Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1Près de trois siècles après sa première institutionnalisation à Londres en 1717, la Franc-maçonnerie demeure une forme de sociabilité controversée qui suscite trop de polémiques et de bavardages entendus, pour faire l’objet d’une étude sereine et méticuleuse de son rôle dans la société. Les derniers avatars de l’actualité maçonnique l’attestent : escarmouches parlementaires en Grande-Bretagne, afin d’interdire certains postes de l’administration aux francs-maçons, critiques acerbes quant à l’attitude laxiste du Grand Orient* de France vis-à-vis de frères corrompus dans les affaires politico-financières ou pour son intrusion dans les affaires de l’État avec le dossier corse, reportage télévisé à l’emporte-pièce sur la Grande Loge* Nationale Française et ses réseaux affaires en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur avec divulgation à une heure de très grande écoute de listes nominatives de plusieurs dizaines de frères, sans parler de l’affaire de la loge italienne P2. Ces « affaires maçonniques » ramènent régulièrement sur le devant de la scène politique et médiatique le vieux mais inépuisable débat, tant il est vain, sur le « secret maçonnique », par essence initiatique. Ces prédispositions à faire de la Franc-maçonnerie un objet de polémique permanent sont aussi vieilles que l’Ordre, dans les pays à dominante catholique surtout, et ailleurs avec d’autres tonalités. Le résultat de cette cacophonie est double. D’un côté, la Franc-maçonnerie doit sortir de sa réserve et de sa discrétion pour éviter d’apparaître comme volontairement retranchée du monde et ne pas donner d’arguments à ses détracteurs qui la qualifient de conspiratrice née ; c’est-à-dire, ne pas pratiquer l’autisme et devenir « communicationnelle ». D’un autre côté, on voit les médias chercher, par différents truchements, à dévoiler les imaginaires stratégies maçonniques, ou – dans un but plus didactique – à montrer la réalité de l’univers maçonnique. En somme, la Franc-maçonnerie est, comme souvent au cours de son histoire, à la croisée des chemins dans son singulier dialogue avec la sphère publique et profane : elle doit faire face à un excédent de parole, à un trop plein de communication brouillonne qui constituent, à tout point de vue, un préjudice pour la clarification du débat. Car, même dans les esprits les plus sereins, la Franc-maçonnerie est un sujet à débat, soumise à la prégnance des idées à l’emporte-pièce, aux jugements hâtifs, aux préjugés idéologiques ou politiques.
2Ce constat nous a frappés. La Franc-maçonnerie ne se résout pas à un sujet d’étude « ordinaire », propre aux confrontations tamisées et feutrées des colloques et séminaires universitaires. Nous nous sommes donc penchés sur le dossier, pour l’instruire à nouveaux frais, dans un contexte particulièrement défavorable, puisque chaque semaine paraît apporter sa nouvelle affaire maçonnique. Cet ouvrage est le fruit de ce travail, il voudrait clarifier le débat et montrer en quoi, sur quoi et pour quoi une poignée d’hommes et femmes, somme toute peu nombreux mais choisis, en regardant le monde qui les entoure, vont s’engager délibérément à réfléchir et à agir pour le transformer et l’améliorer. Il aurait été possible de limiter notre champ d’investigation à la France seule : au contraire, nous avons souhaité considérer les cultures et enjeux maçonniques d’autres pays d’Europe – principalement d’Europe latine où la Maçonnerie est marquée par son engagement dans le champ politique – afin de mettre en perspective les activités des uns et des autres, et ainsi dégager, par le haut, les ombres du débat.
3À l’évidence, les rapports de la Franc-maçonnerie avec le monde politique constituent à la fois la clé et le ressort de ce débat. Vaste sujet encore, qui brouille les pistes, multiplie les impasses, et ralentit les progrès de la connaissance. Nous souhaitons clairement rompre avec ce penchant néfaste où l’anecdotique prend le pas sur les analyses scientifiques, et, pour tout dire, considérer le problème autrement. En plaçant les francs-maçons au cœur de la citoyenneté, nous nous sommes obligés à modifier les rapports du « maçonnisme » avec le politique, à lui donner une autre dimension, une autre envergure, un autre dessein : celle de « l’homme de/dans la cité », membre de la polis. Cette rupture constitue selon nous le point fondamental pour commencer à regarder et traiter la Franc-maçonnerie, non comme un sujet à polémiques, ou un sujet de société à la mode médiatique, mais comme un sujet en soi digne d’intérêt et de réflexion, et dans notre cas, comme un sujet historique.
