Introduction. Cartographier le parcellaire des campagnes européennes d’Ancien Régime : de la production aux usages
p. 7-28
Texte intégral
1Rares au Moyen Âge, fréquents aux xvie et xviie siècles, produits en quantité au xviiie siècle, les plans du parcellaire rural n’ont pas attendu les cadastres géométriques d’État du xixe siècle pour s’imposer comme un genre cartographique majeur en Europe. Fierté des archives locales, ces documents sont depuis longtemps le clou d’expositions retraçant le passé d’un village ou d’un terroir. Grâce à leur numérisation et leur mise en ligne massive, ils ornent désormais les sites internet des collectivités et deviennent accessibles à tous, satisfaisant tout autant la curiosité des habitants que les besoins des chercheurs. La place d’honneur réservée à ces plans tient principalement à leurs qualités esthétiques et à leur capacité à évoquer un lieu, à la manière d’un tableau ou d’une estampe.
2Malgré leur visibilité institutionnelle, ces cartes restent le plus souvent considérées comme des sources de second rang, subordonnées à un corpus écrit qui fournirait, seul, la matière légitime d’une étude historique. Les ruralistes ont pourtant très tôt compris le profit que l’on pouvait tirer de ces témoignages sur l’organisation spatiale, économique et sociale des campagnes d’Ancien Régime. L’article que leur consacra Marc Bloch il y a presque 100 ans, dans le tout premier numéro des Annales, l’atteste (Bloch, 1929). Le recensement systématique de ces documents, dispersés à travers les archives européennes, ainsi que la mise en commun des travaux produits par des traditions historiographiques locales et nationales semblaient alors à portée de main. Un siècle plus tard et ce, en dépit des indéniables progrès de la recherche sur le sujet, du développement des outils informatiques et de la multiplication des projets internationaux, nous restons encore loin du compte (Benedetti, 2016).
3Les causes de retard sont multiples. Parmi elles, la difficulté à s’accorder sur une définition commune de cet objet cartographique est sans aucun doute la plus manifeste. Les contemporains ne disposent d’aucun terme pour penser ou désigner cette catégorie de plans. Des dénominations différentes sont même avérées pour des cartes à l’aspect et à la fonction identiques. La grande diversité des contextes institutionnels dans lesquels ont été réalisés ces plans manuscrits, rarement destinés à circuler au-delà d’un cercle très restreint, augmente encore l’embarras. Seules des initiatives princières ambitieuses, comme la mappe sarde de 1728-1738 ou le geometriska jordeböcker suédois de 1630-1650, constituent des exceptions notables bien qu’éphémères à l’absence de standardisation. Cette situation ne change véritablement qu’avec l’adoption du cadastre géométrique par la France de Napoléon en 1807, puis par la plupart des États européens dans la première moitié du xixe siècle. La cartographie du parcellaire, qu’il soit rural ou urbain, est alors associée de façon univoque et définitive à un type particulier de document : le « plan cadastral ». Correspondant à une réalité administrative quasi-universelle, cette expression trouve, désormais, un équivalent dans toutes les langues.
4L’ombre de cette catégorie contemporaine est si écrasante que le vocable « cadastral map » tend à s’imposer en histoire de la cartographie et à désigner tout type de plan figurant le parcellaire (Kain, 2020). Bien que ce terme soit plus précis que la notion de « plan de propriété », son utilisation pose toutefois deux problèmes : elle suggère que la cartographie du parcellaire possède une finalité uniquement fiscale, mais aussi que la cadastration des terres par l’État serait l’aboutissement logique des tâtonnements des siècles précédents. Il faut pourtant se prémunir de cette perspective réductrice et téléologique pour rendre compte avec prudence d’un contexte sociojuridique marqué par une grande variété de régimes de propriété. À ce titre, la solution adoptée par Marc Bloch, consistant à mettre la parcelle, cette « portion de terrain présentant une même culture et appartenant à un même possesseur », au centre de la définition, garde toute sa pertinence.
