Quand il est difficile de gouverner
L’année 1420 en Bretagne
p. 141-154
Texte intégral
1Depuis le début du xiiie siècle, les ducs de Bretagne s’attachent à renforcer leur pouvoir sur leur principauté. Cela se fait au quotidien, moyennant parfois quelques frictions, mais au xive siècle, les choses prennent un tour nettement plus violent avec la guerre de Succession (1341-1364) qui voit s’opposer deux branches de la famille ducale, Penthièvre contre Montfort. La victoire de ces derniers peut laisser penser que l’affaire est close, mais les griefs n’étant pas épuisés, elle rebondit dans les années 1370 avant que les choses rentrent temporairement dans l’ordre. L’enlèvement du duc Jean V en 1420 est l’épilogue de cette longue querelle. La capture d’un prince sur ses terres est un événement assez rare, à la hauteur des frustrations accumulées depuis un siècle et demi. Cette affaire est l’occasion de mesurer, à la fois la difficulté pour le duc d’imposer son pouvoir dans son duché mais aussi d’étudier comment ses serviteurs réagissent à l’événement. Après son issue favorable, l’affaire fait aussi apparaître la façon dont le prince remercie ses fidèles, sans oublier Dieu grâce à des fondations pieuses. L’étude de l’attentat de Champtoceaux est facilitée par des sources relativement abondantes et accessibles. L’historien peut aussi s’appuyer sur les nombreuses chroniques et histoires, tant bretonnes qu’extérieures, et une bibliographie générale abondante vient compléter cette documentation variée, même s’il faut regretter le traitement souvent anecdotique de l’enlèvement de Champtoceaux1.
Une querelle de longue date2
2Pendant tout le xiiie siècle, les ducs de la Maison de Dreux s’attachent à renforcer leur emprise sur la Bretagne et à réduire par tous les moyens possibles (achats, échanges, spoliations, guerres, etc.) la puissance de ceux – noblesse ainsi que clergé – qui pourraient s’opposer à leur pouvoir. Fermes dans leur action jusqu’au début du xive siècle, ils sont servis par une situation politique et familiale qui ne les oblige pas à constituer des apanages, ne concédant que quelques seigneuries et douaires qui ne remettent pas en question l’équilibre des forces dans le duché3. Les choses changent sous le règne de Jean III (1312-1341). Dans un contexte qui se dégrade (début du petit âge glaciaire), alors qu’il n’a pas d’héritier et que sa famille est divisée entre les descendants des deux épouses successives de son père, il décide de restaurer l’apanage de Penthièvre au profit de son frère Guy, rompant ainsi avec toute la politique des Dreux de centralisation du pouvoir entre les mains du prince. D’autre part, l’indécision de Jean III quant à sa succession4, liée à la rivalité féroce entre le duc et sa belle-mère Yolande de Dreux et au conflit franco-anglais naissant, débouche sur une guerre entre Charles de Blois, prétendant au nom de sa femme Jeanne de Penthièvre, soutenu par le roi de France, et Jean de Montfort, demi-frère de Jean III, soutenu par le roi d’Angleterre. La guerre de Succession oppose les deux partis pendant vingt-trois ans et trouve son épilogue dans la mort au combat de Charles de Blois à Auray le 29 septembre 1364.
3Le premier traité de Guérande (12 avril 1365) met fin au conflit mais les tensions ne retombent pas. L’anglophilie de Jean IV, la guerre de Cent Ans, dans laquelle la Bretagne joue alors un rôle pivot5 et les partisans des Penthièvre qui ne désarment pas provoquent une seconde crise qui aboutit à l’exil du duc en Angleterre (avril 1373) et à la prise en main de la Bretagne par le roi de France. La volonté du roi d’intégrer le duché au Domaine débouche sur un soulèvement et finalement, le retour triomphal de Jean IV sur le sol breton (3 août 1379) et la soumission de Jeanne de Penthièvre, veuve de Charles de Blois. Elle a bien compris, elle aussi, que l’intégration dans le royaume la privait définitivement de toute possibilité de voir sa famille accéder à la dignité ducale. Le second traité de Guérande (4 avril 1381) vient clore, peut-on penser, cette affaire née au début du siècle. Mais la crise couve encore au début xve siècle, attisée en sous-main par le dauphin Charles, à la recherche d’appuis.
