordés. L’armée occupe le terrain : la Sûreté militaire instruit les affaires, tandis que les conseils de guerre exercent de larges compétences sur certaines catégories de population, sous l’état de guerre8. Cette mainmise de l’armée sur l’appareil répressif ne plaît pas aux autorités judiciaires. Il fallut cependant attendre le retour à l’état de paix par la loi du 30 avril 1919 pour que les juridictions civiles redevinssent compétentes en matière d’infraction à la sûreté de l’État, les cours d’assises en matière de crime, et les tribunaux correctionnels, en matière de délits et de crimes correctionnalisés. En décembre 1918, le ministre de la Justice avait adressé une circulaire aux parquets civils et militaires pour préciser le cadre de la répression. La relative mansuétude des instructions fit l’objet de vives réactions dans une partie de l’opinion publique, notamment dans les milieux d’affaires en ce qui concerne l’article 115bis de la part des chambres de commerce d’arrondissement9.
15La suspension de l’activité de jugement par la plupart des juridictions de février à novembre 1918 fut suivie d’une brutale accélération des poursuites, en temps de sortie de la guerre10. Ces deux phénomènes provoquèrent un arriéré judiciaire estimé à près de 20 000 affaires au début 1919. Pour mener une répression à la fois rapide et juste, il fallait donc réformer un appareil judiciaire affaibli par quatre années d’occupation. C’est dans ce contexte qu’une série d’innovations furent entreprises : la possibilité de multiplier les cours d’assises dans une province (loi du 30 avril 1919), la nomination de magistrats surnuméraires pour un an, l’extension des prérogatives du parquet devant les cours d’assises ; l’élargissement des conditions d’accès au jury par la loi du 23 août 1919 ; l’instauration de chambres à un juge (juge unique) dans les tribunaux correctionnels pour résorber l’arriéré judiciaire ; la création de la police judiciaire par la loi du 7 avril 1919. Ces différentes réformes n’étaient pas purement techniques. Elles s’inscrivaient dans un contexte politique très instable. Il fallait affirmer l’autorité de l’État, tout en assurant une répression « civilisée ».
16Ainsi, le renforcement des cours et tribunaux civils devait mettre fin à la militarisation du traitement des atteintes à la sûreté de l’État. Une composition sociale plus large des jurés devait favoriser une démocratisation des convictions. Il s’agissait de rencontrer la réticence d’une partie des élites devant une possible vindicte des jurés comparable à celle reprochée aux conseils de guerre. La création de la police judiciaire répondait à la suppression de la Sûreté militaire sans affaiblir le contrôle social étatique sur des formes nouvelles de criminalité. Enfin la condamnation à des peines d’emprisonnement de leaders nationalistes accéléra une modernisation de l’administration pénitentiaire, lancée par le ministre Vandervelde en 192011. Il s’agissait d’appliquer le principe de l’individualisation de la sanction envers des condamnés issus de la petite bourgeoisie et non des classes populaires.
17Menée essentiellement de 1919 à 1922, la répression judiciaire des atteintes à la sûreté de l’État fut accompagnée d’un ensemble de mesures, dont les conséquences s’étendirent jusqu’à la veille de la Seconde Guerre et même au-delà12. Une série de lois d’amnistie, d’arrêtés de grâce et de réduction de peines s’étendirent en effet de 1919 au 3 janvier 1940.
18En août et octobre 1919, deux importants textes de lois réglementèrent l’amnistie des infractions commises en temps de guerre par les civils et les militaires. Pour les militaires, les lois de 1919, 1921 et finalement 1940, entraînèrent une amnistie de plus en plus étendue pour les infractions commises durant la guerre. Pour les civils, la loi du 28 août 1919 amnistia toute infraction entraînant une peine inférieure à un an de prison commises entre le 4 août 1914 et le 4 août 1919. Le champ d’application de cette loi sera encore étendu en 1937, pour comprendre les infractions prévues par les articles 104, 109 et 188 bis du Code pénal, ainsi que les infractions prévues par les articles 115, 117 et 121bis du même Code. En janvier 1921, le parlement discuta la possibilité d’étendre l’amnistie aux civils victimes de l’épuration : journalistes, enseignants ou fonctionnaires subalternes. Néanmoins, l’amnistie ne fut pas votée13. Enfin, il faut tenir compte de la politique de grâce menée par les ministres de la Justice, notamment en 1934, o % l’avènement du roi Léopold III fut l’occasion d’une radiation des peines disciplinaires encourues par le personnel de l’État14.
19Pour évaluer l’ampleur de la répression des atteintes à la sûreté de l’État, plusieurs chiffres circulent. Les statistiques judiciaires donnent, pour l’année 1919, 776 « crimes et délits contre la sûreté de l’État » et 1517 pour l’année 1920.
20Il faut replacer ces chiffres dans le contexte global du fonctionnement de l’appareil judiciaire belge. Les crimes et délits pour atteintes à la sûreté de l’État représentent un contentieux mineur dans l’énorme masse des affaires traitées par la justice pénale. Il est comparable en nombre d’infractions aux atteintes à l’ordre des familles. Mais il n’en est pas moins significatif, par la gravité des accusations et des peines. Il est de plus très daté (1919 et 1920), indice de son caractère conjoncturel prononcé.
21La répression criminelle fut d’abord exercée par les juridictions militaires. Les conseils de guerre jugèrent les atteintes à la sûreté extérieure de l’État commise sous l’état de guerre. Les affaires concernent donc des militaires, mais aussi quelques moins de 300 civils.
22La répression devant les cours d’assises concerna environ 1500 individus de 1919 à 1930. Les statistiques fournissent les chiffres par province pour 1919 et 192015. Les affaires sont comptabilisées selon les articles du code pénal concernés. En ce qui concerne les actes d’espionnage (article 116 et 117), ils sont minoritaires. On compte 56 individus poursuivis, mais la plupart (45) seront condamnés à des peines importantes.
