Conclusion de la deuxième partie
p. 189-192
Texte intégral
1Les éléments de comparaison à notre disposition suggèrent que la maison Raffl fut le plus important fabricant français de sculptures religieuses1. Sa longévité, son capital (près d’un million de francs en 19072), le nombre de statues vendues (plus de 50 000 par an en 19023), d’ouvriers (140 en 1878, 200 en 1882, 400 en 18924), de modèles (autour de 10 000 vers 19145) ou encore d’expositions internationales à son actif, sont supérieurs à tous les chiffres connus pour les autres entreprises. L’étude de ce fabricant emblématique, à partir de la prise en main de l’entreprise par Josef Ignaz Raffl, permet de dresser un panorama général de l’histoire et du fonctionnement de l’édition de sculptures religieuses en France, du milieu du xixe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Si toutes les entreprises n’avaient pas son envergure et si certaines sous-traitaient une partie du processus éditorial (la création des modèles ou la fabrication), cette vue d’ensemble peut servir de cadre à la plupart des cas de figure.
2À travers l’histoire de la maison Raffl retracée dans le troisième chapitre, se dessine celle du secteur dans son ensemble. En croisant les données relatives aux entreprises (évolution du capital et du nombre de modèles possédés), aux annonces des annuaires commerciaux (nombre et contenu), aux expositions industrielles (nombre d’exposants, médailles reçues, réception critique) et dans une certaine mesure aux statues répertoriées (date d’acquisition lorsqu’elle est connue), il est possible d’esquisser une chronologie générale de la statuaire religieuse d’édition en tant que phénomène global et dépasser le cas particulier. Les années 1840-1860 correspondent à une première phase de développement : le nombre de fabricants spécialisés augmente progressivement ; parallèlement, les méthodes de fabrication se perfectionnent et les statues prennent peu à peu leurs caractéristiques techniques (matières, décors, mode de fabrication) qui les distinguent de la production antérieure, moins sophistiquée. À partir des années 1870, ces caractéristiques sont fixées et n’évoluent plus de manière significative ; dans certains ateliers, la fabrication se fait à grande échelle. Les années 1870-1900 sont celles de l’épanouissement, malgré une période difficile autour de 1880. Les entreprises se multiplient sur tout le territoire, les ventes ne cessent d’augmenter, les églises se remplissent de statues. Après avoir été dominée par la production munichoise, la France s’impose sur le marché mondial de la statuaire religieuse. La période 1900-1914 est celle d’une reconfiguration ; le nombre d’entreprises diminue mais les ventes semblent se maintenir pour les entreprises qui subsistent et les églises poursuivent leurs travaux de décoration. L’entre-deux-guerres débute par la reprise de l’activité mais c’est le déclin à partir des années 1930, qui aboutit durant les années 1950-1960 à une vague de fermetures. La partie suivante s’attachera à mettre en perspective cette chronologie avec le contexte religieux.