4Plusieurs éléments aboutissent à donner un caractère paroxystique à l’enlèvement de 1420. Le vieux conflit Penthièvre-Montfort en est le fondement mais d’autres éléments en renouvellent les données. Marguerite de Clisson, fille du très francophile connétable Olivier, entretient la mémoire et la haine contre le duc et ce dernier ne fait rien pour calmer la situation. En effet, Jean V multiplie les chicaneries contre ses anciens adversaires et profite en 1407 de la faiblesse d’Olivier de Clisson, mourant, pour tenter de s’approprier ses biens. Cependant, un calme relatif revient dans les années qui suivent mais en 1419, un changement d’alliances ravive les tensions. Alors que Jean V semble privilégier l’alliance anglaise du fait de la situation politico-militaire du moment, Marguerite de Clisson se range derrière le dauphin Charles et envisage de remplacer Jean V par son fils Olivier de Blois, héritier du Penthièvre. Marguerite et ses fils (Olivier, Guillaume, Jean, Charles), encouragés par le dauphin, décident alors d’enlever le duc et de le contraindre à abdiquer en leur faveur. Le 13 février 1420, sous prétexte de « belles chasses et de gracieux banquets », le duc et ceux qui l’accompagnent sont capturés. Jean V est, la semaine suivante, enfermé à Champtoceaux puis déplacé de place forte en place forte pour être finalement libéré le 5 juillet 1420.
Fig. 1. – Marguerite de Clisson, mère d’Olivier de Blois, en prière.

Heures de Marguerite de Clisson (BnF, ms. Lat 10528, fo 29 vo).
5Les premiers informés de l’enlèvement sont la duchesse et les « barons ». D’après les chroniqueurs, leur première réaction est la douleur, spécialement celle de la duchesse, « qui se pâmait de déplaisir et de clameurs6 », mais aussi de la noblesse dont une partie accourt à Vannes pour soutenir Jeanne de France, peut-être aussi pour prendre la mesure de l’événement et connaître les décisions qui seront prises. La duchesse se reprend, quoiqu’inquiète, « touchée au cueur de douleur extrême7 », mais sans céder aux larmes, elle réconforte ses fidèles déprimés, montre le jeune Jean, âgé de 3 ans, et rappelle qu’elle a l’or et l’argent nécessaires à la guerre. « Comme de grant courage », elle lance les préparatifs qui doivent mener à la libération du duc. Elle convoque l’aristocratie bretonne à Vannes et lui demande de s’armer pour libérer le duc. Elle annonce qu’elle dépensera l’argent nécessaire et, pour les convaincre, présente ses deux jeunes fils, François et Pierre, « qui faisait crever le cœur à tous ceux qui les voyaient8 ». À noter qu’un tel déroulé est déjà connu. C’est celui que Le Baud décrit au sujet de Jeanne de Flandre quand elle apprend la capture de son mari par le roi de France. Il semble donc exister un « modèle » de duchesse dans l’adversité9.
6Les sources sont unanimes pour décrire la mise en place d’une union sacrée. Au-delà de la propagande construite a posteriori, elle se manifeste de plusieurs façons, en particulier dans la composition de l’armée ducale. La population se rassemble et une armée se constitue « pour le recouvrement de la personne du duc nostre souverain seigneur10 » comme l’exprime Raoul, sire de Coëtquen, maréchal de Bretagne lors de la montre du sire de Rieux. Les montres réalisées par les chefs de guerre11, pour faire à la fois le point sur les troupes disponibles et les éventuelles absences qui révèlent les trahisons, font état de la présence sous les armes de 1 588 combattants répartis entre 21 chevaliers, 1 068 hommes d’armes, 102 arbalétriers et 397 archers. On est, certes, loin des 50 000 hommes mobilisés pour libérer le duc d’après d’Argentré, chiffre qui révèle plus l’ampleur politique de l’événement que la réalité militaire, mais c’est quand même une mobilisation d’importance12. La présence d’environ 500 non nobles (arbalétriers et archers) montre que ce mouvement d’union sacrée ne concerne pas que les élites. « La nascion de Bretaigne » se mobilise toute entière, « tout le peuple breton13 ». Ces troupes, très efficaces, s’emparent des terres des Penthièvre et des villes de Lamballe, Guingamp, La Roche-Derrien, assiègent Broons puis Champtoceaux.