23La cour d’assises est chargée de juger plusieurs types de contentieux, pour l’essentiel les crimes. L’analyse du rôle général de la cour d’assises de Brabant permet de dégager une croissance nette des affaires au sortir de la guerre. Le volume quadruple en 1920. Cette hausse cache cependant deux évolutions de l’activité judiciaire. Le rattrapage de la suspension de l’activité judiciaire en 1918 s’effectue dans les années 1920 à 1922 au moins. Et un nombre non négligeable de poursuites pour atteintes à la sécurité de l’État s’ajoute, constituant l’essentiel de la hausse de 1919 à 1921. C’est bien à partir de la deuxième moitié de 1919, soit moins d’un an après l’armistice, que les affaires se succèdent devant la cour d’assises. Le nombre d’individus jugés augmente fortement en 1920. C’est à ce moment que sont jugés l’essentiel des affaires par contumace, concernant souvent des groupes d’accusés.
24Parmi l’ensemble des atteintes à la sûreté de l’État, les affaires d’espionnage ne représentent que 5 % des accusations. C’est dans ce contexte troublé, dans cette fièvre obsidionale, que la cour d’assises de Brabant juge huit espions, dont deux femmes. La dernière accusée jugée pour espionnage en juillet 1921 est une femme : Claire D. Cinq furent jugés dans un procès contradictoire, trois par contumace. Ces derniers subirent une condamnation capitale et deux détentions à perpétuité. Parmi les cinq accusés présents dans le box, l’un fut condamné à perpétuité, trois à de lourdes peines de détention et deux, parmi lesquels, Claire D., furent acquittés.
L’affaire Claire D. : espionnage ou survie ?
25Le dossier de la cour d’assises du Brabant se décompose en deux parties. Le dossier d’information préliminaire, réalisé par le 1er conseil de guerre de Lille, et le commissaire spécial de la mission militaire française près l’armée britannique, responsable du secteur Roubaix-Tourcoing en 1918 et 1919. Et le dossier d’instruction à charge de Claire D., d’octobre 1920, aboutissant à l’acquittement de l’inculpée par la cour d’Assises de Bruxelles le 14 juillet 1921 (sic)16. Nous avons retenu essentiellement les témoignages de l’enquête préliminaire à Tourcoing et Roubaix, puis l’interrogatoire de l’inculpée, ainsi que la confrontation avec le seul témoin appelé par le juge d’instruction bruxellois.
26Le 1er octobre, une rapatriée de Roubaix, madame Bn, dépose devant l’état-major d’Èvian17 contre une certaine Claire D., âgée de 25 ans, « maîtresse et l’indicatrice à Tourcoing du policier allemand M. âgé de 28 ans, qui dépend de la police centrale allemande de Bruxelles18 ». Le 8 octobre, une receveuse des postes de Quesnoy-sur-Deule (Nord) dénonce une femme de Quesnoy, une Alsacienne-Allemande, et une demoiselle Claire D., « qui fait de l’espionnage pour les Allemands19 ». Le premier témoignage est rapporté par le commissaire spécial adjoint à la mission militaire française dans un procès-verbal enquête commencé le 31 octobre et terminé le 19 novembre 1918. Le premier témoin interrogé est l’ancienne servante de Claire D, Rosalie W., 24 ans :
« La photographie que vous me présentez est celle de la nommée D. Claire, qui demeurait 115 rue de Magenta, à Tourcoing, chez laquelle j’ai été servante du 15 janvier au 20 juillet 1918. Cette femme a fait une noce effrénée avec les Allemands et principalement avec les agents de la police secrète20. »
27Suivent alors une série d’accusations précises portant sur des dénonciations d’un agent anglais, d’un boucher en gros dont la femme était l’amante d’un officier allemand, d’un marchand dont la femme voulait se débarrasser en même temps que sa maîtresse. L’accusée n’agissait pas seule, elle fréquentait plusieurs filles, dont les dossiers figurent également dans les archives comme inculpées d’intelligence avec l’ennemi. Enfin, elle « est partie de Tourcoing le 21 septembre 1918, en compagnie de Karl K. ; elle doit habiter actuellement à Bruxelles21. » Rosalie W nous apprend également :
« Elle m’a montré un jour une photographie, de face et de profil, d’un officier allemand, et me dit que c’était celle d’un espion anglais du nom de Joseph P., qui devait habiter dans la rue de France à Roubaix ; elle me demanda, ainsi qu’à des voisins, si je le connaissais, ajoutant que si elle réussissait à le faire arrêter, une grosse récompense lui serait versée par les autorités allemandes. Joseph P., qui avait été arrêté et photographié par les Allemands, devait être conduit à la citadelle de Lille, mais avait pu heureusement échapper aux policiers qui l’y conduisaient, et depuis ne fut pas retrouvé. »
28Plusieurs témoins confirment cette déposition. Mais les auditions suivantes, menées par le chef de brigade Menu, n’apportent guère de détails. Interrogée par le procureur du roi de Bruxelles, en décembre 1920, C.D. répond :
« Je n’ai aucune souvenance d’avoir montré une photographie de P., espion anglais, dont je n’ai jamais entendu parler, et que je n’ai jamais fait rechercher. J’ignore ce que vous me voulez avec cette histoire de peintre qui aurait été arrêté parce qu’il aurait hébergé P.22. »
29Une autre accusation est portée par la servante de C.D. : la dénonciation de la maîtresse d’un commerçant sur l’instigation de sa femme. Le témoignage de base est toujours celui de Rosalie W. :
« Une femme B., qui était établie marchande de jouets au Point Central, boulevard Gambetta à Tourcoing, vint trouver C. un jour et lui demande de faire arrêter la maîtresse de son mari, une nommée Jenny G., qui demeurait 78 boulevard de Strasbourg à Roubaix. Claire alla trouver Jenny G., lui dit venir de la part de Mr. B. et se fit remettre une lettre que celle-ci écrivait justement à Mr B. Claire revint chez elle avec cette lettre, la décacheta à la vapeur et la porta à la Kommandantur. J.G. fut arrêtée aussitôt. »