4L’entreprise peut paraître vaine, compte tenu de la longue tradition polémique sur le sujet, nous l’avons néanmoins menée, en choisissant un projet original : parcourir l’univers maçonnique de la Révolution française à nos jours, à l’intérieur d’une Europe à la construction de laquelle de nombreux francs-maçons ont œuvré – construction qui met en évidence et mobilise une culture historique commune qui donne sa cohérence au champ d’investigation retenu1. Cet état de fait est double, les fondements culturels maçonniques s’imposent d’emblée puisqu’ils sont façonnés selon des concepts communs, des orientations similaires et des valeurs identiques ; et, parce que s’il existe une culture maçonnique, celle-ci ne se sépare pas d’une culture européenne : elle l’intègre. L’importance que les francs-maçons donnent à la « tradition maçonnique » révèle les fondations sur lesquelles se bâtit la culture maçonnique depuis le xviie siècle. Cette tradition, observée dans une perspective anthropologique et sociologique ne pouvait pas rester invariante : de là, divergences, contradictions et divorces. Mais, il n’en est pas moins vrai, qu’à la base, la filiation demeure. Les variantes culturelles sont aussi la manifestation de la diversité culturelle de notre continent, et les sensibilités qui apparaissent tout au long du xixe siècle se conforment aux articulations sociologiques et politiques multiples que la modernité contemporaine impose. Ainsi, on observe une multiplicité de « cultures maçonniques » qui répond davantage aux manières de les insérer dans sa propre culture globale que de chercher un quelconque « déviationnisme ».
5Ici, nous n’évoquons pas les « objets culturels » maçonniques, tels que les rites, rituels, symboles, etc. qui sont surtout des objets culturels occidentaux ou de tradition judéo-chrétienne2 ; nous considérons les « productions culturelles » maçonniques, car elles sont les seules à nous dévoiler les comportements des francs-maçons en tant que citoyens, même en prenant à rebours la soi-disant exclusivité des francs-maçons à parler de ce qu’ils font. D’ailleurs, l’allégorie maçonnique de la construction du temple de l’Humanité est éminemment politique dans l’acception la plus large du mot. En fait, si la spiritualité forme les hommes en loge, elle ouvre un chemin pour aller vers l’autre. En Maçonnerie, l’altérité se conjugue avec l’idée que l’homme est son objet ultime, sa préoccupation quotidienne. Cette « culture de l’homme » permet de mettre en œuvre une approche du politique qui lui est originale, au sens où elle n’a pas une finalité hors de cette culture ; or ceci est à la fois précis et ambigu, car la Franc-maçonnerie ne définit pas l’objet politique, elle le repère, l’étudie à l’intérieur de principes et valeurs universels (tolérance, liberté, fraternité…). Lorsque la société maçonnique sort de ce cadre « universel et humaniste », et ne se reconnaît plus elle-même, elle se brouille et « dévie ». Mais pour l’historien ou le sociologue, la « déviation » révèle aussi la pratique d’un comportement politique intéressant : la linéarité n’existe pas ; toute société est susceptible de modifier son parcours en fonction de contraintes, de pressions externes, de redéploiements, etc.
6Dans cet ouvrage, le lecteur pourra facilement trouver que l’activité politique du maçonnisme est faite d’errements, de contradictions et de contributions décisives à l’édifice de la démocratie, de l’égalité des hommes et de la paix ; mais également, des appels et des tentations du pouvoir, des luttes intestines pour le conquérir, etc. En somme, un ensemble de cultures ou des manifestations culturelles du politique qui sont l’objet d’étude de cet ouvrage.