7Les Penthièvre, abandonnés par le dauphin, n’ont d’autre solution que de traiter et de libérer le duc. L’union sacrée se confirme encore lors du parlement de Vannes qui se tient à la suite les événements, où l’on retrouve pour juger Olivier de Blois (contumace) « les prélats, les barons et les autres gens des estats de Bretaigne ». Le Baud insiste en rappelant quelques lignes plus bas que « celle court où estoient, come dit est, congrégez et assemblez les troys estatz de Bretaigne14 ». Le duc ordonne de poursuivre la guerre pour s’emparer des biens et surtout des forteresses des Penthièvre, dans et hors de Bretagne. Leurs biens sont confisqués, leurs forteresses démantelées et ils ne sont plus les bienvenus en Bretagne15. Leurs partisans semblent avoir laissé passer l’orage ou s’être ralliés au vainqueur. Néanmoins, le seigneur de Goudelin refuse de se soumettre. Il est décapité à Guingamp et ses biens confisqués16. Quant à Guillaume de Châtillon-Blois, donné comme otage par ses frères, il reste détenu par le pouvoir ducal de 1420 à 1448. La faiblesse conjoncturelle du pouvoir royal explique sans doute aussi la prise des forteresses de Palluau, des Essarts et de Sainte-Hermine17.
L’attentat comme révélateur de la solidité du pouvoir ducal
8L’attentat révèle beaucoup de choses sur l’exercice du pouvoir ducal et la solidité de la structure mise en place depuis le xiiie siècle en Bretagne. Mais cet épisode, particulièrement violent à un niveau de pouvoir aussi élevé, est également un révélateur de la force des liens qui unissent Jean V à ses officiers et, plus largement, à la population du duché. Il est enfin intéressant pour appréhender la façon dont il remercie ses fidèles et, finalement, renforce son pouvoir en Bretagne.
Gouverner en l’absence du prince
9Constatons tout d’abord que l’enlèvement ne semble pas empêcher l’exercice du pouvoir qui se poursuit, en l’absence du duc, selon un mode dégradé. L’esprit de Jean V veille sur la Bretagne et c’est en son nom qu’un acte qui concerne le commerce fluvial de Tréguier et La Roche-Derrien est scellé à Vannes le 3 mai 1420, « par le conseil tenu en la chambre des comptes18 ». Après les formules d’usage, le document rappelle la situation dans laquelle se trouve la Bretagne mais aussi que les terres des Penthièvre ont été confisquées « pour le cas de félonie et crime de lèse-majesté que ledit Olivier à vers nous commis par traïson apensée en la prinse qu’il a faicte de nostre personne19 ».
Fig. 2. – Jean V, vitrail de la cathédrale Quimper.

Le duc porte la couronne d’or à hauts fleurons ; la tenue militaire, l’écu de guerre en bannière et le coussin qui sépare le duc du sol, sont autant de symboles de souveraineté, discrets mais clairs. Sur le phylactère enroulé sur la hampe de la bannière, figure la devise ducale suivante : « À ma vie ». Cl. Jean-Yves Cordier.
10La duchesse agit aussi en son nom, en demandant, par exemple, le 5 avril 1420 au roi d’Angleterre de libérer Arthur de Richemont, prisonnier après Azincourt, ou au moins de le « lui prester à moy ou au païs de Bretagne pour un temps20 », ce qu’Henri V refuse. Le 8 mai 1420, « Jehanne, ainsnée fille du roy de France, duchesse de Bretaigne, comtesse de Montfort et de Richemont » ordonne de démolir le château de Broons dès qu’il aura été pris. L’acte précise toutefois que « nous vous mandons et commandons de par nostre très redoubté seigneur monseigneur le duc […]. Par la duchesse au conseil tenu par le vicomte de Rohan, lieutenant général, auquel le sénéchal de Rennes et de Broérec, maistre Salomon Périou, messire Robert d’Espinay, messire de Coëtivy, Jehan Garin, Pierre Loret et autres estoient21 ». Le 27 mai, une nouvelle lettre de la duchesse reprend la même titulature. Elle donne les biens trouvés dans le château de Broons à Charles de Montfort, pour une valeur de 60 marcs d’argent, décision prise « en nostre conseil22 ».
Fig. 3. – Jeanne de France, duchesse de Bretagne, vitrail de la cathédrale de Quimper.

Cl. Jean-Yves Cordier.
