Franc-maçonnerie et laïcité en France et en Belgique
p. 97-123
Texte intégral
1Pour comprendre l’état des relations entre la Franc-maçonnerie et la laïcité au cours des xixe et xxe siècles, un rappel de ce qu’a représenté la réalité philosophique de l’Ordre maçonnique au siècle des Lumières s’impose. Les conflits qui ont suscité un affrontement virulent et longtemps irréductible entre les milieux conservateurs et les loges au cours des deux cents dernières années ne s’expliquent que par les escarmouches auxquelles se livrent déjà les initiés et les milieux cléricaux sous l’Ancien Régime. Le déclenchement des hostilités trouve sa source dans des événements assez lointains, qui n’ont pas exercé d’effets immédiats, mais dont l’ampleur des résonances a submergé pour longtemps la vie intellectuelle et politique en France et en Belgique.
L’héritage du xviiie siècle
2De la portée des Constitutions d’Anderson de 1723, les historiens ont fourni de multiples interprétations. Où les uns ne voient que le texte fondateur de la Franc-maçonnerie spéculative rédigé, dans un esprit que l’on nommerait aujourd’hui « œcuménique1 », par les pasteurs James Anderson et Jean-Théophile Désaguliers à l’instigation du duc de Montagu, d’autres discernent l’expression de la pensée newtonienne et y mesurent la distance que la science instaure entre l’individu et la religion2. En tout état de cause, les principes fondamentaux établis par la charte inaugurale de la Maçonnerie contiennent une nouvelle définition des rapports entre l’Église et les fidèles. En n’obligeant les initiés qu’à adhérer à cette « religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux ou hommes d’honneur et de probité », en ambitionnant de devenir le « Centre de l’Union et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance3 », les loges rompent avec la stricte séparation en clans étanches observée jusque-là entre protestants et catholiques et, affirmant les droits de la liberté de conscience, favorisent l’exercice d’une tolérance philosophique réelle que les autorités romaines ne tarderont pas à dénoncer.
3Le 28 avril 1738, par sa lettre apostolique In eminenti, le pape Clément xii prononce une condamnation radicale de l’Ordre maçonnique. Il fonde ses anathèmes sur des motifs aussi divers que la pratique du secret, l’usage d’un serment censé protéger ce secret, le tolérantisme religieux, la suspicion d’hérésie et la mauvaise réputation qui s’attache aux adeptes. En mai 1751, avec sa constitution Providas, Benoît XIV ajoute une récrimination supplémentaire aux arguments émis par son prédécesseur4 : il redoute que la collusion maçonnique ne dissimule le mal, en vertu de la sentence prononcée par Coecilius Natalis, pour qui « toujours les choses honnêtes aiment le grand jour et les crimes se cachent dans l’ombre5 ». La vision latitudinaire de la vie spirituelle dégagée par les Constitutions, mais aussi la prépondérance qu’elles accordent à la raison et la conception qu’elles développent d’une religion naturelle et consensuelle d’ordre principalement moral n’ont pas échappé aux autorités romaines : selon la logique cléricale en usage à l’époque, la Franc-maçonnerie ne pouvait s’épargner une sentence d’interdiction catégorique.
4Dans la réalité des faits, les peines d’excommunication prévues par les interventions des souverains pontifes ne sont pas appliquées et leurs prohibitions demeurent lettres mortes. Alors que les autorités publiques ne reconnaissent pas les accusations papales, jugées trop « romaines », les francs-maçons belges ou français ne croient pas mériter l’indignité qui leur est réservée. Pour la plupart, ils professent un catholicisme sociologique et appartiennent aux meilleures couches de la société. Au temps des « ducs sous l’acacia6 » selon l’expression très judicieuse de Pierre Chevallier, les représentants de la haute aristocratie côtoient dans les loges des gens de la noblesse de robe, des bourgeois éclairés ainsi que bon nombre d’ecclésiastiques en tous genres, réguliers comme séculiers. Les destinées des obédiences sont conduites par des personnages aussi peu suspects d’hérésie que le duc d’Antin, le prince de Bourbon-Condé, le duc de Montmorency-Luxembourg, le duc de Chartres en France ou le marquis de Gages dans les Pays-Bas méridionaux. Aussi, perçus comme des milieux où la philadelphie, l’organisation de cérémonies initiatiques, la mise sur pied de banquets ou de fêtes, la philanthropie et le sentiment d’appartenance à une élite morale renforcent les liens de la sociabilité, les ateliers se multiplient à une vitesse surprenante et rassemblent les personnalités les plus intéressantes du temps.
5Les interdictions prononcées contre les loges par les autorités ecclésiastiques ne laissent toutefois pas d’induire des réactions inattendues. Suspectés dès 1738 de professer des idées naturalistes, les frères vont progressivement adopter les vues philosophiques que leurs adversaires leur imputent. Dès le milieu du siècle, en France, la Franc-maçonnerie revêt tous les atours d’une société philosophique et politique. Selon ses détracteurs (principalement l’abbé Gabriel Pérau)7, mais de l’aveu même de ses avocats, les principes d’action de l’Ordre sont censés épouser les idéaux de l’Aufklärung. La vision doctrinale chrétienne de l’univers y est remise en cause au profit d’une conception rationaliste et naturaliste de la réalité. La Providence du franc-maçon n’est plus le Dieu terrible de la Bible ou la figure d’un Jésus compatissant aux fautes humaines, mais une sagesse lointaine et floue qui organise la vie terrestre et garantit la pérennité des lois de la nature. Sa morale ne puise pas aux sources des commandements imposés par l’Église, mais s’inspire d’un hédonisme souriant, guidé par les intérêts du corps social et par le respect des données naturelles. Les frères Edme Béguillet et Jean-Pierre Beyerlé attestent l’adhésion des maçons à ce principe central de la laïcité moderne : le droit des individus à recourir aux lois de la raison pour réaliser leur bonheur sur terre, hors de toute rêverie illusoire sur le destin des âmes dans un hypothétique au-delà.
6En Belgique, la séduction du rationalisme et du naturalisme s’opère dans la génération suivante. C’est seulement à partir des années 1770 que s’observe une mutation générale des esprits vers une métaphysique et une éthique complètement dégagées de la doctrine catholique. La « religion de la loi naturelle », comme on dit à l’époque8, professe aussi des valeurs égalitaristes largement répandues dans les loges9. Les thèmes de liberté et d’égalité deviennent, comme en France, des paroles communes de la pratique maçonnique et commencent à illustrer les rituels. Sans doute, l’ascendant des prêtres sur les consciences n’est pas encore dénoncé sans ambages dans les discours prononcés au cours des travaux, mais la confiance absolue des initiés dans les pouvoirs de la raison et leur observance des lois de la nature face aux exigences de la surnature les détournent de tout assujettissement à la mouvance cléricale et les incline à s’affranchir de la domination que l’Église exerce sur la société. Témoigne de cette évolution le remplacement de la formule de la religion catholique apostolique et romaine par la mention de la religion naturelle dans les livres d’architecture à propos de la qualification philosophique des candidats à l’initiation. En raison de leur modération innée, de leur réserve atavique à l’égard des dérives rituéliques ou mystiques, les francs-maçons « belges » n’ont jamais sacrifié à certaines tentations pour l’illuminisme observées en Allemagne et en France. Leur pondération les a seulement détournés du message catholique traditionnel et les a inclinés à embrasser des opinions religieuses adogmatiques, conformes à l’esprit d’ouverture de l’époque.
7Dans diverses régions françaises, en revanche, les délices d’une certaine rêverie et les attraits du sentimentalisme invitent les membres de quelques loges à quitter le chemin étroit de la pensée rationnelle et de la soumission agnostique aux faits pour des spéculations plus vaporeuses, où se dissimulent d’étranges chimères de l’imagination. Partagé entre les impératifs de la raison et les impulsions du cœur, le siècle des Lumières a donné des gages à l’une comme à l’autre. Aussi, toutes sortes de maîtres en sciences occultes, de magiciens et d’illuminés investissent les loges, convaincus d’y rencontrer une clientèle prête, par faiblesse du sens critique ou par curiosité, à céder à leurs délires. Se construisent dès lors des filières très diverses de hauts grades, où la beauté des titres de « chevalier » et de « prince » flatte l’orgueil des roturiers qui les conquièrent et où la splendeur de cérémonies mystérieuses attire un public maçonnique nombreux et tout enclin à s’extasier. Mais pas plus dans ces chapitres et aréopages que dans les loges des trois premiers degrés, fort marquées par la philosophie newtonienne, on ne montre un attachement respectueux envers la religion. Au contraire, les amalgames que les maçons mystiques, hermétistes et occultistes réalisent entre des traditions aussi différentes que le symbolisme chrétien, la Kabbale juive et les théories rosicruciennes ou alchimistes contribuent à relativiser le message traditionnel du christianisme et à le noyer dans un fatras d’éléments symboliques auxquels les initiés ne sont pas contraints de croire, qu’ils se contentent de « reconnaître » par le cœur.
8Aussi, à la veille de la Révolution, la Franc-maçonnerie apparaît comme une « caillette sentimentale », selon l’expression un peu sévère de René Le Forestier10, ou au moins comme une société mondaine, voire futile, qui offre à une foule de gens l’occasion de se réunir avec grandeur ou bonhomie et de se divertir de la routine quotidienne. Au même titre que les académies ou les sociétés de lecture, elle participe de la société hiérarchisée de l’Ancien Régime. L’égalité dont les frères se réclament ne comprend qu’une reconnaissance assez conventionnelle du statut social de chacun d’entre eux, sans mesquinerie et sans expression d’une quelconque volonté de puissance d’un initié sur un autre. Sans doute la Maçonnerie a-t-elle contribué au développement de la « sociabilité démocratique » chère à M. Ran Halévi11, mais, contrairement aux dénonciations portées contre elle par Augustin Barruel et ses successeurs, elle n’a ourdi aucun complot visant à détruire la monarchie et la religion. Pourtant, c’est sur le terrain de la pensée métaphysique et morale qu’elle a, par rapport aux autres groupes constitués, apporté les plus manifestes innovations. Elle a su transformer le fidèle en penseur libre, le sujet en citoyen. Au-delà de ses apparences parfois contradictoires et sans toujours en prendre une parfaite conscience, elle a affirmé le droit de chacun à construire son autonomie et son bonheur personnels, hors de toute contrainte, et amorcé le mouvement de libération spirituelle et d’indépendance sociale de l’individu, qui forme la pierre de touche de la laïcité moderne.