7La culture politique, qui connaît un usage historiographique croissant depuis une décennie3, peut être perçue comme un « attrape-tout », dans les domaines sociologique, anthropologique, historique4… ou comme un « fourre-tout » où « caser » tout ce que le politique suscite (partis, élections, théorie de l’État, socialisation…). C’est dire la confusion que le terme véhicule depuis ses origines5, sans compter sa diffusion et son interprétation sommaire6. Néanmoins, à partir des années 1970, la culture politique est intégrée à la sociologie politique en France, mais elle est toujours perçue comme un instrument d’étude des sujets classiques (élections, idéologies), donc très limitée quant à son champ d’application7. À n’en pas douter, les travaux anthropologiques et sociologiques ont rénové la vision des politologues ; ainsi, l’élargissement du champ « culturel8 » au politique tend vers l’observation des ensembles « sous-culturels » qui complète les études ; or les critiques faites à ces divagations de la culture politique ne prennent pas en compte la multiplicité des systèmes culturels, ni les évolutions des sociétés qui les produisent9.
8Quant à son utilisation dans les études historiques, même si on convient de donner à la culture politique l’héritage de l’« histoire des mentalités », on se trouve face à des données nouvelles : intégrer à l’univers politique des acteurs nouveaux qui représentent la mobilité de la société face à l’immobilité des acteurs institutionnels10. Cette approche d’une culture « en mouvement » est spécifique à l’historiographie. Il ne pouvait en être autrement : l’élaboration d’une culture politique se fait dans le temps, car « elle se nourrit d’un devenir11 ». Autrement dit, sans cette élaboration il n’y a pas de reconnaissance d’une production culturelle, car elle est « en formation ». De là, l’importance à développer des cadres multiformes et des structures puissantes pour la dite reconnaissance. Un de ces cadres peut être la société maçonnique : l’intérêt d’une telle démarche est d’étendre le système d’explication du politique (perceptions et sensibilités), car il est le « socle des comportements des sociétés entrées dans l’ère de systèmes représentatifs12 ».
9L’ensemble de pratiques et cultures du politique qui, en naissant dans un lieu de socialisation – la loge maçonnique –, projettent un faisceau de productions politiques méritaient d’être étudiées. Les textes rassemblés dans cet ouvrage analysent cette diversité au sein du groupe lui-même, dans les différents pays d’Europe latine. Cette dominante latine résulte logiquement du maintien volontaire des francs-maçons anglo-saxons et de ceux qui se rattachent à la Franc-maçonnerie dite régulière (c’est-à-dire reconnue comme telle par la Grande Loge Unie d’Angleterre et ses sœurs) en strict retrait des questions politiques, préférant limiter leur intervention au champ de la bienfaisance/charité. Le livre n’épuise pas tous les sujets que la Franc-maçonnerie a développés13, mais il aborde les plus importants : ceux qui concernent en premier chef les cultures politiques de l’Europe contemporaine. L’ouvrage débute significativement sur la remise en cause d’un mythe, celui de la neutralité politique originelle de l’Ordre. Cette rupture initiale permet ensuite d’aborder des sujets institutionnels (éducation/socialisation), politiques (pacifisme/peine de mort/pouvoir) ou sociaux (femme/socialisme) ; mais également de considérer que la Franc-maçonnerie a sa propre politique, dont les principes ne sont pas toujours maçonniques ; donc une façon de construire sa culture politique.
10La reconstruction de cette diversité de cultures nous a permis de proposer d’une série de réflexions qui montrent les apports du maçonnisme à la démocratisation des sociétés, à la modernisation sociale et politique en intégrant aux débats maçonniques des sujets (l’éducation, l’émancipation de la femme…) non reconnus par la classe politique ou les institutions : cette forme de construction une société était innovante au xixe siècle, elle l’est un peu moins aujourd’hui ; mais c’est bien là une des finalités des francs-maçons. L’articulation du social passe par le politique ; c’est comme ça qu’il est rétabli à sa juste dimension et qu’il obtient ses lettres de noblesse. En somme, les cultures politiques depuis la Franc-maçonnerie dégagent deux aspects importants : l’horizontalité politique, qui avait commencé avec la Révolution française et la communication politique, qui fait son apparition avec l’essor des sociabilités urbaines et de la presse. Sur ces deux registres, on trouve en première ligne les francs-maçons.
