Les maçons et la peine de mort. Les cas de la France et de la péninsule ibérique au xixe siècle
p. 147-163
Texte intégral
Introduction
La problématique
1On s’interroge souvent sur les convictions et l’influence de la Franc-maçonnerie en matière politique. Certes, ainsi posée à l’historien, la question n’a pas de réponse claire, car la Maçonnerie est multiple, et chaque incarnation nationale ou obédientielle évolue de plus dans le temps. La présente étude n’a donc pas la prétention de répondre à cette question vaste (et sans doute mal posée en général) pour tous les temps et tous les lieux, ni même pour toute la politique.
2On a donc choisi ici d’examiner seulement la position de maçons du xixe siècle dans les pays latins, autant qu’elle puisse être connue par les documents disponibles, sur un sujet à implications sociales et morales qui prête encore actuellement à de vives controverses : l’existence ou l’abolition de la peine de mort. Cependant on ne s’interdit pas de noter au passage telle extériorisation ou prise de position politique plus générale.
L’évolution du système pénal
3Toute société comporte un système de pénalités plus ou moins arbitraire. À l’origine on se souciait peu de le justifier. Ce n’est que bien tardivement que, l’idée de liberté individuelle faisant son chemin, la soumission aux tabous, règles, codes, statuts, règlements et lois a dû être justifiée, par exemple par les bénéfices de la vie en société, et la protection qu’elle implique. À l’extrême des sanctions ainsi admises, se trouve la peine de mort.
4À l’origine biblique, existait la loi du Talion ; mais l’évolution des sociétés, le type de relations et d’échanges devenant de plus en plus complexe le nombre de délits augmenta surtout lorsque dans les pays occidentaux fut établie la monarchie de droit divin. Le catholicisme en inventant ce droit donna un nouveau sens à la justice royale qui devint en quelque sorte l’instrument de la justice divine : aux délits de droit commun (assassinat, mutilation, vol, viol) s’ajoutèrent les délits contre le pouvoir politique et le pouvoir religieux intimement liés.
5D’autre part, les notions de droit s’enrichirent ; dans les pays occidentaux, au droit romain vinrent s’ajouter les droits coutumiers des « barbares ». L’arsenal des sanctions se développa : les usages en matière de cruauté et de châtiments traversent aisément les frontières et ont plutôt tendance à s’accumuler qu’à se substituer les uns aux autres.
L’éveil des consciences
6Avant la fin du xviie siècle ni les théologiens, ni les philosophes, ni les humanistes qui dénoncèrent la cruauté de la conquête espagnole, ni les utopistes, comme Thomas More ou Campanella lors de l’élaboration des systèmes pour recréer un monde parfait à la mesure de l’homme, ne remirent réellement jamais en question la justice et le châtiment ultime : celui de la peine de mort. Cependant, certains facteurs contribuèrent peu à peu à un changement d’attitudes mentales.
7En Angleterre, après les très nombreuses années de luttes politico-dynastico-religieuses, le Parlement vota le Habeas Corpus Act en 1679, qui reconnaissait et garantissait le respect des droits individuels face à l’arbitraire de la police ou des juges. Le prévenu devait être présenté au juge ou à la cour qui statuait sur la validité de son arrestation.
8Quelques années plus tard, en 1686 fut publiée la Lettre sur la Tolérance de Locke. Un des arguments fondamentaux était la distinction claire entre ce qui regarde le gouvernement civil et ce qui appartient à la religion, et d’en marquer les justes limites, car aucun magistrat civil n’a reçu de Dieu le soin des âmes. Le texte insiste sur la tolérance vis-à-vis des différentes pratiques des cultes religieux, mais c’est aussi un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de certaines formes de libertés individuelles (cultes, religions, donc opinions) et du respect de celles des autres.
9D’autre part, la création de la Grande Loge de Londres en 1717 peut être envisagée, entre autres choses, comme un désir de créer une société plus fraternelle, au-delà des clivages politiques et religieux, afin de retrouver la stabilité sociale nécessaire au développement des arts et des sciences : les Constitutions d’Anderson recommandaient, en 1723, d’éviter toute discussion de sujet religieux ou politique1.
10Ces différents éléments conduisirent à l’élaboration d’une pensée plus libre et plus critique que nous retrouverons chez les philosophes du xviiie siècle. Montesquieu dans l’Esprit des Lois, Voltaire avec ses écrits sur les affaires Calas et La Barre, dans des textes vigoureux, étudieront les rapports du pouvoir et de la justice, son fonctionnement et ses erreurs ; mais ils ne remettent jamais en cause, pas plus que Rousseau d’ailleurs, le problème de la nécessité ou de la légitimité de la peine de mort.
11Seul, Beccaria, dans un petit ouvrage publié en 1765, Des délits et des peines, pose pour la première fois la question de l’utilité de cette peine en général, mais préconise son maintien pour délits politiques2. Il est aussi le premier à séparer la justice de l’emprise religieuse :
« Et surtout je ne parle pas de cette autre justice qui émane de Dieu et qui a ses rapports particuliers et immédiats avec les peines et récompenses de la vie future. Par justice je n’entends rien d’autre que le lien nécessaire pour maintenir l’union des intérêts particuliers, lesquels sans lui retomberaient dans l’ancien isolement social3. »
12On peut d’ailleurs noter dès maintenant que beaucoup d’auteurs ou de législateurs inclinant à l’indulgence ou à l’abolition vont, comme Beccaria, distinguer le motif de droit commun et la raison politique. Curieusement, ils peuvent être plus indulgents pour les criminels, comme Beccaria, ou pour les politiques, comme souvent par la suite.
13La Convention maintient la peine de mort, inscrite dans le Code pénal de 1791, en excluant la torture. Notons que Robespierre avait alors éloquemment proposé son abolition, sans être suivi. Par la suite, contre les « ennemis du peuple », c’est-à-dire pour délits politiques (lesquels avec le temps seront de plus en plus nombreux, imprécis et mal définis), il apparut moins humaniste. La Terreur qui s’ensuivit marqua toute une génération, et les prises de position ultérieures. Certes, en 1795, il existera une abolition de principe « à dater du jour de la paix générale » (loi du 4 brumaire an iv) mais l’Empire ne la reconduira pas dans son Code pénal. La question ne se posera donc à nouveau que sous la Restauration.