5Les plans figurant tout ou partie du parcellaire rural englobent une large palette de cartes à grande échelle produites entre le xive et le milieu du xixe siècle. La pluralité des usages – contentieux, taxation, inventaire, prestige, remembrement, aménagement, colonisation – et des commanditaires – seigneuries ecclésiastiques ou laïques, États, armées, communautés villageoises, simples particuliers – n’est pas un obstacle à l’analyse. Bien au contraire, elle oblige les historiens à identifier les problématiques communes au travail des cartographes, à dépasser le cloisonnement de traditions historiographiques qui s’étaient concentrées sur un type particulier d’usage, en ignorant les autres. C’est à cette tâche difficile que se sont livrés les auteurs des vingt contributions rassemblées dans cet ouvrage. Chacune d’elle est structurée de la même manière. La première partie est consacrée à la description systématique du corpus étudié, explicitant les biais archivistiques et la démarche scientifique qui ont abouti à sa constitution. Une deuxième partie évoque le contexte de la production et les usages documentés des plans. Enfin, une troisième partie revient sur les possibilités d’exploitation de la source, sur leurs apports pour la reconstitution des formes planimétriques anciennes. Au-delà de leur cohérence interne, qui dépend de l’angle choisi par chaque auteur, les contributions répondent donc toutes à des interrogations communes liées à l’actualité de la recherche sur les plans du parcellaire rural.
Deux lignées historiographiques et des emplois buissonniers
6Les historiens ruralistes, d’un côté, et les historiens de la cartographie, de l’autre, furent à la pointe de l’étude des plans du parcellaire. Ils le firent avec une égale application, mais avec des attentes nettement opposées. Depuis le début du xxe siècle, les premiers s’intéressent à la carte pour ce qu’elle représente. Ils y voient tout l’intérêt d’une figuration du paysage agraire ancien qui complète avantageusement les informations fournies par le dépouillement des textes et les campagnes archéologiques. À l’inverse, les seconds privilégient l’analyse des contextes sociaux et culturels de la production, de la diffusion et de l’usage de la carte. Après quelques études pionnières, dont celle du père Dainville (Dainville, 1964 et 1970), un tournant majeur de l’histoire de la cartographie fut impulsé dans les années 1970 et 1980 au Royaume-Uni et aux États-Unis par plusieurs auteurs, dont les plus connus sont David Woodward, John Brian Harley et Paul D. A. Harvey. Toutefois, les plans du parcellaire n’ont jamais occupé qu’une place secondaire parmi les documents étudiés par ces nouveaux courants historiographiques. Les cartes à plus petite échelle – globes, mappemondes et atlas régionaux – ont été les objets quasi exclusifs de ce nouvel engouement en raison de leur puissance d’évocation culturelle. Il fallut attendre les années 1990 pour qu’une série de travaux réalisés en Angleterre mettent fin à cette désaffection (Kain et Baigent, 1992, Bendall, 1992, Flechter, 1995).
7Dans le même temps, la recherche sur ces cartes à très grande échelle n’était pas en reste sur le continent. Au tournant du siècle, le colloque parisien de 1998, consacré aux terriers et plan-terriers, fit un bilan enthousiaste des pistes ouvertes au cours des dernières décennies (Brunel, Guyotjeannin, Moriceau, 2002). Les questionnements des historiens de la cartographie n’y étaient pas ignorés. Ils furent mis au service d’une généalogie documentaire, elle-même subordonnée à la reconstitution du parcellaire ancien. Ce ne fut donc que dans les toutes premières années du xxie siècle qu’une histoire autonome, sociale et culturelle, des plans du parcellaire devint pleinement légitime. Cette perspective a depuis acquis ses lettres de noblesse dans presque tous les pays. Le mariage – plus que la fusion – de ces deux lignées historiographiques, l’histoire rurale et l’histoire de la cartographie, s’est accompagné d’un élargissement sans précédent des corpus étudiés, mais aussi d’une diversification des méthodes d’exploitation. Un nouveau bilan s’avérait dès lors nécessaire pour rendre compte de l’effervescence des initiatives menées à travers l’Europe.