11Mais à y regarder de près, c’est le vicomte Alain (VIII) de Rohan qui semble aux affaires. C’est assez curieux comme le constate Bertrand d’Argentré qui ne peut s’empêcher de relever qu’il est proche parent des Penthièvre23. Il s’intitule « Alain vicomte de Rohan et seigneur de Léon, lieutenant en Bretagne pour le duc, nostre souverain seigneur étant absent24 » mais toujours dans le cadre habituel du conseil comme l’atteste un acte du 12 juin 1420 donné au nom de « Jehan, etc. » « par le duc à la relation du conseil, Raoul Le Sage et autres présens25 ». Il s’attache à prendre en main les actions devant conduire à la libération de Jean V et de ses proches mais semble laisser au maréchal de Bretagne le soin de diriger les opérations militaires. Pour les mener à bien, il puise dans le trésor ducal, mais il n’est pas exclu qu’il profite de la situation pour obtenir des faveurs lui permettant d’élargir ses revenus et restaurer ses forteresses. Dans un acte souscrit à Vannes au nom de Jean V le 18 mai, « nostre très cher et très amé cousin et féal le vicomte de Rohan26 » se fait attribuer deux ans de taxes pour faire réparer ses forteresses au prétexte qu’elles pourraient servir à la défense du duché. Il est assisté de plusieurs grands seigneurs, titrés ou non : le baron de Vitré, le vicomte de la Bellière, les seigneurs de Laval, Châteaubriant, Rieux, Rais, Malestroit, Montauban, Combourg, Quintin, la Hunaudaye, etc. qui prennent en charge l’armée, sous la direction de Raoul de Coëtquen, maréchal de Bretagne, et de Jean de Penhoët, amiral de Bretagne27.
12Les officiers « civils » sont également sollicités, comme Jean de Malestroit, évêque de Nantes et chancelier de Bretagne, qui est envoyé vers le roi d’Angleterre, le vice-chancelier, les sénéchaux de Nantes et de Rennes, et le grand-maître d’Hôtel28. En revanche, les sénéchaux de Basse-Bretagne sont absents de la cour mais ils sont certainement occupés à surveiller leur ressort et à contrer d’éventuelles opérations d’assistance aux révoltés. Les religieux ne sont pas en reste et entourent la duchesse, comme les évêques de Saint-Malo, Dol, Tréguier, Cornouaille, Vannes, Léon, les abbés de Prières et de Saint-Mathieu-de-Fine-Terre, les archidiacres de Nantes et de Rennes29. La mobilisation descend sans doute à des échelons beaucoup plus bas de la société et des élites car les dons accordés par le duc après sa libération touchent des sanctuaires ou des communautés de faible importance comme Locronan, Runan, La Martyre, Lambader, Plougasnou… On peut y voir le rayonnement de ces sanctuaires ; certes, Jean V dans sa détresse, s’est voué à tous les saints et les saintes, mais il n’aurait sans doute pas accordé tant d’aumônes si ces lieux où ils sont situés lui avaient été hostiles.
13Le « petit peuple » est très discret dans nos sources mais on relève au moins deux cas intéressants. Guillemot Quinio, de Saint-Brieuc, bénéficie, le 30 septembre, d’une franchise de fouage et Guillaume Joubin, de Bédée, est anobli pour avoir participé au siège de Champtoceaux ; c’est manifestement une mesure appréciée puisque son fils Jean continue à guerroyer pour le duc avant de devenir châtelain de Montfort30. Dans le même ordre d’idée, les villes de Nantes, de Guérande – et plus largement le pays guérandais – et de Tréguier bénéficient dès l’automne 1420 de privilèges en remerciement pour services rendus31.
14D’un point de vue géographique, la Haute comme la Basse-Bretagne sont mobilisées. La noblesse de Basse-Bretagne est particulièrement bien représentée, rappel de la fidélité de cette région aux Montfort depuis le xive siècle mais les pays de Rennes, Fougères et Montfort ne sont pas en reste pour fournir des troupes, preuve que tout le duché est derrière son prince. Dans cette concentration aristocratique, les ego ne manquent pas de poser quelques problèmes pour la direction des opérations et c’est la raison pour laquelle Rohan s’attache à obtenir du roi d’Angleterre la libération d’Arthur de Richemont, prisonnier depuis Azincourt, sans succès.
15Tout indique donc que même en mode dégradé, les institutions bretonnes continuent à fonctionner presque normalement sans éprouver de grandes difficultés administratives ni financières, preuve de la grande solidité du pouvoir ducal au début du xve siècle.
Remercier
16Début juillet, le duc est libéré grâce à l’action vigoureuse de la duchesse et de Rohan. Le balancement naturel du récit amène d’Argentré à souligner la joie et le contentement des seigneurs de voir leur « souverain seigneur » désormais libre, contrepoint de la tristesse née de l’annonce de sa capture32. Jean V ne perd pas de temps et reprend les affaires en mains, dès le 6 juillet 1420, à Oudon, en confisquant les terres des Penthièvre, « par le duc de son commandement et en son conseil, son général parlement tenant », où siègent les évêques de Dol, Saint-Brieuc, le vicomte de Rohan, les sires de Châteaubriant, Rieux, La Suze et autres33. Ceux qui ont participé à sa libération sont autour de lui, le 10 juillet, par exemple, toujours à Oudon, comme le vicomte de Rohan, le comte de Porhoët, les sires de Rieux, Châteaugiron, La Bellière et plusieurs autres34. Ce même jour, le duc souligne le rôle important joué par la duchesse et celle-ci lui rappelle les dépenses engagées pour sa libération, anticipant d’une certaine façon les récompenses à venir35.