30Élise F., 23 ans, domestique au service de l’époux B., témoigne :
« Durant l’occupation, ils recevaient chez eux beaucoup de soldats allemands, notamment le sous-chef de la Sûreté allemande, Mr. M., qui s’y rendait en compagnie de sa maîtresse, la nommée C.D. L’on chantait et faisait de la musique chez eux presque chaque soir. Ils ont eu comme bonne pendant cinq jours, vers fin mai dernier, la nommée Jenny G. qui devint la maîtresse de Mr B. Madame B., s’en étant aperçue, congédia cette domestique, qui néanmoins continua ses relations avec Mr B. J’ai su par la suite que Jenny G. a été arrêtée par le policier M. en suite d’une dénonciation que ma patronne fit à Claire D.23. »
31La victime de cette manœuvre témoigne à son tour :
« Deux ou trois jours après mon entrée en service, Mr B. devint très empressé auprès de moi et me demanda si je voulais devenir sa maîtresse. […] Deux jours auparavant [mon arrestation], je reçus la visite de C.D., qui me dit venir de la part de Mr B. qui était un peu souffrant. […] Le lendemain, la bonne de celle-ci vint à son tour me demander la clef de mon logement, pour la remettre à Mr B. qui avait perdu la sienne, ajoutant qu’il allait mieux et qu’il viendrait me voir le même jour vers quatre heures et demie. J’ai su plus tard que C. D et sa bonne n’étaient autre que des commissionnaires de Mme B. et cela dans le but de me faire arrêter. En effet, le même jour, un policier allemand dont j’ignore le nom s’est présenté chez moi et m’a demandé si j’étais malade. Lui ayant répondu non, il a répliqué : ‘Si, vous devez l’être, suivez-moi à la Station V, rue Daubenton.’ Je l’y suivis et là on me monta une lettre signée de Mme B. laquelle me dénonçait comme étant la maîtresse de son mari en indiquant que j’étais atteinte d’une maladie vénérienne que j’avais communiquée à celui-ci. […] Au bout de huit jours, pendant lesquels j’avais été enfermée, on reconnut que j’étais bien saine et l’on me fit sortir de prison. Quand je revins chez moi, tout ce qui s’y trouvait avait été emporté, mon appartement était complètement vide24. »
32Le commissaire spécial ajoute que Madame B. et son mari font l’objet d’une procédure spéciale pour intelligence et commerce avec l’ennemi, qui figure en annexe du procès-verbal d’enquête.
« Claire dénonça ensuite son voisin, Mr. F… qui demeure 119 rue de Magenta. comme faisant de l’espionnage pour le compte des alliés : le lendemain son amant, Hugo M. vint l’arrêter et le fit mettre en cellule o % il resta quatre mois25. »
33La victime est cependant moins formelle :
« Le 2 avril j’ai été arrêté sous la suspicion d’espionnage et suis resté quatre mois en cellule, j’ai été relâché sans interrogatoire et sans jugement. Je ne sais pas si Claire D. est pour quelque chose dans cette affaire26. »
34Un autre témoignage n’est pas vérifié :
« Madame M., femme d’un boucher en gros […], vint la trouver un jour et lui demanda comme service de faire arrêter son mari ; celui-ci fut arrêter [sic] le lendemain. Depuis, madame M. s’est sauvée en Belgique avec un officier allemand, son amant27. »
« Plusieurs fois des soldats allemands qui étaient attablés dans mon café m’ont dit en parlant d’elle : ‘Ici, Madame, en face, Allemande.’ Je leur répondais : ‘Non : Belge.’ Ils m’ont dit alors : ‘Si, si Madame, Allemande, toujours parler avec officiers Kommandantur en allemand. Pas bonne pour civils – attention !’28. »
35Un témoignage plus proche livre une vision négative de la jeunesse de la suspecte :
« C.D. n’est pas ma sœur ; c’est moi qui l’ai élevée depuis l’âge de 4 ans, sa mère étant décédée. À l’âge de 13 ans je l’ai placée en apprentissage dans une fabrique. Elle n’avait pas le caractère ouvrier, car elle ne restait que peu de temps dans chaque usine o % je la plaçais ; elle ne pensait qu’à mal faire, et lorsqu’elle eut 18 ans, je dus la mettre à la porte de chez moi, à raison de ses inconduites. Depuis, elle s’est prostituée ouvertement, et je l’avais perdue de vue jusqu’au commencement de la guerre. […] Elle passait dans le quartier pour être aussi au service de la Sûreté allemande et chacun la craignait de peur d’être dénoncé par elle29. »
36Les témoignages dérivent ensuite vers la description du 42 boulevard Gambetta et de ses occupants :
« Au 42 du Boulevard Gambetta, demeuraient plusieurs jeunes femmes, dont une du nom de Marguerite D. On y voyait entrer des officiers ou civils allemands, qui venaient y faire la noce. Cette maison, qui était appelée avant la guerre « la maison du crime » parce que quelqu’un y avait été assassiné, était appelée depuis qu’elle était habitée par les demoiselles D. : le petit b.x.n : c’est vous dire quelle réputation elle avait30. »
37Plusieurs témoignent que Claire D. a quitté Tourcoing le 22 septembre 1918, en compagnie de Karl H., de la Sûreté allemande :
« Elle se trouve actuellement à Bruxelles, 84 Galeries du Commerce ou à Schaerbeck, faubourg de Bruxelles, 23 avenue des Hortensias31. »
38Les 5, 8, 11 et 27 mars 1919, les gendarmes de Roubaix et de Tourcoing effectuent des enquêtes complémentaires pour rechercher les traces de Claire D. Il ressort de ces auditions qu’un témoin, Alphonse J., agent de la sûreté à Tourcoing, a déclaré :
« La nommée D. [Claire Blandine] a quitté Tourcoing le 1er septembre 1918. Elle réside actuellement à Bruxelles, Belgique, rue de Poissonneries, n° 78 [sic]32 ».