8Des plans auparavant délaissés, parce qu’ils n’avaient pas la rigueur des cadastres géométriques, que leur matrice s’était perdue ou que l’unité administrative représentée avait disparu, rencontrent aujourd’hui leurs historiens. Les critères d’exploitabilité longtemps exigés envers les plans du parcellaire – simultanéité et actualité des données spatiales représentées, respect de l’échelle, exhaustivité – reflétaient une conception tardive de ce qu’est une carte juste (Verdier, 2015). Ils rendaient difficile sinon inutile une exploration des fonds d’archive avant le milieu du xviie siècle. L’assouplissement de ce rapport à la norme de ce qu‘est une « bonne carte » a permis de redécouvrir la richesse des plans de la fin du Moyen Âge et de la première modernité. Les pièces que l’historiographie a d’abord fait connaître sous le nom de « plans de justice » ou « plans de dispute » attestent de la vivacité et de l’antériorité du dessin du parcellaire, bien avant que ne se développe la tradition du plan-terrier. En France, les cartes n’accompagnent pas les terriers avant 1650. Pour les générations précédentes, les « figures » réalisées pour le juge par les parties en procès s’imposent comme des véhicules efficaces de la promotion de la carte comme moyen de connaissance du territoire (J. Dumasy, chapitre 10). En Angleterre, la cartographie parcellaire pour le compte des seigneurs est plus précoce. Elle émerge certes dès les années 1570, mais reste encore peu répandue à cette date. Cette pratique coexiste avec une production massive de plans contentieux, qui sont alors de simples esquisses exécutées par des propriétaires en vue d’un procès. Ces dernières témoignent de la pénétration d’une culture cartographique dans des milieux à l’aisance toute relative (W. Shannon, chapitre 5). Ces plans hors-normes, non-géométriques, sont également exploitables pour l’analyse des paysages. Leur géoréférencement s’avère éminemment profitable pour l’archéologie rurale (F. Hautefeuille, chapitre 11).
9Le renouveau historiographique des deux dernières décennies est enfin marqué par une compréhension plus autonome de la généalogie des plans du parcellaire. Ces derniers étaient jusqu’alors rattachés à des récits externes – ceux des pratiques d’enregistrement fiscal comme le cadastre (Touzery, 2007a) ou des traditions cartographiques nationales ou thématiques – ou exploités de manière buissonnière dans le cadre de monographies locales. Ils sont dorénavant appréhendés à l’intérieur d’une matrice historique qui leur est propre, comprise comme un environnement cohérent à l’échelle régionale : le savoir-faire des arpenteurs-cartographes, l’organisation judiciaire, le régime de propriété dominant et la culture visuelle des élites rurales. La temporalité et la géographie de la diffusion de la révolution cartographique contribuent ainsi à éclairer l’histoire des agrosystèmes sociaux dans les Flandres (T. Soens, M. de Keyzer et I. Jongepier, chapitre 7). En Toscane, la mise en évidence de continuités séculaires dans les techniques de réalisation, la production et les fonctions des plans du parcellaire permet de repenser de manière moins rigide la succession des différentes générations de cartes (C. Berti, M. Grava et A. Guarducci, chapitre 8).
