Périls en mer et côtes barbares dans l’Amirauté de La Rochelle au xviiie siècle
p. 89-108
Texte intégral
1Ouvrons le registre des grands rapports du siège de l’Amirauté de La Rochelle, dont le cadre coïncide avec une des cinq élections de la Généralité, le pays d’Aunis (figure 1). On y trouve la description des naufrages, des échouements et des pillages, sans oublier les drames humains et la misère des populations littorales sous l’Ancien Régime.
2La côte est le lieu de rencontre de l’océan, qui parfois se déchaîne, et de la terre, qui recueille les restes des naufrages. Alors se pose le problème des épaves drossées à la côte. Leur cargaison est tentante pour des populations affamées. Repêcher les ancres des bateaux c’est un trésor sorti de la mer. Même la carcasse avec des bois de chêne intéresse les riverains.
3Il convient donc, dans le concept des violences, de se pencher sur « les fortunes de mer ». Dans quelles conditions, pour quelles raisons se sont produits ces accidents avec la perte de la cargaison, les avaries du navire et la disparition des marins ? Violences qui s’expriment dans le quotidien, à bord des flûtes et des frégates, lors des prises par l’ennemi, dans les combats sur les vaisseaux du roi. Mais sur la côte, les terriens, gens de la mer, face aux échouements et aux épaves, pillent et récupèrent, se heurtent à la volonté royale avec ses procureurs, ses juges et ses commis chargés de faire respecter le droit de propriété. Peut-on parler de vol dans une culture séculaire de relations des hommes avec la mer, ou bien d’appropriation de denrées et de matériaux nécessaires à l’existence ?
« Fortunes de mer » et naufrages
4« Le musoir de l’Aunis », les vases de Charron, les rochers de Ré et la côte sauvage rétaise ont été le théâtre de sinistres de la mer. C’est la barque le Saint-Charles de Quiberon de 24 tonneaux, pris dans la tempête lors de l’hiver 1724-1725, et dont les barriques de vin, d’eau-de-vie, arrivent en quantité entre Esnandes et Charron1. C’est la Marguerite de Cork de 25 tonneaux, abordée par un corsaire espagnol par son tribord qui « fait de l’eau à ne pouvoir abandonner la pompe » ; le bâtiment manque le havre d’Ars et se brise sur la côte de Loix le 9 août 1742 avec sa cargaison de sel, de merrains et de vins2. C’est le Concorde de 150 tonneaux, parti de Saint-Domingue en mai 1777, à destination de Bordeaux, qui par suite d’erreur de navigation, vient s’échouer à Chef-de-Baie en juillet, chargé de sucre « terré » et brut3.
5Voilà quelques événements de mer caractéristiques de la navigation au xviiie siècle parmi les 170 naufrages, 90 échouements et 128 levées d’ancres, répertoriés et étudiés dans quelque 2 000 pièces d’archives4.
Qu’entend-on par événements de mer ?
6Ce sont en terme technique « les fortunes de mer », c’est-à-dire « les accidents auxquels sont exposés les marchandises d’une cargaison ou les avaries qui peuvent arriver au navire lui-même », sans exclure le sort des hommes de l’équipage. Ces accidents sont dus à « un naufrage » ainsi défini : « la perte d’un bâtiment jeté à la côte ou brisé sur un danger ou un écueil quelconque », naufrage qui peut survenir en pleine mer, causé par le mauvais temps ou par d’autres circonstances. Parfois le naufrage prend la forme d’un échouement c’est-à-dire « la rencontre d’un haut fond sur lequel un navire se heurte où est arrêté5 » ; le navire talonne et ne flotte plus librement. Précisons que l’Ordonnance de 1681 nous invite, par extension, à considérer comme échouements « les marchandises et autres effets… échoués ou jettés par les flots… procédans de jet, bris ou naufrage6 », ce que l’on peut désigner par le terme d’« épaves ». A. Cabantous précise : « Le naufrage reste la genèse du pillage, l’accident de mer redoutable, toujours dramatique7. » Il s’inscrit donc dans les périls de mer.
Les fortunes de mer
7Les sinistres entraînent des pertes de navires, d’agrès et d’apparaux, de marchandises et d’effets, sans compter les drames vécus par les équipages. Ils sont toujours déclarés par les capitaines ou les maîtres de barque avec assez de précision. Mais pourquoi les causes sont-elles réduites à un ou deux facteurs vite esquissés ? Pourquoi des saisons et des lieux propices aux échouements ?
Dénombrement et déclaration des naufrages
8Le nombre de naufrages est très variable d’une année à l’autre. De 1719 à 1750 et de 1765 à 1789 on atteint une moyenne annuelle d’à peine 3 naufrages semblable à celle calculée par J. Boucard pour l’île de Ré au xixe siècle8, avec des années tragiques : 1735, 8 naufrages ; 1744, 6 naufrages ; 1748 et 1749, 7 naufrages chacune ; 1784, 12 naufrages9.
9C’est à « la lecture des déclarations », faites en général par les capitaines de navires et écrites par les commis-greffiers, que les conditions des sinistres peuvent être décelées. Mais les rapports de mer sont à utiliser avec circonspection : intérêts financiers en jeu, responsabilité du capitaine vis-à-vis de l’armateur et des chargeurs.
10La déclaration est parfois lapidaire ou trouvée dans d’autres pièces telle l’Elisabeth de Galloué qui, a une lieue et demi d’Olonne, a souffert de la mer par le mauvais temps le 23 février 1720, et a été poussée aux côtés d’Ars et de Loix ; ou bien on peut lire dans la mainlevée du 8 février 1735 que la Marie de Lisledieu10 « ayant trouvé du mauvais temps vers les fêtes de Noël dernier par un gros vent impétueux… fut jeté et poussé sur les côtes de Fouras ».
11Néanmoins des déclarations plus ou moins détaillées existent comme celle de François Rullier, capitaine de l’Entreprenante11 reprise dans sa requête présentée le 16 février 1735 :
« [Arrive] de la coste de St Domingue en la rade de la Pallice le six de janvier suivant la déclaration qu’il en a fait… le sept du dit mois que despuis ce tems la estant venu du mauvais tems et houragan la nuit du huit au neuf dudit mois le dit vaisseau se cassa ce que voyant le nome Claude petit Second Capitaine sur le dit navire fit filler le grand casble par bout et lamara au pied du grand mât et fit mouiller sa troisième ancre avec son troisième casble etc. [suivent des explications techniques]. »
12C’est dire que les déclarants, toujours sous serment certifié par plusieurs membres de l’équipage, essayaient d’apporter des éléments véridiques, mais J. Ducoin nous invite à beaucoup de prudence faisant remarquer que le capitaine avait tout intérêt « à présenter l’événement sous un angle qui ne lui soit pas trop défavorable12 ». Ainsi sur la vingtaine de situations exploitées trouvons-nous souvent : « eut le malheur de se perdre », « obligé de… ».