39Le 16 octobre 1920, le substitut du rapporteur du conseil de guerre propose dans son avis de demander le dessaisissement de la justice française au profit de la justice belge. Il invoque la dépêche ministérielle n° 04918 2/10 du 29 janvier 1920, prévoyant « le passage au profit de la justice belge des dossiers d’inculpés dont la résidence en Belgique est connue33 ». Le commissaire du gouvernement près le 1er conseil de guerre se rallie à la suggestion du rapporteur et propose au commandant de la 1er région le dessaisissement34. La dernière adresse connue de l’inculpée est cependant rectifiée, la rue des Poissonneries devient la rue des Poissonniers35. Le 25 octobre, le général Lacapelle signe l’ordonnance de dessaisissement, ce qui clôt le dossier pour la justice française.
40Deux mois plus tard, le 27 décembre 1920, C.D. comparaît devant le procureur du roi de Bruxelles. Celui-ci donne connaissance des dépositions de Charlotte S., Rosalie W. (sa servante), Madame P., Lucienne L. et Blandine D. (sa sœur). C.D. nie l’ensemble des allégations contenues dans ces déclarations, à l’exception de sa relation avec H. (« J’ai été fiancé à Mr H. qui me disait être lieutenant à l’artillerie de l’armée allemande. M. qui disait être de la sûreté, était l’ami intime de H. ») et de son intervention à la demande de madame B. pour « contrôler s’il était exact que son mari B. avait installé son amie Jenny G. dans un garni36 ».
41Le 18 janvier 1921, Claire D. est pour la première fois interrogée par le juge d’instruction Baudour. Ce premier interrogatoire porte sur les préventions : avoir méchamment livré ou tenté de livrer à des puissances ennemies des renseignements, dont le secret vis-à-vis de l’ennemi intéresse la défense du territoire et la sûreté de l’État et de dénonciations à l’ennemi et de vol simple. Claire D. nie les préventions et déclare être arrivée à Bruxelles le 22 septembre 1918, s’être fait inscrire immédiatement à la population, habiter depuis le 25 octobre 1920 à Ixelles et être employée à l’Innovation, chaussée d’Ixelles. Elle exhibe sa carte d’identité n° 96910 :
« Je nie avoir été la maîtresse d’Hugo M. qui était attaché à la Sûreté allemande et qu’il se soit servi de moi comme indicatrice. J’ignore totalement pourquoi toutes les personnes entendues par la Sûreté générale française m’accusent-elles37 ».
42Elle nie les préventions et s’en réfère « aux explications que j’ai données à Monsieur le Procureur du roi » et déclare ignorer pourquoi elle fait l’objet d’accusations. Réinterrogée, elle précise n’être jamais venue en Belgique, ni pendant ni avant la guerre. Le juge d’instruction lui décerne alors un mandat d’arrêt.
43L’interrogatoire suivant porte sur la déposition faite à Èvian par Madame Bn. le 1er octobre 1918. Celle-ci avait dit avoir fait la connaissance de Claire D. dans les magasins du comité de ravitaillement de Roubaix. Claire lui confia qu’elle était attachée au service de l’espionnage allemand et qu’elle faisait le voyage plusieurs fois par mois à ce sujet entre Roubaix et Lille et entre Roubaix et Liège38. L’accusée nie en bloc les accusations d’avoir travaillé pour la Sûreté allemande, d’avoir été à Lille, de s’être rendue à Liège durant la guerre. Elle nie de même avoir eu contact avec les organismes allemands à Bruxelles entre le 22 septembre 1918 et le départ des Allemands.
44Interrogée sur son logement entre son arrivée à Bruxelles et sa première inscription sur les registres de population en date du 8 février 1919, elle donne successivement l’hôtel Monico-Nord, l’avenue des Hortensias à Schaerbeek, la rue aux Laines 22 et la rue Keyenveld 27, puis la rue de la Limite. Elle déclare avoir eu comme ami à Bruxelles, « le commandant L. René de l’artillerie de campagne, dont j’ai fait la connaissance si tôt après l’armistice, puisque je suis allé avec lui au Crédit Lyonnais voir le retour du Roi ». Elle est ensuite interrogée sur les reçus et reconnaissance du 22 septembre 1918.
45Le 20 janvier, le juge Baudour écrit au procureur de la République de Lille. Il lui signale :
« qu’en suite d’une ordonnance de dessaisissement rendue le 25 octobre 1920 par le Général de Division Commandant le 1er Corps d’Armée Région à Lille, le dossier de la nommée D. Claire, inculpée d’intelligence avec l’ennemi, à Roubaix et Tourcoing, a été transmis aux autorités belges, attendu qu’il est établi que l’inculpée réside à Bruxelles39 ».
46Il lui transmet une liste des témoins entendus dans les enquêtes tenues en 1918 et 1919 par la mission militaire française. Ces témoins devront être « recherchés, cités et amenés à la frontière belge, aux environs de Mouscron ». Le juge d’instruction suggère de confier la confrontation à Monsieur Menu « officier de police judiciaire, le premier des témoins cités dans la liste, et qui a fait l’enquête à Tourcoing ». Suit une liste de 14 témoins.
