Conclusion générale
p. 295-300
Texte intégral
1Le xixe siècle apparaît comme un âge d’or du multiple en sculpture : du mouleur ambulant à la manufacture employant plusieurs centaines d’ouvriers, l’édition sculptée a pris toutes les formes, s’est déclinée dans toutes les matières, a touché toutes les classes de la société. Le catholicisme n’est pas resté à l’écart de ce phénomène. Il en a été au contraire un terrain d’élection et un moteur. Pour en rendre compte, ce travail s’est appuyé sur l’étude d’une entreprise d’édition de sculptures religieuses, la maison Raffl. À travers elle, c’est tout un secteur d’activité, son histoire et ses enjeux qui ont été mis en lumière.
2Cette enquête documente l’histoire de la maison Raffl depuis la création d’un atelier de moulage par Mathieu Frediani au début du xixe siècle jusqu’à la liquidation de la société anonyme « La Statue Religieuse » en 1953. L’identification des raisons sociales et dénominations commerciales successives et leur mise en rapport avec les signatures apposées sur les statues rendent désormais possible la datation approchée de ces dernières, étape préliminaire indispensable à leur étude. À travers la maison Raffl, se dessine avec plus ou moins de netteté le profil des entreprises concurrentes qu’elle a absorbées au cours du temps : les maisons Marchi, Casciani, Froc-Robert, Peaucelle-Coquet, Cachal-Froc, Solon, Pillet, Arnoult et Costet. Son histoire a pu également être mise en perspective avec celle d’autres entreprises précédemment étudiées, de manière à offrir une vision plus complète de ce secteur d’activité et de son évolution, tableau qui pourrait encore être précisé en multipliant les études monographiques de fabricants. Même si de nombreuses entreprises restent à étudier, il a été possible d’affiner la chronologie du développement de l’édition de sculptures religieuses. L’enquête sur l’activité de la maison Raffl et le fonctionnement concret de cette branche de l’édition, tout particulièrement enrichie grâce aux archives des maisons Moynet et Bouriché, a permis d’en préciser les différentes facettes et leurs enjeux respectifs tout en soulignant la diversité des entreprises et des productions. Tous les éditeurs de sculptures religieuses n’avaient pas la même envergure. Si certains comme la maison Raffl avaient les moyens d’embaucher des sculpteurs pour créer régulièrement de nouveaux modèles, les petits ateliers se contentaient généralement d’exploiter des modèles achetés à d’autres éditeurs ou faisaient appel à l’occasion à des sculpteurs indépendants. La production elle aussi différait beaucoup d’une entreprise à l’autre, tant par le nombre et le style des modèles édités, que par la qualité de la fabrication, le choix des dimensions, des matériaux et des décors, la quantité de statues fabriquées. Il en résulte une bien plus grande hétérogénéité qu’on ne pourrait le penser.