Conditions et causes des naufrages
13Tous ces événements, inhérents à la mer, doivent être situés dans le contexte de la marine à voile dont les pertes semblent être dues aussi bien à des conditions naturelles que matérielles et humaines.
14De la morphologie des côtes, il en découle des conséquences pour la navigation que R. Faille commente dans les Actes du 101e Congrès national des sociétés savantes13 : « rochers et terrain ferme qui ne découvrent point… très dangereux où ils s’échouent fort souvent des vaisseaux… [En direction de Sablanceaux :] terrain mêlé de banche, de terre ferme et rochers ; Pointe et Rocher de Chanchardon… cette pointe est un des caps de l’Isle le plus exposé à l’agitation de la mer… Un Rocher qui avance très loing dans la mer contre lequel la mer brise avec beaucoup d’impétuosité… plusieurs vaisseaux ont été brisés sur ce rocher » (figure 2).
15Le danger, à l’extrémité occidentale de l’île, vient d’un plateau nommé Rochebonne au large de la pointe dont les hauts-fonds sont redoutables pour les navires qui n’ont pas remarqué les rochers qui affleurent. Ici au lieu de décliner doucement, les pentes du plateau s’affaissent brusquement jusqu’à plus de cinquante mètres. La violence des lames s’en trouve décuplée par gros temps et expose les navires aux pires dangers, nous dit L. Papy14.
16Quant aux fonds marins du grand plateau continental ils sont vraiment réduits en eau, les abords côtiers étant toujours dangereux pour des bâtiments en détresse.
17Deux autres dangers guettent les navires : les tempêtes et coups de vent, les pertes au mouillage.
18La tempête, la mer déchaînée, « la tourmente manifeste », sans aucun doute des coups de vent dépassant la force 8 de nos jours, sont fréquemment cités. Il ne faut pas nier cette réalité décrite et chantée dans de nombreux écrits d’autant que les observations météorologiques vraiment scientifiques n’existaient point au xviiie siècle, mais il est reconnu que « les faits de nature, les caprices du temps… les tempêtes en mer, les violents orages… occupent une grande place à toutes les époques15 ». À ce titre, les extraits de la déclaration du capitaine de la Dame Marguerite partie d’Amsterdam le 17 octobre 1786, avec un pilote à son bord, sont révélateurs des difficultés rencontrées :
« […] Le 9 novembre où nous passâmes devant Ouessant le navire auroit jusque là subi plusieurs coups de mer qui auroient couvert le bâtiment et emporté le hunier et le foc… Le 16 les vents sautent au Sud-Sud-Ouest. Le temps devint affreux et les vagues recouvrirent le bâteau ce qui l’empêchoit de prendre de la hauteur… L’après-midi la tempête et le temps obscur m’empêchèrent de bien manœuvrer. Pendant la nuit le vent passa de l’Ouest au Nord-Ouest et la tempête devint très dur. [Il est obligé de mettre le cap à l’est espérant pouvoir entrer dans le pertuis.] Sur le soir j’estimois être tout près d’une tour sans savoir si c’était celle de Chassiron ou de la Baleine. J’aurois continué ma route à l’Est-Sud-Est mais une nouvelle tempête s’éleva… vers neuf heures du soir. J’aurois essuyé un si terrible grain d’orage de pluie et de vent que je ne pouvois rien découvrir à l’exception des feux des autres bâtiments. Le navire auroit reçu un terrible coup de mer qui le fit toucher aussitôt. Je n’aurois pas voulu mouiller l’ancre de crainte qu’elle ne crève le bâtiment, pour sauver ma vie et celle de mon équipage j’aurois fait couper les haubans du canot16. »
19Enfin si les mouillages en baie de La Rochelle – rade de Chef de Baie, de La Pallice – offrent des avantages sûrs en Pays d’Aunis, les catastrophes au mouillage n’en sont pas moins fréquentes. Par exemple lors des nuits des 28 et 29 novembre 1779 dans la rade d’Aix. Nous sommes en pleine guerre d’indépendance américaine ; les traversées transatlantiques se font en convois défendus par les vaisseaux de la Royale. Sur les 35 navires rassemblés dans la rade 3 vont « périr », 8 vont échouer, 9 vont être endommagés17. Selon la déclaration du capitaine de la Jeanne Victoire, les vents sud-sud-est devenant sud-sud-ouest rendent les eaux démontées. De même le coup de mer du 17 au 18 janvier 1784 provoque la perte de 7 navires au mouillage dans la fosse de Loix. Il convient d’incriminer la longueur du séjour dans la rade due aux opérations de transbordement du sel par les allèges. De ce fait, lorsque la tempête se lève les câbles de chanvre se cassent ; le navire, plus ancré est jeté à la côte. L’encombrement des lieux fait le reste.
20Quant au mouillage de sauvegarde – c’est une manœuvre désespérée lorsque le navire pris dans la tourmente veut éviter de « faire côte » –, il peut aussi entraîner le navire sur la voie de la perdition. Ainsi le Saint-Simon, parti de Redon le 9 janvier 1784, casse ses trois ancres avant de s’échouer le 18 à la côte de Chef de Baie ; le Maurice-Marie perd son grand mât sous l’effet de la tempête le 17 janvier 1784, est projeté sur le fort de la Prée en traînant son ancre, ce qui montre l’issue précaire de ces mouillages18.
21On s’aperçoit donc que l’évaluation des causes des sinistres est toujours complexe. En effet, les erreurs de navigation existent que ce soit erreurs de pilotages, lacunes techniques, difficultés d’atterrissage. Les pilotes-lamaneurs ou locmans permettaient aux navires d’aborder les ports en évitant les bans de sable et les rochers. L’ordonnance colbertienne prévoyait des règles précises concernant les gens de mer pour lesquels Valin dans son « Commentaire » se montrait sévère. Peu de fautes sont à signaler sur nos côtes. Néanmoins le commis-greffier qui relate le récit de l’échouement du Saint-Jean le 3 octobre 1768, sur la côte de Sainte-Marie dénonce « l’ignorance toute pure du nommé Mège, pilote de la Flotte19 ».