1789-1830 : une période de mutation des esprits
9Si, contrairement aux visions intellectuelles délirantes de ses contradicteurs politiques et religieux, la Franc-maçonnerie n’a jamais constitué une grande puissance au service du renversement de l’ordre social de l’Ancien Régime, si son élite philosophique s’est limitée à quelques loges prestigieuses, mais singulières, comme les Neuf Sœurs12 à Paris, la survenance de la Révolution va transformer en profondeur la composition des loges et donner à leurs travaux un ton nouveau. Mis en sommeil durant l’époque des convulsions révolutionnaires, l’Ordre renaît sous le Directoire et, regardé d’un œil favorable par les ministres et la police, se développe, non sans surveillance, sous l’Empire. Composé de gens rassis et d’esprits modérés, il va toutefois se dépouiller au fil du temps de ses références chrétiennes et adopter les philosophies à la mode. Les frères abandonnent progressivement la philadelphie : ils quittent les sentiers paisibles de l’activité charitable et renoncent en partie aux banquets qui les réunissaient autour de mets délectables agrémentés de poésies de circonstance pour devenir les héritiers plus ou moins volontaires des idéaux de 1789. Cette évolution, c’est à leurs adversaires qu’ils la doivent. Dès lors que les milieux cléricaux ne cessent d’imputer à la société maçonnique des responsabilités dont elle n’est pas comptable, ses membres vont marquer une plus longue distance avec le fait religieux, s’interroger sur la réalité de ce Dieu dont on leur rebat les oreilles sans aucune ouverture d’esprit et au final délaisser les questions métaphysiques pour se consacrer à l’homme, à l’humanité qui souffre et qui se cherche des raisons d’espérer. L’idéal laïque procède, à petits pas, d’une réflexion des francs-maçons sur la signification de leur action, à partir du moment où la tyrannie du clergé et l’intolérance des conservateurs les empêchent de garder une place indiscutée dans le corps social et d’y façonner, avec leur méthode et leurs outils propres, une image originale de l’humain.
10Dans la France de la Restauration et de la monarchie louis-philipparde, la noblesse tend à déserter les loges au profit d’une bourgeoisie libérale, nourrie de la pensée de Voltaire. Cette classe, qui manifeste une répulsion marquée pour le fanatisme et la superstition, se méfie des cultes établis et adhère à une religion naturelle, rationnelle. Elle est séduite par la théophilanthropie, qui a constitué, sous la Ire République, une tentative de transformer la Maçonnerie en une confession tolérante et ouverte. Le déisme devient le credo maçonnique. Nicolas des Étangs, écrivain maçon très fécond et contradicteur de Barruel, témoigne d’une nouvelle manière de concevoir Dieu, principe universel et abstrait, quand il écrit : « Le maçon est l’homme de tout l’univers. Dieu et la vertu. Voilà son premier dogme… Sa religion est véritablement universelle et il ose espérer que s’il l’a bien remplie, le Grand Architecte de l’Univers l’en récompensera13. » En outre, il précise que le Dieu des maçons, à la différence de ceux du monde profane, n’a jamais fait couler de sang ni occasionné de guerre injuste.
11Cette interprétation d’un Dieu désincarné flatte l’orgueil des initiés, car elle place l’institution maçonnique sur un plan très général, en amont des cultes établis et reconnus. En outre, elle leur assigne une doctrine philosophique cohérente, applicable à l’universel, dégagée de tous les interdits et tournée vers le progrès, aussi bien dans le domaine de la morale que dans celui des relations entre les individus. Cette religion naturelle, qui reconnaît quelques grands principes : l’existence d’un concept recteur du monde et la pertinence d’une éthique minimale, admise par tous les êtres en vue d’harmoniser leurs rapports sociaux, tend à unir les hommes, à « rassembler ce qui est épars » selon la formule maçonnique consacrée, alors que les croyances traditionnelles n’ont eu de cesse de les opposer.
12Dans la plupart des loges, les déistes ne constituent souvent qu’une minorité des membres, à côté des maçons qui continuent à pratiquer, par tradition, un catholicisme occasionnel. Mais ce groupe minoritaire donne le ton. Bientôt, la tolérance religieuse adopte une tournure active : elle n’est plus conçue comme une reconnaissance égale de toutes les tendances métaphysiques, mais plutôt comme une volonté de libérer le croyant du joug écrasant de la foi. Comme le spécifie Jean-Marie Ragon de Bettignies, si les contemporains consentent à ouvrir les portes de leurs Temples aux « religionnaires », c’est dans l’intention avouée de « les affranchir des préjugés de leurs pays ou des erreurs religieuses de leurs pères14 ». Par ces propos, il confirme l’avancée de la Franc-maçonnerie française des premières décennies du xixe siècle vers un détachement de plus en plus marqué des adeptes à l’égard des religions traditionnelles, en particulier du catholicisme, et leur adhésion à un idéal de vie distant ou indépendant du fait religieux, qui forme le point de départ de toute conception laïque de l’existence.
13Que des prises de position de ce genre aient pu être proclamées par des auteurs qui ne se situent pas aux marges de la société maçonnique, mais dont les livres en rendent, au contraire, avec fidélité les échos, prouvent que les dispositions réglementaires interdisant aux loges de débattre de questions religieuses ou politiques ne recevaient pas une parfaite application, que la définition philosophique de l’initié idéal agitait les esprits, avec les inévitables conséquences qu’entraînaient de pareils questionnements sur le contenu et le déroulement des travaux. L’éternelle (et vaine) interrogation sur les origines de la Franc-maçonnerie ne cesse d’être posée : elle contient en elle-même les germes d’un débat sur la place de Dieu dans l’univers maçonnique. Si les courants ésotéristes, soutenus par les disciples du profane Fabre d’Olivet, hermétistes ou chrétiens, dans la lignée du rite écossais rectifié, continuent à se perpétuer, la plupart des initiés se satisfont à la pensée que la Maçonnerie tire son origine des corporations de constructeurs médiévaux et, en dignes fils des Lumières, réprouvent toutes les tentations de fonder leur Ordre sur les systèmes, jugés absurdes, de l’hermétisme ou des initiations antiques. Ils se contentent de professer un théisme de bon aloi et, comme l’atteste Jean Chemin-Dupontès, inclinent à condamner la Maçonnerie des hauts grades au nom d’un certain idéal démocratique :
« On n’est un peu maçon que dans les Loges Symboliques : au-delà, il n’y a plus que puérilité, niaiserie, vanité, contresens maçonniques, féodalité, titres et formes despotiques. On y dédaigne le beau nom de frère ; on s’y donne le titre de Chevalier ; on n’y est plus sous la loi douce et bénigne du niveau et du maillet, où le chef n’est que le premier entre ses égaux15… »
14Le même auteur assigne à la Maçonnerie la tâche de se débarrasser d’un « amas ridicule d’emblèmes, d’allégories et de formalités » qui la discréditent et de rechercher la vérité et la perfection morale, en tentant de réaliser l’union de la religion et de la philosophie.
15Dans un tel programme, l’athéisme paraît ne devoir tenir aucune place. Néanmoins, le candidat matérialiste n’est pas ipso facto interdit d’initiation. Le raisonnement qui autorise la réception* d’un partisan de la pensée mécaniste se fonde sur une définition particulière de l’athée : est réputé athée celui qui suppose des effets sans cause, puisque les maçons désignent par le nom de Dieu la cause de toute réalité existante. Dès lors que l’on désigne une cause inhérente à la matière, celle-ci reçoit tous les attributs de la divinité. Le matérialiste n’est donc pas un athée. Les progrès de la philosophie matérialiste dans les consciences amènent ainsi les maçons, soucieux de ne pas écarter de leurs travaux des gens honnêtes, susceptibles de participer à l’édification morale de la société, à de curieuses contorsions philosophiques. Ces arguments prouvent en tout cas le détachement que la génération des francs-maçons français de l’époque monarchique marque à l’égard du fait religieux, en particulier du catholicisme.
16En Belgique, la situation se présente de manière similaire, mais le développement de l’idéal laïque emprunte des voies différentes. C’est davantage sous la pression des circonstances, en particulier à cause de la politique d’oppression menée par l’Église, que la Maçonnerie va connaître une évolution marquée dans la voie de la laïcité.
17Sous la domination hollandaise et aux premiers temps de la Belgique indépendante, la Franc-maçonnerie « belge » demeure teintée de religiosité. Au moment de la fondation du Grand Orient de Belgique, en 1833, les francs-maçons affirment un attachement continu au christianisme. La médaille qu’ils font frapper à l’occasion de l’installation de leur jeune obédience porte la formule catholique Ad majorem Dei gloriam et le banquet qu’ils organisent se clôt par une longue prière de remerciement à Dieu.
18Sur le monde profane, le cléricalisme jette des tentacules de plus en plus envahissantes. L’Église catholique parvient non seulement à recouvrer la puissance qu’elle avait perdue sous les régimes français (au temps de la Révolution et de l’Empire) et hollandais (où le protestantisme tenait sa place), mais établit une suprématie telle que la religion romaine conquiert le privilège de religion d’État. Dans le domaine de l’enseignement surtout, le clergé tend à éliminer toutes les formes de l’enseignement public et dispose d’un important réseau d’écoles, que les fidèles sont contraints de fréquenter. En février 1834, l’épiscopat annonce urbi et orbi qu’une université catholique ouvrira ses portes en novembre suivant. La réplique des maçons ne tarde pas : à l’initiative des frères Auguste Baron et Pierre-Théodore Verhaegen et grâce à l’appui de la loge Les Amis Philanthropes, l’Université libre de Belgique, ancêtre de l’Université libre de Bruxelles, est fondée le 20 novembre 183416. Cette action, déterminée par le souci très laïque de séparer avec netteté les aires d’influence respectives de l’Église et de l’État, demeure la plus notoire aujourd’hui ; elle n’est toutefois pas la première en date, puisque, dès 1832, avant même que la Franc-maçonnerie belge ne se constitue en puissance souveraine, des frères bruxellois s’étaient émus de l’agressivité cléricale sur le terrain pédagogique et avaient appelé de leurs vœux la défense de l’enseignement public.