Le débat en France dans la première moitié du xixe siècle
La peine de mort sous la Restauration et la monarchie de Juillet
14Sous la Restauration dès les années 1820 les crises politiques, les conspirations, dues aux sociétés secrètes et aux carbonari, les émeutes et l’assassinat du duc de Berry eurent pour conséquence des exécutions, comme celle des sergents de La Rochelle en 1822, et relancèrent les débats. F. Guizot4, privé de sa chaire d’Histoire moderne en Sorbonne pour opposition au régime, publia deux ouvrages : Des Conspirations et de la Justice politique (1821), et De la Peine de Mort en Matière politique (1822)5. Dans le second volume, il étudie l’efficacité matérielle et morale d’une telle peine et sa nécessité. Il se demande « si un gouvernement qui en dispose jusqu’à un certain point agit sagement quand il en use ». Il ne propose pas l’abolition de cette peine, qu’il juge encore nécessaire, mais sa restriction par rapport au temps où « la force publique était petite, les forces individuelles grandes et déréglées » ; il remarque que « la lutte pour le pouvoir n’est plus entre les hommes, mais entre des systèmes » et que ce châtiment ne peut concerner que des individus.
15Il faut donc à la fois redéfinir, requalifier les délits politiques et préconiser d’autres sanctions (déportation, bannissement, etc.). À ce moment-là, chaque camp cherche à se protéger : les exactions de la Terreur blanche et la crainte des émeutes populaires violentes et sanglantes firent évoluer les mentalités : la bourgeoisie – conservatrice et libérale – mieux organisée, s’installa peu à peu dans les sphères du pouvoir monarchique. Et il devenait évident que seul le changement de système politique pourrait établir de nouvelles règles de justice et de respect des droits individuels.
16Pendant la période de Louis-Philippe, après quelques tentatives, dès le début des années 1830, il y eut proposition à la Chambre d’une loi d’abolition, en vue de protéger la vie du personnel politique et administratif de Charles X, qui ne fut jamais discutée. En 1832, certains maçons commémorèrent le dixième anniversaire de l’exécution des sergents de La Rochelle et firent circuler des pétitions dans le même sens, sans plus de succès.
La révolution de 1848 et l’abolitionnisme
17Il fallut attendre février 1848 et l’abdication de Louis-Philippe pour que se manifeste un réel changement de système politique avec la proclamation de la IIe République. Ce fut aussi, pendant quelques semaines, un grand et rare moment d’extériorisation maçonnique. En effet, le gouvernement provisoire qui fut formé comprenait sept membres et quatre secrétaires, choisis parmi les républicains actifs qui s’étaient manifestés lors des « banquets », les meetings politiques étant interdits. Parmi ces onze membres qui eurent le pouvoir pendant quelques semaines il y avait six francs-maçons6. Une des premières mesures de ce gouvernement, le 26 février, fut de déclarer « que dans sa pensée la peine de mort est abolie en matière politique et qu’il présentera ce vœu à la ratification définitive de l’Assemblée nationale ». Ce n’était pas seulement un vœu pieux : Crémieux, ministre de la Justice adressa une lettre au directeur des Affaires criminelles et des grâces, lui demandant de surseoir à toutes les exécutions capitales, jusqu’au jour où l’Assemblée nationale se sera prononcée sur la question de l’abolition de la peine de mort7.
18En outre, le 6 mars 1848, une délégation de membres du Grand Orient de France, revêtus de leurs cordons maçonniques vint présenter au gouvernement provisoire l’adresse de l’obédience, justifiant en ces termes cette dérogation à la discrétion : « quoique placée par ses statuts mêmes en dehors des discussions et des luttes politiques, la Maçonnerie française n’a pu contenir l’élan universel de ses sympathies pour le grand mouvement national et social qui vient de s’opérer8 ». Ils furent reçus par Crémieux, Ganier-Pagés et Pagnerre.
19Le 10 mars ce fut la Grande Loge Nationale, formée d’éléments en rupture avec le Suprême Conseil, qui apporta son adhésion. Ils furent reçus par Lamartine qui dans l’enthousiasme fit de la devise de la République : « liberté, égalité, fraternité » celle de la Maçonnerie.
20Dans le courant du même mois, certains maçons de Paris formèrent un comité central maçonnique en vue des élections à l’Assemblée nationale. Il rédigea une Déclaration de principes de la Franc-maçonnerie suivie des Garanties à exiger des candidats qui fut proposée aux candidats aux élections du 23 avril, véritable programme de politique républicaine, qui demandait déjà la laïcisation de l’État et l’enseignement primaire gratuit et obligatoire9. Démarche qui fut plus ou moins appréciée par l’ensemble du monde maçonnique français.
21Il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux sur le nombre et la qualité des francs-maçons qui furent élus représentants du peuple, au suffrage universel, à cette Assemblée constituante à majorité républicaine libérale. Il n’est donc pas possible de savoir si les intervenants, lors de la discussion à la Chambre, parlaient en tant que simples citoyens ou au nom de leur idéal maçonnique.
22Dans la Constitution, le vœu émis par le gouvernement provisoire était formulé dans l’article 5, du chapitre II : « la peine de mort est abolie en matière politique », mais il était précédé de l’article 4 : « il ne pourra être créé de commissions et de tribunaux extraordinaires à quelques titres et sous quelques dénominations que ce soit ». Il semble bien que l’ombre de la Révolution de 1789, dans ce qu’elle avait eu de plus tragique, planait encore dans l’esprit de cette bourgeoisie qui parvenait au pouvoir en craignant les mouvements souvent incontrôlables du peuple.