22Qui plus est, des capitaines de navire ont une connaissance approximative des côtes tel le patron du Sainte-Anne égaré dans la nuit du 2 avril 1778, assailli par le vent et qui déclare s’être perdu sur la côte de Loix alors qu’il naviguait de Vannes à Bordeaux20. S’agit-il d’un problème d’estime, d’une méconnaissance de la dérive ? Sans compter les négligences humaines avec des navires surchargés ou des équipages dont la formation et le comportement laissaient souvent à désirer.
23En somme, pour l’Amirauté de La Rochelle et ses écrits, nous pouvons dire que la presque totalité des sinistres est due aux aléas de la navigation : phénomènes météorologiques imprévisibles, configuration des fonds et du littoral. Mais l’interprétation de certains récits renvoie également à quelque incompétence de la part des équipages en y ajoutant certaines défaillances matérielles : autant de navires qui se disloquent lors d’échouements ne mettent-ils pas en cause la conception et les matériaux ? Autant de mâtures, de vergues et de voiles « fatiguées », de coques éprouvées par le choc des flots et le travail des tarets, ne traduisent-elles pas un état défaillant du bâtiment21 ?
Saisons et lieux des naufrages
24Observons la répartition dans le temps en cernant les saisons les plus meurtrières. Il apparaît sur le graphique que 2 naufrages sur 3 (67 %) ont lieu durant les hivers avec deux mois tragiques – décembre et janvier – et un mois de mars lui aussi dangereux, que durant le printemps et l’été – avec un mois d’avril encore propice – 17 % des naufrages ont lieu, et que l’automne, malgré l’équinoxe, ne voit que 15 % des naufrages sur nos côtes. En effet les retours du commerce maritime avec les « Isles » se faisaient pourtant avant l’entrée dans l’hiver. Les bâtiments bordelais arrivés aux îles en mai-juin pour vendre leurs vins et farine à des prix élevés pouvaient être de retour pour charger à Bordeaux ou Libourne, « des vins de ville » dès l’automne.
25Quant à la répartition dans l’espace, 64 % des navires, soit deux sur trois, sombrent aux abords de l’île de Ré (Fosse de Loix, Chanchardon, Pointe de Grignon, les Baleines, Rochebonne) ; 30 % des bâtiments font naufrage dans les rades ; 5 % dans le pertuis breton.
Accidents et existence périlleuse
26Outre le naufrage et ses conséquences, le marin embarqué mène « une vie de chien ». La maladie, l’accident de service font plus de ravage que les combats eux mêmes. Et que dire des mois passés dans les prisons anglaises !
Les drames humains22
27Dix sinistres sur les 92 recensés se terminent tragiquement. C’est le cas du Saint-Pierre de La Rochelle où quinze hommes périssent sur la petite Inague, de l’Heureuse paix de Bordeaux qui voit disparaître le capitaine et onze hommes au large des Baleines, de l’Aimable Marthe de Bordeaux dont on a signalé la disparition d’une vingtaine de marins, tous ces bâtiments ayant déjà été abondamment cités. Sans plus de renseignements dans les pièces de l’amirauté, on apprend que l’équipage du Saint-Pierre de Drontzon a péri au large de l’île de Ré, qu’on recherche le capitaine Jean Lefranc de l’Aimable Marie de Vannes dans la rade de Loix et le capitaine Klass Gardner de la Providence de Frederisckshaed dans celle de Saint-Martin, que l’équipage du Zéphir de Bordeaux s’est noyé. Peut-être faudrait-il chercher dans les archives des Amirautés de Vannes, de Guyenne, pour compléter notre documentation ?
28Trois autres naufrages sont plus riches en précision : la Catherine Sophie de Frederisckshaed commandée par le capitaine Biorn Rafsmusen qui disparaît lors du naufrage mais dont le coffre trouvé aiguise l’appétit des héritiers. Des trois cadavres du Saint-Jacques d’Aberildut le maître « feu Yves Richard » possédait 300 livres en or et argent dans ses poches ; qu’est devenue cette somme ? Pour le sinistre du Pierre et Marie de La Rochelle nous apprenons que le port d’un cadavre « feu Jean Merlet » figure dans les frais de sauvement. D’où provient le cadavre amené à la côte des Minimes dans les premiers jours de février 1723 et signalé à l’Amirauté par courrier du coadjuteur Liger du couvent de Notre-Dame-de-la-Digue ? Le malheur frappait les familles des marins comme en portent témoignages les ex-voto pieusement conservés dans les églises d’Aunis et de Saintonge23.
Des hommes vulnérables
29Par suite des conditions de travail pénibles, de tâches rudes, d’une absence d’hygiène, sans parler de la nourriture parfois déficiente, les hommes de la mer souffrent dans leur chair et connaissent une existence écourtée.
La maladie et les accidents
30Les cas de maladies sont nombreux, des « fièvres de mer » aux maladies vénériennes, du scorbut aux affections pulmonaires, abondamment traités par les historiens de la mer. Parmi les Rétais, citons Pierre Beaufourrau débarqué malade à Saint-Domingue en 1765 ; Jacques Berchoteau qui ne peut embarquer à Rochefort en 1771, puis au Cap en 1772 est signalé malade ; comme Daniel Gervais sur la gabare du Roi Le Saumon, en 1749 etc.
31Quant aux accidents ils étaient fréquents : chutes, fractures, noyades. Le matelot Henry Greleau né à la Flotte le 7 octobre 1768 est tombé du grand hunier étant à bord du brigantin Laimable Véronique de Saint-Martin, le 19 septembre 1790 par le travers de Barfleur où il s’est noyé suivant la déclaration du capitaine du 3 octobre suivant ; André Baudot s’est noyé dans le port de Rochefort en 1785 ; Jacques Micheneau de Loix a été tué à l’épreuve des canons le 25 juin 1760 (20 ans) ; Mathieu Brizard s’est noyé lors de l’échouement de la frégate l’Andromaque sur la côte d’Arcachon l’an IV de la République. On s’aperçoit que les noyades sont fréquentes : Pierre Bruno D’hostel, à 25 ans, tombe à la mer de l’aviso l’Égalité au début de la Révolution ; J. Dupond tombe de la Cérés ; Pierre Dorcher dans le port de Bretagne en 1790 ; André Richard en rade de Saint-Martin (30 pluviose an IX), pilote côtier dans la yole du Commandant Laly etc.24.
