Des médailles contre la violence ?
Le sauveteur maritime, les Hospitaliers-sauveteurs bretons et l’imaginaire civique du dévouement courageux au xixe siècle
p. 373-387
Texte intégral
1L’histoire sociale et culturelle de la perception de la violence ne peut probablement pas s’écrire indépendamment de celle de la perception des qualités morales, positives, relevant à la fois de l’éthique personnelle et du civisme. Les contours socialement construits et évolutifs du « Bien et de la Vertu », pour reprendre les catégories les plus usitées tout au long du xixe siècle, mais également, et surtout, les dispositifs tant pratiques que discursifs de promotion de comportements et de conduites modèles, semblent en effet des éléments déterminants, bien qu’indirects, des opérations de repérage et de délimitation de ce qui se trouve collectivement perçu et qualifié comme formes de « violence ».
2Le personnage social du sauveteur constitue de ce point de vue un exemple presque idéal-typique pour toute réflexion sur les pratiques et les représentations de la violence. Doté d’une dénomination propre (l’étymologie n’identifie pas le terme de « sauveteur » avant 1816), et surtout d’une signalétique étatique de la valeur morale, les médailles « des belles actions » ou « médailles pour actes de courage et de dévouement », dont le port suspendu à un ruban tricolore, en tant que décorations, est officialisé en 1830, le sauveteur accède au statut de type générique du citoyen secourable et courageux à l’aube de la Monarchie de juillet. L’acceptation actuelle dominante des notions de « sauvetage » ou de « sauveteur », marquée par la spécialisation et la professionnalisation des secours publics au fil du xxe siècle, ne rend que partiellement compte de la signification que revêt à sa naissance la figure sociale civique précisément désignée, au moins jusqu’au tournant du siècle, par la locution de « sauveteur médaillé du gouvernement ». Le sauveteur – les critères administratifs d’attribution des récompenses ne cesseront d’être précisés en ce sens jusqu’en 1901 – est récompensé honorifiquement pour son dévouement courageux, pour ce que son courage et sa prise de risque en faveur d’autrui a de civique, et non pas seulement pour le service effectif rendu à son semblable1. La circulaire du ministère de la Marine du 27 octobre 1897, qui clôture un processus de rationalisation des récompenses honorifiques officielles, mais également de massification de leurs attributions « extra-maritimes » – 10 000 médailles par décennie de 1851 à 1900 pour le ministère de l’Intérieur, 3 000 environ pour le ministère de la Marine jusqu’en 1914 –, définit très clairement, dans le cadre de la citoyenneté républicaine, les termes de l’articulation de l’acte de secours sur l’acte civique. « Pour avoir le caractère de courage et de dévouement qui rend une pareille action si honorable et parfois héroïque, il faut que le sauveteur ait bravé des dangers véritables, pouvant entraîner jusqu’au sacrifice de sa vie. Il faut, en outre, qu’il ait agi de son propre mouvement, sans subir aucune contrainte, ou qu’il n’ait pas été incité par une force aussi puissante que l’est, par exemple, l’instinct naturel qui porte un homme à sauver son enfant, sa femme, ou par le dévouement qu’on peut avoir pour un proche parent ou un ami. Ce sont les risques courus, moins que le succès du secours porté, qui doivent servir de base d’appréciation pour classer, graduer les actes de sauvetage au regard des récompenses à accorder2. »
3Cette circulaire restitue la connotation d’une figure du citoyen courageux qui trouve son plein accomplissement dans la période d’établissement de la citoyenneté républicaine. Les sauveteurs, et au premier chef le sauveteur marin, deviennent l’un des principaux et plus glorieux référents du courage civique, d’un engagement citoyen qui passe certes les bornes du devoir, mais qui éclaire, édifie et réconforte chacun. Comment ne pas mieux le percevoir qu’en plein cœur de la grande crise morale et politique sur laquelle s’achève le xixe siècle. Nous sommes le 8 mai 1898, quatre mois après la publication de « J’accuse », et l’Affaire vient de démarrer. Ernest Lavisse, autorité symbolique de premier plan de la République, termine en Sorbonne l’assemblée générale annuelle de la Société centrale de Sauvetage des Naufragés, principale association de secours maritime, établie sur initiative gouvernementale en 1865. Souvent repris, cet épilogue est une expression très caractéristique des usages émotifs et identitaires de la figure du sauveteur, aux frontières du politique et de l’imaginaire, là où la dramaturgie du citoyen maritime modeste, dévoué et courageux, semble prétendre au statut de véritable « catharsis » politique, à l’expansion des sentiments et des passions politiques. « Mesdames et Messieurs, je vous laisse sur l’impression de ces luttes superbes de cœurs d’hommes contre les forces furieuses de la nature, où ces cœurs ont vaincu ces forces. […] À l’heure obscure où nous vivons – car il ne fait pas très beau dans la politique – ces braves gens vous prouvent que la France est là toujours si vaillante, si humaine, la chère France héroïque, la vieille France immortelle. Remerciez l’œuvre qui vous a apporté une émotion si réconfortante. Après avoir applaudi les sauveteurs de cette année, pensez à ceux de l’année prochaine, de l’année d’après, des années qui se succéderont sans fin, car encore et toujours des hommes tomberont à la mer, et le vent soufflera en tempête, et sous le ciel obscurci, la vague fouettée par la grêle poussera le navire à la côte ou au récif, et le canon d’alarme réveillera le sauveteur endormi après sa rude journée dans sa chaumière, et le sauveteur, pour s’en aller au péril de la mer, se lèvera encore et toujours3. » L’histoire de la figure sociale du sauveteur n’est pas celle de la préservation collective contre la tempête ou l’accident. Le citoyen-secoureur du xixe siècle, avant que de devenir « secouriste français », du nom de l’association de promotion de l’enseignement des gestes de premiers soins qui popularisera l’usage moderne du terme à partir de 18914, est avant tout une figure du discours moral et civique. Il est à la fois identifié, notamment par les grands quotidiens populaires et leurs suppléments hebdomadaires illustrés, à quelques grands types – le sauveteur des flammes, le sauveteur de la noyade, le sauveteur de l’animal violent5, le sauveteur maritime – et il les transcende et les rassemble tous dans l’universalité d’un seul et même type exemplaire. Le traitement médiatique de la figure du sauveteur au tournant du siècle, qu’il soit iconographique (voir plus loin), honorifique6 ou discursif, dont l’ampleur culturelle n’a pas été assez soulignée par l’historiographie, est la toile de fond du discours d’Ernest Lavisse. Le sauveteur marin, à l’heure où la République craint de vaciller, est brandi comme une ultime icône, celle où l’on ne triche pas, celle du courage moral et physique au profit de son concitoyen, celle même de la plus profonde des identités nationales, immense et glorieuse responsabilité que le sauveteur ne retrouvera sans doute jamais plus, et qui vaut pour indice d’une apothéose mythologique.