17Jean V rejoint rapidement Nantes et ses fidèles soutiens ne tardent pas à être récompensés. Les cadeaux parsèment les actes du second semestre 1420, révélant la réalité de l’appui de la noblesse et du clergé. Dès le 11 juillet, à Nantes, les sires de La Suze et de Rais reçoivent des biens fonciers pris aux rebelles36. Le 13 juillet à Nantes, c’est Henri du Parc qui reçoit des terres37 puis Charles de Rohan (13 juillet)38, les sires de La Hunaudaye39 et de Penhoët (16 juillet)40. Les cadeaux se poursuivent jusqu’en septembre avec le don à Jacques de Dinan et à Charles de Montfort de la châtellenie de Broons41, à Charles de Rohan de celle de Minibriac42, à Jean de La Chapelle, chambellan du duc, capitaine de Jugon, des biens de Jean Goudin43. Le cadeau le plus important est sans doute la création d’un apanage pour Richard de Bretagne, frère du duc44.
18D’autres formes de remerciements sont mises en œuvre. Les cadeaux sous forme de rentes ou de franchises de fouages touchent moins le domaine ducal que les dons de seigneuries. Les 23, 24 et 28 septembre, Jean de Kerouzéré, écuyer et échanson du duc, fils de Éon de Kerouzéré « notre président [des comptes] », Guillaume Babouin, valet de chambre et les sires de la Suze et de Rays reçoivent 100 livres de rentes45. Certaines gratifications concilient cadeaux financiers et promotion. À la fin du mois de septembre, Guillemot Quinio, de Saint-Brieuc, bénéficie d’une franchise de fouage46. Le 4 octobre, le sire de Rieux reçoit 400 livres de rente47, Jean de La Chapelle une concession perpétuelle d’être servi à la cour ducale ; quant à Éon de Kerouzéré, il est nommé premier sénéchal du comte de Montfort le 25 juillet48. Les droits honorifiques ne sont pas oubliés. Charles de Rohan obtient d’être le premier à la gauche du duc et de porter sa couronne49. Le sire Du Périer reçoit la concession de fourches patibulaires à quatre pots50.
19Une évolution dans la nature des dons, en lien avec la chronologie, se dessine. Juste après sa libération, Jean V donne des terres à ceux qui se sont le plus investis dans les opérations, puis ce sont des rentes et des droits honorifiques, moins coûteux. Après le mois d’octobre, les fidèles continuent à profiter des bienfaits ducaux mais il semble qu’après le début octobre, les dons en remerciement pour services rendus se font plus rares.
Ne pas oublier Dieu
20Les hommes d’Église ont participé à la reprise en main de la principauté mais ne semblent pas avoir bénéficié directement de beaucoup de cadeaux, même si l’évêque de Saint-Malo peut compter sur une remise de rachat51. Plusieurs abbayes (Lanténac, Savigny, Bon-Repos, etc.), le chapitre de Nantes, des couvents mendiants reçoivent des dons qui s’étalent dans le temps durant tout le règne du duc. Jean V ne ménage pas non plus son argent pour les sanctuaires et de nombreuses églises ou basiliques, que l’on visite encore actuellement, ont été bâties ou rebâties grâce aux aumônes de Jean V. La liste est longue et a déjà été dressée mais on peut rappeler le don du poids en or du duc aux carmes de Nantes, en argent au chapitre cathédral de Tréguier pour refaire le tombeau de saint Yves, aux sanctuaires du Folgoët qui est alors considérablement embelli, ou encore à Locronan52.
21Ces aumônes accordées aux sanctuaires bretons après l’attentat sont intéressantes à plus d’un titre. Elles révèlent, en premier lieu, la frayeur de l’homme en péril de mort et le soulagement d’en être sorti vivant. Le duc réalise les vœux qu’il a prononcés lors de son incarcération en actions de grâce, rien que de très classique, pour l’époque, au demeurant. Seule l’ampleur de certains ex voto est spectaculaire. Il est aussi possible qu’il ait compris sa libération comme le résultat d’une ordalie. Il lui revient alors de « remercier », avec les moyens à sa disposition, les saints dont il pressent qu’ils l’ont assisté dans son épreuve.