Le marin face à la mort
32La mort frappe sur le navire, à l’hôpital, au domicile bien sûr. Les exemples sont multiples, mentionnés sur la matricule, lorsque le marin est en service, par l’apostille « mort à bord ». Les flottais Nicolas Bruslon, André Brumeau, Jean Cadet ont perdu la vie sur le Glorieux en août 1757 lors d’un conflit naval ; Jean Jacques Dubois est « perdu corps et bien » sur la Caille en avril 1753 ; Jean Raimon Girard, 25 ans, sur le Tailleur, Louis Baudoin, 22 ans, Jean Membrard sur le Saint-Jacques, Jean Daniel Verdier 18 ans, Pierre Couturier 25 ans, sur la flûte du Roi la Ménagère disparaissent dans les flots. Il pouvait s’agir d’un décès à l’hôpital : Pierre Charron est déclaré décédé par André Ayraud qui affirme l’avoir vu mourir à l’hôpital de l’isle Bellosse (New York), il y a 3 ans (nous sommes en l’an VIII de la République) ; Paul Denis Guillochon, 26 ans, décédé à l’hôpital de Paimbœuf ; Étienne Nicoleau, à l’hôpital de Rochefort ayant eu la jambe emportée par un boulet à bord de la frégate Uranus pendant les guerres de la Révolution ; Jacques Piégrini, 30 ans, de la corvette la Diligente, décédé à l’hôpital de Port-au-Prince25.
33On compte un taux de mortalité moyen de 4 à 5 % pour les traversées en droiture vers l’Amérique, supérieur dans les voyages triangulaires. Pour nos flottais, sur 329 décès enregistrés j’ai trouvé une durée moyenne de vie de 42 ans 4 mois, qu’ils soient décédés en service (la moitié), noyés (le quart), de maladies ou à domicile (autre quart). Cet âge moyen au décès, comparé à Dunkerque (35 ans) est plus élevé, mais plus faible que pour les journaliers (45 ans), les négociants (56 ans 1/2). Ce sont quand même de jeunes marins qui disparaissent (40 % d’entre eux ont entre 20 et 30 ans). Sur ces 329 décès, 1 sur 5 est survenu pendant la guerre de Sept Ans, 1 sur 6 pendant la guerre d’Amérique.
34Les hardes et les effets étaient remis à la famille – tout au moins ce qu’il en restait (les main-levées l’attestent aux Archives départementales de Charente-Maritime).
35Malgré l’institution de la Caisse des Invalides les familles demeurent dans la détresse telles la veuve Babinot née A. Masson, seule avec sa fille âgée de 12 ans, ou Louise Séjourné, femme de Jean Rivaille, prisonnier depuis huit ans en Angleterre, endettée et poursuivie dans la succession de sa mère etc.
36Enfin pour se rendre compte de l’état physique de cette population, un rapide relevé des cas d’invalidité sur les registres de 1726 et de 1737 à 1747 nous donne des indications significatives : infirme, impotent (vague), sourd, mauvaise vue, mains et doigts estropiés, jambes ou pieds coupés, « mal caduc » (épileptique), édenté, hernie, « rheins rompus », côtes enfoncées, « cassé », goutte, sciatique, ulcères26.
Les combats et les prisons anglaises
37Violences pour les corps, violences dans les cœurs. Peu d’exemples de rétais dans les combats navals si ce n’est la mémorable bataille des Saintes en avril 1792, mais nombreux sont les marins de Ré « pris par les Anglais ».
38a. Les combats, les prises par les corsaires étaient des moments périlleux pour les marins rétais sur les bâtiments de la Royale ou sur les navires marchands. Jean Colin, Étienne Guilbeau, Pierre Grellier s’engagent pour la course à un moment de leur carrière ; Pierre Estienne Dupé, arrêté à Dinan en 1743 est connu pour ses pirateries maritimes.
39Quant à Pierre Gautier, il est blessé d’une balle à l’épaule à bord de l’Astrée en 1782 ; Jean-Ambroise Relet meurt sur le Raisonnable en 1759 ( ?), « coupé en deux » ; J. Baptiste Babinot, officier marinier sur le vaisseau du Roy le Superbe, de l’escadre commandé par Mr le Maréchal de Conflans, périt dans un combat naval contre les Anglais27.
40Mais c’est surtout la mémorable bataille des Saintes en avril 1782 qui mérite d’être contée car elle fut cruelle pour les enfants de la terre rétaise. C’est au cours du conflit américain que les escadres ennemies se rencontre puisque la France apporte son aide aux Insurgents. Très vite le front principal des opérations se situe en Amérique du Nord. En avril 1782, l’amiral De Grasse se laisse engager entre la Dominique et l’archipel des Saintes. L’anglais Rodney prend 5 vaisseaux français dont le Ville de Paris, navire amiral et De Grasse lui-même. On dénombre des centaines de tués et de blessés dont 24 marins rétais à l’hôpital du Cap :
- 6 officiers mariniers,
- 12 matelots,
- 1 novice,
- 1 mousse,
- 4 matelots garde-côte.
41Ils étaient sur le Ville de Paris, le Scipion, le Spectre qui de la Flotte, qui de Loix, qui d’Ars, qui de la Couarde. 13 autres furent blessés ou portés disparus. Ces marins rétais se nommaient Sourisseaau, Gadiou, André, Magué, Boucard, I. Dechezeaux, Brisars, Papin, Hardouin, Raffin etc.28.
42b. La prison guettait tout marin sur la mer. Les océans étaient les lieux privilégiés pour s’emparer des cargaisons mais aussi des hommes car si la suprématie maritime dépendait de la supériorité des flottes, de la stratégie mise en place, de la qualité technique des vaisseaux, les effectifs en hommes étaient primordiaux : la Royal Navy s’emparait de centaines de matelots français dans le but d’amoindrir la royauté française et de procéder à des échanges.
43Nos rétais, pris dans les conflits anglo-français fréquents au xviiie siècle, paient un lourd tribut et vont connaître Portsmouth (la Maison neuve), le château de Porchester, Plymouth, Chatam, Falmouth ( ?), Petersfield (Comté de York), Kinsale en Angleterre mais aussi les prisons d’Halifax, de Ténérife, de la Barbade, de la Jamaïque. Les conditions de détention sont affreuses si l’on se reporte aux écrits de Masson ou de Rotureau :
« Cachots infects couverts de méchantes voûtes… desquelles dégoûtent continuellement sur ceux qui sont enfermés dedans.