47Le 21 janvier 1921, le juge fait comparaître alors un seul témoin, Marie-Laure L., épouse Gustave B., demeurant à Verviers. Celle-ci déclare habiter « actuellement à Verviers avec mon mari et mon fils qui est à l’armée belge. […] J’ai connu à Tourcoing, o % j’habitais précédemment la nommée C.D. » Elle confirme sa déclaration faite le 7 décembre 1918 à la police judiciaire française. Elle déclare n’avoir reçu C. D que par charité, nie que son mari et elle sortaient avec Claire D. et Hugo M., nie avoir reçu l’aveu de C.D. qu’était au service de la Sûreté allemande. Concernant l’affaire Jenny G.,
« c’est Claire D. qui a fait la démarche à la Kommandantur pour faire visiter Jenny G. […] Pendant que Jenny G. était en prison, je suis allée avec C.D. à Roubaix dans l’appartement que mon mari avait meublé à Jenny G., pour y reprendre les meubles que mon mari avait achetés pour Jenny G. Après deux ou trois jours, sur le conseil de C.D. j’ai fait transporter ces meubles chez elle40. ».
48La confrontation est décevante. Elle ne porte que sur les conséquences d’une dénonciation sordide et il n’y a pas contradiction flagrante, mais plutôt solidarité entre les deux femmes pour se couvrir mutuellement.
49Entre temps, son avocat, maître Pasquier, avait tenté d’interjeter appel contre le mandat d’arrêt maintenant sa cliente en détention. Son argumentation nous est révélée par une note figurant au dossier. Pour lui,
« l’article 6 de la loi du 17 avril 1878 dispose que le Belge qui aura commis à l’étranger un crime ou délit contre la sûreté de l’État belge pourra être poursuivi en Belgique ; ce qui est logique. Or D. est étrangère. Elle ne peut donc être poursuivie en Belgique41 ».
50Et de demander sa mise en liberté sous caution. Le substitut du procureur général Cornil, dans son réquisitoire, réfute cette interprétation, souligne l’assimilation de la France et de la Belgique comme victimes des atteintes à la sûreté au profit de l’Allemagne et demande confirmation du mandat d’arrêt42. Le lendemain, la chambre des mises en accusation suit, à la lettre, l’argumentation du substitut43. Claire D. est néanmoins inculpée d’avoir livré ou communiqué des secrets à l’ennemi en vertu des articles 116 et 117 punissant l’espionnage et l’article 1206e qui réprime la tentative44. L’acte d’accusation du 8 mars 1921 reprend une série de préventions établies par les témoignages de 1919.
51Les débats de la cour d’assises s’ouvrent en juillet 1921. Quatorze témoins à charge et deux à décharge sont entendus. Malgré ce déséquilibre, Claire D. est acquittée des préventions. Phénomène extrêmement rare dans l’histoire judiciaire belge, elle n’est pas acquittée à l’unanimité. En effet, le jury ne retient pas le premier chef d’accusation, mais sur la tentative, il se prononce pour la culpabilité de l’accusée par sept voix contre cinq. Les magistrats décident alors de se rallier à la minorité du jury pour l’acquitter45. L’affaire en reste là, le ministère public ayant décidé de ne pas se pourvoir en cassation.
52Les témoignages qui dressent le portrait d’une « mauvaise Française » n’ont, semble-t-il, pas réellement pesé dans la balance. Plusieurs phénomènes peuvent expliquer l’acquittement de Claire D. :
- Nous sommes en 1921. Les faits incriminés ont eu lieu pendant la guerre. Il est probable que si Claire D. avait été jugée par le conseil de guerre en 1919, la sanction ait été plus lourde.
- Nous sommes en Belgique. L’accusée y refait sa vie. Elle a un travail comme vendeuse à l’Innovation, un logement. Rien dans les accusations ne lèse la Belgique, ce qui peut expliquer la relative mansuétude des magistrats.
- Le portrait même de l’accusée, dressé par les témoins, contient les éléments permettant de l’acquitter. En effet, c’est une fille de milieu populaire, amante d’agents sous couverture que décrivent les témoignages. La plupart des accusations portent sur des dénonciations pour raisons privées. Seule l’accusation d’avoir dénoncé un agent anglais pourrait être retenue, mais celui-ci, prévenu à temps, a pu s’évanouir dans la nature. Cette seule prévention doit expliquer la majorité en faveur de sa culpabilité de tentative d’espionnage.
- Enfin, dernier élément, la presse belge, et particulièrement bruxelloise, pourtant très montée contre les « inciviques » et attentive aux procès en cours, ne mentionne que très évasivement l’affaire D. L’absence de victimes « belges » et « défendables » explique l’absence de pression de l’opinion sur ce dossier particulier, à la différence d’autres affaires d’espionnage46.
53Dès l’Ancien Régime, la femme est présentée comme un espion moins repérable et courant moins de risque. Mais cette image se détériore au début du xxe siècle, o % les services secrets se méfient des femmes. Les hommes qui dictent l’histoire de l’espionnage créent des personnages fantasmatiques comme Mata-Hari ou Fraulein Doctor, chef du bureau IIIB d’Anvers47. Ce mythe se répand dans la littérature de guerre et d’après-guerre48, structurant une double image de l’espionne : la femme de sacrifice, pure et patriote, et négative, l’espionne démoniaque et sexuellement corrompue. Paradoxe, ce fantasme de l’espionne glacée et libertine se met en place alors que la mobilisation des femmes devient plus importante en régime d’occupation.
54Claire D. ne correspond manifestement pas à ce modèle. Née le 24 février 1893 à Tourcoing, elle est déclarée française par la justice belge49. Prudent, le substitut de procureur général considère que D. « paraît être française ». Claire D. présente fièrement sa carte d’identité au juge d’instruction bruxellois. Cependant, il ressort de formulations spontanées que les Tourquennois et Roubaisiens la croyaient « belge50 ». Elle appartient à la classe « moyenne », vivait du fruit de son travail de vendeuse… Bien qu’élevée par des religieuses, elle déclare « ignorer » sa religion, sait bien lire et écrire et ne fait l’objet d’aucune remarque défavorable de la part de la justice belge… Fait curieux, donc, hormis sur le bulletin de renseignements, jamais sa nationalité n’est mentionnée. Elle n’est pas réellement accusée de trahison. Elle « hait les Français », déteste les « alliés » et aime les Allemands.