22Mais ces fondations cachent quelques arrière-pensées géopolitiques. À tout seigneur tout honneur, les grandes villes de résidence ducale sont honorées de plusieurs dons (Nantes, Vannes, Ploërmel). Les sanctuaires bas-bretons ne sont pas oubliés, dans une région où le pouvoir est peu présent, et le choix du Folgoët, Locronan, Quimper, etc., permet de compenser une sous-représentation des Montfort. On constate aussi que par ces aumônes, Jean V empiète discrètement sur les terres de ses grands vassaux et/ou grands prélats et, sans prétendre qu’il insiste sur les églises sous l’autorité des Rohan (La Martyre) et des Penthièvre (Runan, Brélévenez), force est de constater qu’elles sont nombreuses. Le 5 octobre 1420, Jean V précise au sujet d’un don à Notre-Dame de Brélévenez, en plein Trégor Penthièvre, que c’est à cause d’un vœu fait « le temps que nous estions détenuz prinsonniers ès mains d’Olivier de Blais et ses frères53 ».
Fig. 4a. – Florin d’or de Jean V frappé à Rennes en 1420.

Coll. privée.
Fig. 4b. – Florin d’or de Jean V frappé à Rennes en 1420.

Coll. privée.
23L’enlèvement révèle la faiblesse relative du pouvoir ducal qui n’a pas vu qu’un piège lui était tendu, la présence d’une opposition prête à tout et, sans doute aussi, la naïveté politique du jeune duc. Mais sa libération semble cristalliser des options politiques qui étaient dans l’air depuis un moment mais sans cohérence d’ensemble. C’est manifestement après sa libération que Jean V engage le duché dans une politique claire de souveraineté. Les formules qui apparaissent dans les actes de la seconde moitié de l’année 1420 sont révélatrices de cette évolution : « notre souverain seigneur », « duc par la grâce de Dieu », « comme de noz droiz royaulx54 », « lèse majesté ». Matériellement, deux nouveautés méritent d’être relevées, la frappe du florin d’or, sans doute en lien avec le pèlerinage à Rome non fait, et le port de la couronne à hauts-fleurons, réservée normalement au roi55.
24Au final, l’attentat de Champtoceaux apprend beaucoup sur les difficultés du gouvernement. La première est que l’opposition au pouvoir peut prendre des formes violentes et, lors de sa captivité, la grande peur de Jean V et les vœux qu’il formule montrent à quel point il est traumatisé par cette violence. Il montre aussi que la population, au moins à l’échelle d’une principauté ramassée et bien contrôlée comme la Bretagne, peut se mobiliser pour sauver son duc, les nobles mais aussi les religieux, les villes et des quidams. L’enlèvement fait aussi apparaître que l’absence du prince n’empêche pas l’État de fonctionner. Sous la tutelle théorique d’un prince absent, le pouvoir continue à s’exercer sous l’autorité d’une femme, la duchesse, et d’un aristocrate, Rohan, sous le regard des États de Bretagne, convoqués dès le début de l’affaire. Enfin, il montre comment l’on punit ses ennemis et comment l’on remercie ses amis, personnes et/ou institutions. Non seulement, les Penthièvre ont définitivement perdu l’occasion d’arriver au pouvoir56 mais ils ne se doutaient sans doute pas que le pouvoir de Jean V sortirait considérablement renforcé de cette affaire. C’est enfin pour Jean V l’occasion d’affirmer son autorité « par la grâce de Dieu » comme sa victoire le prouve et d’engager plus nettement qu’auparavant le duché dans une politique de souveraineté.
Notes de bas de page
1 Les sources médiévales évoquent l’attentat de « Châteauceaux » mais nous utiliserons, sauf citation de documents anciens, l’orthographe contemporaine de « Champtoceaux » pour plus de facilité.
2 L’essentiel des événements in La Borderie Arthur de, Histoire de Bretagne, t. IV, Rennes, Vatar, 1906, p. 196-214 et une analyse actualisée in Leguay Jean-Pierre et Martin Hervé, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale 1213-1532, Rennes, Ouest-France, 1982, p. 172-175.