Humides, puants, vrai séjour de crapauds et de couleuvres29… »
44On estime entre 60 000 et 65 000 gens de mer français prisonniers en Angleterre de 1755 à 1762 (guerre de Sept Ans) dont environ 9 000 y auraient trouvé la mort (15 %).
45J’ai trouvé 95 flottais (soit 16,5 % de mon corpus) faits prisonniers surtout pendant la guerre de Sept Ans (52 %) et la guerre d’Amérique (12 %) et ensuite durant la Révolution. La durée moyenne de détention était autour de 4 ans en Angleterre (4 prisonniers sur 5), peu en Amérique car les marins étaient aussitôt transférés à Portsmouth. Les retours s’effectuaient par échanges entre l’Angleterre et la France. Pierre Mercereau passe en France par échange général en 1780 ; Michel Roux, en 1763, est lui aussi échangé et débarque à Boulogne sur « le bateau plat du roi » tout comme Joseph Cuq en 1801, échangé contre deux anglais Agnen et Vincent. Il semble qu’un certain nombre de prisonniers arrivent au havre de Grâce par « paquebot » (Pierre Bonneau, Jean Aunix) ou bien par « parlementaire » (Louis Breton à Royan le 16 décembre 1760). Très souvent ce sont les frégates ou les gabares du Roy qui ramènent les prisonniers (Pierre Peneau, J. Charles Brisard, Guillaume Michaud) mais un navire hollandais débarque Mathieu Brain à Port-Louis le 1er juin 1763 et un navire anglais Antoine Plaideau à Brest, la même année.
46Nous avons la chance d’avoir 11 lettres de captivité du maître Pierre Caneau, détenu de 1758 à 1762, d’abord à Portsmouth puis à Petersfield et à Pontrefrea dans la contrée de York (« à six lieues dans la terre »). Maître de barque de Saint-Savinien il arme très souvent à Saint-Martin et désarme à Loix. Il est intéressant de connaître ses impressions. Il parle peu de ses conditions de détention, s’inquiète de sa libération, des autres marins et des soucis financiers de son épouse.
Providence ou barbarie sur les côtes30
47Si l’océan maltraitait les hommes, il était également intraitable avec les navires démâtés et disloqués, les ballots au gré des flots, les effets rejetés à la côte. Et l’affrontement était inévitable entre les populations et les représentants de l’autorité royale.
Des échouements de qualité
48Débris de vaisseaux, épaves, du fret, voilà ce que l’on dénombre dans les 90 effets recensés : 44 sont des chaloupes, des bateaux, des canots, des yolles qui se trouvaient à bord du navire au moment du naufrage ; c’est souvent un des apparaux qui disparaît le premier arraché par les flots et emporté par la mer ; 22 autres effets concernent des débris, agrés et apparaux en nombre plus ou moins important ; 22 autres échouages appelés « marchandises » sont la plupart du temps constitués de barriques ; un seul cadavre trouvé aux Minimes ; un canon et son affût classés dans les divers. Pour les marchandises, citons à titre d’exemples des dizaines de barriques de vin aux côtes d’Ars en novembre 1723 ou sur les vases de Charron en janvier 1725 ; un mât, des haubans à la tour des Baleines en décembre 1735 ainsi que des chaloupes à Châtelai1lon ; 60 barriques d’eau-de-vie, 11 tonnes d’huile aux côtes des seigneuries d’Ars en décembre 1740, etc.
49On constate la même concordance avec les naufrages dans « l’échouement des épaves en hiver » : 66 % viennent aux côtes ou sont trouvés en mer durant un mois privilégié pour les apports (décembre) ; 27 % continuent à arriver à la belle saison, ce qui est plus important que 1es naufrages, les flots étant porteurs au fil des mois jusqu’en juillet-août ; l’automne comme pour les sinistres semble calme (13 %) ; à remarquer une certaine permanence « des arrivages » en avril, juillet, août, octobre et novembre.
50Quant aux lieux d’échouages peut-on trouver une similitude avec les naufrages ? La réponse est négative pour les côtes d’Aunis recevant 55 % des effets (contre 30 % de naufrages) par exemple dans les près de Coup de Vague (Queue de Vache), de Tasdon à Fouras. Cependant l’extrémité ouest de l’île de Ré, parallèlement aux sinistres, voit 18 % d’échouages aux côtes d’Ars, à la côte des Baleines etc. À noter que 9 % des effets sont recueillis en mer dans le pertuis.
51Les grèves du fond du pertuis Breton et les anses du pays d’Aunis paraissent être des lieux privilégiés pour recevoir des débris de toutes sortes. Quelle aubaine pour des insulaires avides de denrées et de matériaux de toute nature !
Une population laborieuse
52Peut-on parler de cueillette dans la mer ? On vit de jour comme de nuit sur l’estran à marée basse pour la pêche, à marée haute pour récolter le sart31. Une abondante main-d’œuvre locale est bien utile pour les opérations de sauvement, puisque l’Ordonnance de 1681 fait obligation aux « habitants des paroisses bordantes [de travailler] incessamment et de sauver les effets, provenant d’un naufrage ». À la lecture des états de sauvement, ce sont des dizaines, voire des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants qui s’affairent autour du sinistre. Les matelots de l’équipage, les mariniers du lieu, travaillent sur la coque, récupèrent les gréements et les apparaux32. Deux fois dans la journée, au rythme des marées, les crocheteurs, ou tresneurs, amènent les vestiges aux cabanes édifiées sur la dune. « Pierre Gazin dit petit poison, Pierre Gazin dit marquis, Laurent Casserond dit le bleu, Jean Bazin le basque, Étienne Guilloteau dit le Reste, Guilloteau fils du Reste, Jacques Guilloteau dit la fortune etc. ont travaillé à sauver… La liberté d’Amsterdam » en mars 1735. Un journalier gagnait en quelques jours 3 à 4 livres, parfois plus, selon le travail ou le nombre de barriques traînées, parfois moins s’il n’était pas dans l’eau. Charretiers, convoyeurs à cheval ou à pied avaient pour mission de porter, de traîner, de rouler les marchandises des cabanes aux villages. Le cheval était un animal de trait courant sur la côte, souvent conduit par la femme, d’où les appellations trouvées sur les états : « Le cheval de Marguerite Girard, de Marie Dubois, de dame Richard, de dame Reverseau, [ou simplement le nom de la bête :] La renaude, la doussette, la Grandeur, la femelle, la Roussée. » C’étaient donc des allers et retours continuels de la côte à Rivedoux ou à Sainte-Marie pour convoyer les sucres, les indigos et la balance pour le pesage (états des 15 avril et 23 mai 1730), ou bien pour porter le tabac, dont les boucauts avaient été roulés du navire sur la falaise, jusqu’à Montamer, puis jusqu’au magasin « distant du lieu comme de la Porte Neuve à Laleu » (état du 8 février 1748).