4Si le sauveteur d’Ernest Lavisse appartient à nos Lieux de mémoire contemporains, ce n’est pas seulement, on l’aura compris, au titre de la mémoire maritime, encore qu’aussi7, c’est en tant qu’archétype civique à la fois enraciné et universel : mariniers sauveteurs du Rhône et de la Seine, marins sauveteurs bretons ou méditerranéens, plus tard sauveteurs en montagne, gendarmes et CRS spécialisés, pompiers de New York le 11 septembre 20018. L’interpénétration de l’imaginaire maritime du sauveteur et de celui du dévouement courageux – c’est l’hypothèse que voudrait suivre le présent propos – est un élément important de compréhension des premières grandes associations de sauvetage maritime, et partant du modèle de pacification des images et des conduites littorales dont elles se sont voulues porteuses. Connue sur tout le littoral atlantique, bien que de dimensions plus réduites que la Société centrale de Sauvetage des Naufragés avec laquelle elle formera sous l’impulsion des pouvoirs publics la Société Nationale de Sauvetage en Mer en 1967, la Société des Hospitaliers-sauveteurs bretons est une parcelle de la mémoire maritime française, en même temps qu’un apogée, presque poussé jusqu’à l’utopie politique, des usages mobilisateurs et identitaires qui accompagnèrent la gloire civique de la figure du sauveteur à la fin du xixe siècle. On rappellera la naissance et le développement sur deux décennies de l’association, le rôle de son fondateur, Henry Nadault de Buffon. Il convient néanmoins de retracer d’abord les grandes étapes de constitution du syncrétisme dont il se voulut l’interprète, l’improbable et pourtant décisive incorporation du sauveteur médaillé du gouvernement à la culture océane.
L’océan et les héros
5Type social glorieux et antithétique de la violence des éléments naturels, qu’il relativise par la validation de la possibilité de l’engagement courageux (Lavisse y insiste), le sauveteur maritime est aussi et d’abord une figure morale positive, éthiquement et socialement exemplaire, double inversé des types sociaux violents les plus communément associés aux gens de mer et aux populations littorales. Sentinelle avancée d’un « devoir d’humanité » poussé jusqu’à l’héroïsme, le sauveteur marin s’incorpore progressivement, à compter de la fin de l’Ancien Régime, tant aux pratiques sociales qu’aux représentations des terres lointaines et mal connues qu’il contribue, comme l’ont bien souligné tour à tour les travaux de Monique Brosse, d’Alain Corbin et d’Alain Cabantous, à dissocier d’une appréhension univoque et longtemps dominante en terme de « côtes barbares9 ». En moins d’un demi-siècle, la figure du sauveteur maritime passe du statut de symptôme plus ou moins spontané de l’établissement de la civilisation des mœurs au sein des populations littorales, et qui doit encore beaucoup à l’auto-suggestion des élites et des autorités, à celui de personnage social identifié et caractérisé, au moins par la récompense honorifique de son dévouement. La figure du sauveteur, comme le souligne chacun des auteurs, est construite en contre-modèle positif des types sociaux violents du pirate, du pillard et du naufrageur, qui prospèrent comme jamais dans la littérature maritime à compter des années 1830, alors que les pratiques dont ils menacent sont à peu près totalement éteintes sur le littoral hexagonal10.
6Du point de vue de l’audience et de l’impact sur l’imaginaire social de l’époque, la dramaturgie de l’événement de mer est sans commune mesure avec celle de l’accident fluvial ou urbain. Les récits de naufrages constituent dès l’Ancien Régime, et plus largement encore dans les deux premiers tiers du xixe siècle, un genre littéraire spécifique, très prisé en France comme dans le reste de l’Europe, et qui hésite entre le simple rapport de mer, très sobre dans son évocation des circonstances du drame, et la complaisance morbide, avec une prédilection pour les scènes de cannibalisme11. L’exploitation multiforme de la disparition de la frégate La Méduse en 1816 – l’engouement pour les récits des rescapés Savigny et Corréart, le tableau de Géricault présenté en 1819 sous le titre Une scène de naufrage, ou plus tardivement l’évocation mélodramatique du drame par Eugène Sue dans La Salamandre (1832) – témoigne de l’attrait du combat contre les flots12. Ce statut privilégié de la catastrophe maritime dans l’imaginaire social du premier xixe siècle participe directement de la constitution de l’exemplarité morale de la figure de l’individu dévoué et courageux, et pas seulement dans son antagonisme au naufrageur mythique. La figure du sauveteur tire sa force et sa cohérence de l’unité de la geste secourable, qu’elle soit du fleuve, de la ville, ou de l’océan, mais son prototype maritime est une incarnation précoce et privilégiée.