Les débats à la Chambre des députés
23Les débats sur l’article 5 eurent lieu entre les 15 et 18 septembre 184810. Il ne s’agit ici nullement de retracer l’ensemble des débats, ni d’analyser les différents discours en faveur de l’article 5 ou de l’abolition générale, ni ceux de leurs adversaires. Nous laisserons de côté tous les aspects juridiques et judiciaires pour nous attacher aux arguments en faveur de l’abolition qui ressortent d’une idéologie ou des préoccupations morales, religieuses ou sociales, teintées de ce que nous pourrions considérer comme un humanisme maçonnique, plutôt que purement politiques.
24Vivien, le rapporteur, présenta ainsi l’article : Il constitue « le désir de conserver une pensée émise par le Gouvernement provisoire. La France fera par cette disposition un progrès considérable dans la voie où nous souhaitons qu’elle persévère ». Il rappelle les progrès déjà réalisés dans la législation criminelle : la prise en considération des circonstances atténuantes ce qui signifie, en pratique, que la peine de mort est abolie pour tous les crimes lorsque les circonstances le permettent.
25Mais l’abolition générale nécessiterait une réforme du code pénal, un régime pénitentiaire réorganisé, la prévision de peines différentes pour la répression des crimes sans mettre en péril la société. Pour cela il faut considérer la loi et apprécier l’état des mœurs, les progrès de la civilisation. L’amélioration des lois sert l’intérêt de l’humanité, la décision prise par l’Assemblée consacrera un progrès dans cette voie.
26Cette présentation faite, certains députés, dont Victor Hugo, déposèrent des amendements pour la suppression des termes « en matière politique » et les discussions s’engagèrent sur le thème de l’abolition générale.
27Le député A. Coquerel partant du postulat que l’homme est par sa nature essentiellement progressif et perfectible, conteste à la société le droit de disposer de la vie d’un homme. Il insiste sur la valeur des mots « remords » et « repentir » qui aux yeux de Dieu peuvent effacer le crime. Pourquoi ravir à l’homme l’occasion et le temps de se corriger, de progresser dans la loi morale et de redevenir un bon citoyen ?
28Pour P. Rabuau, la peine de mort est l’application de la loi du Talion qui survit jusqu’à nos jours. La société n’a pas le droit de limiter la vie de l’homme, ce droit appartient à Dieu seul. Certes, la société doit se protéger et maintenir l’ordre, mais elle doit aussi instruire les hommes, répandre l’éducation, apprendre à tous les hommes les bienfaits de la liberté et de l’honneur.
29Quant à Buvignier, répondant au député Aylles qui était intervenu contre l’article 5, il revient sur le peu de pouvoir de dissuasion de la peine de mort : « la peine de mort n’intimide pas les criminels, la crainte de la mort n’empêche aucun crime ». Pour défendre son point de vue il utilise un argument qui pourrait fonder, en quelque sorte, une nouvelle morale sociale. Il fait allusion aux exécutions sommaires, commises par le peuple, d’individus qui se livraient au pillage, lors des journées de février. Le peuple s’est donc substitué à la justice, fait trop fréquent dans l’histoire, dit-il, et il ajoute : « Je dis que pour que le peuple ne se fasse pas justice lui-même sous un semblant de justice, rendant la justice au nom de la société, il faut que la société se dépouille de son droit de mort : le peuple à l’exemple de la société ne tuera plus. »
30Enfin Victor Hugo s’exprima en ces termes :
« Après l’inviolabilité du domicile qui vient d’être votée, celle de la vie humaine doit suivre, et la nouvelle constitution sera un pas de plus dans la civilisation. La peine de mort est un signe éternel de barbarie. Vous avez renversé le Trône, maintenant consacrez votre victoire et renversez l’échafaud. Il faut voter pour l’abolition générale. Le préambule de la Constitution dit “En présence de Dieu” et vous commencez par lui dérober à ce Dieu, le droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie et de mort. »
31Le vote sur l’amendement « la peine de mort est abolie » donna les résultats suivants : 216 voix pour, 498 voix contre, le nombre de votants étant de 714 et la majorité absolue de 358. La Constitution s’en tenait donc à l’abolition pour délits politiques telle que l’avait formulée le gouvernement provisoire à majorité maçonnique.
32Officiellement les obédiences se maintinrent dans une réserve prudente, surtout le Suprême Conseil qui devait beaucoup à la monarchie disparue ; dans le Bulletin officiel du Grand Orient nous trouvons peu d’échos des transformations que connaissait alors le monde profane et aucune considération sur cette question de l’abolition qui peut ne pas être réduite à son aspect politique ; d’autres aspects religieux, moraux, sociaux ou mêmes métaphysiques auraient pu être abordés. Or, il n’en fut rien malgré la propagation des idées républicaines dans les loges et le désir d’un grand nombre de frères de retrouver, grâce à ce nouveau système politique, le chemin des Lumières et du progrès. Il semble que le Grand Orient de France ait eu à ce moment-là des préoccupations différentes. En effet, la Commission permanente étudiait la question suivante : « Comment rendre à la Maçonnerie le caractère religieux qui lui est propre11. »
33Quoi qu’il en soit, nul n’ignore l’impact de ces journées de février et de la proclamation de la IIe République dans d’autres pays d’Europe ; pendant un grand nombre d’années la France sera un phare et un exemple de progrès, surtout dans les nations de la péninsule Ibérique qui retiendront aussi le rôle certain de la Franc-maçonnerie dans ce changement de régime politique.
La question de l’abolition dans la péninsule Ibérique
Le Portugal
34Ainsi, au Portugal, la Franc-maçonnerie, bien implantée au xixe siècle, comptait déjà un bon nombre de députés, de ministres, de pairs du royaume, de hauts fonctionnaires qui, fidèles à leur idéal d’humanisme et à la lutte contre l’obscurantisme, purent intervenir et agir directement dans l’évolution du pays. Une de leurs actions en politique fut l’abolition de la peine de mort qui se réalisa en trois étapes.
