Conclusion de la troisième partie
p. 293-294
Texte intégral
1L’analyse des différentes formes de soutien, direct ou indirect, apporté à la statuaire religieuse d’édition fait ressortir les liens entre le développement de cette production et les enjeux contemporains de l’Église au xixe siècle. Elle apporte ainsi des éléments pour interpréter le succès de ces sculptures, soulignant tant le rôle fondamental des autorités religieuses que celui des fidèles qui ont accueilli ces objets, se les sont appropriés et se sont exprimés à travers eux.
2Les quatre chapitres de cette partie éclairent la chronologie générale mise en évidence à partir de l’histoire de la maison Raffl dans les deux premières parties. La phase d’essor des années 1840-1860 correspond en France à l’apogée du renouveau religieux entamé sous la Restauration et concrétise les premiers résultats des efforts des autorités catholiques pour renforcer la dévotion, considérée comme un levier d’action privilégié sur les fidèles. Cette période est marquée en particulier par une forte piété mariale, qui culmine avec la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, et par une politisation progressive des dévotions, notamment sous l’influence de la papauté. La phase d’épanouissement de 1870 à 1900 s’ouvre d’une part avec l’exposition romaine qui consacre le soutien de Pie IX à l’industrie et contribue à renforcer la diffusion internationale de la production française, et d’autre part avec le triple traumatisme de la guerre franco-prussienne, de la Commune et de la perte de Rome par le Saint-Siège qui amène les catholiques à se tourner massivement vers les dévotions réparatrices et les pèlerinages, en particulier celui de Lourdes dont les responsables font activement la publicité. Les tensions entre les catholiques et la République, avivées dès les premières lois sur l’enseignement, s’accentuent au début du xxe siècle. Si le secteur de l’édition de sculptures religieuses subit une reconfiguration en raison d’une diminution des commandes due au départ des congrégations et à la fin du système concordataire, cette période de crise favorise en même temps le succès de cette production car les statues, investies des valeurs défendues par l’Église, rassemblent physiquement et symboliquement la communauté catholique confrontée à la laïcisation de la société et à la guerre. Dans cette continuité, l’entre-deux-guerres constitue une période de dynamisme et de renouveau du secteur de l’édition, tant grâce aux commandes liées à la commémoration des morts et à la reconstruction des églises dévastées, que sous l’impulsion d’une nouvelle apologétique par la beauté se réclamant de Pie X. Mais la Seconde Guerre mondiale marque une rupture et signe la fin d’un modèle, celui de l’édition des sculptures religieuses.
3Le déclin massif et irréversible du secteur après 1945 peut être interprété comme la manifestation concrète d’un changement de paradigme au sein de l’Église, passant de la promotion de l’art religieux d’édition à sa condamnation de plus en plus tranchée. Le soutien initial des autorités catholiques traduit l’importance accordée aux images pour la défense des intérêts de l’Église ; il concrétise le rôle apologétique dont le xixe siècle les a investies. Dans ce siècle de grande diffusion, des idées comme des objets, la reproduction en série, l’édition, s’est imposée comme un auxiliaire indispensable. Conformément aux directions prises par l’Église romaine, elle offrait la possibilité d’uniformiser, de contrôler et d’évangéliser à l’échelle du monde entier. Supports d’enseignement de la foi et de la morale, les statues s’inscrivaient dans un réseau d’objets et d’images encadrant et accompagnant partout le croyant. Vecteur de diffusion des dévotions (aux saints comme au pape), elles participaient au projet de rechristianisation de la société et au combat du Saint-Siège contre les « erreurs » du monde moderne. Par leur capacité physique à faire monument, elles réunissaient la communauté catholique autour d’enjeux collectifs, politiques, identitaires et mémoriels. La statuaire religieuse d’édition apparaît ainsi, par bien des aspects, comme un instrument au service d’un catholicisme en lutte contre la sécularisation.
4À l’inverse de ce phénomène qui caractériserait le xixe siècle et son prolongement, la désaffection après 1945 traduirait donc la fin de cette vision de la sculpture, et plus largement des images, comme outil de catéchèse et de propagande. Cette évolution peut être rapprochée des changements profonds au sein du catholicisme qui ont préparé et suivi le concile Vatican II, et notamment d’un renouvellement générationnel et social du clergé qui porte désormais un regard négatif sur les pratiques religieuses des fidèles et entend lutter contre la « religion populaire1 », aboutissant dans les années 1960 et 1970 à la suppression ou la mise à l’écart de certaines statues, des cierges, des ex-voto et de tout un ensemble de pèlerinages et de rites de passage2. Elle croise aussi les intenses débats sur la définition de l’art sacré qui s’accompagnèrent tant d’une remise en cause de la figuration et à travers elle du rôle didactique de l’image3, que d’un souci de dépouillement4, contribuant tous deux à la fin de la prédominance de la statuaire dans l’espace cultuel5. En cela le décor ecclésial suivait son temps : de même que l’essor de la statuaire religieuse de série s’était inscrit dans celui de l’édition de sculptures en général, son déclin a coïncidé avec une réaction globale contre la sculpture d’édition et une critique de « l’encombrement6 » ou, pour citer le père Régamey, de « l’envahissement du décor de nos vies par la sculpture7 ». La diminution de la pratique religieuse, les transformations sociales et l’évolution du goût chez les fidèles, malgré l’attachement de certains d’entre eux aux statues, achevèrent probablement de rendre cette production obsolète.
Notes de bas de page
1 Y. Raison du Cleuziou, « Serge Bonnet et la sociologie de la domination cléricale », Archives de sciences sociales des religions, t. 176, octobre-décembre 2016, p. 101-118 ; S. Bonnet, Défense du catholicisme populaire, Paris, Cerf, 2016.
2 Sur la question de l’« iconoclasme » post-conciliaire, voir É. Fouilloux, « Autour de Vatican II : crise de l’image religieuse ou crises de l’art sacré ? », dans O. Christin et D. Gamboni (dir.), Crises de l’image…, op. cit., p. 263-280.
3 I. Saint-Martin, Art chrétien/art sacré…, op. cit., p. 231 sqq.
4 Ibid., p. 244 sqq.
5 P.-L. Rinuy, « La sculpture dans la “querelle de l’Art Sacré”… », art. cité, p. 3-13.
6 F. Rionnet, Les bronzes Barbedienne…, op. cit., p. 189 sqq.
7 R. Régamey, « L’éducation artistique du clergé », L’Art sacré, no 9, 1946, p. 27-30.
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