19La prise de position des évêques du 28 décembre 1837, qui interdisent sous peine d’excommunication l’appartenance ou l’adhésion des catholiques à la Franc-maçonnerie, va précipiter le mouvement de scission entre les croyants fidèles à Rome avec l’Ordre maçonnique. Elle contribue à radicaliser une laïcisation déjà perceptible sur les Colonnes17. Jusqu’alors, les mandements pontificaux et leur cortège d’anathèmes antimaçonniques étaient restés sans effets. Si la presse conservatrice s’émouvait parfois publiquement, comme Le journal historique et littéraire à propos de la fondation de La Fidélité à Gand, de la création de loges ou du développement des activités initiatiques, la grande majorité des citoyens considérait la Maçonnerie d’un œil assez indifférent.
20Du fait de la condamnation épiscopale de 1837, la Franc-maçonnerie acquiert dans le public une importance et un crédit plus grands. Loin d’enrayer le mouvement d’expansion des loges, l’attitude des évêques va, à l’inverse de l’intention poursuivie par le clergé, insuffler un dynamisme inattendu aux travaux des ateliers. Si un petit nombre d’initiés désirent marquer leur fidélité à leur foi et quittent le Temple, une large majorité d’entre eux tranche la question de la double appartenance d’une manière déconcertante pour les autorités ecclésiastiques : ils reconsidèrent leurs conceptions religieuses et se prennent à réprouver une institution si encline à proférer des interdictions. À leurs yeux, la croyance devient une affaire privée et
l’Église n’est plus perçue comme la représentante autorisée de la doctrine chrétienne, comme la digne interprète du message de Jésus. Quand il tente d’étendre sa puissance par le cléricalisme, quand il essaie d’évincer la Maçonnerie jugée comme un obstacle à sa prise de pouvoir, le catholicisme perd non seulement des fidèles, il se crée des ennemis.
21La force d’attraction de la Franc-maçonnerie, perçue comme une société indépendante de toute allégeance intellectuelle, va augmentant. La « fuite » des catholiques convaincus est largement compensée par l’apport d’esprits nouveaux, parmi lesquels se comptent pas mal d’agnostiques et d’anticléricaux. La composition des loges subit donc de sensibles modifications, qui manifesteront leur influence dans les décennies ultérieures.
22À l’attaque frontale du clergé, le Grand Orient répond avec mollesse. Il se borne à dénoncer les fausses accusations relatives à la morale maçonnique et, plutôt que de communiquer à l’extérieur ses réponses aux calomnies, il se limite à encourager, à l’intérieur, une plus grande activité des ateliers. C’est dans ce contexte qu’intervient, en 1839, un événement politique majeur pour la Belgique : la fin de l’unionisme. L’accord passé en 1828 entre les catholiques et les libéraux pour la conquête de l’indépendance d’abord, pour la défense du jeune royaume face à la menace des Pays-Bas ensuite, tombe en désuétude le 19 avril 1839, après la signature, à Londres, du Traité des xxiv articles, qui consacrait l’inviolabilité des frontières de l’État belge et levait la menace expansionniste de ses voisins septentrionaux. L’alliance entre clans politiques irréductibles, imposée par les nécessités de la vie publique, se dissout. Dès lors, l’opposition entre les factions s’étale au grand jour et contribue à amplifier des querelles philosophiques auxquelles la laïcisation amorcée des loges ne restera pas étrangère.
1840-1870 : le combat philosophique
23Comme l’Église n’est jamais parvenue à dissocier avec clarté le royaume des cieux d’avec le monde d’ici-bas, comme elle n’a jamais cessé d’intervenir, au nom de ses seules valeurs et de ses uniques intérêts, dans le cours des affaires publiques, il était naturel qu’elle rencontre un jour sur son chemin un adversaire capable d’obvier à ses prétentions séculières. Ce rival, qu’elle s’est elle-même acharnée à susciter et à exciter par des provocations incessantes18, c’est la Franc-maçonnerie. Aux abords des années 1840, en France comme en Belgique, la bataille philosophique entre la Loge et le pouvoir clérical, très puissant, s’engage. En raison de la présence, au sein de la vie politique belge, d’un parti catholique appelé à relayer, voire à imposer, les décisions émanées des évêchés et conformes aux ordres de Rome, le débat prend un tour plus agressif dans les provinces des anciens Pays-Bas que dans d’autres nations. Les résultats de la lutte n’y sont pas toujours à la mesure des efforts consentis par les maçons et l’attitude bornée d’un clergé singulièrement rétrograde affecte la chose publique et la réalité quotidienne jusque dans leurs détails les plus infimes.
24Une fois l’ère monarchique révolue, la France vit une époque d’enthousiasme : toute prudence dans les propos est négligée, et l’éloquence s’enrichit d’une générosité parfois excessive. Le discours maçonnique ne le cède en rien, de ce point de vue, à l’exaltation générale des esprits. Témoin cette adresse que le Grand Orient de France envoie le 2 mars 1848 au gouvernement provisoire :
« Les francs-maçons ont porté de tout temps sur leur bannière ces mots : Liberté, Égalité, Fraternité ; en les retrouvant sur le drapeau de la France, ils saluent le triomphe de leurs principes et s’applaudissent de pouvoir dire que la patrie tout entière a reçu par vous la consécration maçonnique. Ils admirent le courage avec lequel vous avez accepté la grande et difficile mission de fonder sur des bases solides la liberté et le bonheur du peuple19. »
25L’ardeur triomphaliste qui marque ces propos tient pour une large part aux sentiments de reconnaissance que les francs-maçons du temps portent au poète-politicien Alphonse de Lamartine qui, au prix d’une certaine liberté avec l’histoire20, venait de reconnaître à la Maçonnerie la paternité de la devise républicaine.
26Les loges sortent alors de leur réserve ordinaire, à laquelle elles seront contraintes de retourner sous le Second Empire, pendant la période autoritaire (1852-1861). Auparavant, elles auront eu l’occasion de faire résonner quelques voix discordantes dans le concert des discours conservateurs. Dès les années 1840, par exemple, l’atelier Les Amis de l’Honneur français avait témoigné de la laïcisation progressive des esprits en posant cette question, pour lors sentie comme fort agressive : « La croyance en Dieu est-elle indispensable, dans l’ordre moral, à l’institution sociale21 ? » Dans le fil quotidien de la vie maçonnique, sans aller jusqu’à la provocation contenue dans l’interrogation rappelée ci-avant, les loges sacrifient à divers usages perçus comme sacrilèges par les autorités cléricales : leurs actions philanthropiques concurrencent la charité chrétienne, les baptêmes maçonniques ou les rituels d’adoption d’enfants de frères prennent une tournure jugée anticatholique.
27Mais c’est surtout à l’occasion des funérailles que les frictions entre le clergé et les maçons s’avivent, que les uns et les autres affirment avec le plus de force leurs convictions et leur bon droit. La « bataille autour des cercueils » fait figure de point commun entre la situation de la laïcité maçonnique française et de la même mouvance belge tout au long du xixe siècle. Dès lors que la Maçonnerie n’apparaît plus comme une simple confrérie en bonne entente avec l’Église et située plus ou moins dans son sillage (comme c’était souvent le cas au xviiie siècle), les prêtres interdisent que des décors maçonniques soient déposés sur les catafalques, puis refusent d’administrer les derniers sacrements et d’accueillir les défunts excommuniés dans leur paroisse, avant d’entreprendre toutes sortes de manœuvres pour détourner les incroyants ou les renégats de leurs « affligeants » parti pris.
28En même temps que les francs-maçons confirment de manière de plus en plus nette la distance qu’ils placent entre les dogmes de la religion et leurs engagements philosophiques personnels, ils consacrent un temps toujours plus grand à examiner les questions sociales, hors de toute influence cléricale. Leurs travaux abordent des questions souvent originales, auxquelles la tradition chrétienne n’apportait que des réponses figées. Entre 1840 et 1853, on observe l’intérêt manifesté par certains ateliers pour des débats sur le suicide, pour des réquisitoires contre la peine de mort, pour l’étude des moyens indispensables à mettre en œuvre en faveur d’une meilleure organisation du travail ou de la lutte contre la pauvreté. Les vieilles recettes cléricales sont abandonnées au profit de solutions nouvelles, généreuses, où le respect dû à l’homme l’emporte sur la vénération due à Dieu.
29En Belgique, l’atmosphère générale est moins calme et l’opposition entre factions cléricales et anticléricales plus exacerbée. Vue de France, la Franc-maçonnerie belge apparaît comme une fraternité puissante et populaire, qui s’occupe concrètement du sort des travailleurs ou des classes pauvres en tentant d’arracher le peuple à l’influence funeste du « parti monacal22 ». Cette situation s’explique par le fait que l’Église détient des positions très assurées au sein de l’État et que les adversaires du cléricalisme sont obligés de combattre à terrain découvert.
30Les proclamations publiques revêtent, d’un côté comme de l’autre, des allures outrancières. À l’accusation prononcée par le catholique Jan De Laet à la Chambre des représentants le 9 juin 1864, selon laquelle la Franc-maçonnerie est une « Église occulte autant qu’une société politique », le frère Van Humbeeck répond quelques jours plus tard devant plus de deux cents maçons, rassemblés à l’occasion de la fête solsticiale organisée à Anvers par Les Amis du Commerce et la Persévérance réunis, par ces mots excessifs :
« Oui, un cadavre est sur le monde ; il barre la route au progrès : ce cadavre du passé, pour l’appeler par son nom carrément, sans périphrase, c’est le catholicisme… C’est ce cadavre, mes Frères, que nous avons aujourd’hui regardé en face. Et si nous ne l’avons pas jeté dans la fosse, nous l’avons soulevé du moins de manière à l’en rapprocher de quelques pas23. »
31À n’en pas douter, pour répondre aux intrusions de l’Église dans le cours des réalités civiles, la Franc-maçonnerie belge s’engage, corps et âme pourrait-on dire. Les initiés, qui professent pour la plupart des opinions libérales, ne peuvent admettre la mutation des serviteurs de l’autel en agents électoraux et entrent en lutte. Cet engagement s’est surtout concrétisé grâce à l’action du frère Pierre-Théodore Verhaegen, qui considérait comme un devoir essentiel des maçons de s’opposer aux manigances du clergé pour évincer les candidats libéraux24. Auprès de ses amis, Verhaegen tente de faire reconnaître la nécessité de s’occuper de politique. Pour y arriver, il va jusqu’à proclamer, non sans fausser la vérité historique, que l’immixtion des maçons dans les affaires publiques appartient depuis toujours à leur tradition de pensée. C’est pourquoi il appelle de ses vœux une alliance étroite entre la Loge et la mouvance libérale.