Commanditaires et praticiens des plans du parcellaire rural
10Le double mouvement d’élargissement des corpus étudiés et d’autonomisation des questionnaires qui leur sont appliqués s’est traduit par un intérêt croissant envers les acteurs. Depuis les années 1990, l’histoire de la cartographie insiste sur le caractère déterminant des relations entre les commanditaires et les producteurs de la carte. Ce couple se situe ainsi au cœur du récit explicatif de l’essor des plans du parcellaire dans les campagnes anglaises à partir du dernier tiers du xvie siècle. L’émergence d’une agriculture commerciale et l’affirmation d’une propriété privée absolue des terres, processus situés au cœur du mouvement des enclosures, sont considérées comme des conditions nécessaires – mais pas suffisantes – à ce développement. C’est bien plutôt la capacité des arpenteurs-cartographes à convaincre les grands propriétaires terriens de l’opportunité de s’offrir ce genre de production graphique qui est regardée comme le facteur décisif de cet essor (Beauroy, 2002). Il n’y a en effet aucun effet mécanique entre une opération d’enclosure ou l’adoption d’un nouveau mode de gestion économique et le dessin d’un plan du parcellaire. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, il est courant d’administrer une terre sans carte, y compris en Angleterre. Les effets de mode, les aspects publicitaires des arguments employés par les arpenteurs et la pénétration d’une culture visuelle au sein de l’aristocratie foncière et des administrateurs d’État jouent un rôle déterminant. Elizabeth Baigent a montré combien un discours uniforme et aux accents éclairés entourait la réalisation des plans du parcellaire au dernier siècle de l’Ancien Régime. L’universalité, la scientificité et la rentabilité attachées à la cartographie géométrique étaient unanimement célébrées dans les manuels d’arpentage (Baigent, 2020).
11Les contributions publiées dans cet ouvrage ne contredisent pas ce récit dans ses grandes lignes. Les mêmes types de justification sont apportés à la réalisation d’un plan du parcellaire un peu partout en Europe, notamment au cœur du xviiie siècle. Un examen approfondi des contextes de production conduit toutefois à nuancer l’importance de ces motifs dans la prise de décision du commanditaire. Les auteurs soulignent le coût imposant de l’opération cartographique. Lever le plan d’une forêt ou d’un finage, même de taille modeste, mobilise le travail d’un arpenteur et de ses assistants pendant plusieurs semaines sur le terrain, à la belle saison, puis pendant quelques semaines de plus dans le cabinet du cartographe pendant la mauvaise. Paradoxalement, la diffusion du savoir de l’arpenteur n’amène pas forcément une diminution du prix des plans. Au contraire, ce dernier a plutôt tendance à augmenter avec l’élévation des attentes : demander un relevé géométrique et exhaustif du parcellaire, faciliter la lisibilité du plan avec un emploi généreux des couleurs ne sont plus un luxe mais la norme après 1750. L’idée que le plan du parcellaire possède une vocation instrumentale, que sa réalisation répond à une nécessité économique semble donc s’imposer. La carte participerait ainsi à la rationalisation de l’économie domaniale en permettant d’administrer à distance, d’embrasser une vaste superficie d’un seul coup d’œil et, surtout, de n’oublier aucune pièce de terre dans le prélèvement des redevances. Ces usages sont des poncifs très répandus dans la littérature pour arpenteurs. Même s’ils sont parfois mentionnés dans les échanges entre le commanditaire et le cartographe, ils sont rarement déterminants dans la décision de financer la réalisation d’un plan. Pour un propriétaire lointain et absent, la carte ne remplace pas le travail de l’économe ou de l’intendant.
12Derrière le verni du discours gestionnaire, le plan du parcellaire continue à être appréhendé comme un objet juridique. Cette fonction est d’ailleurs la plus ancienne et la plus durable des usages attribués à ce type de carte. À Saint-Domingue, le document cartographique est fourni à l’appui des actes de propriété ou inséré dans des dossiers portant sur des litiges sur l’appropriation du sol (B. Deschanel, chapitre 20). Dans le Grand-Duché de Lituanie, les plans du xviiie siècle s’inscrivent dans une tradition ancienne de sécurisation juridique des titres de propriété (T. Čelkis, chapitre 16). Sommés de justifier les énormes sommes englouties pendant quinze ans dans la couverture cartographique systématique du parcellaire, les arpenteurs du Banat habsbourgeois n’osent pas se lancer dans un chiffrage hasardeux des gains obtenus. Ils estiment plus sûr d’évoquer l’économie réalisée sur les procès évités grâce à l’existence des plans (B. Landais, chapitre 18). La profitabilité économique du plan du parcellaire est pratiquement invérifiable. Quelques exceptions peuvent toutefois être identifiées dans le cas des plans d’aménagement, destinés à l’administration d’une forêt ou à la construction de routes et de canaux (F. Chancerel, chapitre 14 ; F. Hautefeuille, chapitre 11). De par leur fonction et leur objet, ces types de cartes ne représentent cependant les parcelles cultivées par les paysans que de façon marginale. L’importance de l’aiguillon judiciaire dans la réalisation des plans du parcellaire ne laisse pas d’étonner. La carte ne possède en effet qu’une valeur probatoire faible voire nulle. À l’image du cadastre géométrique actuel, elle ne constitue qu’une simple présomption de propriété. Elle permet, au mieux, d’éclairer – ou même d’impressionner – le juge et les autres parties sur la situation de terrain (W. Shannon, chapitre 5 ; J. Dumasy, chapitre 10). Elle ne se substitue pas aux témoignages ou aux procès-verbaux d’arpentage.