11On peut toujours souligner que beaucoup de leurs activités politiques s’expliquent par leur appartenance à une famille ou parti politique non à la Franc-maçonnerie. Cela est incontestable : la double appartenance existe bel et bien. Néanmoins, si les loges sont un lieu de rencontre des hommes qui ne sont pas semblables, qui lisent des discours et parlent avec des mots différents, leur union dans ce lieu produit un « consensus » qui façonne les cultures politiques maçonniques, qui sont identitaires sans être partisanes14. De là, la difficulté d’approche lorsqu’on aborde le binôme maçonnique/politique.
12Ce livre veut, en outre, proposer une nouvelle approche des études maçonniques, restées longtemps hors de portée des nouveaux acquis de l’histoire sociale et culturelle, comme nous le rappelle ici même P.-Y. Beaurepaire. Il s’agit donc de redonner à la Franc-maçonnerie sa place dans l’Histoire, ni plus ni moins, affaire compliquée par la persistance des tabous. Mais il nous importe encore davantage, qu’on voie dans ces travaux que la société maçonnique peut être, doit être étudiée autrement, avec d’autres outils, avec d’autres méthodes ; en la positionnant dans les interstices du politique, du social et du culturel, ou à l’intérieur de chacun d’entre eux. Si cet ouvrage réussit à faire évoluer cette vision, il aura atteint son but, en montrant que les études maçonniques ont un avenir à côté – et en relation avec – les autres sujets de l’histoire européenne.
Notes de bas de page
1 J. Lemaire (éd.), La Franc-Maçonnerie et l’Europe, coll. « La Pensée et les Hommes », Éditions de l’université de Bruxelles, 1992. Un autre regard est offert dans J. A. Ferrer Benimeli (coord.), La Masonería española entre Europa y América, Zaragoza, Instituto Fernando El Católico, 1995, 2 vol.
2 Ceci est fort bien développé dans L. Nefontaine, Symboles et symbolisme dans la Franc-Maçonnerie, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1997.
3 S. Bernstein, « La culture politique », R. Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988.
4 L’expression est d’Yves Schemeil, « Les cultures politiques », M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, Paris, PUF, vol. 3, p. 238.
5 Il s’agit de l’ouvrage de G. Almond, S. Verba, The Civic Culture, Political Attitudes in Five Countries, Princeton, Princeton University Press, 1963.
6 M. Duverger, Sociologie de la politique, Paris, PUF, 1973, p. 120-126.
7 Cf. J.-P. COT et J.-P. Mounier, Pour une sociologie politique, Paris, Seuil, 1974, p. 35-65.
8 La distinction entre ce qui « culturel » et ce qui est « politique » n’est jamais aisée. Voir B. Badie, Culture et Politique, Paris, Economica, 1983.
9 Sur ce point, lire R. Otayek, « Démocratie, culture politique, sociétés plurales : une approche comparative à partir de situations africaines », Revue française de science politique, vol. 47, n. 6, 1997, p. 798-822.
10 Serge Bernstein considère que la culture politique « permet de sonder les reins et les cœurs des acteurs politiques. Son étude est donc plus qu’enrichissante : indispensable, pour peu qu’on s’entende sur sa définition et ses limites », in « L’historien et la culture politique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 1992, n. 35, p. 67.
11 Ibid., p. 73. Sur cet aspect, lire Roger Eatwell (éd.), European Political Cultures. Conflict or convergence ?, London, Routledge, 1997, p. 1-12.
12 J.-F. Sirinelli, « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du politique », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, n. 57, 1998, p. 127.
13 Je tiens à remercier le professeur Jean Luc Rojas de l’université de Lausanne qui après d’infructueuses recherches sur l’apport maçonnique dans la question humanitaire/Croix Rouge, a dû se résoudre à abandonner le projet d’étude que je lui avais proposé. Les raisons en sont simples : malgré la légende qui court toujours, la création de la Croix Rouge n’a pas été une initiative maçonnique !
14 L. P. Martin, « Cultura e identità politiche nella Massoneria spagnola del primo ‘900 », Memoria i ricerca, 1999, n. 4, p. 25-43.
Auteur
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