32Ce détournement de l’action maçonnique n’est pas partagé de façon unanime par les frères. Le roi Léopold Ier, franc-maçon lui-même, redoute que la formation d’un parti libéral suscité et dirigé par des initiés ne mette fin à la politique unioniste qu’il préconise pour la formation des gouvernements. D’autres frères, comme les Grands Maîtres Goswin de Stassart et Eugène Defacqz, désirent maintenir l’Ordre hors de toute agitation25. Mais Verhaegen se bat pour obtenir l’abrogation de l’article 135 des Statuts du Grand Orient de Belgique, qui interdit toute discussion politique ou religieuse en loge. Comme en témoigne cet extrait d’un discours prononcé à la fête solsticiale du Grand Orient en juin 1854, il s’appuie sur l’argument du libre examen26 pour conquérir une totale liberté d’expression en loge :
« Une fois affranchi des entraves de l’art. 135, le maçon a le droit de s’enquérir de toute chose, il a le devoir de tout étudier, de s’éclairer en loge, tout aussi bien qu’il le peut dans le monde profane, de toute question matérielle ou morale, sociale ou philosophique, c’est-à-dire politique ou religieuse. Il faut en un mot que la Maçonnerie ne craigne pas de proclamer non seulement comme un droit, mais comme un devoir, ce divin principe cimenté par le sang de tant de martyrs, cette conquête précieuse et absolue de notre droit public : la liberté d’examen ! De là naîtra pour le maçon l’adoption d’une ligne de conduite invariable : il saura ce qu’il veut27. »
33Au fil d’un temps que nous ne pouvons ici suivre de façon détaillée28, Verhaegen obtient gain de cause et voit avec satisfaction qu’en supprimant toute prohibition à propos des sujets de politique ou de religion, le Grand Orient s’engage de manière déclarée sur la voie du combat laïque.
34On a beaucoup discuté à propos de l’attitude personnelle de Verhaegen à l’égard de la religion, en particulier du catholicisme, et on s’est plu à rappeler que l’initiateur du laïcisme maçonnique, que le champion du thème de la séparation entre l’Église et l’État n’avait jamais abjuré la foi de ses ancêtres29. Rien n’est plus vrai, dans la mesure où le christianisme d’un Verhaegen ou de ses contemporains ne se confond pas avec la doctrine intolérante et impérieuse enseignée par le clergé. Dans la Franc-maçonnerie belge du milieu du xixe siècle, on professe volontiers l’idée que la religion catholique résulte d’une corruption du christianisme primitif, provoquée par la convoitise des prêtres envers la puissance publique, et entretenue par une idéologie, soutenue par une organisation absolument étrangère aux prédications de Jésus-Christ30. Dans la conférence qu’il présente le 10 avril 1860 devant la loge Les Amis Philanthropes, P. Ithier, professeur à l’Université libre de Bruxelles, met, au nom des Droits de l’homme (la notion est évoquée expressis verbis), la responsabilité des autorités civiles et religieuses en cause dans l’assujettissement des hommes les plus démunis :
« Comme vous le voyez, mes Frères, les bases sont jetées par un vaste contrat entre la force du pouvoir politique et celle de la puissance religieuse, et le christianisme, quittant la voie tracée par ses fondateurs, marche résolument dans celle de la domination. Pendant des siècles, nous allons assister au spectacle de ces deux forces mises en œuvre contre les droits de l’homme. Tantôt nous les verrons liguées ensemble pour étouffer la voix des peuples, tantôt nous les verrons en lutte entre elles et jeter ces mêmes peuples dans une sanglante mêlée, car, dans toutes ces querelles des grands, c’est pour les petits que sont les coups31. »
35Pour ce qui a précisément trait à la doctrine chrétienne, le conférencier se montre plus nuancé : il n’attaque pas de front les articles de foi, leur reconnaît même une valeur souveraine, propre à assurer le bonheur des hommes, et réserve ses propos les plus acerbes à ce qu’il nomme par ailleurs la sacerdocratie, ou volonté de domination cléricale :
« Comme je vous l’ai dit en commençant, mes Frères, je ne me suis pas occupé du dogme renfermé dans cette longue domination politique ; mais qu’il me soit permis d’exprimer un vœu, c’est que ce dogme sublime, mutilé, faussé par ceux qui avaient la charge de le proclamer et de le défendre, ne périsse pas dans le naufrage de la puissance sacerdotale ; que le christianisme, au contraire, crucifié pendant de longs siècles, réalise l’allégorie de son fondateur en sortant de son sanglant sépulcre, et renaisse radieux pour le bonheur des peuples et le salut de l’humanité32. »
36Aux valeurs du christianisme primitif va bientôt succéder, dans le monde maçonnique belge, une attitude qui s’apparente à un rationalisme religieux. Dès lors que les mystères de la foi sont réexaminés, dès lors que le message doctrinal de l’Église est contesté, dès lors que la raison refuse de se soumettre aux sentences de la religion, c’est la raison elle-même qui s’impose comme critère de crédibilité des vérités religieuses. Dans l’approche des questions fondamentales de l’existence, le rationalisme supplante désormais toute fidélité aveugle aux commandements du christianisme. L’heure n’est pas encore venue du rejet catégorique à l’égard de toute croyance, mais, comme on l’observe en filigrane dans une déclaration officielle du Grand Orient le 17 novembre 1865, la réticence des francs-maçons à avaliser tout dogme les conduit bientôt à relativiser la notion même de divinité :
« N’oubliez pas que notre Ordre constituant une agrégation d’hommes qui entendent exercer leur libre arbitre, il ne nous appartient pas d’établir, en fait de religion ou de philosophie, un corps de doctrines auquel nos Frères soient tenus de se conformer. Nos temples ne doivent être que de vastes foyers de lumières, où toutes les opinions peuvent se produire librement, les maçons sont mis à même de choisir les éléments de leur conviction. Si le principe de l’immortalité de l’âme apparaît dans nos rituels et formulaires, si l’idée de Dieu s’y produit sous la dénomination de Grand Architecte de l’Univers, c’est que ce sont là des traditions de l’Ordre, mais jamais le Grand Orient n’a imposé ni proclamé un dogme sur ce point33. »
37La suite des temps va bientôt confirmer cette évolution : le 7 janvier 1872, c’est-à-dire plus de cinq ans avant son homologue française et sans le tintamarre qui s’est produit à Paris, l’obédience belge abandonne toute obligation pour les rituels de loge d’invoquer le Grand Architecte de l’Univers34. Elle consacre ainsi son détachement vis-à-vis du catholicisme, mais même à l’égard de tout système religieux, puisqu’elle n’attend plus des frères qu’ils professent une quelconque religion, comme l’y engagent les fameux Landmarks* établis par la Grande Loge Unie d’Angleterre.
38L’irréductible opposition philosophique entre maçons et catholiques, ouvertement déclarée à partir des années 1840, se traduit bien évidemment dans de nombreux événements de la vie quotidienne. Dans le domaine du réel, du concret, l’intolérance catholique donne la pleine mesure de sa puissance. Les actions menées contre les francs-maçons, pris individuellement, concernent principalement les rites de passage, et en particulier les funérailles. Sur ce point, les autorités religieuses ne laissent rien au hasard. Dans un premier temps, elles s’autorisent, comme on l’a vu faire en France, à refuser des obsèques religieuses à tout maçon qui n’a pas très explicitement renié ses liens avec la Loge. Dans les avis mortuaires de l’époque, apparaissent des mentions du type « est mort en franc-maçon », qui en disent long sur les débats suscités dans les familles au moment du décès d’un membre de la parenté et sur les tentatives mises en œuvre du côté catholique pour « récupérer » certaines « âmes ». Il arrive même qu’avec la complicité de proches, le clergé tente de s’emparer des dépouilles mortelles de frères pour organiser triomphalement des funérailles religieuses. Afin de contrecarrer de telles entreprises, plusieurs loges (comme Les Amis Philanthropes) prévoient d’insérer dans le rituel d’initiation la souscription de l’impétrant à un enterrement civil. Mais ce projet est bien vite rejeté au nom de la liberté de conscience, car il apparaît comme une pression morale inacceptable au regard de la liberté de conscience. Dans un second temps, face à la détermination de beaucoup de frères à refuser les sacrements et à rester fidèles envers leur engagement maçonnique, les autorités cléricales, avec l’appui actif des fabriques d’église, associations civiles chargées par la loi belge de gérer les biens catholiques, interdisent purement et simplement l’inhumation des incroyants dans les parcelles consacrées religieusement35 et relègue les dépouilles mortelles de ceux qui ne répondent pas aux critères établis par le clergé à la fosse commune, souvent appelée le « trou aux chiens ».
39Un tel mépris pour les citoyens qui n’obéissent pas aux normes chrétiennes appelle une réplique de la part des ateliers. Dès 1862, le frère Van Meenen plaide devant la loge des Amis Philanthropes en faveur du droit de propriété communale sur les cimetières, qui ôterait au clergé toute prérogative sur ces lieux de recueillement. Deux ans plus tard, la loge bruxelloise Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis décide de constituer une commission chargée de rassembler les données relatives aux pressions exercées par les prêtres sur les familles au moment de la disparition d’un frère ainsi que sur les tentatives de captation d’héritage dont certains curés se sont rendus coupables36.