53On peut penser que des lieux du sinistre au magasin, voire aux quais de transbordement, des disparitions pouvaient exister. Une barrique arrive défoncée et vide, alors qu’elle était présumée pleine et transvasée, à l’arrivée des allèges la Marie-Jolie, la Suzon, la Gabrielle dans le havre de La Rochelle. Pourtant le commis Martin est vigilant mais il n’a pas oublié à « neuf heures et demi [de se retirer] à Fouras pour y entendre la sainte messe ! » Il convient de remarquer que ces transports spécialisés étaient bien rémunérés en fonction de la distance : un charretier touchait en moyenne autant qu’un receveur pour sa journée, avec il est vrai des manœuvriers à payer. Un maître de barque et un matelot étaient mieux payés que lors d’une course de cabotage (3 à 4 livres dans la journée pour le matelot alors que les gages mensuels pouvaient être de 12 à 15 livres).
Des pillages et des « inhumanités »
54Valin dans son Nouveau Commentaire fustigeait les actes de pillages qui continuaient à déshonorer notre pays, c’est-à-dire que « la barbarie » décrite par A. Cabantous était encore réalité au xviiie siècle. Faut-il encore s’entendre sur « ce que piller veut dire » puisque le verbe est fréquemment utilisé dans les déclarations et les courriers. Il s’agit, dans notre cadre, « d’un pillage littoral », qui n’a rien à voir avec des actions de guerre ou de piraterie. Le pillage donc peut se définir par rapport au naufrage. « Tout naufrage, même côtier, ne provoque pas systématiquement d’exaction. En revanche, tout pillage riverain, toute récupération d’objets apportés par le flot résultent généralement d’un naufrage préalable, d’antériorité variable33. » Lors des opérations de sauvement et de transport, sur le navire, sur les grèves au milieu des échouements, les habitants boivent du vin, chapardent un bout de mât, cachent un tierçon d’eau-de-vie, emportent de l’argent ou le contenu d’un ballot. Il y a là action de pillage qui s’accompagne d’actes délictueux, de la détérioration de la propriété d’autrui à l’appropriation, du vol au recel. Il est bien délicat alors de classer ces exactions d’autant que les jugements de sentence sont assez rares.
55Nous possédons comme sources des dépositions du type de celle du capitaine Le Bleneck (le Saint Gilda de l’lsle aux Moynes) – « les paysans ont pillé et volé toutes ses hardes et celles de son équipage qui y étaient dans deux coffres qu’ils ont ouvert et en ont emporté un, même les papiers du déclarant qui étaient dans une boîte de fer blanc » –, ou bien des rapports plus précis des Receveurs et des gardes-côtes.
56Le sort de l’Heureuse-Paix de Bordeaux, échouée en février 1749, révèle des pratiques délictueuses qu’on peut assimiler à du pillage.
57Griffon, conseiller du roi, et F.-Simon Martin, procureur, sont requis pour qu’il y ait « reconnaissance et recensement », car il y a des actes de pillage, « ce qui n’est pas trop ordinaire dans ces occasions, quelques précautions qu’on puisse prendre ». Du 21 au 29 mars 1749, l’Amirauté opère le recensement des marchandises et effets emmagasinés à Saint-Martin, à Ars, à la tour des Baleines, à la Rivière. Le pillage est important et reconnu. Griffon écrit dans la remontrance du procureur du roi du 25 mars :
« Plusieurs habitants des Bourgs d’Ars, Loix, Les Portes, La Rivière, Le Gillieux et autres endroits Circonvoisins du lieu et Costes où le dit naufrage est arrivé, se sont portés vers les dittes côtes, sans y être appelés, mais dans le dessein unique de piller les débris du dit navire et sa cargaison, qu’ils en ont emporté les effets en leur maisons… il y a eu quelques bandes de ces Expilateurs qui ont forcé et enfoncé à coups de pince et avec Violence des coffres, futailles et ballots… d’autres ou peut-être les mêmes qui ont dépouillé les cadavres des officiers et des gens de l’équipage… vollé leurs dépouilles et ont enfoui les dits cadavres… [emporté] les bijoux… »
58L’information à laquelle il procède le lendemain confirme les faits et d’autres habitants rapportent que « le nommé Jacques Gaultier, fils du village du Gilieux, estoit accusé d’avoir lui-même coupé le doigt du capitaine », mais le présumé coupable aurait montré à Louis Lagord Ernet « un petit anneau… qu’il a déclaré avoir tiré du doigt du dit Capitaine sans l’avoir mutilé… » Les langues se délient. Des dépositions sont reçues le 26 mars. Jean Lemée, marchand et garde-côte du bourg des Portes, a vu les dix-huit matelots qui ont participé au pillage se réfugier chez la femme de Gabriel Pineau, aubergiste ; Macadré a vu des particuliers qu’il dénonce ; Nicolas Brulon, marchand à Ars, ne sait rien, etc. Deux cent quarante-deux particuliers seront assignés les 17, 18 et 19 avril, dont Sébastien Guyot, La Bruyère, aubergiste d’Ars, Marie-Pierre-Étienne Chauvet, inspecteur des digues, Joseph Barrière, garde-côte… La plupart d’entre eux rapportent le butin ; d’autres paient 5, 10 sols ou 3 à 9 livres d’amende. Aussi peut-on sourire à la lecture de la mention qui figure sur le procès-verbal : « Faisons deffense aux dits particuliers sus-nommés de plus à l’avenir enlever de la coste aucun effet. »
Que faire face aux heurts et aux violences
59Malgré les garde-côtes, les heurts étaient fréquents et les culpabilités difficiles à cerner.