3 Sur cette période de renforcement du pouvoir : Coativy Yves, Aux origines de l’État breton. Servir le duc de Bretagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
4 En 1341, à Jean de Montfort qui lui demande de trancher entre lui et Charles de Blois, Jean III ne sait que répondre : « Pour Dieu qu’on me laisse en paix, je ne veux point charger mon âme », voir Lobineau Gui-Alexis, Les vies des saints de Bretagne, Rennes, Compagnie des imprimeurs-libraires, 1725, p. 265. Ces données consacrées par la tradition ont été réévaluées par Graham-Goering Erika, Jones Michael et Yeurc’h Bertrand, avec la collaboration de Charon Philippe, Aux origines de la guerre de Succession de Bretagne. Documents (1341-1342), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
5 Le roi d’Angleterre a besoin de ports continentaux pour débarquer ses troupes et pour assurer la sécurité des liaisons entre l’Angleterre et l’Aquitaine alors sous domination anglaise, aussi refuse-t-il de lâcher Brest après 1364. Il faut attendre plus de trente ans après la fin de la guerre pour qu’il accepte d’évacuer le château, moyennant finances.
6 Argentré Bertrand d’, L’histoire de Bretagne, éd. Hervé Torchet, Paris, Les Éditions de la Pérenne, 2007, p. 396.
7 Le Baud Pierre, Compillation des cronicques et ystoires des Bretons, éd. Karine Abélard, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 317.
8 Ibid., p. 486 ; citation de Argentré Bertrand d’, L’histoire de Bretagne, op. cit., p. 397.
9 Ibid., p. 220-221, l’auteur relate cette affaire. À la fin de l’année 1341, Jean de Montfort est prisonnier du roi de France. Elle commence par se pâmer puis elle se reprend. Elle quitte Rennes pour Hennebont et conforte ses troupes en leur montrant son fils de 3 ans. Les témoins « ne se pouvaient tenir de larmes ». Contrairement à Jeanne de France, il semble qu’elle ne participe pas en personne aux combats lors du siège d’Hennebont et son esprit de décision lui permet de sauver la situation.
10 Morice Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire civile et ecclésiastique de la Bretagne, 3 vol., t. II, col. 1007, 18 mai 1420, Paris, 1742-1746.
11 Trois montres in ibid., t. II, col. 1007-1016, réalisées par le vicomte de la Bélière, Jean de Penhoët, amiral de Bretagne et le sire de Rieux en mai et juin 1420, sous l’autorité Raoul de Coëtquen.
12 Argentré Bertrand d’, L’histoire de Bretagne, op. cit., p. 397.
13 Le Baud Pierre, Compilation, op. cit., p. 487.
14 Ibid., p. 489.
15 Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1402 à 1442, 5 vol., Nantes, Société des bibliophiles bretons, 1889-1895, acte 1456. Jean V insiste pour qu’il ne reste pas pierre sur pierre de sa prison de Champtoceaux…
16 Argentré Bertrand d’, L’histoire de Bretagne, op. cit., p. 396.
17 Toutes situées dans le royaume de France.
18 Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., no 1400.
19 Siègent au conseil le vicomte de Rohan, « lieutenant » ; l’évêque de Dol, l’archidiacre de Rennes, le sénéchal de Broerech, messire Robert d’Espinay, maître Salmon Periou ; Jean Guérin ; Étienne Pèlerin « et autres ».
20 Morice Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves, op. cit., t. II, col. 1016-1017.
21 Ibid., t. II, col. 1019.
22 Ibid., t. II, col. 1020-1021. Sont présents le vicomte de Rohan, lieutenant, messires Alain de Coëtivy et Robert d’Espinay, maître Salomon Périou, Pierre Loret, Pierre Ivette, Estienne Pèlerin et autres.
23 Argentré Bertrand d’, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., p. 397. Ils sont cousins germains.
24 Morice Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves, op. cit., t. II, col. 1021-1022. Le 15 juin 1420, le vicomte de Rohan essaie à nouveau d’obtenir la libération d’Arthur de Richemont et envoie une ambassade vers le roi d’Angleterre. On trouve aussi mentionné au début de l’acte : Guy de Laval, seigneur de Gavre, de Montfort et de la Roche ; Alain de Rohan, comte de Porhoët ; Charles de Rohan, sire de Guémené-Guingamp ; Robert, sire de Châteaubriant et de Montafilant ; Jean, sire de la Suze et de Chantocé ; Jean Tournemine, sire de La Hunaudaye ; Geoffroy de Malestroit, sire de Combourg ; Raoul, sire de Coatquen ; Jean, sire de Penhoat, amiral de Bretagne ; Guyon, sire de Molac et de la Chapelle ; Jean de La Chapelle, sire de Bennes. Les signataires de l’acte sont : Alain de Rohan, Guyon de Laval, etc. Les autres témoins sont Jean de Penhoat ; Jean de Rieux ; Jean Raguenel ; Guyon de La Chapelle ; Patry de Châteaugiron ; Jean de La Chapelle ; Jean de Beaumont ; Alain de Beaumont.