7Le fameux pilote Jean-André Bouzard de Dieppe, reçu et honoré par Louis XVI qui le désigne pour la postérité comme « le Brave Homme », est le premier des sauveteurs maritimes célèbres13. Sa renommée est telle, estime un siècle plus tard, en 1882, l’un des auteurs de La Nouvelle Revue, que « le modèle divin de dévouement qu’il a laissé est tombé dans le domaine public ». En cette décennie d’installation de la République, Jean Bouzard est élevé à la dignité d’une institution, après avoir offert un modèle séculaire de la vertu maritime, tant des multiples supports de La morale en action que des histoires de naufrages14. « L’âme du héros surnage, puisqu’elle est entrée dans le courant qui pousse les nouvelles générations vers de nouveaux sacrifices. Qui peut dire qu’à un siècle de distance, grâce à la mystérieuse collaboration de la légende et de l’histoire, tel acte sublime d’un sauveteur, que nous admirons aujourd’hui, n’a pas été inspiré par le pilote dieppois15 ? »
8Les premières décennies de la Troisième République sont incontestablement celles de l’apothéose de la figure du sauveteur dans l’imaginaire national. La célébration de Jean Bouzard par La Nouvelle Revue, qui souligne la force d’attraction de l’exemplarité morale par-delà le destin individuel, est contemporaine de l’adoption à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le 29 décembre 1882, d’une proposition de loi « tendant à assurer des pensions aux veuves des citoyens qui meurent en se dévouant pour la cause publique et aux citoyens ayant contracté des blessures graves dans les mêmes circonstances ». L’imaginaire civique du citoyen courageux atteint, une nouvelle fois en une apothéose éphémère, à la consécration parlementaire. Certes, pour les signataires des trois propositions de loi initiales, comme pour l’ensemble de l’Assemblée, il s’agit explicitement pour une part de manifester une réponse à des dévouements dramatiques – incendie des magasins du Printemps en 1881, décès des marins du bateau de sauvetage d’Honfleur en 1882 – qui viennent d’émouvoir assez vivement l’opinion publique16. Au-delà, ainsi que le résume le député, ancien lieutenant de vaisseau, Eugène Farcy17, dans le rapport parlementaire établi par la commission ayant statué sur les diverses propositions, les objectifs du texte sont indissociablement matériels et symboliques : « 1° La récompense honorifique, celle qui donne au sauveteur victime de son dévouement l’appellation de “mort au champ d’honneur”, témoignage de la reconnaissance publique qui pourra honorer la famille survivante, comme le brevet attaché à la médaille de sauvetage, est destiné à perpétuer dans les familles l’acte méritoire accompli. 2° La pension donnée à la veuve, non comme rémunération du service rendu à la société par son mari, service inappréciable, mais pour la mettre à l’abri du besoin18. » Si la représentation nationale ne disputera pas l’appellation de « mort au champ d’honneur » au sauveteur, elle s’effrayera de la « dette ouverte sur l’État », de la pension à la pauvre veuve et à ses orphelins, non sans reconnaître « combien il est pénible d’avoir à exprimer des conclusions contraires à l’adoption d’une loi dont la pensée en elle-même est louable, et qui répond d’ailleurs à des sentiments qui sont au fond de tous les cœurs19 ».
9En dépit, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, des revendications associatives20 et des propositions de loi, le sauveteur, et notamment le sauveteur marin en faveur duquel Émile Lavisse s’efforçait de toucher les sensibilités, devra s’en remettre à « l’insuffisant appoint de la bienfaisance publique ou privée », selon les termes du socialiste Henry Ghesquière, qui signe avec soixante-douze parlementaires, le 22 mars 1911, une tentative d’ouverture automatique de droit pour les sauveteurs en application de la loi de 1898 sur les accidents du travail, laquelle comme toutes les autres ne viendra jamais en discussion. La promotion du mérite civique courageux, il faudra s’en souvenir, n’est d’aucun parti, sinon de celui du peuple-sauveteur, jaloux de cette « Croix du peuple », la Légion d’honneur des simples citoyens, qui pour acte de courage sur terre comme sur mer se porte avec un ruban tricolore vertical. Le sauveteur, le sauveteur maritime toujours, sans bénéficier de la solidarité de la nation, ne cesse pas d’être très officiellement reconnu comme modèle du bon citoyen par une République plus généreuse de sa gloire que de son trésor public.
10L’un des supports les plus explicites à cet égard est sans conteste le supplément hebdomadaire illustré du quotidien populaire de la fin du xixe siècle21. À l’aube des années 1890, le sauveteur maritime s’y représente d’abord sous les traits d’un individu exemplaire et reconnu comme tel, chargé, voire surchargé, des insignes de son exemplarité. L’image saisissante du 17 janvier 1897, au titre significatif de « Panthéon du peuple, le sauveteur havrais Delacour », montre ainsi la digne figure d’un vieil homme dont le regard paraît vouloir saisir et fixer celui du spectateur, comme pour mieux l’inciter à son tour à suivre la voie du mérite et de la conduite exemplaire. Sur la gauche de sa poitrine huit médailles sur deux rangs se détachent de l’habit sobre et sombre, tandis qu’au centre, et distincte, se déploie la croix de la Légion d’honneur. Elle vient, à soixante-quatorze ans, de lui être remise et justifie l’illustration. Le commentaire retrace longuement la vie du méritant : ses principaux sauvetages (46 personnes sauvées, dont 22 à la nage) ; ses récompenses, avec la série des distinctions officielles pour actes de courage et de dévouement qu’il a épuisée ; les quatre médailles remises par le Société des Sauveteurs de la ville et de l’arrondissement du Havre ; le prix de mille francs de la fondation Henri Durand gérée par l’administration de la caisse des Invalides de la Marine ; et même une rente de deux cents francs accordée à la fête du Musée Social le 3 mai 1896, à la fois pour ses trente et un ans de services à la Compagnie Transatlantique et ses nombreux sauvetages. Si tout cela « serait certes plus que suffisant pour justifier la décoration que le gouvernement vient de lui conférer, et dont, à juste titre, il peut être fier », il est ajouté que l’on aura « bien garde de ne pas rappeler ce qu’a été sa vie privée, car elle aussi mérite de captiver l’attention » : soutien de son père pendant trois ans, de sa mère pendant vingt, de son beau-père pendant vingt-trois, veuf avec six enfants encore jeunes, ayant réussi à marier correctement ses filles, et à donner à ses trois fils une formation et un métier malgré ses modestes appointements de matelot. Le rédacteur conclut que « quoique le ruban rouge soit la suprême récompense de cette belle et noble vie, il […] semble qu’on pourrait encore lui accorder le prix Montyon », ce qui sera fait dès le 18 novembre de la même année22.
11La figure du sauveteur maritime qu’incarne Louis-André-Joseph Delacour n’est pas isolée. Le 11 mars 1900, avec « Une décoration bien méritée, le patron Le Mat », l’image se justifie d’une autre croix d’honneur accordée à un sauveteur marin, mais qui vient ici clore une exemplarité à laquelle aucun signe n’échappe : médailles multiples, prix Montyon et Durand. La scène est celle du retour sur le port du nouveau légionnaire, portant ses neufs médailles et sa croix, acclamé par ceux que le commentaire décrit comme « ses rudes et braves compagnons qui l’honorent et l’aiment de tout leur cœur ». Le 13 juin 1897, « Le sauveteur Le Du, de Douarnenez » est également imagé au centre de la cérémonie annuelle de la Société centrale de Sauvetage des Naufragés, et l’image et le commentaire le décrivent s’avançant sur l’estrade, « la poitrine couverte d’une infinité de médailles » (on en dénombre pas moins de trente-six sur l’illustration, qui couvrent l’ensemble de sa poitrine), tenant par la main son fils, treize ans, titulaire déjà d’une médaille pour deux sauvetages périlleux (l’illustration lui en accorde deux). Le sauveteur maritime est un sauveteur médaillé, une identité sociale glorieuse dont l’insigne de récompense et d’exemplarité civique est partie prenante.