13La mode de la production de plans du parcellaire au xviiie siècle n’est certes pas étrangère à un processus de rationalisation. Mais cette rationalisation n’implique de bouleversement ni dans la gestion économique des terres ni dans la mutation de la nature de la propriété. Elle doit d’abord se comprendre dans la façon de classer et de présenter les titres (Antoine, 2002a : 90-103). La spatialisation de la seigneurie, que reflète le goût croissant pour la carte, a partie liée avec le développement contemporain d’une cartographie à grande échelle au service des princes et des armées. Le passé d’officiers de certains propriétaires terriens explique sans doute leur goût pour les réalisations cartographiques une fois qu’ils sont revenus à la vie civile (C. Daydé et C. Mary, chapitre 3 ; M. Vokurka, chapitre 19). De leur côté, de nombreux arpenteurs-cartographes ont acquis une partie de leur expérience dans l’armée, quand ils ne sont pas tout simplement des ingénieurs militaires détachés à des tâches civiles (B. Landais, chapitre 18). La perméabilité des carrières entre ces deux secteurs favorise la circulation des pratiques du dessin. Au même moment, les armées européennes montrent un intérêt grandissant pour la figuration des discontinuités paysagères, suggérant l’existence d’un parcellaire, dans les cartes qu’elles font dessiner à leurs officiers (G. Binois, chapitre 4).
14Tout en reconnaissant la similitude des techniques utilisées et des influences réciproques, l’histoire de la cartographie a cependant eu tendance à traiter séparément les plans du parcellaire selon qu’ils étaient réalisés pour un grand propriétaire foncier ou pour un souverain : les premières sont habituellement désignées par le vocable de « carte domaniale » ou « estate maps » (Buisseret, 1996, Bendall, 2020) et les secondes par celui de « carte cadastrale » ou « cadastral maps » (Kain et Baigent, 1992, Kain, 2020). Cette distinction repose cependant sur des bases fragiles. Certains documents ne peuvent en effet être classés de manière satisfaisante dans aucune des catégories. C’est le cas des plans produits dans les domaines de la Couronne, où le seigneur et le souverain se confondent (E. Török, chapitre 17). Par ailleurs, calquer la distinction entre initiatives cartographiques royales et seigneuriales sur une opposition public/privé s’avère souvent stérile. Dans le royaume de Suède, la grande entreprise de relevé du parcellaire menée au xviie siècle n’est pas liée à une réforme fiscale ou agraire. Il s’agit d’abord d’une opération de prestige, une démonstration de force au service de la gloire du souverain qui ne contrôle alors directement qu’une partie des terres du pays (O. Karsvall, chapitre 15). Pour l’État moderne comme pour la seigneurie, la conception patrimoniale qui sous-tend la réalisation de plans du parcellaire reste longtemps dominante.