40Dans d’autres sphères d’activité, les affrontements demeurent monnaie courante. Nous n’entrerons pas ici dans le détail très fécond de toutes les escarmouches qui illustrent la guerre scolaire : on se reportera avec utilité au troisième volume de l’ouvrage de Marcel De Schampheleire, qui analyse avec pertinence et précision l’ensemble de la question, tant à propos de la défense de l’enseignement non confessionnel qu’en ce qui concerne l’introduction de l’instruction obligatoire37. Rappelons toutefois un événement significatif : en 1856, les évêques de Bruges et de Gand vitupèrent contre le professeur Laurent, de l’université gantoise, qui avait déclaré dans ses cours que le Christ ne doit pas être tenu pour une divinité. L’affaire prend une telle ampleur qu’elle risque d’entraîner la chute du gouvernement. Sur les bancs du Parlement, deux conceptions irréductibles s’opposent : pour les uns, l’enseignement officiel (l’université de Gand appartient au réseau de l’État) n’est acceptable qu’à la condition de refléter les conceptions catholiques ; pour les autres, la religion catholique cherche à se promouvoir comme religion d’État. Finalement, après d’interminables palabres parlementaires et de nombreuses interventions en loge, l’affaire se clôt sur l’idée que la liberté de conscience doit s’appliquer dans tous les cas et que les positions d’un professeur peuvent se trouver contredites par les convictions d’un étudiant.
41En matière judiciaire, la traditionnelle opposition entre catholiques et francs-maçons trouve des occasions de s’affirmer. En 1869, le frère Demeur, membre des Amis Philanthropes est appelé comme témoin devant un tribunal et refuse, par conviction laïque, d’ajouter au serment qu’il est invité à prêter l’invocation traditionnelle à la divinité. Condamné à payer une amende, qui est assumée par sa loge, ce maçon entend souligner par son acte l’un des événements de la vie civile où la survivance d’un élément religieux lui paraît abusif. Le Parlement belge mettra des décennies pour se convaincre de cette intrusion superflue de la religion dans les affaires profanes.
42Milieu traditionnellement chrétien et conservateur, l’armée se méfie des francs-maçons. Dès juin 1846, le ministre de la Guerre, le baron Prisse, qui appartient pourtant lui-même à la Franc-maçonnerie (mais cela se sait peu), adresse aux chefs de corps une circulaire qui suscitent des gorges chaudes chez les catholiques, en raison de ses motivations. Prisse écrit en effet : « Je désire que vous ne négligiez rien pour prémunir et pour réprimer au besoin toute affiliation d’officiers de l’armée à des sociétés qui, directement ou indirectement, leur imposeraient des obligations incompatibles avec leurs devoirs militaires. » Le fait de sous-entendre que l’appartenance maçonnique des officiers pourrait contrevenir à leurs obligations de fonction donne des gages aux thèses des adversaires habituels de l’Ordre. Les partisans du parti prêtre allégueront longtemps la méfiance des militaires à l’égard des maçons pour contrecarrer les progrès de la laïcité, dont la société maçonnique s’est muée en fervente avocate à partir des années 1840.
1870-1914 : le combat politique
43Dès lors que la Franc-maçonnerie se voit, par le jeu des alliances et le fil de l’histoire, contrainte de se défendre des attaques du clergé et de brandir le drapeau de la laïcité, les membres qui la composent vont tenter de concrétiser sur le plan public les idées et les projets élaborés dans les loges, et parfois y réussir. Après une phase de transmutation philosophique, la Maçonnerie aborde une phase d’action politique qui ne connaîtra pas, malgré quelques victoires, un éclatant succès. Cet échec relatif tient à la nature intrinsèque de la réalité maçonnique : quand une société de pensée, qui prône la tolérance et entend rassembler les hommes par-delà leurs divergences spirituelles ou idéologiques, s’avance dans les lices du débat politique, avec toutes les compromissions ou toutes les dérives verbales qu’un tel engagement implique, la sincérité de son attitude risque bien d’être compromise. En outre, les reproches de ses adversaires, toujours prompts à l’accuser de promouvoir en sous-main quelque projet contraire aux intérêts d’un État conservateur par nature, gagnent en pertinence. Le secret, censé protéger les maçons de l’indiscrétion extérieure et leur garantir une totale indépendance d’esprit, n’est plus compris par les profanes que comme un instrument détourné, et d’autant plus dangereux qu’il n’est pas connu, de s’approprier sans contrôle les leviers de commande du pouvoir.
44Ce pouvoir, les loges vont le détenir, à des degrés divers et pour un temps plus ou moins long, dans la France et la Belgique de la fin du xixe siècle. Leur influence sur les destinées de l’État sera en effet variable : si la République connaît l’instauration définitive d’une laïcité dont nos contemporains s’enorgueillissent, quelles que soient leurs attaches religieuses ou philosophiques, la conjonction entre les partis et la Franc-maçonnerie ne durera pas suffisamment longtemps en Belgique pour transformer ce royaume en un pays dégagé de toute emprise cléricale, pour y réaliser une séparation très claire entre le domaine de César et celui de Dieu38.
45Les liens entre le parti républicain et l’Ordre maçonnique ont été, dans la France postimpériale, particulièrement étroits. La Maçonnerie constitue l’école du parti et lui fournit ses cadres. Elle embrasse les aspirations de la petite bourgeoisie positiviste qui fonde la IIIe République et traduit sur le plan philosophique les ambitions d’une classe à la fois hostile au cléricalisme et aux tendances conservatrices. L’initiation, le même jour (le 8 juillet 1875), d’Émile Littré, de Jules Ferry et du linguiste Honoré Chavée à la loge parisienne La Clémente Amitié symbolise l’avènement d’une nouvelle orientation de l’esprit maçonnique, plus engagé que jamais dans les voies du rationalisme et de la laïcité.
46Bien que, selon les textes, le Grand Orient n’exclue personne pour ses croyances, il n’est plus possible, pour un catholique pratiquant des années 1870-1880, de recevoir l’initiation. Après la chute du Second Empire, la philosophie positiviste règne en maître dans les loges. Les professions de foi de libre pensée et de tolérance s’y concrétisent surtout sous la forme de la lutte contre la « superstition » (cette appellation sert à désigner le catholicisme) et de la guerre à l’ignorance, qui facilite la domination du clergé sur les gens simples. À une époque où l’Église catholique, largement majoritaire dans le pays, persévérait à soutenir qu’elle était l’unique détentrice de la vérité, la Maçonnerie apparaît comme l’« Association professionnelle des libres penseurs », suivant l’expression d’un rapporteur au convent de 188539, et cherche l’affranchissement de l’individu à l’égard de toute croyance. Une minorité de frères parcourt même un chemin plus périlleux : ils ne dissimulent pas leur souhait de voir se réaliser la disparition pure et simple des religions traditionnelles. Cette attitude radicale s’explique par la foi partagée par beaucoup d’initiés envers la raison, leur conviction en la perfectibilité indéfinie de l’humanité grâce à la science et par la certitude que l’enseignement de la vertu et la permanence de la morale n’ont aucun besoin des secours de la religion ou du support d’une quelconque transcendance. La métaphysique, source commune de tout système révélé, devient l’ennemi à abattre.
47Le cléricalisme patent de la religion catholique finit par engendrer son contraire : le cléricalisme maçonnique40. En 1888, plusieurs frères réclament la rédaction d’un « catéchisme » de morale laïque, qui contiendrait la démonstration de la supériorité du système républicain sur tous les autres. Onze ans plus tard, au cours du convent de 1899, les représentants des loges décident de tenir pour une faute morale le fait de confier son enfant à une école confessionnelle. Au décès des membres du Conseil de l’Ordre, l’organisation de funérailles civiles devient une obligation. Aussi, quand il disparaît en 1909, l’ancien pasteur Frédéric Desmons, Grand Maître en exercice, ne reçoit pas les hommages d’une cérémonie religieuse protestante. Dans le camp maçonnique, les frères sacrifient désormais à des pratiques d’anathèmes et d’interdictions qui étaient jusqu’alors l’apanage de l’Église et que les loges réprouvaient à bon droit. En recourant aux mêmes pratiques que ses adversaires, la Franc-maçonnerie ne devait pas manquer d’écoper les mêmes reproches.
48L’erreur la plus manifeste qu’elle ait commise consiste à n’avoir pas « dépouillé ses métaux » à la porte du Temple. Pendant près de vingt ans, elle va tenir un rôle d’initiative politique et imaginer les détails d’un programme dont l’État républicain entreprend la réalisation. L’appareil administratif de la France apporte donc son autorité publique et les ressources financières nécessaires à l’exécution des projets de laïcisation conçus de longue date dans les assemblées de maçons. Une fraction de l’ensemble des citoyens parvient ainsi à édifier une authentique démocratie moderne, dont les innovations (enseignement obligatoire et gratuit, suffrage universel, indépendance de l’État par rapport à l’Église, reconnaissance des obsèques civiles, défense des droits de l’homme41) sont aujourd’hui unanimement reconnues et appréciées. Ces conquêtes ne se sont pas opérées sans outrances, que les incessantes dénonciations d’un clergé borné ont en quelque sorte induites. La malheureuse loi sur les congrégations religieuses ne trouve pas d’autre origine que l’intolérance mise par les ordres séculiers et réguliers au service de leurs intérêts ultramontains. De même, l’influence exorbitante exercée par les milieux cléricaux sur l’armée, démontrée par l’inique condamnation judiciaire du capitaine Alfred Dreyfus42, rallie les maçons les plus modérés à la cause de l’anticléricalisme.
49Par malheur, les autorités du Grand Orient croiront légitime de s’impliquer de manière directe dans la gestion de la République43. L’affaire des fiches (1905), où le secrétariat de l’obédience participe à la surveillance morale et politique des officiers (tâche qui revenait légalement aux services du renseignement militaire), montrera comment les limites de la collusion entre la Loge et l’État peuvent être atteintes, combien le combat des maçons sur la scène publique comporte de redoutables périls. Cette déviation caractérisée de la tradition de pensée maçonnique entraînera au moins l’effet salutaire de ramener les responsables des obédiences à un plus juste comportement : condamnée par une écrasante majorité des frères, alarmés par un usage dévoyé du secret, l’intrusion de la Franc-maçonnerie en tant que groupe constitué dans la gestion de l’État se résout à ce cas unique, annonciateur d’une profonde mutation des esprits dans l’univers des ateliers.