55Une des témoins, présentée comme sa sœur (ce qu’elle nie), et portant le même patronyme, est la seule à l’accuser d’inconduite, puis de prostitution. Claire D. réplique vertement que « cette femme prétend m’avoir élevé, mais elle ne m’a inculqué aucun principe ; si j’en ai reçu, je les dois aux sœurs de la Présentation qui m’ont recueillie51 ». On la présente comme « sexuellement corrompue » et cupide. Mais aussi comme une dénonciatrice au petit pied, dont les éventuelles « vantardises » en public desservent complètement son image d’agente de la Sûreté allemande…
56Les témoignages transpirent à l’évidence la manière dont les témoins tentent évidemment de se présenter du bon côté. Dans les affaires d’espionnage et de sûreté de l’État, il importe d’autant plus de se montrer noir ou blanc. Mais il ne s’agit pas dans ce dossier, à la différence d’autres affaires d’incivisme, de se présenter en victimes de l’occupant. Le discours sur les Allemands est mesuré. Ni M., ni H., ni J., ni même W. et Th., ne sont présentés comme de parfaits salauds. Étrange, ce témoignage sur l’anglophobie de l’accusée :
« Elle n’aimait pas les Français, et haïssait les Anglais ; elle tenait à leur égard des propos désobligeants, qui lui attirèrent même de la part des Allemands quelques ennuis. Un jour, elle dit devant un allemand : ‘Les Anglais sont des lâches et des vauriens, je les hais !’ L’Allemand lui répondit : ‘J’ai toujours vécu en Angleterre, je suis allemand, mais j’ai le cœur anglais.’ Il lui donna une giffle (sic), en s’exclamant : ‘Voilà pour les Anglais !’ Elle m’a raconté elle-même ces faits52. »
57Les allégations, les phrases révélatrices rapportées, concernent des conflits privés, attisés par la dureté de la situation de guerre, l’origine modeste des protagonistes et leur isolement social. Femmes seules, elles sont suspectes de graviter toutes autour de la Kommandantur, comme prostituées et demi-mondaines. Détail révélateur, aucune figure positive « incontestable » de vainqueurs ne témoigne. Ni l’agent anglais Joseph P, ni l’ami bruxellois de C.D., commandant de l’artillerie de campagne, ne sont entendus dans la cause. Quant à la seule victime présente, Jenny G., elle tient un discours convenu, révélant une classique affaire o % se mêlent jalousie conjugale, sentiment d’importance, manipulation de la police, sordide affaire d’argent et nécessité de refaire sa vie après la faute…
Témoins, témoignages et « culture de guerre »
58Les témoignages, en particulier des témoignages de novembre 1918 et mars 1919, sont révélateurs de cette « culture de guerre53 ». Sur 50 accusations d’atteinte à la sûreté de l’État devant la cour d’assises de Bruxelles analysées, on retrouve mention d’au moins 831 (72 %) témoignages à charge pour 231 (28 %) à décharge. Les dossiers sont évidemment très sélectifs, surtout dans les affaires o % la presse exerce une « pression » sur les poursuites et dans les affaires jugées par contumace.
59Les témoignages sont souvent maladroits. Ils expriment la frustration du témoin, celle de l’occupé dont la souffrance n’a pas été reconnue à la libération. Et c’est là tout l’intérêt pour l’historien. Car ces témoignages s’adressent à une justice épargnée par l’occupation. Il s’agit donc d’expliquer ce qu’on a vécu. Certes, il faut trouver des boucs émissaires, mais il y a comme une solidarité entre occupés face à une justice lointaine.
60Bien que le mot témoin soit masculin, les témoignages sont sexués. Dans l’affaire D. la majorité des témoins et tous les suspects sont des femmes. Comme témoins, celles-ci portent des accusations sans ambages et sont impitoyables sur les « femmes de mauvaise vie54 ». En revanche, les hommes sont plus prudents : même ceux que l’accusée aurait dénoncés ne se prononcent pas sur sa responsabilité dans leur dénonciation. On sent même une certaine solidarité entre les hommes qui témoignent et les femmes accusées. La description de la « maison du crime » est révélatrice à cet égard des différences de perception. Les femmes rapportent des rumeurs, des on-dit, du bruit. Les hommes sont plus précis : ils ont vu, ils n’ont pas peur de suggérer qu’il s’agit bien d’une maison close au service des Allemands.
61La seule accusation qui « tient la route », c’est la dénonciation de Jenny G. Il y a des pièces, une confrontation possible. Mais il s’agit d’une infraction, qui, si elle est prouvée, détruirait l’accusation d’espionnage au profit d’une simple aide à la vengeance. Pas étonnant que le juge d’instruction ne poursuive pas, d’autant que les victimes ne sont pas partie civile au procès. Jenny G. est absente et Mr B. s’est refait une « virginité » en Belgique, dans une nouvelle ville, auprès de sa femme et grâce à son fils.
62Enfin, dernier élément étonnant : l’absence de discours nationaliste. Aucun des procès-verbaux d’audition de témoins, d’interrogatoire de l’accusée ou de confrontation, qu’ils soient de 1918 ou de 1921, ne définit la personne interrogée en terme d’identité nationale. On a déjà souligné l’ambiguïté identitaire de Claire D. Marie-Laure L., épouse B., présente un profil encore plus intéressant. À lire l’ensemble des procès-verbaux d’audition de la police judiciaire française, elle est une « honorable » commerçante de jouets de Roubaix. En réalité, on apprend par ses propres dires qu’après sa mise en cause pour dénonciation de Jenny G., elle a été acquittée, mais expulsée de France. Elle s’installe avec son mari à Verviers et déclare que son fils est soldat dans l’armée belge. On découvre en 1921, sans qu’aucune pièce de procédure le mentionne, qu’elle est de nationalité « belge ». Ce flou national, au moment o % s’accusent les identités, a de quoi surprendre. Il témoigne aussi de l’expérience de quatre années d’occupation, o % la frontière franco-belge s’estompa au profit de la géographie militaire allemande d’une Etappengebiet.