35En 1852, Manuel José Mendes Leite, franc-maçon, présenta à la Chambre des députés une proposition d’abolition de la peine de mort pour délits politiques qui fut l’objet de « l’Acte Additionnel à la Constitution » du 5 juillet 1852, article 16. La seconde, soutenue par le ministre Augusto Cesar Barjona de Freitas, également franc-maçon, aboutit à la loi du 1er juillet 1867, article 1, qui stipulait l’abolition pour les crimes civils. Enfin, le décret du 9 juin 1870, article 1, appliquait ces lois aux colonies12. Notons que cette abolition totale et précoce, et d’initiative clairement maçonnique, n’a jamais été rapportée.
L’Espagne
36La question de l’abolition apparut sur la scène politique beaucoup plus tardivement. Mais elle est intéressante par la répercussion qu’elle provoqua au sein d’une des obédiences maçonniques, et la mise au point que tentèrent les responsables maçonniques pour tracer les limites entre le politique et le maçonnique.
37La Franc-maçonnerie, pratiquement inexistante en Espagne comme obédience organisée au xviiie et dans la première moitié du xixe siècle a connu un grand mouvement de renaissance à partir de 1868. Un pronunciamiento militaire avait mis fin au règne d’Isabel II. Le gouvernement mis en place se refusa à proclamer la République et le principe de la monarchie constitutionnelle fut maintenu. Cependant les droits fondamentaux étant garantis aux citoyens, les francs-maçons se réveillèrent, et de nombreuses loges furent reconstituées ou constituées dans la plupart des villes d’Espagne. Or, cette Maçonnerie renaissante, semble avoir été impressionnée par le rôle joué par les frères français en 1848 et en 1870 lors de la Commune. Elle cherchait sa place dans la société espagnole qui commençait à se transformer et, fidèle à l’esprit des Lumières, pensait pouvoir contribuer à ce progrès en propageant ce qu’elle considérait comme un nouvel humanisme. Ne craignant plus ni les persécutions ni les interdits, les francs-maçons espagnols manifestèrent leur existence par des articles dans la presse profane et leur participation à des cérémonies publiques telles que les enterrements. Ce fut le cas, à Madrid, en 1870 lors des obsèques de l’infant Don Enrique qui avait été initié à Paris par la loge Henri IV en 1868, et celles du général Prim, chef du Gouvernement assassiné, qui était membre du Suprême Conseil13.
38Cependant, cette Maçonnerie, encore mal réorganisée en 1869, pour les élections à l’Assemblée constituante, ne disposait à la Chambre que de peu de députés, appartenant à des formations diverses, bien incapables d’orienter une tendance politique.
39La question de l’abolition de la peine de mort fut à nouveau évoquée devant l’Assemblée dans les derniers mois de 1872. Le chef de Gouvernement du roi Amédée de Savoie était à ce moment-là, le progressiste radical Manuel Ruiz Zorrilla14. Il entendait mener à bien une série de réformes prévues dès 1870 et que ses prédécesseurs, progressistes de tendance plus conservatrice, semblaient avoir abandonnées.
40Ce fut lors des discussions au sujet de la réforme du Code de procédure pénale que resurgit cette question. Le 24 octobre certains députés, toutes tendances politiques réunies, soumirent à l’accord de l’Assemblée la proposition suivante :
« Un projet de loi pour l’abolition de la peine de mort étant dans l’attente d’une décision, la Chambre souhaite que cette peine ne soit pas appliquée en Espagne ni dans les Provinces d’Outre-mer tant qu’un accord définitif n’aura pas été conclu sur ce projet15. »
41Un des signataires, Huelves, député de la province de Tolède, demanda la parole pour appuyer cette proposition. Il ne prétendait pas faire la critique de la peine de mort, mais commenter les paroles du président du gouvernement devant la Chambre : « Avant de faire les lois il faut faire naître des coutumes, car les coutumes ne sont pas le reflet des lois, mais au contraire, les lois sont le clair miroir où se reflètent les coutumes de la nation qui les forme ». Ce député demande donc que les Tribunaux et le Pouvoir exécutif, peu à peu, restreignent l’application de la peine capitale et essaient ainsi de former les mœurs et de faire disparaître « cette tache de la civilisation moderne ». Il était tout à fait conscient que l’abolition de la peine de mort dépendait, bien entendu, de la transformation du système pénitentiaire. Tant que celle-ci ne serait pas réalisée, il ne demandait pas que les tribunaux cessent d’appliquer cette peine, mais que les exécutions soient les moins nombreuses possibles et réservées au cas de grande perversité et de danger. Remarquons que cette position rappelle celle de Guizot.
42C’était là une proposition modeste, qui ne compromettait pas outre mesure ses auteurs ni même le gouvernement. On se demande pourquoi, dans ces conditions, le chef du Gouvernement lui-même, prit la parole pour la combattre. « Je dirai à M. Huelves que je m’oppose résolument et fermement à cette proposition, tout comme je m’opposerai, le jour venu, au projet de loi présenté pour abolir la peine de mort. » Après avoir fait allusion à ses propres sentiments et à ses croyances, il ajoute que lorsqu’il était ministre de la Justice en 1869 et 1870, malgré tous les principes moraux concernant cette abolition, il était convaincu qu’il était impossible de supprimer cette peine :
« C’est triste, c’est douloureux, c’est dur, mais il est vrai que les Espagnols ne sont pas encore au niveau des députés ni au niveau de ceux qui veulent la suppression de cette peine, et c’est la vérité, et je le dis ici-même car il faut que le Parlement et le pays s’habituent à entendre la vérité, c’est la seule peine qui soit redoutée. »
43Il refuse donc toute discussion sur la restriction dans l’application de la peine, ainsi que sur la réforme du système pénitentiaire, et il demande à la Chambre de ne pas prendre en considération cette proposition car, prétend-il
« […] ce n’est pas une question de politique ni de parti, ce sont des opinions que tout un chacun peut avoir, soit du point de vue de la science, soit du point de vue de l’analyse qu’il fait des circonstances dans lesquelles se trouve le pays en ce moment. »
44Il conclut en rappelant à nouveau son opposition à tout projet qui pourrait mettre en danger le Gouvernement. Cette proposition fut donc repoussée par 98 voix contre 58. La majeure partie de ces 58 députés étaient républicains fédéralistes, parmi lesquels quelques maçons.