50Faute d’avoir vu maintenu assez longtemps leurs alliés politiques à la direction du royaume, les francs-maçons belges n’ont pas pu réaliser la laïcisation de la société qu’ils appelaient de leurs vœux. Comme ceux de leurs amis français, leurs travaux de loges ont, pendant tout le dernier quart du xixe siècle, tendu à la mise au point de programmes de gouvernement visant à une plus rigoureuse séparation de l’Église et de l’État. Mais ces projets ont connu peu d’application, en raison des victoires répétées du parti catholique, qui a monopolisé le pouvoir gouvernemental de 1884 à 1914.
51La tendance sécularisatrice de la Franc-maçonnerie belge, amorcée avec la révision des Statuts de 1872, prend un tour identique à celui observé dans les loges françaises de l’époque. La promulgation par Rome du dogme de l’infaillibilité pontificale en juillet 1870 et la publication de la lettre encyclique Etsi multa par Pie IX le 21 novembre 1873, qui forme la suite du Syllabus errorum de décembre 1864 et qui décrit la Maçonnerie comme la synthèse de toutes les hérésies et comme l’incarnation des forces du mal, radicalisent les positions anticléricales. Lors de son installation comme nouveau Grand Maître du Grand Orient le 23 avril 1875, le frère Henri Bergé expose sans ambages sa répulsion du catholicisme :
« Oui, nous sommes les ennemis de la religion catholique, si le Syllabus doit en être la base, car le triomphe du Syllabus, c’est l’anéantissement de toute idée de progrès et de liberté, c’est l’asservissement, la mort intellectuelle. […] Lorsque le pape condamne les maçons et, ne pouvant plus les livrer aux bûchers, emploie contre eux les canons de l’Église à défaut d’autres, c’est à eux à crier alerte, car la guerre est déclarée et leur existence est en jeu. »
52Dans les loges, on ne se demande plus si un candidat qui ne croit ni en Dieu ni en l’immortalité de l’âme peut « recevoir la Lumière » ; on se pose la question inverse. En mai 1874, Les Amis Philanthropes décident de ne plus agréger dans l’atelier de catholiques convaincus, passibles de l’excommunication. En octobre 1877, Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis discutent de la même matière et concluent en ces termes catégoriques :
« Considérant que l’Église catholique, en proclamant comme dogme l’infaillibilité de son chef, a décrété la négation de la raison humaine et a érigé en loi l’asservissement des esprits et des consciences au profit de l’intolérance religieuse, la Loge déclare que le profane qui, en quelque manière que ce puisse être, affirme son attachement à la religion catholique, s’il est sincère répudie la loi maçonnique qui proclame tous les hommes frères et égaux ; s’il se déclare prêt à transiger avec sa foi religieuse, il est indigne de l’honneur d’être reçu parmi nous. »
53La mutation de la Franc-maçonnerie belge de société areligieuse en groupe de pression antireligieux ne se généralise toutefois pas. Certains frères, comme le pasteur Rahlenbeck (qui présente en loge un exposé sur l’immortalité de l’âme) ou le frère Eugène Goblet d’Alviella, continuent de professer un spiritualisme modéré, parfaitement accepté sur les Colonnes, tandis que dans les hauts grades gérés par le Suprême Conseil on pratique volontiers, surtout dans les cérémonies funèbres, un panthéisme rationaliste, hostile à toute révélation surnaturelle44.
54Transformées en clubs politiques, les loges interviennent sans cesse dans les affaires électorales et apportent leur soutien total au parti libéral, adversaire traditionnel de la faction catholique. Après 1884, quand les libéraux entrent dans l’opposition, cette tendance s’inverse et, sous l’impulsion du frère Goblet d’Alviella45, nombre d’adeptes renouent avec le travail maçonnique proprement dit. La lutte politique, susceptible de provoquer des divisions entre les frères (notamment entre les libéraux progressistes et les « doctrinaires »), est abandonnée au profit de la recherche historique sur les rituels et une revalorisation de l’étude des symboles.
55Toutefois, l’attention pour le développement social de la nation et la défense des intérêts laïques ne faiblissent pas. Il s’agit davantage de débats menés en loge que de politique active. Ainsi, la sécularisation du personnel des hôpitaux est mise à l’étude par Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis, qui, dans un rapport de mai 1887, préconise la création d’une école d’infirmières pour soustraire les malades à la tyrannie morale des nonnes. La loge gantoise Le Septentrion, qui avait eu à connaître de l’abandon sur le trottoir de la ville du cercueil d’un patient incroyant décédé dans une institution catholique, favorise la création d’une clinique où l’on respecte les convictions des personnes hospitalisées. Dans le domaine toujours sensible des funérailles, plusieurs ateliers s’interrogent sur les formes de remplacement possibles des obsèques religieuses et proposent le recours à la crémation. En 1908, deux francs-maçons déposent à la Chambre un projet de loi concernant l’admissibilité de cette pratique mortuaire qui, en raison des obstacles dressés par le parti catholique, ne sera acceptée qu’en… 1933 !
56Dans le secteur de l’enseignement, les maçons ne parviennent à réaliser que pour peu de temps, de 1879 à 1884, soit l’époque d’une législature libérale, l’un des deux grands objectifs qui avaient animé l’activité des loges depuis les années 1835 : la laïcisation de l’école. Dès le retour des catholiques au pouvoir, cette conquête est abandonnée et une loi du 15 septembre 1895, dite loi Schollaert (du nom de son promoteur chrétien), rend obligatoire l’instruction religieuse dans les écoles primaires et normales. Quant à la loi d’obligation scolaire, les loges ne sont jamais parvenues à l’imposer. Cette disposition est entrée dans la législation sans leur concours, quelques mois avant la guerre de 1914-1918. En somme, sur le terrain scolaire, la Franc-maçonnerie qui avait trouvé là son principal motif de combat a connu un double échec : l’un résulte de l’opposition opiniâtre des catholiques à libérer les enfants de toute formation religieuse à l’école, l’autre de l’absence d’entente entre les politiciens progressistes et du peu de crédit que les parlementaires, fussent-ils initiés, accordaient aux recommandations des ateliers46.
57Cette mollesse dans la défense des intérêts maçonniques au sein des assemblées se constate aussi à propos des affaires militaires. L’interdiction imposée aux officiers de s’affilier à une loge est périodiquement évoquée dans l’enceinte du Parlement. En février 1883, le député catholique De Saedeleer dénonce l’appartenance à la Loge de plusieurs hauts responsables de l’armée et, en décembre 1912, le comte de Broqueville reprend la même antienne. Dans les deux circonstances, c’est le caractère secret et politique de la Franc-maçonnerie qui est mis en cause. Malgré diverses tentatives de réplique à ces fausses raisons, notamment un plaidoyer vibrant du frère Fernand Cocq, Grand Maître du Grand Orient, la fraction laïque du Parlement ne se montre ni assez puissante ni assez déterminée pour mettre fin à des allégations préjudiciables à l’Ordre et aux officiers concernés par la prohibition47.
58Au total, après avoir été poussée dans le dos par ses adversaires et s’être, à tort, convaincue de la nécessité de se lancer dans l’arène politique, la Franc-maçonnerie belge, au rebours de sa sœur française, a manqué son but : favoriser la laïcisation du pays, en limitant l’influence du cléricalisme dominateur dans la gestion de l’État et dans la vie quotidienne des citoyens. La rupture qu’elle a consentie avec les usages traditionnels de l’Ordre universel lui a valu de perdre sa régularité aux yeux des obédiences anglo-saxonnes ce qui ne représente qu’un moindre mal, mais lui a surtout donné une image de mouvance impuissante, tiraillée par des dissensions internes, partagée par des courants divergents, alors que ce sont justement la reconnaissance de la diversité des esprits et la tolérance envers les opinions de chacun qui font tout le prix de la fraternité maçonnique.
Le retour aux sources
59Échaudée par l’affaire des fiches, la Franc-maçonnerie française retrouve, après la Première Guerre mondiale, les chemins de la sérénité et renoue avec la tradition maçonnique de non-intervention dans les questions politiques ou religieuses. De nombreux frères souhaitent occuper le temps des travaux à des sujets plus spécifiquement maçonniques, c’est-à-dire à des réflexions désintéressées sur la vie et sur le monde, sans souci d’intervention directe dans le cours des événements. D’autres, plus soucieux encore d’éviter toute dérive, désirent se consacrer à des études exclusives sur les rituels ou sur l’histoire de l’Ordre. Rétablissant le symbole du Grand Architecte de l’Univers, l’obligation de la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, renouant en quelque sorte avec la philosophie des maçons de la Restauration, ils fondent la Grande Loge Nationale Française et reprennent des relations avec les Maçonneries déistes anglo-saxonnes. Plus libres sur le plan philosophique, le Grand Orient de France et la Grande Loge de France, ainsi que les obédiences mixtes ou féminines qui se créeront, se partagent sur des différences entre rites ou sur la reconnaissance de la place de la femme en loge, mais s’accordent sur la nécessité de défendre la laïcité et ses valeurs.
60Pourtant, un certain nombre des principes laïques sont inscrits dans la constitution des Républiques successives. Si l’on excepte l’époque de l’État français dirigé par Philippe Pétain, la France a su, au cours de son histoire, instaurer une ligne de démarcation très nette entre l’Église et l’État et y assurer l’autonomie de pensée et d’action des individus dans l’exercice d’une démocratie authentique. L’attention des loges au sujet de la laïcité de l’État serait donc superflue si quelques ambitions permanentes du catholicisme ou quelques incidents mineurs ne venaient de temps en temps rappeler aux maçons que l’idéal laïque réclame une attention constante. Les revendications régulières de certains milieux en faveur d’avantages financiers à l’enseignement catholique, les demandes d’interdiction des évêques à propos de films, de livres ou d’autres productions culturelles jugées blasphématoires, toutes les interventions religieuses (musulmanes aujourd’hui) qui tendent à empiéter sur les prérogatives de la loi, votée au nom du peuple souverain, suscitent des réactions dans les loges. Ces sursauts prennent parfois une allure publique, surtout au Grand Orient de France qui ne redoute pas certaines formes d’extériorisation ; ils n’engagent plus la Maçonnerie sur le terrain immédiat de la politique comme au temps du ministère Combes.