12Au-delà, l’illustration par le quotidien de la cérémonie de la principale société de sauvetage maritime est aussi un moyen de l’encourager, et les appels à la générosité, largement entendus, en font jusqu’en 1914 la première institution philanthropique de France23. Le 28 novembre 1891, ce sont « Les dernières tempêtes (un sauvetage aux Sables-d’Olonne) » qui font la une, avec l’image d’un canot de sauvetage se retournant et précipitant ses occupants dans les flots. Le commentaire, exceptionnellement long, occupe trois colonnes serrées, et est dû à la plume de Pierre Maël, écrivain populaire et prolifique, dont le roman Sauveteur est réédité en cette même année24. Comme le roman lui-même, le commentaire est tout à la gloire de la Société centrale de Sauvetage des Naufragés. De nombreux exemples de sauvetages, survenus au cours des mois d’octobre et de novembre de l’année en cours, dont l’un a provoqué la mort d’un sous-patron de canot et est illustré par la gravure, précèdent l’appel à la générosité du public, afin « de rendre ces misères moins cruelles et ces deuils moins noirs ».
13La diversité des usages sociaux de la figure du sauveteur marin est peut-être, au final, le plus fort indice de l’enracinement progressif dans l’imaginaire civique et national dont elle bénéficie au fil du siècle. Le citoyen maritime dévoué et courageux, on l’aura compris, est parfois l’instrument de processus sociaux qui le dépasse, mais il n’y a guère que l’impertinent Maldoror, tout en lui rendant hommage à sa manière, à prétendre s’en rire en faisant feu sur l’ultime icône du dévouement courageux. « Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d’eau, et s’enfonçait dans l’abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants ; et, fixant l’œil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d’écueil caché, balafrait son visage intrépide et noble25. »
Les Hospitaliers-sauveteurs bretons
14C’est sans doute parce qu’il est de ces opérateurs mystérieux aux frontières de l’imaginaire et de la politique que le sauveteur est une figure sociale qui donne le sentiment d’avoir contribué à la production de sa propre histoire matérielle. L’imagerie civique et édifiante, les prix et décorations, la diversité des modalités sociales de promotion du citoyen courageux et dévoué sont probablement à cet égard – avec peut-être aussi « les systèmes de représentations, le faisceau de peurs, le noyau d’anxiété qui ordonnent le langage et les comportements masculins26 », et qui restent à explorer – des éléments décisifs de la solidification d’un personnage social et d’une identité collective et individuelle spécifique.
15De 1853 à 1903 en effet, 158 associations de « sauvetage » et/ou de « sauveteurs » sont établies sur l’ensemble du territoire français27. Quantitativement modeste en regard du développement associatif qui caractérise la période, ce mouvement des sauveteurs bénéficie d’une visibilité dans l’espace public républicain qui dépasse de beaucoup le volume de ses adhérents, cette visibilité se présentant comme l’objectif premier du regroupement lui-même. La publicisation, la médiatisation élargie du comportement secourable, l’incarnation par des corps physiques et vivants d’un modèle glorieux, constituent une part importante, et parfois la totalité, des finalités explicitement revendiquées par les associations. Comme l’affirme aux Hospitaliers-sauveteurs bretons leur président-fondateur, au moment de l’adoption des volumineux statuts qu’il propose en 1877, « c’est seulement dans ces derniers temps que j’ai trouvé la formule définitive de notre association. Nous sommes une institution de sauvetage et de sauveteurs, de bienfaisance, de moralisation et d’encouragement au bien. Cette formule dit tout ce que nous pouvons et ce que nous voulons être. […] J’ai, d’un autre côté, je ne vous le cacherai pas, conçu la pensée de former dans cette province une fédération des hommes de bien et des gens de cœur capables de lutter contre le scepticisme, fléau du jour, source de l’égoïsme et de l’indifférence, et montrant ce que doit être, dans des temps difficiles, le père et le citoyen. […] Il m’aura fallu quatre années pour achever vos statuts. Ils ont été longtemps médités et comparés avec les statuts et règlements des sociétés des Deux-Mondes. Je me suis efforcé d’en faire un code complet du devoir, et comme l’évangile du sauveteur28 ».
16L’ambition de s’inscrire dans le réseau associatif de la figure du sauveteur médaillé, et d’en synthétiser les perspectives, doit être prise au sérieux. Caractérisée par son inscription pratique et symbolique dans le domaine maritime, par la proximité explicite à l’Église catholique de ses principaux dirigeants, la société des Hospitaliers-sauveteurs bretons n’en reste pas moins d’abord une expression directe des projets civiques plus vastes engagés au titre de la figure du citoyen dévoué et courageux. Le périodique mensuel que l’association publie jusqu’en 1960, Les Annales du Bien, qui absorbe au départ semble-t-il une partie des ressources de la société29, s’inscrit ainsi très directement – ne serait-ce que par son titre – dans la tradition des dispositifs de l’émulation morale et des recueils de belles actions. Il revendique dès sa deuxième année d’existence près de 500 souscripteurs, et sur la couverture on trouve les parrainages de littérateurs dont, pour les plus renommés, Alphonse Karr (1808-1890, écrivain humoriste populaire et titulaire lui-même de la médaille de sauvetage qui donne un texte et son parrainage appuyé30), Paul Féval, Hector Malot, François Coppée, Gustave Nadaud, Gabriel De La Landelle (écrivain maritime célèbre), Anaïs Segalas, Raoul De Navery. Si la mention des collaborations littéraires disparaîtra avec le premier numéro de 1880, au motif de la part plus grande désormais accordée aux activités de la société, mais plus probablement du fait de raisons politiques, la volonté de récompense et de publicisation du dévouement courageux n’en traverse pas moins toute l’organisation de la société.