63Ainsi, l’analyse des témoignages en matière d’atteinte à la sûreté de l’État s’avère tout aussi intéressante pour l’histoire du droit, que pour l’histoire sociale et politique. C’est ici que la justice, sous sa double acception d’institution judiciaire (pouvoir) et d’acte moral (vertu), a justice trouve tout son sens. Catalyseur de la sortie d’occupation55, la pratique des cours et tribunaux devient le théâtre d’un quadruple investissement par des acteurs individuels ou collectifs :
64L’institution est tout d’abord l’organe de la vengeance légitime au profit des victimes des exactions commises par l’occupant. Dans l’affaire D., les victimes ne sont guère honorables et celles qui le seraient, comme l’espion anglais, demeurent dans l’ombre.
65Elle est aussi un exutoire pour le sentiment de vengeance de ceux qui ont davantage subi qu’agi pendant la période d’occupation. De nombreux témoins racontent moins la responsabilité précise des accusés que les angoisses et les frustrations de l’occupation. La peinture de Roubaix, Lille et Tourcoing sous l’occupation révèle les accommodements multiples que les populations ouvrières et urbaines durent pratiquer pour survivre.
66L’exercice d’une répression rapide et civilisée est un enjeu politique majeur pour un gouvernement émigré, qui doit transformer une victoire militaire en légitimité politique. En 1919, Claire D. aurait sans doute été stigmatisée comme traîtresse à la patrie. En 1921, immigrée dans un État qui au parlement discute l’amnistie éventuelle des activistes, elle n’est plus une figure de l’ennemi à abattre.
67Enfin l’institution judiciaire est aussi un forum de communication et d’affirmation pour un État qui n’était pas sorti indemne de quatre années de marginalisation. Paradoxalement, c’est ce qui sauva sans doute Claire D. Son cas ne fait l’objet d’aucun investissement symbolique de la part de ceux, procureur, juge et jurés, qui la jugèrent en 1921 à Bruxelles.
68C’est pourquoi Claire D. put sans doute reprendre sa vie, son travail de vendeuse, et effacer silencieusement les années obscures de sa difficile jeunesse.
Notes de bas de page
1 J.-Y. Le Naour, « Femmes tondues et répression des femmes à boches en 1918 », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 47-2, 2000, p. 233-264.
2 Nous devons prévenir le lecteur que notre enquête a été interrompue suite au transfert inopiné des archives dans un nouveau dépôt. Depuis lors, nous n’avons pas obtenu l’autorisation de compléter notre recherche. Celle-ci repose donc essentiellement sur l’analyse du destin de Claire D., à l’exclusion des autres accusées de ce dossier.
3 On sait que si l’Allemagne et la Belgique avaient signé toutes deux la convention, l’Allemagne avait émis des réserves sur l’article 44, prévoyant qu’il était « interdit à un belligérant de forcer la population d’un territoire occupé à donner des renseignements sur l’armée de l’autre belligérant ou sur ses moyens de défense ». A. Mechelynck, La Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, Gand, 1915, p. 17.
4 Sur la position du gouvernement du Havre envers les « activistes », voir L.Wils, Flamenpolitik en Activisme. Vlaanderen tegenover België in de Eerste Wereldoorlog, Leuven, Davidsfonds 1974 (Flamenpolitik et activisme. La Flandre contre la Belgique durant la Première Guerre mondiale) ; et M. Deckers, Van verraders tot martelaars, de strafrechteilijke repressie van activisme (1918-1921), mémoire de licence en histoire inédit, Leuven, KU Leuven, 1998, p. 46 et sv (Des traîtres aux martyrs. La répression pénale de l’activisme…).
5 Rapport au roi précédant l’arrêté-loi du 8 avril 1917, dans P. Benoidt, Recueil de législation pénale en matière de crimes et délits contre la sûreté de l’État, Liège, 1919, p. 33.
6 Ibid., p. 38-39.
7 J. Demeyer, « Over de legitimiteit van de Besluitwetten van de oorlogsregeringen in 1914-1918 en in 1940-1944 », in Liber Amicorum August de Schrijver, Minister van Staat, Gand, 1968, p. 303 et ss. (Sur la légitimité des arrêtéslois des gouvernements de guerre en 1914-1918 et 1940-1944).
8 Leur compétence établie par la loi du 15 juin 1899 fut modifiée par les arrêtés-lois de 17 avril 1916, 16 novembre 1918, et par les lois des 30 avril 1919 et 17 septembre 1919.
9 R. De Ryckere, Les secours aux Ennemis de l’État et le Crime de trahison, Bruxelles, Émile Bruylant, 1945, p. 153 (réimpression des articles parus dans la Belgique judiciaire en 1919 et 1920).
10 Sur la « grève de la magistrature », voir les discours du procureur général près la Cour de Cassation ; M. Terlinden, « La Magistrature belge sous l’occupation allemande. Souvenirs de guerre, août 1914-octobre 1918 », in Revue de droit pénal et de criminologie, 35, 2 nov. 1919, col. 1169-1180 et 36, 9 novembre 1919, col. 1201-1225 ; du procureur général près la cour d’appel de Gand Callier, « La crise de la magistrature », ibid., 40, 7 décembre 1919, col. 1329-1336 ; et du procureur général près la cour d’appel de Liège Meyers, « La Magistrature et l’occupation », ibid., 41, 14 décembre 1919, col. 1362-1381.
11 De Ruyver, op. cit ; P.Mary, « De la cellule à l’atelier. Prins et la naissance du traitement des détenus en Belgique », in P. Van Der Vorst, P. Mary [éds.], Cent ans de criminologie à l’ULB, 1990, p. 162-184.