25 Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., no 1402.
26 Ibid., no 1401.
27 Le Baud Pierre, Histoire de Bretagne, Paris, G. Alliot, 1638, p. 455. Châteaugiron, mentionné par ailleurs, n’apparaît pas dans cette liste.
28 Le Baud Pierre, Compilation, op. cit., p. 486.
29 Pointage des témoins des actes ducaux dans Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., de juillet à octobre 1420.
30 Ibid., no 1442 et Potier de Courcy Pol, Nobiliaire et armorial de Bretagne, art. « Joubin ».
31 Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., nos 1421 et 1445 (4 octobre 1420 : franchise aux habitants de Tréguier pour les marchandises débarquées dans les ports de Tréguier et la Roche-Derrien) et 1451.
32 Argentré Bertrand d’, L’histoire de Bretagne, op. cit., p. 398.
33 Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., no 1403.
34 Ibid., no 1404.
35 Ibid., no 1405.
36 Ibid., no 1407.
37 Ibid., no 1409.
38 Ibid., no 1410.
39 Ibid., no 1411, 16 juillet à Nantes : assignation d’un manoir au sire de la Hunaudaye.
40 Ibid., no 1412.
41 Ibid., no 1420, 20 septembre à Vannes.
42 Ibid., no 1420, 23 septembre 1420, Vannes ; « par le duc de son consentement en son grand conseil ».
43 Ibid., no 1428, 24 septembre, Vannes, château de l’Hermine.
44 Ibid., no 1436, 29 septembre, Vannes, « en Parlement ». Richard de Bretagne, frère de Jean V, Bertrand de Dinan maréchal de Bretagne et le sire de Oudon accompagne le duc vers Champtoceaux et sont capturés en même temps que lui le 13 février 1420. François, comte de Montfort, fils aîné de Jean V, a alors 5 ans. Le Baud Pierre, Compilation, op. cit., p. 486.
45 Blanchard René, op. cit., nos 1429, 1435 et 1426, « Par le duc, de son commandement et en son conseil, son général parlement tenant », présent Richard de Bretagne ; le vicomte de Rohan, les sires de Châteaubriant, Rieux, la Suze, Guémené-Guingamp, de Quintin, de La Hunaudaye, l’amiral, messire Henri du Parc, Henri du Juch, Bernard de Kerourcuff et autres. Nota : les sommes données dans ce texte sont exprimées en livre bretonne.
46 Ibid., no 1442.
47 Ibid., no 1449.
48 Ibid., no 1413.
49 Ibid., no 1419, 16 septembre.
50 Ibid., no 1441, le 30 septembre, Vannes. Au Moyen Âge, les ducs ont été très avares de concessions de poteaux de justice. Il semble que ce soit sous le règne d’Anne de Bretagne que cette forme peu coûteuse de remerciement prenne de l’ampleur.
51 Ibid., no 1423.
52 Détail des fondations : Floch Sandrine, Le patronage religieux des ducs Jean IV et Jean V dans le duché de Bretagne (1364-1442) [à travers les actes de chancellerie], dacrtyl, mémoire de maîtrise, université de Bretagne occidentale, Brest, 1995.
53 Blanchard René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., no 1452. Ce même mandement signale l’existence de « nos aumones secretes » pour la modeste somme de 20 livres.
54 Ibid., no 1419. 16 septembre à Vannes : droit à Charles de Rohan d’être le premier à la gauche du duc et de porter sa couronne. Sont présents en parlement général les évêques de Dol, Saint-Malo, Cornouaille, Vannes, Saint-Brieuc, Léon, Tréguier, et le vicomte de Rohan, les sires de Châteaubriant, la Suze, Rieux, Quintin, et autres.
55 Sur le florin et la couronne, Coativy Yves, « Aux origines du florin d’or de Jean V, duc de Bretagne (1399-1442) », Bulletin de la Société française de numismatique, février 2004, p. 17-19.
56 Il était prévu dans le premier traité de Guérande (1365), qui avait mis fin à la guerre de Succession, que les Penthièvre hériteraient de la couronne ducale au cas où la dynastie des Montforts tomberait en quenouille. Il n’est pas certain qu’ils se seraient engagés dans cette affaire s’ils avaient su que François II (1458-1488) n’aurait que deux filles.
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