15Le tournant cadastral, qui voit ces mêmes plans être mis au service de l’égalité fiscale, est tardif et ne s’impose que lentement. Initié au début du xviiie siècle avec la mappe sarde, il s’achève un siècle plus tard avec le cadastre napoléonien et ses imitateurs. Il n’est, en outre, pas uniquement lié à la modernisation de l’État. Passé presque inaperçu jusqu’à aujourd’hui, ce processus n’épargne pas la seigneurie. Dans l’espace germanique, la cartographie du parcellaire est considérée dès les années 1730 comme un outil que le seigneur « clairvoyant » peut mettre au service de l’équité des prélèvements et de la protection des propriétés paysannes (M. Vokurka, chapitre 19). Longtemps vu comme un des symboles d’un Ancien Régime honni et de la réaction féodale, les plans-terriers en France doivent en partie leur mauvaise réputation aux destructions dont ils ont été l’objet pendant la grande peur (Soboul, 1964). Ils participaient pourtant à la rationalisation de la « justice foncière » exercée par le seigneur et étaient loin d’être l’expression d’un pouvoir brut et arbitraire. Dans ce cadre, les tenanciers étaient prompts à fournir aveux et hommages, un moyen pour eux de confirmer leurs droits fonciers (Antoine, 2003). Par un effet d’émulation, la cartographie du parcellaire rural au xviiie siècle devint imperceptiblement un signe de l’exercice de la puissance publique. Il était ainsi naturel pour un prince de sang d’imiter les pratiques de l’administration royale (F. Chancerel, chapitre 14). La reprise intentionnelle des standards techniques de la mappe sarde, ajoutée au luxe de la réalisation des atlas du parcellaire, participe, quant à elle, à l’affirmation politique des commanderies de l’Ordre Mauricien (C. Devoti, chapitre 9). La dimension publique de ce type de cartographie, même réalisée pour le compte de domaines privés, n’a pas été oubliée par les juristes du xixe siècle. Ils la jugent digne de confiance et n’hésitent pas à la réutiliser dans un contexte où la propriété absolue du sol et l’égalité devant l’impôt foncier sont désormais bien ancrées (P. de Reu, chapitre 6 ; B. Landais, chapitre 18). Les catégories de plans du parcellaire forgées à partir de l’identité du commanditaire s’avèrent plus poreuses qu’on ne l’attendait. C’est là sans doute une des explications à la relative homogénéité visuelle des plans ressortant des différents corpus.
Matérialité des plans et langage des cartographes
16La centaine de reproductions de plans du parcellaire figurant dans cet ouvrage – une infime partie de tout ce qui existe dans les archives et les collections privées – semble se caractériser a priori par sa diversité, tant en ce qui concerne la taille de l’espace représenté que le mode de représentation ou les procédés de dessin. Mais si on rencontre parfois dans ce corpus des individus fort isolés, on y trouve néanmoins des blocs de ressemblance, preuves de l’existence et de la circulation de traités de dessin, ainsi que de contacts entre les cartographes de différents espaces, conséquence aussi du fait que les dessinateurs disposaient partout des mêmes techniques, des mêmes outils, des mêmes matériaux (plume et pinceau, encre et couleurs). Ce contexte matériel détermine en effet très largement l’aspect final de ces cartes.
17Avant de développer la question des procédés de réalisation (mesure au sol et représentation graphique), une remarque préliminaire s’impose quant à la composition de l’ensemble des cartes rassemblées dans cet ouvrage. Il n’est évidemment pas question de discuter d’une quelconque représentativité de ce corpus : il ne dépend que des choix faits par les auteurs des contributions rassemblées. Mais il faut observer qu’il est presque exclusivement composé de cartes en couleur. Ceci s’explique par des considérations esthétiques et aussi parce que, en général, les cartes en couleur montrent plus de choses que les autres. Mais il faut se rappeler que dans la très grande famille des plans du parcellaire, à côté de certaines pièces qui rivalisent avec des œuvres d’art, existe une branche beaucoup plus grosse, constituée par les cartes faites à la plume et à l’encre, essentiellement en noir et blanc, à peine ombrées parfois d’un peu de bistre ou de grisé.