45Malgré cela, le 4 novembre, Orense, porte-parole des démocrates, demanda la parole pour lire une proposition de loi d’abolition déjà présentée devant l’Assemblée constituante en 1869, preuve que cette question, toujours sans solution, agitait les esprits depuis plusieurs années déjà. Ces députés considéraient que la Révolution avait reconnu tous les droits individuels, et que l’un de ces droits inaliénables et imprescriptibles était le droit à la vie. Ils ajoutaient que la peine de mort était contraire à la nature et par son caractère de vengeance publique et officielle, contraire à la morale et condamnée par l’Évangile. Ils insistaient sur le fait que le recours à la mort comme châtiment signifiait une impuissance de la société à corriger, à réprimer et à conduire au repentir. Ils terminaient en disant que la proclamation de l’abolition de la peine de mort serait la gloire et l’honneur de la Révolution. En conclusion de son intervention Orense demanda que la Chambre vote l’article suivant : « La peine de mort est abolie ».
46Martos, ministre d’État, franc-maçon lui aussi, orateur du Suprême Conseil, prit la parole. L’abolition de la peine de mort, dit-il, ne peut être incluse que dans une réforme générale du système pénal et pénitentiaire. Mais dans les circonstances actuelles le Gouvernement n’est pas en mesure de résoudre cette question. Pour cela il demande à Orense de remettre le débat et le vote à plus tard, sinon le Gouvernement se verra dans l’obligation de ne pas prendre ce projet en considération. Orense consentit à retirer ce projet.
47Cette attitude négative de la part du Gouvernement incita certains députés à entreprendre une campagne auprès de l’opinion publique et les demandes en faveur de l’abolition affluèrent à la Chambre. La Commission chargée de les examiner fit son rapport, et termina par une proposition restrictive : l’abolition de la peine de mort pour les seuls délits politiques16.
48Après avoir fait un rapide résumé historique des différentes tentatives d’abolition en Espagne et en Europe en soulignant l’exemple donné par la République française en 1848, exemple qui fut suivi par un grand nombre de pays, ce rapport précisait :
« […] la peine de mort appliquée à des délits politiques tend à combattre des passions et des idées, et jamais les supplices n’ont modifié les idées ni désarmé les passions ; de plus la conscience publique, informée de toutes parts et surtout dans notre pays, par les exemples éloquents de l’expérience, refuse énergiquement l’application de la peine de mort pour des délits purement politiques ; et une peine qui ne tient pas compte du sentiment de l’opinion publique est plus dangereuse qu’utile sur le plan pratique. »
49Il est certain que planaient sur les consciences les souvenirs de l’Inquisition, abolie seulement au début du xixe siècle, les exécutions plus ou moins sommaires de la guerre d’Indépendance contre l’invasion napoléonienne, celles des guerres carlistes, celles des libéraux entre 1814 et 1830, et celles des militaires organisateurs de nombreux coups d’État, libéraux modérés ou progressistes, au xixe, dont les dernières remontaient à 1866.
50Les auteurs rappelaient aussi, qu’en 1854, l’Assemblée constituante libérale avait voté à l’unanimité l’abolition de la peine de mort pour les délits politiques qui figura donc dans le texte de la Constitution de 1856, malheureusement jamais promulguée. Malgré toutes ces considérations, ce projet ne fut pas soumis au vote des députés et la Chambre sembla se désintéresser de cette question.
Un discours d’origine maçonnique lu devant le Parlement
51Cependant les tenants de l’abolition ne s’avouèrent pas vaincus et le 25 novembre, le député républicain fédéraliste Somolinos présenta « une communication à la Chambre au nom de certaines associations demandant l’abolition de la peine de mort17 ». Or, les quatre signataires de ce document étaient francs-maçons ; ils appartenaient à diverses loges du Grand Orient National d’Espagne, obédience rivale de celle du ministre Ruiz Zorrilla. Si cette communication n’était pas présentée officiellement au nom de la Maçonnerie, elle exprimait cependant l’idéal humanitaire des maçons espagnols de ce temps, élaboré à partir de systèmes philosophiques, avec de sérieuses références aux Évangiles. La dignité et la sincérité des sentiments prouvent, une fois de plus, que les maçons espagnols des années 1870, n’étaient ni antireligieux, ni impies, ni athées, ni corrompus, contrairement à ce que prétendaient la hiérarchie et la presse intégriste catholiques.
52De ce long discours, nous ne retiendrons non pas les poncifs ou les lieux communs trop souvent cités pour la justification de cette peine extrême ou de son abolition, mais ce qui nous a semblé plus original.
53Dès l’introduction, le ton est donné : pour ces francs-maçons ce châtiment horrible est « la barbarie des barbaries primitives ». Et les auteurs se demandent même comment un pays civilisé peut inclure dans son budget le salaire d’un bourreau. Puis, ils vont se placer sur un autre terrain ; ils ne considèrent pas la peine de mort seulement comme une défense et une protection de la société, mais comme le symbole de tous les absolutismes : « c’est l’absolutisme de l’homme instruit contre l’ignorant, du fort contre le faible, de l’ecclésiastique contre le laïque, du riche contre le pauvre, des maîtres contre les esclaves, des oppresseurs contre les opprimés ». La demande d’abolition est un acte révolutionnaire et la suppression de cette peine une décision politique qui implique deux principes : la reconnaissance des libertés individuelles et l’égalité des droits.