3L’étude du fonctionnement concret de la maison Raffl menée dans les chapitres quatre à six a permis de préciser les modalités et les enjeux des trois facettes principales de l’activité d’éditeur de sculptures religieuses : la gestion d’un fonds de modèles, la fabrication et la commercialisation des épreuves, chacune supposant des compétences spécifiques nécessaires à la réussite de l’entreprise. L’analyse de ces enjeux met en évidence le rôle des fabricants dans le succès de la statuaire religieuse d’édition. Ainsi, le cas de la maison Raffl montre tout d’abord l’importance qualitative et quantitative des modèles édités. En effet, c’est bien parce que les modèles créés ou acquis au fil du temps ont su répondre aux attendus esthétiques et iconographiques de la clientèle que celle-ci s’est tournée massivement vers cet éditeur. La qualité, le nombre et la diversité des modèles participaient beaucoup à la réputation du fabricant et distinguaient nettement les entreprises entre elles. Les grands fabricants tels que les maisons Raffl, Pierson, Moynet, Froc-Robert ou Bouriché ont véritablement créé le marché de la statuaire religieuse en éditant à partir des années 1860 des modèles nouveaux et de qualité, ce que percevaient très bien les contemporains, comme par exemple ce correspondant du Figaro déjà cité qui soulignait en 1876 « tous les progrès réalisés par cette industrie de sculpture religieuse que la maison Raffl a en quelque sorte créée et qu’elle élève aujourd’hui à la hauteur de l’art le plus pur6 ». Le modèle n’étant pas le seul élément à contribuer à la réussite d’une statue, c’est également par la qualité de la fabrication que les éditeurs ont déterminé le succès de leur production. La finesse du moulage, la solidité des matières et le soin apporté à la polychromie qui distinguaient les grandes manufactures furent sans aucun doute des facteurs non négligeables. Ces ateliers ont non seulement intégré les nouvelles techniques élaborées ailleurs, mais ils ont été souvent eux aussi des lieux d’invention et de perfectionnement techniques, en témoignent notamment les brevets d’invention déposés par certains fabricants. En outre, dans ces grandes entreprises, la qualité de la fabrication n’a pas été obtenue au détriment de la quantité et du bon marché. L’organisation que supposait la mise en œuvre à grande échelle des différentes techniques nécessaires à la fabrication d’une statue permit de répondre à une demande en constante augmentation. Enfin, il revient encore aux éditeurs d’avoir su mettre en place et exploiter un large éventail d’outils commerciaux pour se faire connaître et diffuser leur production tant en France qu’à l’étranger. La mise en valeur des statues dans les boutiques, expositions et catalogues de vente, l’élaboration d’une rhétorique promotionnelle, la construction de réseaux commerciaux internationaux s’appuyant sur la mise en réseau mondiale du catholicisme au xixe siècle ont contribué, peut-être autant que la qualité des modèles et de la fabrication, à séduire une vaste clientèle.
4C’est donc une combinaison de compétences qui a assuré le succès de certaines entreprises d’édition telles que la maison Raffl et qui a rendu possible le développement général de la statuaire religieuse. Cette chaîne opératoire, qui avait pour objectif final la vente, était déterminée en grande partie par les exigences des clients et l’utilisation que ces derniers faisaient des statues. Il s’agit à présent d’étudier les usages et les fonctions des sculptures religieuses d’édition à la lumière des enjeux contemporains de l’Église catholique romaine.
Notes de bas de page
1 Ce que confirme Robert Sherard en 1902 : « I was told that the oldest firm of all was that known as La Maison Raffl, of the Rue Bonaparte, that here the manufacture was carried on the largest scale. » (R. H. Sherard, « A Maker of Saints », art. cité, p. 257.)
2 À titre de comparaison, le capital de « l’Union internationale artistique » de Vaucouleurs (maison Pierson) était de 500 000 francs en 1881, celui de la société « Blondeau, Senart et Cie » (maison Froc-Robert) de 200 000 francs en 1896.
3 Le seul élément de comparaison est le chiffre de 12 000 pour la maison Moynet avancé par Mgr Fèvre en 1877.
4 Le chiffre de 400 est donné par Claude Delin dans une lettre adressée à Léon XIII le 20 juillet 1892, mais il est peut-être exagéré. À titre de comparaison, Moynet employait 80 ouvriers en 1880, Rouillard 50 au plus fort de son activité entre les deux guerres, Pierson 70 en 1881 et 170 dans les années 1930.
5 D’après les catalogues commerciaux, la maison Pierson possédait environ 600 modèles au début du xxe siècle, 800 dans les années 1930. Le registre de l’entreprise Rouillard totalise 1 600 numéros mais chaque dimension d’un même modèle était numérotée. C’était également le cas pour la maison Moynet qui comptait environ 1 000 numéros en 1880, 1 500 vers 1910.
6 D. Jonathan, « Exposition de Philadelphie », art. cité, p. 2. Voir également J. Drouais, « Exposition universelle… », art. cité, p. 2.
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