Introduction
p. 11-16
Texte intégral
1Une longue tradition veut que l’Orient ait été le berceau des hérésies médiévales. Ici, les anciennes erreurs réfutées par les Pères de l’Église et condamnées par les premiers conciles auraient survécu à la répression et resurgi, à certains moments de l’histoire, pour enfin se transmettre à l’Occident à la faveur des échanges entre Grecs et Latins. C’est ainsi qu’encore aujourd’hui certains hérésiologues expliquent l’origine des hérésies occidentales. Lors d’un colloque londonien en 2016, Bernard Hamilton, a soutenu que la diffusion de l’hérésie cathare en Occident serait le résultat du prosélytisme des prélats bogomiles, adhérant à une secte néo-manichéenne qui aurait prospéré dans l’Empire grec aux xe et xie siècles, une thèse confirmée par Peter Biller dans le même volume1. Ces études et d’autres qui défendent cette théorie, s’appuient en réalité sur des sources à l’authenticité contestée2 ou prennent au pied de la lettre des auteurs médiévaux qui mettent eux-mêmes en avant une origine orientale, volontiers mythique, des hérésies3. La théorie « diffusionniste », déjà contestée par certains historiens au cours du xxe siècle4, a donc particulièrement pâti du renouvellement méthodologique initié en 1998, qui prône précisément une approche des sources plus critique et une plus grande attention aux contextes sociaux et politiques des affaires d’hérésie5. Les nouvelles études mettent ainsi à jour des conflits de portée locale ou occidentale qui suffisent largement à expliquer les enjeux des accusations. En toute logique, les hérésies orientales sont donc délaissées par les chercheurs qui appliquent la nouvelle approche : non seulement elles ne sont plus convoquées pour expliquer la diffusion de l’hétérodoxie, mais, coupées de leur relation avec l’Occident, leur étude n’a pas bénéficié du renouvellement méthodologique du dernier quart de siècle.
2Issues de communications présentées dans des Journées d’études du GIS HéPoS6, les études réunies dans ce volume se proposent donc de reconsidérer certaines affaires d’hérésie médiévale en Orient, dans quatre contextes géo-chronologiques différents, selon cette nouvelle approche méthodologique. L’approche proposée ici consiste à prendre pleinement en compte la logique de production des sources et des discours polémiques et considère les affaires d’hérésie dans leurs contextes sociaux et politiques. La première contribution, par Valentina Toneatto, analyse le cas de moines stigmatisés comme hérétiques en Asie Mineure au ive siècle : les dénonciations d’hérésie sont considérées à l’aune des relations et des rivalités qui existent entre ces courants monastiques et les évêques. Isabelle Augé porte ensuite son regard sur plusieurs affaires d’hérésie aux ixe et xie siècles autour de T‘ondrak, en prenant en compte la situation géopolitique de cette ville arménienne, située dans une zone tampon entre le califat abbasside et l’Empire byzantin, objet des ambitions expansionnistes de ses puissants voisins. L’Éthiopie aux xive-xve siècles offre un autre cas d’études intéressant, mis au jour par Olivia Adankpo-Labadie : la condamnation pour hérésie du moine charismatique Esṭifānos est examinée dans le cadre de l’ambitieux projet du roi Zar’a Yā‘eqob, qui prévoit entre autres l’encadrement de l’Église éthiopienne et une vaste réforme du culte. Si toutes les études portent sur les dynamiques de construction des discours de dénonciation, ces dernières sont plus précisément au cœur du dernier article de Rémi Plotard et Alessia Trivellone. Au lieu de se focaliser sur un contexte géohistorique précis, cette contribution adopte un point de vue complémentaire, en prenant en compte sur la longue durée (xiie-xve siècles) l’ensemble des discours développés par les sources occidentales sur les chrétiens d’Extrême et du Proche-Orient : les contradictions des discours et la diversité des représentations, étudiées aussi bien par le biais de sources écrites qu’à travers un large panel de sources iconographiques, deviennent objets d’étude à part entière.
3Au-delà de l’intérêt spécifique de chaque affaire, les études de ce volume permettent donc, dans leur ensemble, de tester la validité de la nouvelle approche de l’hérésie, tout en donnant aux débats un recul salutaire. En effet, lorsqu’ils portent sur l’Occident, les questionnements méthodologiques et épistémologiques sur l’hérésie se heurtent au poids d’une tradition historiographique lourdement sédimentée ; souvent, les confrontations se crispent sous la pression d’enjeux confessionnels ou mémoriels, voire économiques, comme dans le Midi de la France, où une tradition historiographique séculaire a creusé des ornières profondes et où l’histoire de fantomatiques « cathares » méridionaux nourrit un vivace esprit régionaliste, ainsi qu’un florissant commerce touristique7. En ouvrant une perspective d’étude sur des contextes moins chargés de passions identitaires, le présent recueil offre des termes de comparaison inédits au débat historiographique, en permettant une meilleure réflexivité sur les approches méthodologiques.