54Ils vont évoquer ensuite la nature perfectible de l’homme non seulement d’un point de vue moral mais aussi théologique en le reliant au problème plus général du bien et du mal. En effet, rappellent-ils, si l’homme est naturellement bon, il est capable de se repentir, de s’amender de se corriger. Pourquoi la société, au lieu de tuer, ne consacre-t-elle pas ses efforts à le corriger ? La peine de mort ne tue ni le vice, ni le délit, ni la corruption, mais la vie qui est le bien suprême. D’autre part si l’on considère que l’homme ne s’est pas créé lui-même et s’il ne naît pas de sa propre volonté, tuer un homme qui ignore tous les mystères insondables de l’être, c’est tuer un innocent et se rebeller contre celui qui donne la vie. Est-ce Dieu ? Alors les jugements des hommes sanctionnent l’œuvre de Dieu et Dieu lui-même. D’autre part, si l’on admet que l’homme est un être perverti, c’est qu’il existe un crime à l’origine de l’Humanité, et Dieu qui créa l’homme, est l’auteur de ce crime. Dieu se trompa et nous trompa lorsqu’il dit que sa création était bonne. Mais de quel droit l’Humanité peut-elle insulter la Providence en disant que Dieu s’est trompé et a trompé le monde ? C’est notre mentalité barbare qui se trompe et qui fait office d’assassin.
55En outre, poursuit le député Somolinos, si la peine de mort tue le corps, simple matière, c’est une injustice, car la matière ne peut pas être coupable ; si elle tue l’âme, celle-ci n’atteindra jamais la vie future qui lui est promise et ne pourra jamais connaître le jugement divin. Mais penser qu’on tue l’esprit est une impiété et admettre que l’âme puisse mourir comme le corps est un retour au paganisme.
56Enfin, pas plus que certains députés français de 1848, et contrairement au chef du Gouvernement, les signataires ne croient au pouvoir dissuasif de la peine de mort et encore moins à l’exemplarité du spectacle de l’exécution capitale, car expliquent-ils :
« La peine de mort sanctifie le criminel. La souffrance sanctifie celui qui souffre. Le délinquant cesse alors d’être délinquant et l’horreur que nous ressentons nous attire, nous appelle, nous soumet car cette horreur est presque sublime. La peine de mort fait du crime une sorte de vision de l’imagination. Car le sang appelle le sang, l’attrait de l’échafaud est l’attrait de l’obscurité, du mystère, du chaos. »
57En conclusion, les auteurs de cet exposé faisaient confiance aux sentiments chrétiens des députés pour mettre fin à la peine du garrote vil incompatible avec le christianisme. Cette nouvelle proposition d’abolition, celle-ci tant en matière politique que de droit commun, notons-le, fut, elle aussi, rejetée par le Gouvernement.
La réaction des francs-maçons
58Le refus obstiné du Gouvernement et surtout de Ruiz Zorrilla, Souverain Grand Commandeur et Grand Maître, mécontenta un certain nombre de maçons madrilènes de son obédience. Au cours d’une tenue commune, le 17 novembre, les loges du Grand Orient d’Espagne Comuneros n° 22 et Federación n° 69 considérèrent comme « digne de censure, la conduite observée par le frère Cavour (nom symbolique de Ruiz Zorrilla) devant le Parlement espagnol en manifestant son opposition à l’abolition de la peine de mort18 » et les dignitaires de ces deux loges formèrent le projet de se rendre à la Chambre des députés pour interpeller leur Grand Maître.
59Devant le danger que représentait un tel projet, connu des autorités de l’Ordre, s’il aboutissait, le Grand Maître adjoint publia une circulaire adressée à toutes les loges19. Après avoir relaté brièvement les faits, le Grand Maître adjoint, Llano y Persi, y admettait que les réactions des loges furent la manifestation spontanée de l’esprit et de la dignité qui y règnent mais aussi la preuve d’un manque d’instruction maçonnique.
60Il va donc rappeler certains principes et préceptes stipulés tant dans les Statuts généraux de l’Ordre que dans ceux du Grand Orient d’Espagne. Tout d’abord, un des principes fondamentaux des Constitutions de ce Grand Orient déclare que « les maçons espagnols admettent la diversité des opinions et tous les systèmes sociaux établis, tout comme ils reconnaissent et proclament l’autonomie des individus ». Donc les accusations portées contre la conduite politique de certains frères dans le monde profane, comme représentant de la nation sont injustifiables ; il existe réglementairement au sein de l’obédience un tribunal qui pourrait intervenir si ces frères avaient manqué à leurs devoirs maçonniques, mais ce rôle n’incombe nullement aux loges. Et il insiste sur l’un des premiers devoirs maçonniques : ne rien divulguer des travaux en loges.
61Il demande aussi aux frères d’avoir présent à l’esprit les interdictions suivantes : « En loge, il n’est jamais permis de parler de religion, de politique ni d’autre objet profane » et que spécialement le Grand Orient d’Espagne interdit « toute discussion au sujet du dogme des religions positives et de la conduite et des fins de tout parti politique ». Il conclut cette première partie en ajoutant que ces fermes préceptes assurent la pérennité de l’Ordre et que tout changement établi sans l’assentiment général de la famille maçonnique représente : « un attentat contre la stabilité, la sécurité et la prospérité de l’Ordre ».
62Dans la seconde partie il va tenter d’expliquer la conduite des frères représentants de la nation en fonction de ces principes. Ces frères n’ont pas pu manquer à leurs devoirs maçonniques, car la question de l’abolition de la peine de mort fut traitée devant le Parlement et la solution tout comme la décision de la solution sont des actes politiques. Le chef de l’État et son ministre ont donc agi non en tant que maçons mais comme hommes politiques responsables du gouvernement de la nation. Et c’est justement à cause de l’aspect politique de la question que les loges n’ont pas à s’occuper de la conduite que ces frères ont jugé bon d’observer comme responsables politiques. Autrement dit, la raison d’État prévaut sur l’idéal maçonnique.
63Comprenant l’enthousiasme de ces maçons qui tiennent à participer à la transformation qui s’opère alors dans la société espagnole, et tout en insistant à nouveau sur l’observance des Statuts et des Constitutions, il termine sur des paroles d’encouragement. En effet, s’il est interdit de traiter certaines questions sous leur aspect politique il est conseillé d’en étudier les aspects philosophiques ou humanitaires. Ainsi chaque maçon peut se former sa propre opinion et propager ensuite ses idées :
« C’est ainsi que l’Institution maçonnique peut avoir de l’influence sur la politique des nations, car c’est par ce moyen que se crée une opinion publique, laquelle, lorsqu’elle est parfaitement formée, peut inciter les gouvernements à y trouver un appui lors de la proposition de lois positives, selon l’occasion et avec prudence. »
64C’est exactement ce que pensait Ruiz Zorrilla, chef du Gouvernement et première autorité maçonnique : il croit lui aussi à l’évolution liée au progrès et au perfectionnement individuel et préfère voir cet idéal propagé dans le monde et aux Cortes, plutôt que de promulguer une loi, peut-être mémorable, mais à son avis, trop révolutionnaire et contraire aux intérêts de la nation à ce moment précis de son histoire.