17La société des Hospitaliers-sauveteurs bretons est en effet inventée comme une forme particulièrement représentative et cohérente, en même temps qu’extrême, de mobilisation sociale et politique autour de l’identité glorieuse du sauveteur, et les statuts de l’association – « comprenant 949 articles, divisés en 10 titres, en 43 chapitres, et 41 sections » – semblent avoir été prioritairement rédigés en ce sens par le fondateur. Buffon, étrange paradoxe, est l’un des pionniers d’une taxinomie naturelle que son descendant, formé à l’école des codes, ambitionne d’étendre aux conduites et aux idées morales. Le rêve du magistrat Nadault de Buffon31 est d’abord un rêve de papier, le code étrange d’une « sociabilité morale » où le « censeur » veille « à ce que les sociétaires observent strictement les devoirs d’honneur, d’humanité, d’hospitalité, de délicatesse et de dévouement qui s’imposent à tout homme de bien, et en particulier aux membres de l’association » (art. 619), les sociétaires ayant le droit de lui dénoncer toute action malhonnête, de lâcheté, de dureté, d’ingratitude (art. 621), ce qui ne l’empêche pas de mener de lui-même « les démarches et enquêtes officieuses qu’il juge utiles » (art. 622). Ce rêve civique disciplinaire se complète de celui, plus positif, du rapprochement et de la collaboration des classes : la société « patronne ses divers membres près des administrations particulières et publiques » (art. 21), et même « s’entremet officieusement entre patrons et ouvriers » (art. 22), ce qui signifie, au niveau individuel, que « les associés riches se doivent aux associés pauvres », que « ceux occupant une position élevée ou remplissant une fonction publique mettront, dans les limites de leur devoir, leur crédit au service de leurs camarades », et qu’ » il en sera de même pour les sociétaires exerçant une profession libérale ou industrielle » (art. 108). À en croire leur fondateur, les Hospitaliers-sauveteurs bretons ne sont donc ni vraiment une société de sauvetage (comme la Société centrale de Sauvetage des Naufragés), ni une société d’assistance mutuelle et de promotion des sauveteurs médaillés (comme la Société des Sauveteurs de la Seine), ni une société d’encouragement au bien (comme l’importante Société Nationale d’Encouragement au Bien), mais en même temps un peu de tout cela. Ils sont pensés, avant tout, comme un « groupe exemplaire », au double sens de modèle de réalisation d’une solidarité et d’une fraternité actives entre les membres, et de regroupement d’individus en eux-mêmes exemplaires, qui « s’appliqueront à ne jamais s’écarter de la droiture, de la loyauté et de l’honneur, et à se conduire en hommes de cœur et en bons citoyens » (art. 104). Jamais plus le projet de contribuer « à la régénération morale et sociale de la France », selon les termes de l’article 7, sur la double base de la mise en place d’une sociabilité modèle subordonnée à des impératifs moraux, et de publicisation du dévouement par la doctrine et l’exemple, ne sera envisagé, entrepris, ou du moins exprimé aussi clairement.
18L’historien d’aujourd’hui ne saurait évaluer par l’utopie la réalité concrète des modes de cohésion et de conflit, notamment en terme de communautés locales, qui se structurent autours des pratiques de secours maritime. La micro-histoire du fonctionnement des stations de sauvetage du littoral atlantique – tant de la Société centrale que des Hospitaliers – reste à écrire, pour autant qu’elle soit réalisable, et la question de la réception par les populations des figurations civiques du dévouement courageux demeure largement ouverte32. À en croire l’administration républicaine, les commissaires, certains maires, les Hospitaliers-sauveteurs bretons sont d’abord quant à eux un outil du « parti réactionnaire » et des cléricaux, et la société a une tonalité politique et militante, qui s’appuie notamment sur la séduction des médailles factices qu’elle distribue largement33. La reconnaissance d’utilité publique ne sera accordée qu’en 1895, en dépit des protestations du président-fondateur, après révision des statuts initiaux, et une transformation assez profonde du personnel dirigeant (Henri Nadault de Buffon est mort en 1890). L’ambitieuse et sévère utopie méritoire du fondateur cède le pas aux statuts « conformes à la jurisprudence du Conseil d’État », comme l’indique en janvier 1895 le ministère de l’Intérieur au préfet d’Ille-et-Vilaine, et la société entre en possession de deux legs importants (110 000 francs)34. Au lendemain de cette reconnaissance légale, la société des Hospitaliers-sauveteurs bretons s’achemine vers une véritable institution de sauvetage maritime, la seconde de France derrière la Société centrale de Sauvetage des Naufragés. Dans les années 1930, de Royan à La Rochelle et au Havre, et jusqu’à Paris, elle possède près de 25 stations de sauvetage équipées d’embarcations adaptées et d’équipages entraînés, en outre d’une trentaine des postes de secours. Elle sera enfin, on l’a indiqué, fusionnée en 1967 avec la Société centrale, ainsi qu’avec la Société humaine de Boulogne-sur-Mer, afin de constituer l’actuelle Société Nationale de Sauvetage en Mer.
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19Décrire les soubassements réels d’un mythe ne peut se faire sans emporter une part de démythification, et l’historien risque alors de perdre les plus favorablement attentifs de ses lecteurs. Si l’histoire ici contée n’est pas enchantée, elle ne vise nullement à remettre en cause la réalité des comportements dévoués. Elle ne prétend pas non plus en constituer le récit ou l’archéologie des sentiments, qui restent à conduire plus loin encore. L’histoire des procédures de récompense et des formes de sociabilité qui furent associées à la figure du sauveteur, et notamment du sauveteur maritime médaillé, suffit néanmoins à valider l’importance de l’imaginaire du citoyen courageux dans la structuration des contre-modèles de la violence maritime et océane.
Notes de bas de page
1 Le décret présidentiel du 16 novembre 1901 comprend six niveaux de récompense. On trouvera un tableau chronologique des textes de réglementation des récompenses officielles du dévouement courageux de 1805 à 1901 dans Caille (Frédéric), « La vertu en administration. La médaille de sauvetage, une signalétique officielle du mérite moral au xixe siècle », Genèses (Sciences sociales et histoire), 28, 1997, p. 29-51.
2 Circulaire Marine du 27 octobre 1897. On a pu vérifier, sur la base du traitement statistique de plus de 7 000 récompenses accordées par le ministère de l’Intérieur de 1851 à 1896, le soin apporté au traitement administratif de ces récompenses. Caille (Frédéric), « Les distinctions honorifiques comme modalité de l’action publique : esquisse d’une sociographie des médaillés du dévouement courageux (1851-1896) », dans M. Kaluszynski et S. Wahnich (dir.), L’État contre la politique ?Les expressions historiques de l’étatisation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 243-264.
3 Revue Philanthropique, 3, 1898, p. 274, parmi d’autres reprises de ce texte.
4 La Société des Secouristes Français est l’une des premières associations à obtenir un prix de vertu de l’Académie française (1905). L’usage du vocable « secouriste » participe d’une stratégie de distinction des autres associations du secteur. Le mot est accueilli pour la première fois en son sens moderne dans le Nouveau Larousse illustré tome VII (octobre 1904), avant d’être repris en 1912 dans le Larousse de poche. Voir Retif (A.), « Histoire étrange du mot “Secouriste” », Vie et Langage, 217, 1970, p. 223-227.