Garde-côtes et ordonnance royale de 1681
60Les rapports avec les populations, lorsque les échouements étaient prévisibles, étaient bien difficiles pour les quelque 50 garde-côtes répartis de la rivière de Sèvre à celle de Charente (15) et sur le littoral insulaire de Ré (35). L’article XXII de l’Ordonnance stipule :
« Lorsqu’il arrivera sur les côtes quelques débris, naufrages, échouements et restes de vaisseaux, l’officier de la garde-coste qui en sera informé le premier y établira un corps de garde avec un officier de compagnie, pour empescher le pillage et en donnera aussitôt avis au capitaine général. [Et leur rôle est toujours confirmé par le siège de l’Amirauté qui écrit en décembre 1724 :] Receu l’ordre des gardecostes d’emporter dans leurs Maisons aucuns effets soubz les mesmes peines, comme aussy en joint a tous les Maistres de traverssiers qui trouveront quelques effets à la Mer de nous en faire leurs déclarations dans vingt quatre heures soubz les peines portées par la Meme ordonnance. »
Des actes délictueux
61Le Saint-Charles de Quiberon, barque jetée à la côte de Queue-de-Vache, dans la nuit du 16 au 17 décembre 1724, voit sa cargaison de vin et ses effets, échouer entre Lauzières et Esnandes. Le garde-côte, le procureur et le greffier, qui sont face aux habitants « pour empescher le désordre et le pillage » s’aperçoivent « que les nommez Coindet et Gillot habittans de Nantilly y insultoient Le Vallet du Sr Bion garde coste… et cela parce que le Vallet dudit Bion Voulloit faire laisser un bois que le dit Coindet avait ». Ils disent à Coindet de se retirer, mais ce dernier « auroit envoyé f.f. le procureur du Roy et notre greffier… leur auroit dit plusieurs insultes en jurant le Saint nom de dieu, mesme pris des pierres et les a lancé a Notre greffier… et sur ce Notre greffier luy a dit ql estoit yvre et quil avoit beu du vin noffragé ». Le ton monte, et Coindet répond « ql se f. de luy et en mesme temps a jetté des pierres sur le Vallet du dit Sr Bion… Le dit Gillot sest joint a luy et a voullu nous maltraitter ». L’autorité « fait alors valoir une insulte et un trouble apporté aux fonctions de [leurs] charges et des viol lances qui merittent chastimens », d’où l’ordonnance prise à l’encontre de Coindet et Gillot, « pris et saisy au corps mesme et conduits en prisons Royalles de la Rochelle ». En outre, continuant leur visite dans la maison de Bion et au château d’Esnandes, où les barriques sauvées sont entreposées, les gens de l’Amirauté apprennent par Guyard et Bernard qu’il reste de nombreux effets dans les prés, mais qu’ils n’ont pas pu « les faire voiturer, à cause de la grande quantité de peuple qui sont jour et nuit à la Coste qui persent Les bariques et qui emportent les effets, qu’ils ont esté troublez dans leurs fonctions et menacez d’estre tuez jusqu’à ce qu’ils ont esté réduits a se mettre a genoux et a leur demander la vie sans quoy ils auroient estes tuez par… » (suivent quatre noms d’hommes accusés d’emporter des planches et un compas de route). Une ordonnance enjoint aux habitants de remettre les effets en leur possession à « peine de cinquante livres damande et destre pris comme Volleurs et Recelleurs [et de défendre] de travailler à la sauvation [sans] qu’il ne leur soit ordonné par le garde-coste. Elle est leue et publiée au Bat du tambour, sur le port, à la porte de l’église ».
À la recherche des coupables
62C’est aussi à l’Église que le capitaine du navire ou l’armateur fait appel. Elle fulmine un monitoire « au prosne durant trois dimanches successifs », comme pour le naufrage de l’Elisabeth de Gallouec le 23 février 1720, sur les côtes de Loix :
« Ceux qui sçavent ont connoissance qui sont les quidans, pescheurs, navigateurs ou autres qui ont trouvés lesdits Barils de beurre, dans quel temps dans quels lieux ils les ont trouvés enlevés, où ils les ont mis, transportés, vendus, cachés ou en ont autrement disposé. Et généralement contre tous ceux, celles qui sçavent ont connoissance desdits faits, soit pour les avoir veu, oüy dire, participé, donné ayde ou secours, ou qui autrement les ont apris en quelques sorte manière que ce soit, à ce que quand aux uns, ils ayent à venir… déclaration restitution suffisante, le tout dans six jours après la troisième dernière publication des presentes, faute dequoy Nous procederons contr’eux par censures Ecclésiastiques ; et selon la forme de Droit, nous nous servirons de la peine d’excommunication. Donné à la Rochelle, sous le sceau de l’officialité, le huitième jour du mois de mars mil sept cent vingt. Signé : Charmette official, et Rochard, greffier. »
63Les perquisitions étaient parfois nécessaires, voire les comparutions des prévenus assignés, comme lors du sinistre de l’Heureuse-Paix de Bordeaux en mars 1749. On ne s’en privait point dans le district du Sr Jarosson, receveur à Ars, qui écrit durant l’hiver 1724 : « Les particuliers qui ont trouvé le coffre au nombre de cinq n’en disant rien jay esté obligé d’aller à Loix faire des perquisitions et en tirer des preuves, ce qui les a engagés d’aporter chez moy les effets qui estoient dans le dit coffre sauf quelques autres choses quil y a chez un autre particulier quil ma promis de rendre. » Pourquoi cette imprécision et cette mansuétude à l’égard de ce dernier ? C’est le Sr Camasse, capitaine du navire le Timbalier de Morlaix, et Jarosson fils, accompagnés de six grenadiers et un sergent, qui visitent une dizaine de maisons au village du Gillieux. Chez le farinier on trouve des cordages, chez un autre un habit et un bonnet de matelot, chez le boulanger une assiette d’étain, bien qu’il ait juré et protesté qu’il n’avait rien, sous des fagots de ronces, huit eschevaux de fils… Les peines encourues allaient de la restitution des effets, dans les délais impartis, à une retenue sur le salaire de la journée de sauvement, jusqu’à une amende et, nous avons vu, parfois un emprisonnement. Est-ce que ces amendes pouvaient dissuader réellement « les nommés Giroud Estienne charpentier, Estienne fillon dit Casseron et l’autre Estienne Fillon tous laboureur demeurant au village de Soumart paroisse de Fouras courir les costes en le temps des noffrages et [a en lever] des effets sans en avoir desclarez aux gardes coste », ou bien Jacques Mercereau laboureur au village du Gillieux qui a dit « mille injures et qu’il voulloit faire pendre six officiers de l’Amirauté » ? Je ne le pense pas, car la fréquence des mesures de sécurité mises en œuvre et le nombre de comportements signalés étaient bien le reflet de pratiques difficiles a corriger.