3L’étude des processus de création et de fabrication met en évidence les spécificités de la statuaire religieuse d’édition par rapport à une sculpture traditionnelle et la nécessité d’adopter par conséquent une méthodologie adaptée, articulant systématiquement trois niveaux d’analyse distincts : le fonds, le modèle et l’exemplaire. Étudier la sculpture d’édition, c’est d’abord comprendre l’histoire des fonds, leur formation, leur circulation, avant de pouvoir étudier une statue (l’exemplaire) et son modèle individuellement. Un fonds représente une entité à part entière, organique, en perpétuelle reconfiguration, car de nouveaux modèles viennent sans cesse l’accroître tandis que de plus anciens peuvent être revendus ou cesser d’être édités, et les modèles eux-mêmes subissent des transformations au cours du temps. Contrairement à la sculpture d’édition en bronze par exemple, les modèles de sculptures religieuses sont le plus souvent conçus spécialement pour l’édition et n’existent pas en tant qu’œuvre originale indépendante. Non seulement leurs auteurs sont la plupart du temps anonymes, mais en outre différentes mains, à différents temps, peuvent intervenir sur un même modèle. C’est donc en premier lieu son parcours matériel qui caractérise un modèle : son origine (à défaut d’auteur, qui a été son premier éditeur ?), sa circulation entre les fonds (ses différents propriétaires), les transformations formelles qu’il a subies. On comprend dès lors qu’il est primordial de pouvoir situer un modèle dans son histoire éditoriale pour étudier une statue, qui est sa reproduction (par le moulage ou la taille) à un moment précis de cette histoire. L’examen des archives de la maison Moynet montre que l’analyse des sources d’inspiration, souvent multiples, des modèles de statues religieuses doit croiser différents types de supports (sculptures, images pieuses, médailles, tableaux, etc.). Il est également nécessaire de prendre en considération la multiplicité des acteurs de l’art religieux au xixe siècle : les artistes et les éditeurs mais aussi les archéologues, le clergé, les papes ou encore les voyants qui jouent tous un rôle central dans l’élaboration des iconographies. Le schéma opposant et faisant se succéder un « original » (une œuvre unique) et des « copies » (les sculptures d’édition) s’avère rarement pertinent : art « savant » et art d’édition s’influencent réciproquement suivant des dynamiques plus complexes. De plus, l’exigence de respect du type iconographique consacré tend à rendre la notion même de « copie » caduque. Différents modèles se référant à un même type iconographique ne sont pas à proprement parler des copies mais des variantes : de cette nuance dépendent la reconnaissance de l’inventivité des fabricants et leur identité.
4L’étude des sculptures religieuses d’édition donne un aperçu du dynamisme et de l’inventivité des recherches techniques dans le domaine de la sculpture au xixe siècle. Loin de se réduire aux plâtres nus, aux marbres de Carrare et aux bronzes conservés dans les musées, la statuaire de cette période adopte une myriade de matières et ses techniques de réalisation connaissent d’importantes transformations. Procédés de reproduction, matériaux de moulage, décors polychromes font tous l’objet d’innovations et de perfectionnements, en marge ou au sein des ateliers de statuaire religieuse. Si les rapports d’expositions industrielles avaient déjà attiré l’attention des historiens de l’art, en revanche jusqu’alors les bulletins de la Société pour l’encouragement de l’industrie nationale et les brevets d’invention n’avaient été que peu exploités pour la sculpture. Or ces sources s’avèrent d’une grande richesse pour documenter l’histoire des techniques, offrant une fenêtre privilégiée sur les savoirs, les modes de production, les processus d’expertise (la SEIN et les expositions notamment) et les stratégies commerciales liées à ces savoirs (le dépôt d’un brevet d’invention en étant un bon exemple). Le dépouillement de ces archives techniques doit cependant être étroitement associé à l’étude de la matérialité de l’objet, sans laquelle les discours et le vocabulaire utilisé à l’époque risquent de fausser l’interprétation. Par une approche combinant l’analyse matérielle des statues et l’étude des archives, il a ainsi été possible de préciser la connaissance des techniques de fabrication des sculptures religieuses d’édition, démontrant non seulement que cette production ne se résume pas au plâtre, mais également que le moulage des matières plastiques a connu d’importantes évolutions au cours du siècle. Aussi une statue éditée en 1840 sera-t-elle sur le plan matériel très différente d’un exemplaire du même modèle édité en 1870, qui sera lui aussi distinct d’un exemplaire ultérieur. À travers l’analyse descriptive de ses formes matérielles, l’étude des compétences des artisans qui les conçoivent, la circulation et la dissémination des savoirs, l’organisation de la production ou encore l’expertise savante, il est possible d’inscrire la statuaire religieuse dans la culture technique de son temps, permettant de saisir l’émergence de ses formes et de ses fonctions.