5 Il s’agit d’abord des chevaux emportés (très courant), de l’animal enragé, comme dans le cas de Jupille, le second adolescent vacciné contre la rage par Pasteur, qui devient en un mois célèbre dans le monde entier en s’étant interposé entre un chien enragé et un groupe de plus jeunes enfants, qui sera décoré et récompensé d’un prix de vertu de l’Académie française pour son courage et son dévouement, et dont la statue, aujourd’hui encore face à l’entrée de l’Institut Pasteur, montre la violence d’un chien accroché à la main d’un enfant aux pieds nus.
6 Le journal Le Matin, alors l’un des premiers du moment, créera en 1905 une « médaille d’honneur destinée à récompenser les belles actions, qu’un gouvernement discerne lentement et que lentement il proclame – quand ils ne les oublient pas tout à fait ». Voir l’article paru à l’occasion du premier anniversaire de cette médaille, Le Matin, 5 janvier 1906.
7 Deux pages très représentatives de la porosité des frontières entre le sauveteur maritime et la figure du citoyen courageux dans Mollat du Jourdin (Michel), « Le front de mer », dans Nora (Pierre) (dir.), Les lieux de mémoire : les France (tome II), Gallimard, coll. « Quarto », 1997 (1re édition 1986), p. 2754-2756.
8 Il n’est pas possible de s’attarder sur l’appropriation géographique différentielle de la figure du sauveteur, telle qu’on pourrait par exemple l’envisager dans la perspective de la constitution de « stéréotypes » régionaux (voir dans cet esprit Bertho [Catherine], « L’invention de la Bretagne. Genèse sociale d’un stéréotype », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 35, 1980, p. 45-62, qui ne dit rien du sauveteur). Dans le cas de la société des Hospitaliers-sauveteurs bretons envisagée plus loin, volontairement et explicitement enracinée dans un terroir, l’adhésion à la figure du sauveteur participe plus d’une intégration à une communauté politique plus vaste (la patrie, l’humanité), que d’une forme de repli identitaire.
9 Brosse (Monique), La Littérature de la Mer en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (1829-1870), thèse, Paris IV, 2 tomes, 1978, 1088 p. ; Corbin (Alain), Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Flammarion, 1990, 407 p. ; Cabantous (Alain), Les côtes barbares (Pilleurs d’épaves et sociétés littorales en France 1680-1830), Paris, Fayard, 1993, 311 p. Alain Cabantous estime que c’est à compter des années 1770-1780, que se dessine « l’ouverture vers une nouvelle étape, que paraissent souligner rapports officiels et récits en valorisant davantage les actes de sauvetage par rapport aux prédations côtières » (op. cit., p. 232).
10 Alain Cabantous relève que « c’est pourtant au moment où la régression du pillage – après 1830 – se manifeste réellement que le vide créé par le retrait des sociétés barbares du domaine riverain se trouve alors comblé, grâce à la littérature, par l’imaginaire » (op. cit., p. 232). Monique Brosseavance pour sa part qu’ » il semble que, pour contrebalancer les histoires de naufrageurs qui continuent à faire fureur, pour promouvoir une assistance devenue d’autant plus nécessaire que le commerce maritime ne cesse de se développer, les gouvernements aient décidé, plus ou moins officiellement, de divulguer les actes de sauvetage. La publicité pour ces actes croît subitement à partir de 1831, dans l’ensemble des revues maritimes françaises » (op. cit., p. 390).
11 « La problématique propre aux récits de naufrages au xixe siècle montre ces évocations hésitant entre deux directions qui peuvent être présentées dans le même texte. Ou bien la rigueur convaincante que le genre emprunte au rapport de mer originel, document presque alittéraire, source habituelle à l’époque. Ou bien l’insistance sur des épisodes atroces, au demeurant assez monotones, notant les progrès de la soif et du dénuement, et couronnés souvent par des scènes de cannibalisme. La première tendance se généralise à partir de 1840, peut-être sous l’influence des revues spécialisées, qui s’y tiennent ordinairement. L’expansion maximale de la seconde (1770-1830) coïncide assez bien avec le goût du roman noir et du frénétisme. » Brosse (Monique), « Littérature Marginale : les Histoires des Naufrages », Romantisme, n° 4, 1972, p. 113. Pour un aperçu de la bibliographie du genre, très étendue, voir p. 116-120.
12 Sur cet épisode célèbre et son audience voir notamment Mercier (Roger), « Le naufrage de la Méduse. Réalité et imagination romantique », RSH, 1967, p. 53-65. Sur le tableau de Géricault, mal reçu en France et exhibé en Angleterre en 1820, dans une espèce de cirque itinérant : Houssaye (Henry), « Un maître de l’école française : Théodore Géricault », Revue des deux mondes, 15 novembre 1879, p. 374-391.
13 Il se fit remarquer devant une foule nombreuse par sa courageuse intervention du 31 août 1777, sur un navire échoué devant le port de Dieppe. Présenté au roi, il devint pour quelque temps dans le tout Paris « le brave homme », selon le mot du souverain, reçut une rente de 300 francs, une maison sur la jetée de Dieppe, sur la façade de laquelle son buste fût ajouté en 1846. Les artistes les plus en vue firent son portrait (dont Barbier le Jeune, peintre du roi), les poètes le chantèrent, ses aventures furent portées à la scène.
14 Il trouve sa place dans Béranger (Laurent-Pierre), Le peuple instruit par ses propres vertus (1787), l’un des modèles du genre du recueil de belles actions, avec La morale en action ou élite des faits mémorables et d’anecdotes instructives…(1783), du même auteur. Sur le premier ouvrage une analyse détaillée : Tatin (Jean-Jacques), « L’homme du peuple au Panthéon », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXXII, 1985, p. 538-560. On le trouve Bouzard chez nombre des imitateurs de Béranger, ainsi que dans le prototype de la littérature de naufrages régulièrement réédité de D. Deperthes, Histoire des naufrages ou recueil des relations les plus intéressantes des naufrages, hivernements, délaissements, incendies, famines, et autres événements funestes sur mer, qui ont été publiés depuis le quinzième siècle jusqu’à présent, Paris, Cuchet, an III, 3 tomes, 368, 410, et 458 p.