12 Archives générales du Royaume (AGR), Cour d’assises de Brabant, 371, rôle des causes en état d’être jugées. Quatre condamnés par la cour d’assises de Brabant en 1920-1922 pour trafic et fournitures à l’ennemi ne furent réhabilités qu’entre 1947 et 1959.
13 Annales Parlementaires, Chambre des Représentants, sessions ordinaires, 1921, p. 336 et p. 357, 18 et 25 janvier 1921.
14 Pasinomie, collection complète des lois, arrêtés et règlements généraux qui peuvent être invoqués en Belgique, 1919 à 1940.
15 En France, la répression des atteintes à la sûreté fut également menée devant les cours d’assises ; R. Martinage, « La répression judiciaire des intelligences avec l’ennemi dans le Nord, au lendemain de la Première Guerre mondiale », in Mélanges Freyria, Ester, 1994 ; et « Les collaborateurs devant la cour d’assises du Nord au lendemain de la Très Grande Guerre », in Revue du Nord, n° 2, 1995.
16 AGR, Cour d’assises de Brabant, « dossiers Inciviques », 20, procès-verbal des débats en cause de Claire D., 14 juillet 1921. Ibid., 371 Rôle aux causes en état d’être jugées, 70, 14 juillet 1921.
17 Les rapatriés de la zone occupée transitent par l’Allemagne et la Suisse, et sont interrogés par les commissaires d’Annemasse ou Èvian lors de leur retour en France ; Le Naour, op. cit., p. 151.
18 AGR, Cour d’ass., 20, Déclaration de madame B., née Eugénie S., 1er octobre 1918.
19 Ibid., rapport du commissaire divisionnaire du gouvernement d’Annemasse, 8 octobre 1918.
20 Ibid., procès-verbal d’audition par le commissaire Plancon. Déclaration de Rosalie W.
21 La fuite en Belgique constitue l’échappatoire principal pour les femmes accusées d’avoir eu des relations avec les Allemands ; Le Naour, op. cit., p. 153.
22 Ibid., interrogatoire de Claire D. par le procureur du roi de Bruxelles, 27 décembre 1920.
23 Ibid., déclaration d’Élise F.
24 Ibid., déclaration de Jenny G., 26 ans, ménagère.
25 Ibid., déclaration de Rosalie W.
26 Ibid., déclaration de Jules F., 34 ans, employé de commerce.
27 Ibid., déclaration de Rosalie W.
28 Ibid., déclaration de Madame D., née Valentine D., 43 ans, débitante.
29 Ibid., déclaration de Madame B., née Blondine D., dite Blanche, 35 ans.
30 Ibid., déclaration de Paul H., 68 ans, concierge.
31 Ibid., procès-verbal du commissaire Henri Plancon, 19 novembre 1918.
32 Ibid., procès-verbal de gendarmerie de Tourcoing, 1er juin 1920.
33 Ibid., avis du rapporteur du 1er conseil de guerre, 16 octobre 1920.
34 Ibid.
35 Il n’existe pas à Bruxelles de rue des Poissonneries, mais bien une rue des Poissonniers, dans le centre historique, près de la place de Brouckère.
36 Ibid., procès-verbal de comparution de Claire D. devant le procureur du roi à Bruxelles, 27 décembre 1920.
37 Ibid., interrogatoire de Claire D. par le juge d’instruction Baudour, 18 janvier 1921.
38 Ibid., déclaration de Madame Eugénie B., née S., à l’état-major d’Èvian, 1er octobre 1918.
39 Ibid., lettre du juge d’instruction Baudour au procureur de la République de Lille, le 12 janvier 1921.
40 Ibid., déposition de témoin de Marie-Laure L., épouse B., et confrontation avec Claire D., le 31 janvier 1921.
41 Ibid., note pour D. Claire, Bruxelles, bibliothèque (des Avocats), par A. Pasquier, avocat.
42 Ibid., réquisitoire du substitut du procureur général Cornil, 27 janvier 1921.
43 Ibid., ordonnance de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, 28 janvier 1921.
44 Ibid., séance publique de la cour d’assises du 14 juillet 1921.
45 AGR, Cour d’assises de Brabant, 371. Rôle des causes en état d’être jugées, 14 juillet 1921.
46 Voir X. Rousseaux, L. Van Ypersele, « La répression des collaborations en Belgique (1918-1922) au travers de la presse bruxelloise francophone et des procès de la cour d’assises de Brabant », in L. Van Ypersele [éd.], La guerre entre mythes et réalités, Louvain-la-Neuve, sous presse.
47 A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 164.
48 P. Craig, M. Cadogan, The Lady Investigates. Women Detectives and Spies in Fiction, Londres, Victor Gollancz, 1981.
49 AGR, Cour d’assises, 20, parquet du procureur du roi, police judiciaire, bulletin de renseignements de Claire D., 25 janvier 1921
50 Ibid., voir supra, déclaration de Madame D., née Valentine D.
51 Ibid., interrogatoire de Claire D. par le procureur du roi…
52 Ibid., audition de Lucienne D., 31 octobre 1918.
53 A. Becker, S. Audouin-Rouzeau, « Violence et consentement : la « culture de guerre » du premier conflit mondial », in J.-P. RIOUX, J.-F. Sirinelli [dir.], Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 251-271 ; A. Becker, S. Audoinrouzeau, 14-18 Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
54 Les témoignages ont la même tonalité que ceux relevés pour les femmes internées ; J.-C. Farcy, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale (1914-1920), Paris, Anthropos, 1995, p. 87-90.
55 Les travaux d’ensemble sur le phénomène de l’occupation militaire ne sont pas légion. Voir l’état de la question par P. Burrin, « Entre guerre et paix : l’occupation militaire », in M. Porret, J.-F. Fayet, C. Fluckiger [eds.], Guerres et paix, Genève, 2000, p. 257-266.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008