5Parmi les multiples facteurs de développement de la statuaire religieuse d’édition, deux points au moins méritent d’être soulignés. En premier lieu, l’édition de sculptures religieuses ne doit pas être considérée comme un phénomène isolé, indépendant, voire marginal, mais au contraire être replacée dans le mouvement d’extension continu de l’édition de sculptures depuis le xviiie siècle. Dès la fin de l’Ancien Régime, les mouleurs pratiquent l’édition en plâtre et en terre cuite et commercialisent un large panel de sujets, depuis les reproductions d’œuvres célèbres appréciées des amateurs et des artistes, jusqu’aux statuettes religieuses vendues par les colporteurs. Après la Révolution, l’idéal de démocratisation de l’art et la foi en la modernité technique favorisent l’essor de l’édition. D’actives recherches conduisent à un perfectionnement progressif des techniques de reproduction en vue d’une augmentation et d’une amélioration de la qualité de la production (fidélité de la reproduction, finesse d’empreinte, épaisseur et solidité des épreuves, etc.). L’édition irrigue toute la sculpture du xixe siècle, la plupart des sculpteurs y ont participé, occasionnellement ou régulièrement, sous leur propre direction ou en collaboration avec des éditeurs de bronzes, des mouleurs en plâtre, des manufactures de terres cuites ou des fabricants de sculptures religieuses. Les éditeurs représentent des acteurs essentiels du marché de la sculpture, contribuant au succès de certains modèles et à la survie de nombreux sculpteurs. Sur un plan strictement quantitatif, la majorité des sculptures du xixe siècle sont probablement des exemplaires d’édition. Le second élément-clé dans le développement de la statuaire religieuse d’édition est le dynamisme dévotionnel du xixe siècle. La production en série est une réponse à une demande massive. La prolifération des objets religieux est l’une des expressions de la piété des catholiques de cette époque, une piété qui s’appuie alors sur de multiples supports. Au sein de cette culture matérielle catholique, la sculpture tient une place particulièrement importante. Support visuel figuratif et tridimensionnel, animé par une polychromie naturaliste, elle répond à une sensibilité religieuse qui recherche l’attestation et l’incarnation. Omniprésente, elle établit un lien entre les différents espaces, intérieurs et extérieurs, privés et publics, et soutient la foi individuelle à chaque moment. Par sa présence physique, sa force symbolique et sa capacité à être réappropriée, elle contribue à rassembler les fidèles autour de problématiques collectives, participant à la construction d’une identité culturelle catholique dans un contexte de progression de la sécularisation. La dévotion est d’autant plus vive qu’elle est alors vigoureusement encouragée par l’Église qui voit en elle un moyen de lutter contre la déchristianisation. Pour le clergé et la papauté, la reproduction en série des supports visuels et matériels à cette dévotion apparaît comme un instrument indispensable à la réalisation de ce projet apologétique. C’est en particulier dans la statuaire d’édition, symbolisant l’alliance de l’art et de l’industrie au service de la religion, qu’une grande partie du clergé a vu le retour d’un art « populaire et chrétien » capable tout à la fois de « peupler les sanctuaires et parler aux masses », portant l’espoir de restauration d’une société chrétienne sur le modèle du Moyen Âge. En voulant préciser les conditions ayant contribué au succès de la statuaire religieuse d’édition, c’est donc tout un pan de la sculpture du xixe siècle autant qu’une facette des rapports de l’Église à l’art et aux images qui se dessinent.