65Il est aussi certain que ces francs-maçons espagnols, dont la grande majorité accédait pour la première fois au vote par suffrage universel, sans réelles traditions maçonniques, de recrutement bourgeois et même populaire pouvaient difficilement apprécier la lente évolution de la Maçonnerie française. Sorte de société de pensée, celle-ci regroupait dans ses loges au xviiie siècle l’élite intellectuelle et scientifique de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie et son action politique en 1848, sans être unanime, fut, en quelque sorte l’aboutissement d’un long cheminement, souvent tortueux, d’une réflexion fondée à la fois sur la tradition, la culture et l’expérience. De la part des maçons espagnols, pressés d’agir politiquement, le choix de Ruiz Zorrilla, grand homme politique charismatique qui optera quelques années plus tard pour le républicanisme, est significatif : ils y voyaient un protecteur et aussi un moyen de faire passer les réformes les plus nécessaires à l’établissement de la société telle qu’ils la rêvaient. Mais Ruiz Zorilla, quant à lui, n’avait aucune tradition d’idéal ni de pensée maçonniques.
La suite de la controverse
66Après cette circulaire tout rentra dans l’ordre, mais les maçons n’abandonnèrent pas la lutte. Dans les archives des loges on trouve, dès 1874 et tout au long des années suivantes, des demandes de grâces adressées à Sagasta, Grand Maître lui aussi de 1876 à 1880, plusieurs fois chef du Gouvernement entre 1881 et 1890, soit pour délits politiques soit pour délits de droit commun, avec plus ou moins de succès. Lors de deux tentatives de soulèvement militaires républicains, ourdis par Ruiz Zorrilla, – Badajoz en 1883 et Madrid en 1886 – il n’y eut aucune exécution capitale, le débat sur la peine de mort ayant été relancé dans la presse en grande partie par les francs-maçons.
67Il semblait donc que les mentalités et les mœurs se transformaient et que cette question de l’abolition de la peine de mort pourrait, peut-être, dans un avenir proche, être présentée de nouveau au Parlement. Malheureusement le développement du terrorisme anarchiste : attentats contre la famille royale, bombe à l’Opéra de Barcelone faisant de très nombreuses victimes, assassinat en 1897 de Cánovas del Castillo, chef du parti conservateur, plusieurs fois chef du Gouvernement, et les événements de la Semana trágica20 à Barcelone en 1909, durcirent la position du Gouvernement. Francisco Ferrer Guardia, anarchiste, fondateur et directeur de « l’École moderne », première école vraiment laïque, franc-maçon initié à Paris, fut accusé, sans véritables preuves, d’être l’instigateur de ces désordres et, malgré les protestations internationales, jugé et fusillé en octobre. Le retour à la répression et à « la barbarie des barbaries » s’amorça aussitôt.
Conclusion
68Si Beccaria fut un précurseur – et le Robespierre de 1791 un point singulier sans lendemain – c’est bien au xixe siècle que la question de la peine de mort commença progressivement à être vraiment posée un peu partout. On n’a retenu ici, au sein de ce vaste débat, que ce qui a une incidence politique ou législative, ou comporte une intervention des francs-maçons. Revenons sur les grandes lignes de nos observations.
69En France, on a d’abord sous la Restauration les propositions de limitation de Guizot, en matière politique – non pas d’abolition – exprimés dans un livre, alors qu’il était opposant. Guizot avait été maçon dans sa jeunesse, mais ne l’était plus, semble-t-il, en 1822. Guizot lui-même, qui fut aux affaires sous la monarchie de Juillet, ne paraît pas avoir persisté.
70C’est l’éphémère Seconde République qui donne plus de matière à notre sujet, en permettant au débat « civil » de s’exprimer publiquement, notamment par la voix de célèbres littérateurs, tandis que par ailleurs la Maçonnerie s’extériorise. Le brillant débat à la Chambre aboutit à l’abolition en matière politique. La participation maçonnique est forte au gouvernement provisoire qui proposa cette réforme, et inconnue de nous à la Chambre. Les obédiences dans leur ensemble semblent peu concernées, et en tout cas n’interviennent pas officiellement. On l’a vu, l’abolition générale, proposée par Victor Hugo et d’autres, fut repoussée. Quoi qu’il en soit, cette courte période révolutionnaire fut durablement d’une grande influence sur les idées politiques en Europe.
71Peu après, en 1852 au Portugal, une abolition totale fut proclamée, précocement et durablement. Les promoteurs, députés et ministres, sont des maçons. Il faut noter que cette décision intervint au sein d’une monarchie parlementaire marquée par une profonde implantation maçonnique.
72C’est en revanche à nouveau dans une période révolutionnaire, la crise de 1868, que l’on a examiné le cas de l’Espagne, et le rôle de la Maçonnerie de l’époque, d’influence surtout française, qui se développe en plusieurs obédiences et s’extériorise fortement alors. Un peu comme dans la France de 1848, un grand débat, d’initiative parlementaire s’instaure à l’assemblée sur plusieurs propositions d’abolition. Le chef de Gouvernement d’alors, Ruiz Zorilla, Grand Maître du Grand Orient d’Espagne, s’y oppose. Une des propositions émane de députés membres du Grand Orient National d’Espagne, obédience rivale. La controverse s’étend, des loges du Grand Orient d’Espagne prennent position en tenue contre leur Grand Maître. Cette obédience rétablit l’ordre par une circulaire interne. Finalement aucune loi ne passa. À la fin du siècle, le développement d’un terrorisme anarchiste, réprimé par le Gouvernement, affaiblit l’abolitionnisme.