61Les maçons, peu nombreux et peu influents qui composent aujourd’hui les gouvernements, n’y traduisent plus immédiatement les soucis de l’Ordre, mais obéissent plutôt aux consignes de leur parti. Les récriminations que l’on a pu émettre vis-à-vis de l’attitude de certains frères, notamment à l’égard de plusieurs membres de cabinets d’avant-guerre, comme celui de Camille Chautemps, ne concernent en vérité que des comportements individuels. L’attitude déplorable de divers hommes politiques, par ailleurs initiés, dans la gestion des affaires publiques, les protections qu’ils ont accordées à des personnages douteux (on pense au cas Stavisky), les compromissions dans lesquelles ils se sont englués ne procèdent pas d’une directive émanée des milieux maçonniques, à une époque où l’Ordre avait pris de nettes distances avec le pouvoir.
62Au sein même des ateliers, la méfiance à l’égard des religions s’est largement estompée. L’athéisme, l’agnosticisme ou l’antireligion ne constituent plus des sauf-conduits nécessaires à l’initiation. Un attachement sincère aux valeurs de la République suffit à ouvrir les portes de la loge, même à un catholique ou à un communiste, alors que l’Église et le parti persévèrent à réprouver la double appartenance. Plutôt que de lui interdire toute affiliation, on laisse aujourd’hui le candidat catholique ou communiste régler la difficulté avec sa conscience. Les pressions exercées autrefois sur les frères pour qu’ils confient leurs enfants aux écoles publiques ou qu’ils réclament un enterrement civil ont disparu. N’a-t-on d’ailleurs pas vu, dans un passé récent, un Grand Maître du Grand Orient de France, décédé prématurément dans un accident d’avion, recevoir les honneurs de funérailles religieuses publiques ? Du côté de certains évêques, les préventions antimaçonniques sont également tombées.
63La situation des rapports entre la Maçonnerie et l’Église n’apparaît pas tout à fait sous le même angle en Belgique, où les progrès de la laïcité dans la vie publique n’ont pas accompli le même chemin qu’en France. La persistance d’un parti confessionnel, très influent dans la partie flamande du pays, a freiné la sécularisation de la société belge. L’enseignement confessionnel, d’une puissance redoutable, réclame toujours plus d’avantages pour ses écoles, et les obtient. Les sujets de querelle entre l’Église et une laïcité désormais organisée ne débouchent pas toujours sur des solutions empreintes de tolérance, en raison de la conviction profondément enracinée dans l’entourage chrétien, minoritaire sur le plan électoral, mais toujours présent et singulièrement actif dans la gestion gouvernementale, que les réponses apportées par les textes sacrés aux questions posées par la société contemporaine valent pour le corps social belge tout entier, et pas seulement pour les ouailles catholiques. La loi sur l’interruption volontaire de grossesse, par exemple, votée en France depuis longtemps grâce au travail d’information du docteur Pierre Simon, ancien Grand Maître de la Grande Loge, n’a reçu son agrément devant le Parlement belge que dans une période assez récente, après de nombreuses entraves dilatoires des milieux parlementaires inspirés par les cléricaux. Les multiples discussions soulevées par la bioéthique et les progrès des sciences médicales tournent souvent à l’avantage des solutions les plus conservatrices, défendues par un « pilier » rétrograde, plus à l’écoute des autorités romaines qu’à celles de l’intérêt bien compris du citoyen, quelle que soit la mouvance religieuse ou philosophique à laquelle il appartient.
64L’atmosphère de la vie maçonnique se ressent d’une telle situation. Le poids du passé, marqué par les interdits catholiques exprimés avec une violence verbale peu commune, affecte toujours l’ambiance des travaux des loges, surtout dans les obédiences adogmatiques. Les enquêtes menées sur la personnalité des candidats s’intéressent encore fréquemment à leurs attaches religieuses et posent ouvertement la question de savoir si le postulant s’est marié suivant un rite quelconque ou entend donner une éducation religieuse à ses enfants. Une réponse affirmative à l’une de ses interrogations ne suffit plus à écarter un profane du Temple, mais suscite dans certains cas de vives discussions dans les ateliers. L’entrée récente d’un professeur de religion catholique dans une loge du Grand Orient et d’un professeur de religion islamique dans un atelier du Droit Humain a causé des remous prodigieux, dont les effets négatifs ne sont pas encore tout à fait estompés. Qu’une double agrégation de ce genre ait pu se produire établit toutefois une évolution des esprits. Pendant longtemps, toute forme d’attache à un système religieux autoritaire (le protestantisme et le judaïsme n’étaient pas concernés par ces préventions) excluait ipso facto de l’initiation celui qui s’en prévalait. Cet état d’esprit a régné en Belgique jusque dans la fin des années cinquante, quand a été fondée la Grande Loge de Belgique, reconnue par la Maçonnerie déiste48.
65L’émergence dans la Belgique contemporaine d’une laïcité institutionnalisée, avec la création en 1969 du Centre d’Action laïque, pour la partie de langue française, et du Conseil central laïque, pour la totalité du pays, a enlevé à quelques loges la mission qu’elles s’étaient assignées comme « gardiennes » des valeurs laïques. De nombreux francs-maçons continuent d’œuvrer, comme par le passé, au sein des associations laïques, mais il est abusif de prétendre, ainsi qu’on l’a entendu déclarer parfois, que « la Franc-maçonnerie est la courroie de transmission de la laïcité ». Cette assertion provoque un malaise dans les loges, dont tous les membres ne professent pas l’anticléricalisme en vogue autrefois ; elle suscite aussi des réactions négatives dans les milieux institutionnels de la laïcité, qui comptent leur contingent d’antimaçons farouches, prompts à vitupérer l’ouverture des francs-maçons au sacré, voire leur « calotinisme ». L’histoire présente parfois de ces singuliers retournements…
En guise de conclusion
66Que les Franc-maçonneries française et belge aient, pendant près d’un siècle, constitué une société parapolitique, voilà une réalité qui n’est pas douteuse. Entraînées sur le chemin d’un combat philosophique, qui débouche sur une guerre de partis, par des adversaires d’autant plus intolérants qu’ils pouvaient se targuer d’un soutien populaire, les obédiences ont tenté de résister aux assauts. Les moyens frelatés qu’elles se sont donnés pour affirmer leur droit à l’exercice d’une pensée libre, les interventions qu’elles se sont quelquefois autorisées dans le cours des affaires publiques, le rôle qu’elles ont, en diverses occasions, assigné à ceux de leurs membres qui tenaient les rênes de la gestion dans la cité, pour légitimes qu’ils aient pu paraître à d’aucuns, se sont révélés des erreurs tactiques. En usant des mêmes armes empoisonnées que leurs ennemis, les loges ont essuyé, en toute logique, des reproches identiques à ceux qu’elles leur avaient adressés. Par bonheur, ces déviations à l’idéal de la Maçonnerie n’ont duré qu’un temps très court ; avec rapidité, les initiés se sont aperçus qu’ils s’étaient fourvoyés en risquant de flétrir la grandeur de leur message philosophique et moral à la fréquentation des allées du pouvoir.
67Dépourvus de toute puissance politique, les francs-maçons demeurent avec leur idéal, irréductible à toute forme d’autoritarisme et d’embrigadement. Qu’ils croient en Dieu ou qu’ils le méconnaissent, ils pratiquent la « religion de l’homme » et, contre les détracteurs de l’humanisme, ne cessent de proclamer, comme des valeurs essentielles, le refus de l’argument d’autorité, le devoir de solidarité, le respect de la dignité individuelle, les droits imprescriptibles de la liberté. Ces valeurs-là, ce sont aussi celles de la laïcité !
Notes de bas de page
1 La paternité d’Anderson et la portée morale des Constitutions ont été récemment contestées. Cf. Pierre Méreaux, Les Constitutions d’Anderson. Vérité ou imposture, Paris, Éd. du Rocher, 1995, 373 p.
2 Cf. Pierre Boutin, La Franc-maçonnerie, l’Église et la modernité. Les enjeux institutionnels du conflit, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, 213 p.
3 Cf. Daniel Ligou, La Franc-maçonnerie, Paris, PUF, 1977, p. 68.
4 Une analyse complète et pénétrante des interdictions pontificales se lit dans Jérôme Rousselacordaire, Rome et les francs-maçons. Histoire d’un conflit, Paris, Berg International, 1996, p. 45-59.
5 Voir le texte complet de Providas dans Léo Taxil, Le Vatican et les francs-maçons, Paris, Libris Éditions, 1997, p. 14-20.
6 Voir, sur les deux premières décennies de l’histoire maçonnique en France, le très beau livre de Pierre Chevallier, Les Ducs sous l’acacia ou les premiers pas de la Franc-maçonnerie française (1725- 1743), Paris, J. Vrin, 1964, 230 p.
7 Cf. Jacques Lemaire, Les origines françaises de l’antimaçonnisme (1744-1797), Bruxelles, Éditions de l’Université, 1985, (Études sur le xviiie siècle. Volume hors série 2), p. 48-55.
8 Cf. Jacques Lemaire, « Franc-maçonnerie et religion en Flandre et dans les Pays-Bas autrichiens pendant le xviiie siècle », Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Paris, H. Champion, 1998, p. 161-164.
9 Cf. Hugo De Schampheleire, « L’égalitarisme maçonnique et la hiérarchie sociale dans les Pays-Bas autrichiens », Visages de la Franc-maçonnerie belge du xviiie au xxe siècle, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1983, p. 54.
10 Cf. Les plus secrets mystères des hauts grades de la Maçonnerie dévoilés ou le vrai Rose-Croix (1774), Paris, éd. René Le Forestier, 1914, (thèse complémentaire présentée à la Faculté des lettres de l’université de Paris), p. 55.
11 Cf. Ran Halévy, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, A. Colin, 1984, (Cahiers des Annales, 40), p. 103.
12 Cf. Charles Porset, Commentaire critique de Louis Amiable, Une loge maçonnique d’avant 1789 : la R. L. des Neuf Sœurs (Paris, 1897), Paris, Edimaf, 1989, p. 14-17.