6À travers l’étude de la maison Raffl, ce travail a cherché à mettre en lumière les enrichissements réciproques d’une approche liant l’histoire de l’art à l’histoire du catholicisme. La statuaire religieuse est une part importante de l’édition de sculptures au xixe siècle et il a paru nécessaire de la rattacher à ce phénomène global appréhendé jusqu’à présent principalement par son versant profane. Or cette production à destination des églises et de la dévotion privée ne peut être envisagée sans prendre en compte son contexte religieux : son développement massif, son iconographie mais aussi les attentes de la clientèle ne peuvent être compris qu’en lien avec les problématiques religieuses du siècle. En retour, intégrer la question de l’édition à l’histoire du fait religieux révèle la place éminente de la sculpture dans le catholicisme du xixe siècle, au point de vue tant des pratiques, individuelles et collectives, que des visées apologétiques et politiques, et fait ressortir le lien étroit qui unissait la diffusion des supports visuels de dévotion à celle des cultes et des doctrines catholiques. La présence des sculptures religieuses d’édition françaises dans le monde entier témoigne en particulier de la dimension transnationale du catholicisme au xixe siècle. Elle atteste l’importance des circulations d’objets avec celles des idées et des personnes, en lien notamment avec le processus de romanisation de la catholicité, et met en évidence la constitution d’une culture matérielle catholique partagée à l’échelle internationale. Ainsi, par cette approche croisée privilégiant une histoire matérielle de la religion, il a été possible de préciser certains aspects de l’économie des dévotions à l’âge industriel, touchant à la création, à la fabrication et au commerce des objets supports de la foi dans le catholicisme contemporain, dans le prolongement des recherches récentes portant sur la période moderne1.
7Ce travail de recherche a aussi plusieurs limites et est destiné à être prolongé. Tout d’abord, le choix d’une étude axée sur une entreprise particulière, qui plus est très connue, ne doit pas masquer la diversité des acteurs professionnels, des situations et des productions ; en province surtout il reste beaucoup d’entreprises à la diffusion plus locale à découvrir. Les recherches monographiques pourraient donc être poursuivies dans une perspective prosopographique, afin de compléter le panorama du marché de la statuaire religieuse en France. Conjointement à la connaissance des acteurs professionnels de ce secteur, il serait nécessaire de répertorier les modèles, à ce jour encore moins étudiés que les entreprises, et identifier dans la mesure du possible leurs propriétaires d’origine, si ce n’est leurs auteurs. Les exportations sont un autre aspect qui mériterait d’être développé par des recherches ciblées sur les principaux pays importateurs et sur les réseaux de diffusion tels que les missions et les confréries. Mais surtout, il paraît primordial que ces recherches s’accompagnent d’une reconnaissance de la valeur patrimoniale des sculptures religieuses d’édition. Trop souvent, les professionnels du patrimoine, le clergé et le grand public considèrent que ces statues en sont dépourvues et ces témoignages matériels du passé se dégradent, sont déplacés, remisés, voire disparaissent, lorsqu’ils ne sont pas pris en charge par des bénévoles dont la seule option de restauration est le repeint. Nous espérons que ce travail aura contribué à montrer non seulement l’intérêt de cette statuaire comme sujet de recherche, mais également l’intérêt documentaire des objets eux-mêmes, et qu’il incitera à leur protection, à l’heure où précisément la notion de patrimoine s’élargit. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les exemplaires d’un même modèle ne sont pas identiques et interchangeables. Chacun se distingue par sa date et son contexte d’acquisition, par sa mise en scène dans l’espace et son éventuelle incorporation dans un programme iconographique, par sa fabrication faite à la main et sujette à de nombreuses variations (composition de la matière, détails du décor, etc.), par le modèle lui-même qui évolue au cours du temps et varie en fonction des différentes dimensions. Il est indispensable de considérer cette production avec un regard renouvelé, de dépasser les jugements de valeur, d’apprendre à distinguer les modèles d’un même type iconographique et les nombreuses variations entre les statues, à apprécier la diversité et la subtilité des décors, à discerner les différences entre les fabricants et les évolutions dans le temps, enfin de préserver ces objets très riches pour la compréhension du xixe siècle et de ses « recharges sacrales2 », comme du rapport de la société contemporaine au religieux.
Notes de bas de page
1 Voir en particulier M. Lezowski et L. Tatarenko (dir.), « Façonner l’objet de dévotion chrétien. Fabrication, commerce et circulations (xvie-xixe siècles) », Archives de sciences sociales des religions, no 183, 2018.
2 Concept développé par A. Dupront, Puissances et latences de la religion catholique, Paris, Gallimard, 1993.
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