15 Lavalley (Gaston), « Un héros oublié. Jean Bouzard dit le Brave Homme », La Nouvelle Revue, 14, 1882, p. 299-324.
16 L’exposé des motifs de ces propositions est assez clair de ce point de vue. « Messieurs, vous êtes encore sous le coup du douloureux événement qui nous a affligés hier. Un des plus beaux établissements de Paris a été anéanti en quelques heures » (Proposition Farcy, 10 mars 1881). « Messieurs, la France vient d’apprendre avec une profonde et douloureuse admiration la conduite héroïque des marins du bateau de sauvetage qui ont péri, le 25 mars, près de Honfleur, en portant secours à des navires en perdition » (Proposition Mangon, 28 mars 1882). « Messieurs, un tragique événement, qui a jeté la consternation dans un de nos ports, et dont l’opinion publique s’est vivement émue dans la France entière, a attiré l’attention sur le sort des citoyens qui meurent en cherchant à sauver leurs semblables ». (Proposition Faure, 31 mars 1882).
17 Eugène-Jérôme Farcy, né en 1830, est député du 15e arrondissement de 1871 à 1893. Lieutenant de vaisseau de profession, démissionnaire en 1875 après l’interdiction pour les officiers en activité de service de siéger à la Chambre, il se fait remarquer dès la fin du Second Empire par l’invention de la fameuse « canonnière-Farcy ». Construit à quelques exemplaires sur ordre de Napoléon III, contre l’avis du ministère de la Marine, ce navire de petite taille, de faible tirant d’eau, prévu notamment pour les opérations fluviales, ne sera jamais adopté officiellement par le ministère, même si deux exemplaires seront employés au Tonkin. Grâce à l’activisme de son inventeur (qui s’appuya alors sur la presse) un exemplaire, déposé à Saint-Denis et devant être livré au Danemark, naviguera sur la Seine au cours du siège de Paris. En octobre 1886, une autre opération spectaculaire sera montée pour réaliser, avec succès, l’aller-retour Paris-Orléans en saison de mortes-eaux.
18 Voir le rapport et la première intervention de Farcy, Débats parlementaires, 5 juillet 1882.
19 Rapport de la commission sénatoriale « chargée de l’examen de la proposition de loi, adoptée par la Chambre des Députés, tendant à accorder des pensions aux veuves des citoyens qui… », nommée le 1er février 1883. La commission tentera d’élaborer un contre-projet sur la base non de pensions, mais de secours annuels. Elle conclura cependant au rejet. Le Sénat entérine le 10 juillet 1885, sans la moindre discussion. Une analyse détaillée de ce processus législatif et des initiatives postérieures (une douzaine jusqu’en 1932) qui s’en inspirèrent : Caille (Frédéric), Les instruments de la vertu. L’État, le citoyen et la figure du sauveteur en France : construction sociale et usages politiques de l’exemplarité morale, de la fin de l’Ancien Régime à 1914, thèse nouveau régime de science politique, Institut d’Études Politiques de Grenoble, 1997, 762 p., ici chapitre 7.
20 Le fondateur des Hospitaliers-sauveteurs bretons parlera résolument, comme longtemps tous les dirigeants associatifs, en faveur de la loi Farcy. Par exemple : Nadault de Buffon (Henry), « Un Sauveteur mendiant. Donnez une Pension et un Asile aux vieux Sauveteurs », Les Annales du Bien, vol. 5, 1882, p. 11.
21 La thématique du dévouement courageux s’impose prioritairement aux grands quotidiens par la pente du divertissement et de l’émotion, plus que selon une logique politique, d’autant qu’à partir de juin 1884 le Petit Journal se complète de son fameux Supplément illustré hebdomadaire, lequel va connaître un succès prodigieux. Atteignant à lui seul le million d’exemplaire au début du xxe siècle, ce supplément fait rapidement école et est concurrencé par son analogue du Petit Parisien dès 1889. À partir du numéro du 3 janvier 1891, deux gravures en couleur grand format forment les pages de garde. Sur la base d’un dépouillement exhaustif de cette date à 1900, on constate que la représentation du dévouement courageux tourne en chiffre absolu aux alentours d’une dizaine d’illustrations annuelles.
22 Voir le Rapport sur les prix de vertu de l’Académie française pour l’année 1897.
23 La Société centrale de Sauvetage des Naufragés ne peut pas être totalement assimilée aux regroupements autour de la figure du citoyen secoureur, bien qu’elle s’appuie sur l’exemplarité sociale de cette figure et contribue fortement à son renforcement. Sa création, devenue indispensable pour combler le retard de la France impériale sur l’ensemble des autres grandes nations maritimes, souffrira de l’antagonisme des administrations de la Marine et des Travaux Publics (en charge des phares et balises), celui-ci étant en définitive résolu par la mise en place d’une société philanthropique, dont les principaux représentants de ces administrations assureront la direction. S’appuyant sur le concours des populations regroupées en comités locaux, elle restera sur le long terme la première institution française bénéficiaire de la générosité privée, recevant de 1901 à 1907 près de 2 millions de francs de dons et legs. Ses résultats incontestables feront échouer le projet de nationalisation du secours maritime du ministre de la Marine De Lanessan en 1901. Sur la situation au tournant du siècle, voir en particulier : Brindeau (L.), Rapport fait au nom de la commission de la Marine chargée d’examiner le projet de loi relatif à l’organisation du sauvetage sur le littoral de la France et de l’Algérie, Assemblée nationale, 1re séance du 5 juillet 1901, annexe n° 2596.
24 Maël (Pierre) (pseudonyme de Charles et Vincent Causse), Sauveteur, Paris, Dreyfous, 1891 (1re édition 1889), 317 p. Le « chapitre XIV-épilogue » du roman décrit la remise de la croix de la Légion d’honneur à Esprit Le Meur, patron du canot de sauvetage du port d’Étel, héros courageux dont l’ouvrage à décrit les aventures et la persistance résolue dans le dévouement à ses semblables, en dépit d’obstacles divers.
25 Lautréamont, Les chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont, Paris, Le Livre de Poche, 1963 (1re édition 1869), p. 149-150.
26 Il faudrait poursuivre le parallèle entre le sauveteur et les modèles dominants de la virilité, relativement ignorés de l’historiographie comme le souligne Alain Corbin. Corbin (Alain), « Le “sexe en deuil” et l’histoire des femmes au xixe siècle », première parution 1984, repris dans Le temps, le désir et l’horreur. Essais sur le xixe siècle, Paris, Champs Flammarion, 1991, p. 91 et 104.