13 Cf. Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-maçonnerie française. ii. La Maçonnerie : Missionnaire du Libéralisme (1800-1877), Paris, Fayard, 1974, p. 280.
14 Cf. André Combes, Histoire de la Franc-maçonnerie au xixe siècle, Monaco, Éd. du Rocher, 1998, t. I, p. 125.
15 Cf. op. cit., p. 133.
16 Cf. John Bartier, « L’Université libre de Bruxelles au temps de Théodore Verhaegen », Laïcité et Franc-maçonnerie, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1981, p. 13-71 ; et André Uyttebrouck, « Les libéraux et la fondation de l’Université libre de Bruxelles », Église et enseignement. Actes du colloque du xe anniversaire de l’Institut d’histoire du christianisme de l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1976, p. 169-179.
17 Cf. John Bartier, « La condamnation de la Franc-maçonnerie par les évêques belges en 1837 », Laïcité et franc-maçonnerie, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1981, p. 225-232.
18 Cf. Luc Nefontaine, Église et Franc-maçonnerie, Paris, Éditions du Chalet, 1990, p. 48-60 ; et Jacques Lemaire, L’antimaçonnisme. Aspects généraux (1738-1998), Paris, Éditions maçonniques de France, 1998, p. 11-45.
19 Cf. Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-maçonnerie française. II, op. cit., p. 298.
20 L’origine du ternaire républicain a été récemment étudiée de manière magistrale par Charles Porset (La devise maçonnique « Liberté, Égalité, Fraternité », Paris, Éditions maçonniques de France, 1998), qui démontre que les maçons français n’ont détourné aucun héritage, puisque les valeurs morales consacrées par la formule étaient déjà vécues en loge depuis le siècle précédent.
21 Cf. André Combes, op. cit., t. I, p. 239.
22 Cf. Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-maçonnerie française. ii, op. cit., p. 282.
23 Cf. Marcel De Schampheleire, Histoire de la Franc-maçonnerie belge depuis 1830. Un siècle et demi de Grand Orient de Belgique, t. I, p. 156.
24 Cf. Joseph Tordoir, Verhaegen aîné, président de l’Association libérale et Union constitutionnelle de Bruxelles, Bruxelles, Archives libérales francophones du Centre Paul Hymans, 1997, p. 4-5.
25 Si Stassart fait figure de conservateur peu désireux de s’impliquer dans une mêlée contre l’Église, Defacqz en revanche ne mâche pas ses mots pour dénoncer l’adversaire clérical, même s’il ne souhaite pas impliquer ouvertement la Maçonnerie dans la bataille. Dans le discours qu’il prononce à titre de Grand Maître le 26 novembre 1848 à l’occasion de l’installation de la loge L’Espérance, il s’exclame : « Oui, dépositaire fidèle et vigilante des traditions de liberté, de tolérance et d’égalité, la Maçonnerie a, la première, poussé le cri d’alarme le jour du danger : la première, elle a su résister à ce parti dont l’audace égalait l’ambition et qui avait entrepris, dans notre Belgique, d’enchaîner tout progrès, d’étouffer toute lumière, de détruire toute liberté pour régner avec quiétude sur une population abrutie d’ignorants et d’esclaves. Oui, elle fut le centre autour duquel se groupèrent les hommes dévoués à la cause de la vérité, de la civilisation, du progrès social. C’est elle qui les a enrégimentés, disciplinés ; qui leur a donné un drapeau, des chefs et un plan de campagne » (F. Clément, L’Invocation au Grand Architecte de l’Univers dans le Loges dépendant du Grand Orient de Belgique. 1832-1880, Bruxelles, Éditions du Grand Orient de Belgique, 1935, p. 15-16).
26 Ce concept de libre examen devient très vite un principe philosophique unanimement accepté dans les loges et reconnu comme le fondement de l’enseignement dans l’université créée par les maçons (cf. Jean Stengers, « L’apparition du libre examen à l’Université de Bruxelles », Revue de l’université de Bruxelles, xvi, 1963-1964, p. 59-136).
27 Cf. F. Clément, Histoire de la Franc-maçonnerie belge au xixe siècle. Deuxième partie : de 1850 à 1900, Bruxelles, de l’Imprimerie du Suprême Conseil, 1948, p. 14.
28 Pour plus de précisions, voir Jacques Lemaire, « L’abandon du Grand Architecte de l’Univers par le Grand Orient de Belgique », Studia Latomorum & Historica. Mélanges offerts à Daniel Ligou, Paris, H. Champion, 1998, p. 302-306. L’abrogation de l’article 135 s’accompagne, pendant une période courte (1855-1860), d’une disposition réclamée par la loge La Constance de Louvain et attribuant aux loges le droit de surveiller ceux de leurs membres qu’elles ont favorisé à conquérir des fonctions électives. Par bonheur, cette règle contraire à l’esprit même de la liberté maçonnique est rapidement contestée et abandonnée.
29 Cf. Jean Stengers, « Les idées philosophiques et religieuses de Verhaegen », Pierre-Théodore Verhaegen. L’homme, sa vie, sa légende. Bicentenaire d’une naissance, Bruxelles, Université libre, 1996, p. 115-125.
30 Cf. Roger Desmed, « L’évolution du sentiment religieux chez les francs-maçons belges entre 1830 et 1914. L’exemple des loges bruxelloises », Problèmes d’histoire du christianisme, 7, 1976-1977, p. 57-86.
31 Cf. Roger Desmed, « Un discours maçonnique inédit sur l’histoire politique du catholicisme (1860) », Problèmes d’histoire du christianisme, 8, 1979, p. 90.
32 Cf. op. cit., p. 99.
33 Cf. Marcel De Schampheleire, Histoire de la Franc-maçonnerie belge depuis 1830…, op. cit., t. I, p. 140.
34 Voir la comparaison entre les contextes français et belge pour la décision d’abroger l’invocation au Grand Architecte dans Jacques Lemaire, « L’abandon du Grand Architecte de l’Univers par le Grand Orient de Belgique », op. cit., p. 295-312.
35 Un décret de prairial an xii avait prescrit la division des lieux de sépulture, au moyen de murs, de haies ou de fossés, à mesure des cultes professés dans une commune. Au cours du xixe siècle, le clergé interprète cette disposition législative et crée un compartiment supplémentaire destiné à recevoir la dépouille de toutes les personnes retranchées du nombre des fidèles : les enfants non baptisés, les personnes suicidées et les libres penseurs. Le parti libéral tenait l’ouverture du « coin des réprouvés » comme une pratique illégale et même inconstitutionnelle. Mais comme les gouvernements composés de libéraux (de 1847 à 1855 et de 1857 à 1870) n’avaient pas légiféré pour réaliser la sécularisation des cimetières et supprimer toute division cultuelle, certaines loges avaient adressé des pétitions aux Chambres pour exiger le vote d’une loi établissant un régime uniforme pour toutes les inhumations (cf. André Miroir, « Franc-maçonnerie et politique en régime censitaire. Essai sur l’abrogation de l’article 135 des Statuts et règlements généraux (1854- 1870) », Visages de la Franc-maçonnerie belge du xviiie au xxe siècle, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1983, p. 239).
36 Cf. Marcel De Schampheleire, Histoire de la Franc-maçonnerie belge depuis 1830…, op. cit., t. I, p. 157.
37 Ibid., t. iii, p. 90-178.
38 Aujourd’hui encore, par exemple, le protocole attribue au cardinal-archevêque une position privilégiée : au cours des cérémonies officielles, le primat de Belgique est placé devant le président de la Chambre et celui du Sénat ; autrement dit, dans la démocratie belge, le représentant de la religion majoritaire précède les personnages symbolisant le pouvoir de la nation souveraine !
39 Cf. Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-maçonnerie française. iii. La Maçonnerie : Église de la République (1877-1944), Paris, Fayard, 1975, p. 61.
40 Cf. P.-M. LENERVIEN, Le Cléricalisme maçonnique, Paris, Perrin, 1989, 187 p. sous ce titre en 1898.
41 Le convent du Grand Orient en 1899 prend la décision d’encourager « la formation de tout groupement constitué pour la défense de la République, et notamment de sections de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen » (cf. Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-maçonnerie française. iii, op. cit., p. 71).
42 Les loges se sont jetées sans réticence dans la bataille pour la révision du procès. Le 10 mai 1899, le Grand Orient organise une manifestation en faveur du condamné : le succès de foule fut tel qu’une seconde réunion dut être improvisée dans la cour de l’hôtel de la rue Cadet.
43 Par ailleurs, elles interviennent d’abondance dans les affaires électorales. C’est à l’initiative de la loge Les Frères unis inséparables que se crée la Ligue d’action républicaine au lendemain des élections municipales de 1900 et, en 1901, c’est un comité mis sur pied par le Grand Orient qui se charge de réunir un congrès des radicaux-socialistes, point de départ de la création définitive du parti radical.
44 Cf. Roger Desmed, « L’évolution du sentiment religieux chez les francs-maçons belges entre 1830 et 1914. L’exemple des loges bruxelloises », op. cit., p. 78.
45 Cf. Jacques Lemaire, « Goblet d’Alviella, la loge des Amis Philanthropes et le Grand Orient de Belgique », Eugène Goblet d’Alviella, historien et franc-maçon, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1995, (Problèmes d’histoire des religions, 6), p. 133-150.
46 Cf. André Miroir, « Franc-maçonnerie et politique en régime censitaire. Essai sur l’abrogation de l’article 135 des Statuts et règlements généraux (1854-1870) », Visages de la Franc-maçonnerie belge du xviiie au xxe siècle, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1983, p. 239.
47 Cf. Roger Desmed, « Les problèmes de la Défense nationale de 1830 à 1914 vus par des francs-maçons belges, particulièrement à Bruxelles », Actes du colloque d’histoire militaire. Bruxelles, 26-28 mars 1980, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 1981, p. 427-447.
48 Une scission s’est ensuite produite au sein même de la Grande Loge de Belgique, avec la constitution (le 1er juin 1979) de la Grande Loge Régulière de Belgique, unique détentrice actuelle de la régularité à l’anglo-saxonne.
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