73On a vu ainsi se développer au cours du xixe siècle l’argumentaire abolitionniste, parfois en des termes encore très actuels. On tend un peu partout – sous l’effet sans doute du souvenir de périodes sanglantes, et aussi de l’instabilité générale en Europe qui menace souvent la vie des personnels politiques précédents – à mettre en avant d’abord l’abolition en matière politique. Sur le plan législatif les abolitionnistes ont peu de succès durables, à l’exception remarquable du Portugal.
74Qu’en est-il du rôle de la Franc-maçonnerie ? Comme dans d’autres domaines, au xixe siècle, le révélateur que nous avons choisi la montre souvent divisée, avec un corps global – obédientiel – assez conservateur, et des personnalités individuelles actives, non majoritaires, plus politiques et plus idéologiques.
75Là encore il faut distinguer le cas notable du Portugal et de sa Maçonnerie, nettement de style anglais, qui semble arriver à un consensus d’opinion et à une action législative efficace, mais, à la façon britannique, en faisant évoluer les mœurs en fonction de motivations humanistes, sans remettre aucunement en cause la structure politique.
76Les Maçonneries plus purement « latines » de France et d’Espagne sont en mutation au cours du xixe siècle. Partant d’une mentalité globale d’Ancien Régime, humaniste mais assez conformiste, elles s’acheminent lentement et très incomplètement, avec cependant déjà des individualités plus engagées, vers une position conforme à leur image du début du xxe siècle français, plus orientée politiquement. On est donc loin d’opinions et d’actions unanimes, contrairement au mythe répandu.
Notes de bas de page
1 D. Ligou, Constitutions d’Anderson, (introduction traduction et notes de) Edimaf, Paris, 1984, p. 187 : Les obligations des francs-maçons, chap. IV, art. 3 : « Aucune brouillerie ou querelle privée ne doit franchir le seuil de la loge, surtout aucune querelle de religion, de Nation, de politique d’État, nous, étant non seulement en tant que maçons, de la religion universelle, nous sommes aussi de toutes les nations, langues, parentés, expressions, et nous sommes résolument contre toute politique, comme n’ayant jamais contribué et ne pouvant jamais contribuer au bien-être de la loge. »
2 « La mort d’un citoyen ne peut être jugée utile que pour deux motifs : d’abord si, quoique privé de sa liberté, il a encore des relations et un pouvoir tel qu’il soit une menace pour la sécurité de la nation, et si son existence peut provoquer une révolution dangereuse pour la forme du gouvernement établi » (C. Beccaria, Des Délits et des peines, Paris, Flammarion, 1991. Préface de R. Badinter, traduction de M. Chevallier, p. 127).
3 Ibid., p. 64-65.
4 F. Guizot (1787-1874). Son père, avocat protestant, partisan de la Révolution fut guillotiné comme fédéraliste. Lui-même fut initié dans la Franc-maçonnerie par la loge Le Phénix du Grand Orient de France (1806-1810).
5 Les deux volumes ont été réédités par les éditions Fayard, en un seul volume en 1984, dans la collection « Corpus des oeuvres philosophiques en langue française ».
6 Il s’agissait de Crémieux, Marie, Garnier-Pagés, et Flocon, Marrast, et Louis Blanc.
7 Citée par M. Agulhon, Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard, 1992, p. 85.
8 P. Chevallier, Histoire de La Franc-maçonnerie Française ; La Maçonnerie, missionnaire du libéralisme (1800-1877), Paris, Fayard, 1974, p. 298.
9 Ibid., p. 323-325.
10 Procès-verbaux du Gouvernement provisoire et de la Commission du pouvoir exécutif, Imprimerie nationale, sous la direction de Ch. Pourthas, Paris, 1950.
11 Bulletin Officiel du GODF, séance spéciale du 14 janvier 1848.
12 A. H. de Oliveira Marques, Dicionário de maçonaría portuguesa, Lisboa, ed. Delta, 1986, p. 1104-1105 ; et Historia da maçonaria em Portugal – Politica e Maçonaria – (1820-1869), Lisboa, ed.Presencia, p. 232-235.
13 F. Randouyer Les manifestations publiques et externes de la Franc-maçonnerie vues par la presse espagnole (1868-1870), thèse inédite, université Paris IV, 1981.
14 Il avait été choisi, quoiqu’alors non maçon, pour les fonctions de Grand Maître et Souverain Grand Commandeur en juillet 1870 par le Grand Orient d’Espagne, l’une des trois obédiences qui s’étaient reconstituées. Tous les Grades du rite Écossais Ancien et Accepté lui furent conférés en trois jours, ce qui déplut à certains comme on peut l’imaginer.
15 Diario de Sesiones, n° 35 du 24 octobre 1872. Cette proposition portait les signatures suivantes : comte de Villamar (radical), M. Becerra (démocrate), J. Huelves (radical), J. M. Orense (démocrate), A. Ulloa (radical), J. Navarrete (rép. fédéraliste), F. Garrido (rép. fédéraliste).
16 « Dictamen de la Comisión », Apéndice primero al n° 47 de Diario de Sesiones, 8 novembre 1872.
17 Ce texte fut publié, intégralement, en plusieurs fois entre juin 1888 et juillet 1889, dans la revue maçonnique La Humanidad, organe de la loge Constante Alona d’Alicante. C’est dire l’importance que lui accordaient les maçons.
18 Libro de Actas (manuscrit) de la loge Federación n° 69, tenue du 17 novembre 1872. Notons au passage que les noms de ces deux loges ne sont pas innocents : les fédéralistes formaient à ce moment l’aile gauche du républicanisme naissant, et les Comuneros évoquaient les luttes des villes castillanes contre Charles-Quint en 1520.
19 « Circular a las logias », Boletín Oficial del Gran Oriente de España, n° 40, año II, 15 décembre 1872.
20 Ces émeutes populaires, qui voulaient s’opposer au départ des réservistes pour la guerre du Maroc, se transformèrent en véritable insurrection armée à travers toute la Catalogne en juillet 1909.
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