18Ces cartes en noir et blanc sont en général plus simples, elles ne représentent pas les objets qui apparaissent sur les cartes en couleur (les arbres, les bâtiments, l’occupation du sol et de nombreux autres détails). Cette observation permet de préciser le double rôle que joue l’utilisation de la couleur : décorer mais aussi montrer de manière plus précise. Nous n’avons pas d’exemple de cartes faites à l’encre seulement qui montrent autant de choses que les cartes coloriées. Parmi ces cartes en noir et blanc, certaines sont des cartes finales, d’autres des brouillons faits sur le terrain et rapportés ensuite dans les cabinets des dessinateurs pour être complétés et coloriés, et il est parfois difficile de dire si l’on a affaire aux unes ou aux autres. Cet océan de plans du parcellaire en noir et blanc, aptes à décourager le chercheur le plus endurci, n’a quasiment pas été pris en compte dans ce volume. On ne peut cependant passer son existence sous silence et ne pas remarquer que la recherche a jusqu’alors privilégié les belles cartes ou, plus encore, les cartes rares.
19Il faut aussi noter, même si nous ne pourrons pas aller beaucoup plus loin sur cette question, qu’il n’est pas certain que nous voyions actuellement les cartes telles qu’elles ont été dessinées et vues par les contemporains. Sans évoquer plus avant le caractère historiquement évolutif de ce qu’est une belle carte ou une jolie couleur, il y a le fait que les cartes en couleur ont évolué depuis leur création. Le support, papier ou parchemin, tout comme les ingrédients qui servent à composer les couleurs se sont transformés. Telle carte que nous voyons dans des teintes pastel était peut-être à l’origine chargée de couleurs vives, et telle autre, cas fréquent, dont toutes les nuances sont écrasées par une chape sépia ou verdâtre, était peut-être à dominante verte ou jaune, beaucoup plus contrastée. Il s’agit là d’une question que les archivistes connaissent bien mais qui n’a pas (encore) retenu l’attention des historiens.
20Les plans présentés dans cet ouvrage ont dans leur quasi-totalité été réalisés entre le xvie et le début du xixe siècle, époque où la connaissance de la Terre et aussi la manière de la dessiner connurent des évolutions considérables. La cartographie du parcellaire s’est développée en marge des mutations des autres branches de la cartographie, celle des Atlas, des cartes marines et même des premiers grands canevas réalisés à l’échelle d’un pays entier, comme la carte de Cassini. La « cartographie mathématique » (Gastaldi, Serchuk et Dumasy-Rabineau, 2019), que l’on a parfois appelée « cartographie savante » se développe à partir du xvie siècle dans le sillage de la traduction de la Géographie de Ptolémée du grec au latin puis à l’italien au début du xve siècle. Mais ceci ne remplace pas la cartographie figurative qui continue à se développer – car elle correspond à des besoins –, multipliant les artifices du dessin pour mieux montrer les petits espaces qu’elle représente. Il ne faut donc pas voir un archaïsme dans ces cartes du parcellaire coloriées et mal orientées (à nos yeux contemporains), mais les analyser pour ce qu’elles sont : la représentation d’un objet dessiné ou peint sur le vif.
21Par contre, la cartographie parcellaire évolue avec le développement des techniques d’arpentage : la carte « géométrique » apparaît comme un progrès par rapport au plan visuel ou « à vue d’oiseau ». Au xvie siècle, la pratique de l’arpentage s’est déjà diffusée en Europe. Elle n’est cependant pas toujours liée à une pratique cartographique. Les manuels d’arpentage français ne recommanderont de lever des cartes qu’à la fin du xviie siècle (J. Dumasy, chapitre 10) et les traités à l’usage des feudistes dans le courant du xviiie siècle seulement (Verdier, 2015). Les cartes existent pourtant avant les traités. Certaines d’entre elles ont précocement un très bon niveau de précision. Les cartes suédoises faites à partir des années 1630 utilisent la représentation géométrique nouvellement établie (O. Karsvall, chapitre 15), même si une grande partie de leur contenu se rapporte à des informations qui avaient été enregistrées auparavant. Dans les Flandres (T. Soens, M. de Keyzer et I. Jongepier, chapitre 7), un premier traité sur l’art de l’arpentage est publié en 1600 à Leyde. Dès la fin du xvie et a fortiori au début du xviie siècle, la précision planimétrique des cartes était déjà importante. Pour les cartes à grande échelle comme les plans du parcellaire (surfaces cartographiques inférieures à 100 km²), aucun gain significatif de précision n’a pu être observé entre la fin du xvie et le xixe siècle. Pour cet espace, tout était déjà acquis dès le milieu du xvie siècle.