27 Moins de 20 % des sociétés créées au cours de cette période n’emploient pas les vocables « sauvetage » ou « sauveteurs », ce dernier terme l’emportant largement (il est présent dans 65 % des dénominations de sociétés). Le dénombrement a été réalisé d’après la liste donnée en annexe de l’ouvrage de Damico (Félix), La médaille d’honneur des sauveteurs et la médaille des secouristes (Étude historique), Paris, Augustin Challamel, 1905, vérifiée et complétée. Il s’agit d’une estimation minimale, car ne sont pas comptées les sections locales des sociétés les plus importantes, au tournant du siècle une douzaine pour les Hospitaliers-sauveteurs bretons, et 93 pour la Société centrale de Sauvetage des Naufragés, ce qui porterait le total à 263. Le positionnement géographique des créations confirme qu’il s’agit d’un mouvement national, sans distinctions régionales significatives. Une part importante des créations est de nature urbaine (préfecture et grandes villes), le cas parisien en offrant l’expression accentuée, avec plus de vingt créations de 1890 à 1903.
28 Nadault de Buffon (Henry), Les Annales du bien, vol. 2, 1877, p. 92-93. Toutes les citations suivantes sont extraites de : Nadault de Buffon (Henri), Statuts et règlement des Hospitaliers-sauveteurs bretons, administration et dignitaires de la Société, Paris, Furne-Jouvet et Cie, 1877, 354 p. La date officielle de création de l’association est le 12 décembre 1873 (art. 4 des statuts). La société à cette date est présente dans les 6 départements bretons et revendique 23 sections.
29 Les Annales du Bien, Bulletin Officiel de la Société Régionale Libre des Hospitaliers-sauveteurs bretons, janvier 1875-1960, mensuel, volumes annuels de 300 pages, photos à partir de 1903. Une autre publication mentionnée dans les objectifs de l’association, qui contient la principale notice biographique sur son auteur : Nadault de Buffon (Henri), Le Livre d’Or des Hospitaliers-sauveteurs bretons (Les Sauveteurs et les Gens de Bien), Rennes, Marie Simon, 1893, 479 p. Le préfet d’Ille-et-Vilaine, en septembre 1882 et en avril 1883, estime que sur les 40 000 francs de recettes de la société, 13 000 sont consacrés à l’assistance et aux secours, alors que « le reste sert à subventionner un journal hostile au gouvernement et à payer des traitements, logements et autres frais des Présidents-Directeur, trésorier… ». Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (ADIV), (4-X sociétés de sauvetage, et 1-X-354, cote provisoire, « Bienfaisance privée, assistances diverses », HSB 1873-1934).
30 Karr (Alphonse), « La médaille de Sauvetage-Décoration », dans Les Annales du Bien, vol. 2, 1878, p. 43-46. Cet auteur est un interprète important de la figure du sauveteur médaillé. Voir notamment : Une Poignée de Vérités, Bruxelles, Comptoir des Éditeurs, 1853, 261 p.
31 Henri Nadault de Buffon (1831-1890), arrière petit neveu du célèbre naturaliste, conférencier et dirigeant d’association, est l’auteur remarqué en 1860 d’une édition annotée de la correspondance de son illustre ascendant, de livres sur l’art italien, de plusieurs brochures ou ouvrages sur des questions sociales ou politiques, dont un triptyque principal : L’Éducation de la première enfance ou la femme appelée à la régénération sociale par le progrès (1862, trois éditions jusqu’en 1872), Notre ennemi le luxe (1869), Les temps nouveaux (1873). Les titres indiquent l’orientation d’une prose qui, on ne peut s’y arrêter s’applique s’appliquer « à relever la loi du respect et à servir la cause de l’ordre en enseignant l’obéissance à la loi, le retour à la religion et aux sentiments de famille, la soumission à l’autorité », selon les termes de l’article 7 des statuts de l’association. Son père, né Nadault, a obtenu le droit de porter le nom de Nadault-Buffon. Substitut puis avocat général à Rennes à compter de 1863, le magistrat Nadault-Buffon n’en écrira pas moins les ouvrages remarqué de l’homme de lettres, Henri Nadault de Buffon. ADIV, (1 U 40 : Dossier personnel Henri Nadault de Buffon). Sa vue s’affaiblit à partir de 1867, au point de s’éteindre totalement en 1872. Il affirmera que c’est de cette épreuve que lui viendra l’idée de la Société des Hospitaliers-sauveteurs bretons afin « de s’oublier lui-même et d’obtenir de Dieu le courage, la patience et la résignation ».
32 Le siège de la Société Nationale de Sauvetage en Mer (SNSM) ne détient pas d’archives en dehors des collections complètes des revues des deux premières associations. De même les recherches effectuées dans les dépôts des départements maritimes (ADIV et Archives départementales de Loire-Atlantique, archives municipales de Rennes et de Nantes notamment) n’ont pas permis de localiser de fonds conséquents sur les stations locales, sur le recrutement du personnel et le fonctionnement des comités de direction. On a esquissé un traitement sociographique des dirigeants des Hospitaliers à partir des 688 individus recensés dans en annexe des statuts de 1877 dans notre thèse. L’historiographie actuelle est surtout mémorielle et centrée sur les matériels. Voir notamment : Pillet (Jean), Le sauvetage au temps des avirons et de la voile, Douarnenez, Le Chasse-Marée, 1986, 238 p. ; Michel Giard, S.O.S. Sauveteurs en mer, Grenoble, Glénat, 1997, 307 p. Un travail contemporain mais stimulant sur la sociabilité des sauveteurs maritimes : Thibaudeau (Patricia), Les sauveteurs en mer resteront-ils des bénévoles ? L’adaptation d’une association centenaire à la modernité, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, juillet 2000, 166 p.
33 C’est notamment l’avis du commissaire de Rennes en 1894 : « Pour avoir le droit d’orner sa boutonnière d’un ruban, une quantité de gens se firent inscrire comme membres et aujourd’hui la société comprend environ 3 000 membres qui, bon-an, mal-an, fournissent environ 25 000 francs de cotisations. […] La majeure partie des sociétaires se compose d’hommes peu disposés à exposer leur vie pour sauver leurs semblables, mais n’ayant envisagé, en s’inscrivant, que l’éventualité de l’assistance et surtout le désir de se parer d’un ruban. » Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (série 4 X cote provisoire 1 X 354). Toutes les informations et citations suivantes proviennent du dossier « Hospitaliers-sauveteurs bretons 1873-1934 » contenu à l’intérieur de ce carton.
34 La première mention de ces legs est faite en décembre 1893 par Brice, député d’Ille-et-Vilaine, qui signale au préfet du département que l’association n’a plus que 40 000 francs en caisse, et qui si elle ne rentre pas en possession de ces nouvelles ressources « elle ne pourra que végéter et disparaître probablement dans un avenir prochain ». Le même Brice s’était opposé en 1882 à une demande de subvention du conseil général, soutenue par les conseillers généraux appartenant à « la minorité réactionnaire » (lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine du 9 septembre 1882).
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