4Ces études sur des affaires d’hérésie géographiquement et chronologiquement éloignées présentent en outre une opportunité précieuse de tenter une démarche comparatiste, qui se distingue de quelques approches récentes. Des auteurs ont en effet déjà développé une approche comparatiste de l’hérésie dans les trois monothéismes8 – le comparatisme à l’échelle interconfessionnelle étant au fondement même des sciences des religions9. Une telle comparaison, qui n’a pas manqué de susciter des débats10, se fonde sur une définition de l’hérésie comme un écart, le plus souvent intellectuel et doctrinal, vis-à-vis des autorités religieuses chrétienne, juive ou musulmane. Plus récemment, R. I. Moore a jeté les bases pour un stimulant comparatisme non pas à l’échelle interconfessionnelle, mais plus largement dans une logique interculturelle, par le rapprochement de sociétés d’Eurasie au Moyen Âge central : dans cette perspective, la lutte contre l’hérésie est considérée comme l’une des multiples formes d’affirmation des pouvoirs11.
5La comparaison que nous entendons proposer se distingue de ces travaux en ce qu’elle met en regard des dénonciations d’hérésie, certes éloignées, mais toutes situées à l’échelle de la Chrétienté. Quant aux éléments comparables, comme dans tout travail comparatiste en histoire, ils sont soigneusement choisis en amont12. Il ne s’agira pas de bâtir des liens à partir de similarités superficielles entre les accusations portées contre les hérétiques dans les différentes affaires : un tel relevé des similitudes nous conduirait sans doute à essentialiser l’hérésie et à émettre l’hypothèse, improbable, que des idées et des pratiques se sont transmises, immuables, à travers le millénaire médiéval et que des filiations existent entre des groupes vivant dans des contextes géopolitiques disparates et fort éloignés – il convient de ne pas de tomber dans ces pièges tendus par les sources médiévales elles-mêmes. Au contraire, nous établirons la comparaison à un niveau plus profond, afin d’identifier les invariants, ou pour le moins des aspects récurrents, dans la construction des discours et dans les dynamiques sociales et politiques sous-jacentes aux dénonciations des « hérétiques ». En cela, cet essai échappe à l’histoire des religions et des croyances et s’insère plus pleinement dans une démarche d’histoire sociale et politique. Les « éléments comparables » ne sont donc pas donnés d’emblée, mais sont mis en évidence par les auteurs de ce volume, à travers l’analyse des discours et l’explicitation des contextes. Il convient, sans plus tarder, de leur donner la parole.
Notes de bas de page
1 Bernard Hamilton, « Cathar Links with the Balkans and Byzantium », in Antonio Sennis (dir.), Cathars in Question, Woodbridge, York Medieval Press, Boydell and Brewer, 2016, p. 131-150, et Peter Biller, « Goodbye to Catharism ? », in Antonio Sennis (dir.), Cathars in Question, op. cit., p. 274-313. Plus récemment, le transfert de livres hérétiques des Balkans à l’Occident a été encore supposé par Edina Bozóky, « Circulation et portée de l’apocryphe Interrogatio Iohannis », in Jean-Louis Biget, Daniel Le Blévec et Michelle Fournié (dir.), Le « catharisme » en questions, Actes du colloque de Fanjeaux (juillet 2019), Castelnaudary, Centre d’études historiques – Fanjeaux, 2020, Cahiers de Fanjeaux 55, p. 65-80.
2 Comme la charte dite « de Niquinta », un texte supposé avoir été écrit par des hérétiques rassemblés à Saint-Félix-Lauragais sous la présidence d’un certain papa Niquinta, provenant des Balkans. Sur cette charte, considérée par plusieurs historiens comme une forgerie, voir Monique Zerner (dir.), L’histoire du catharisme en discussion. Le « concile » de Saint-Félix (1167), Nice, coll. « du Centre d’Études Médiévales de Nice », 2001, et, plus récemment, Jean-Louis Biget, « Retour sur le “concile de Saint-Félix” », in Jean-Louis Biget, Daniel Le Blévec et Michelle Fournié (dir.), Le « catharisme » en questions, op. cit., p. 81-110.
3 Comme les traités contre les cathares rédigés en Italie septentrionale, pour lesquels je me permets de renvoyer à Alessia Trivellone, « Des Églises cathares en Italie ? Pour une étude critique des sources italiennes », in Jean-Louis Biget, Daniel Le Blévec et Michelle Fournié (dir.), Le « catharisme », op. cit., p. 37-63.