64« La violence et la mer », quel thème porteur de rêves et de mythes ! Écoutons A. Cabantous qui dans la compréhension « des histoires surgies de l’océan » invite à décrypter leur construction, à jauger la force de leur mémoire, à mesurer leur part de vérité à l’aune des existences difficiles et dérobées des gens de la mer. Donc renonçons au spectaculaire, méfions-nous des pièges des mots et des images34.
65Les fortunes de mer qui concrètement prennent la forme de naufrages et d’échouements mettent en scène un océan à la fois cruel et généreux, fascinant et bienfaiteur. Le poisson, le sart, le sel, les ancres ramassées, sont autant de dons providentiels au même titre que les épaves et les effets rejetés à la côte. Il y a donc parfois dans la prédation maritime des formes de violence constitutives de l’acte contrevenant. Mais les populations littorales sont diverses et multiples, le regard sur l’horizon, les mains au contact de l’estran.
66Lorsque sur les côtes des seigneuries d’Ars arrivent 66 grosses barriques d’eau-de-vie et 11 tonnes d’huile d’un vaisseau inconnu, en décembre 1720 (la mer a ses mystères !) c’est tout un corps social qui est mis en branle : des négociants et marchands – Proa frères et Cie de La Rochelle, le Sr Martin Cléry de Boulogne, le Sr François le Malieu, juge consul à Calais – qui présentent des requêtes en main-levée ; des dizaines d’hommes – ouvriers, convoyeurs, tonneliers – qui transportent, roulent, « raccommodent » ; des garde-côtes vigilants le long du littoral et à Ars35. Chacun est animé par ses intérêts personnels : réduire les pertes dues au sinistre ; être présent en des lieux subitement peuplés de nourriture, de produits rares, de matières premières ; acquérir dans une sorte de fête collective le bois, le vin, les hardes qui font défaut. La vente est un lieu où l’on « cause » tout en traitant des affaires, la grève est un théâtre populaire où l’on travaille dur mais aussi où l’on boit, où l’on se sert. Fête ou sorte de jeu de pouvoir entre la justice du Roi, les seigneuries maritimes, les communautés riveraines.
67S’il faut condamner quelques violences, quelques « inhumanités », les activités de détournement ou de recels d’effets, qui perdureront au xixe siècle, n’étaient pas uniquement l’œuvre du bas peuple, les complicités locales étant nombreuses. Et quand bien même, il faut comprendre une population pauvre et démunie, cherchant quelque compensation dans des expressions protestataires, individuelles ou collectives, contre l’ordre social établi dans la France de l’Ancien Régime.
Notes de bas de page
1 Archives départementales de Charente-Maritime (ADCM), B 5815.
2 ADCM, B 5823-5824.
3 ADCM, B 5842.
4 Mémoires de Maîtrise, université de Poitiers, 1994.
5 Bonnefoux (Baron de) et Paris (François-Edmond), Le Dictionnaire de la Marine à voile, Paris, 1980, p. 378, 308.
6 Valin (R.-J.), Nouveau Commentaire sur l’Ordonnance de la Marine du mois d’août 1681, Tome premier, La Rochelle, Jérôme Légier (imprimeur du roi au canton des Flamands), 1766 (Dédié à S. A. S. Mgr le Duc de Penthièvre, Amiral de France), p. 559.
7 Cabantous (A.), Les côtes barbares, Paris, Fayard, 1993, p. 30.
8 Boucard (J.), « Naufrages et pillages d’épaves », Cahiers de la Mémoire, Automne 1991, n° 45, p. 7.
9 Moyenne annuelle pour l’Amirauté de Quimper : 4,75 ; pour celle de Dunkerque : 5,50.
10 ADCM, B 5821.
11 ADCM, B 5819, 5820.
12 Ducoin (J.), Naufrages, conditions de navigation et assurances dans la marine de commerce du xviiie siècle, t. I, Paris, librairie de l’Inde, 1993, p. 19.
13 Faille (R.), Les cartes des côtes du Bas-Poitou, d’Aunis et de Saintonge, ADCM, Br 792.
14 Papy (L.), La côte atlantique de la Loire à la Gironde, t. I, Bordeaux, Delmas, 1941, p. 168.
15 Porlacroix (L.), Colères du ciel, de la terre et de la mer à La Rochelle et dans les environs entre le xvie et le xviiie siècle, ADCM, 12505, B 2089.
16 ADCM, B 5847 (déclaration traduite par le courtier interprète Pierre Bonnin).
17 ADCM, B 5776 (navires de 200 à 700 tx tels l’Arnaud – 350 tx – la Jeanne Victoire – 250 tx, etc.).
18 ADCM, B 5844.
19 ADCM, B 5836.
20 ADCM, B 5839.
21 Pour Ducoin, 20 % des catastrophes sont dus aux conditions météorologiques, 47 % aux erreurs humaines ; O. Laroche pour nos côtes avance des taux contraires : 50 % et 28,5 %.
22 ADCM, B 5818 à 5827.
23 Exposition « Navires et tableaux votifs de Charente-Maritime », Citadelle de Brouage, avril-septembre 1994.
24 Service historique de la Marine de Rochefort (SHMR), registres matricule, 10 P/10 à 10 P/33.
25 Luc (M.), Les gens de la mer de l’île de Ré au xviiie siècle (1681-vers 1790), 3e partie, chap. I – III, A, 2 (travaux de thèse de doctorat).
26 SHMR, Registres matricule, 10 P/10 et 10 P/12.
27 SHMR, Registres matricule, 10 P/16, 10 P/17.
28 Archives nationales (AN), fonds Marine, sous-série C4 223 ; ADCM, 3 J 17.
29 Rotureau (H.), Les gens de mer du pays d’Olonne au xviiie siècle, mémoire de Maîtrise, université de Nantes 1996, p. 72. Masson (Ph.), Grandeur et misère des gens de mer, Paris, Lavauzelle, 1986, p. 174.
30 Luc (M.), Naufrages, échouements et événements de mer…, op. cit., p. 99-105.
31 Le sart est du varech de coupe ou d’épave arraché à l’estran.
32 Les apparaux sont tout ce qui constitue l’équipement d’un navire, sauf les gréements.
33 Cabantous (A.), Les côtes barbares, op. cit., p. 29-30.
34 Ibidem.
35 ADCM, B 5821
Auteur
Université de Poitiers – GERHICO
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