4 Raffaello Morghen a été parmi les premiers historiens à affirmer l’origine endogène de l’hérésie occidentale due, selon lui, à l’exigence de réforme de la société médiévale ; pour un aperçu de son point de vue, voir Raffaello Morghen, « Problèmes sur l’origine de l’hérésie au Moyen Âge », in Jacques Le Goff (dir.), Hérésie et société dans l’Europe pré-industrielle : 11e-18e siècles. Communications et débats du Colloque de Royaumont (27-30 mai 1962), Paris/La Haye, Mouton, 1968, p. 121-132. Dans sa synthèse, R. I. Moore n’a jamais recours à cette théorie, qu’il considère comme complètement dépassée ; R. I. Moore, The War on Heresy, Faith and Power in Medieval Europe, Londres, Profile Books, 2012 (éd. française : Hérétiques. Résistances et répression dans l’Occident médiéval, Paris, Belin, 2017).
5 Monique Zerner (dir.), Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Nice, coll. « du Centre d’Études Médiévales de Nice », 1998. L’ouvrage fait suite à quelques études précurseurs (par exemple, Arsenio Frugoni, Arnaud de Brescia dans les sources du xiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, [1954] 1993). Les propos méthodologiques de cette nouvelle approche ont été exposés par Monique Zerner, « Hérésie », in Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 464-496. Pour des aperçus historiographiques, voir Franck Mercier et Isabelle Rosé, « Introduction » et « Conclusion. Vers une marginalisation de l’hérésie ? », in Franck Mercier et Isabelle Rosé (dir.), Aux marges de l’hérésie. Inventions, formes et usages polémiques de l’accusation d’hérésie au Moyen Âge, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2018, p. 11-15 et p. 353-364 ; Jean-Louis Biget, « L’histoire du “catharisme” occitan : un nœud de questions », in Jean-Louis Biget, Daniel Le Blévec et Michelle Fournié (dir.), Le « catharisme » en questions, op. cit., p. 13-34.
6 Les hérésies chrétiennes orientales (ixe-xve siècles) : histoires parallèles et regards croisés, 2e rencontre du GIS HéPoS, université Paul Valéry Montpellier, 3 juin 2018, org. Alessia Trivellone ; Transmission et transformation du savoir sur l’hérésie (Antiquité tardive et haut Moyen Âge), université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne, novembre 2018, 3e rencontre du GIS HéPoS, org. Warren Pezé, Claire Sotinel et Alessia Trivellone.
7 Il n’est pas rare que les débats virent à la querelle. Voir par exemple Antonio Sennis (dir.), Cathars in Question, op. cit., et la recension par Alessia Trivellone, « Cathars in Question, edited by Antonio Sennis », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, Recensions par année de publication, mis en ligne le 25 juin 2018, [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14387] – [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14387], consulté le 17 avril 2022 ; Mark Gregory Pegg, « Le catharisme en questions : falsifiabilité, vérité historique et une nouvelle histoire du christianisme médiéval », in Jean-Louis Biget, Daniel Le Blévec et Michelle Fournié (dir.), Le « catharisme » en questions, op. cit., p. 331-371.
8 Christian Brouwer, Guillaume Dye et Anja Van Rompaey (dir.), Hérésies : une construction d’identités religieuses, Bruxelles, université de Bruxelles, 2015 ; Christine Caldwell Ames, Medieval Heresies, Christianity, Judaism, and Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
9 Ainsi l’expliquait Philippe Bourgeaud : « À la fin du xixe siècle, l’idée de mettre sur le même pied toutes les religions du monde (y compris le christianisme) est étroitement solidaire du projet d’arracher la religion au dogme pour la confier à l’histoire. Il y a donc, au départ de la destinée académique de notre objet, un léger parfum de laïcité, d’anticléricalisme parfois, dans cette volonté de créer une discipline qu’on appelle tantôt “science de la religion”, tantôt “histoire comparée des religions” » ; Philippe Borgeaud, « Le problème du comparatisme en histoire des religions », in id., Exercices d’histoire des religions. Comparaison, rites, mythes et émotions, textes réunis et édités par Daniel Barbu et Philippe Matthey, Leyde/Boston, Brill, 2016, p. 3-20 : p. 11 (1re éd. Revue européenne des sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto, 24/72, 1986, p. 59-75).
10 Pour une stimulante réflexion critique sur ces deux ouvrages, voir Mathieu Terrier, « L’hérésie : un concept transposable ? », Archives de sciences sociales des religions, 184, 2018, p. 143-156. Plus récemment, Alain Le Boulluec a insisté sur le caractère non transposable de l’hérésie chrétienne ; Alain Le Boulluec, « Hérésie », in Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, Presses universitaires de France, 2019, p. 470-476.
11 R. I. Moore, « Heresy and Transformation in Twelfth Century Eurasia. Some Approaches to an Approach », communication tenue dans le cadre de la rencontre Hérésie, Pouvoirs et Sociétés, Table ronde internationale du GIS HéPoS (Nice, 25-27 novembre 2021), actes en préparation (Turnhout, Brepols).
12 Sur les objectifs et les difficultés du comparatisme en histoire, nous renvoyons à l’essai de Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 58/1, 2003, p. 7-36.
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