22Plusieurs autres contributions font état de cette progression de la carte géométrique, certaines signalant qu’elle s’est accompagnée d’une tendance à la simplification du remplissage. Dans le Grand-Duché de Lituanie (T. Čelkis, chapitre 16), au cours du xviiie siècle, les cartes deviennent plus soignées mais beaucoup plus schématiques : la représentation du parcellaire est alors géométrique, les limites de terrains sont rectilignes et n’ont plus la forme irrégulière correspondant aux bords des marais, aux lisières des forêts ou aux lits des rivières et des ruisseaux. Les cartographes ne cherchaient plus à fournir une image du paysage agraire ou du bâti. Les cartes perdent ainsi en pouvoir d’évocation ce qu’elles gagnent en précision mathématique.
23Durant toute l’époque moderne, on peut trouver au même endroit et au même moment, des cartes du parcellaire de facture très soignée ou bien au contraire d’un dessin très maladroit. Des traités de dessin à l’usage des cartographes contribuent à normaliser certaines bonnes pratiques, de même que les écrits des feudistes (pour la France : Buchotte, 1722 ; Dupain de Montesson, 1763 ; La Poix de Fréminville, 1746). Il y a à l’évidence des professionnels du plan du parcellaire, et on reconnaît ainsi des familles de cartes, mais il y a aussi de manière tout aussi évidente des cartes qui sont faites par de maladroits dessinateurs. Un détail intéressant à observer, par exemple, est celui du traitement de la perspective dans le cas des bâtiments figurés en élévation. La perspective est théoriquement connue à partir de la Renaissance. Ceci est vrai pour les dessinateurs italiens. Mais sur certains de nos plans du parcellaire, on trouvera, encore au xviiie siècle, des bâtiments qui penchent et des lignes de fuite qui ne se rencontreront jamais. Les mêmes remarques sont valables pour l’orientation, parfois indiquée très précisément, parfois pas du tout. Mais ceci n’est pas très important pour ces cartes du parcellaire à grande ou très grande échelle, qui ne représentent qu’un tout petit morceau de l’espace et qui n’ont pas pour but de permettre un déplacement, mais qui servent essentiellement à localiser les parcelles et les objets représentés les uns par rapport aux autres.
24Il en va tout autrement du mode de représentation – plan géométrique ou à vue – encore que la limite entre ces deux catégories ne soit pas toujours évidente à saisir. Le plan à vue est fait sans mesure du sol, il vise seulement à positionner les parcelles les unes par rapport aux autres, sans tenir compte de leurs dimensions, ni même parfois de leur forme. Tel est le plan du village d’Allemagne réalisé en 1477 : il ne comporte pas d’échelle, le rapport des proportions n’est pas respecté, non plus que la forme des parcelles. Il semble qu’il n’ait eu pour but que de situer les parcelles (J. Dumasy, chapitre 10). Le plan visuel concerne a priori les cartes les plus anciennes et tendrait à s’effacer au cours de l’époque moderne au profit du plan géométrique. Mais on observe dans certaines contributions une bonne résistance du plan à vue. Les plans de l’Atlas du marquisat de Château-Gontier, réalisés dans la seconde moitié du xviiie siècle, l’ont été dans la plus parfaite tradition des plans à vue. Nul besoin de mesurer ces parcelles que le plan ne sert qu’à localiser afin de ne pas en oublier lors de la réalisation des remembrances (C. Daydé et C. Mary, chapitre 3). D’autres contributions signalent au contraire un usage précoce et généralisé du plan géométrique. Tel est le cas des plans terriers toscans du xive siècle (C. Berti, M. Grava et A. Guarducci, chapitre 8) ou des plans des Flandres (T. Soens, M. de Keyzer et I. Jongepier, chapitre 7). Cette distinction entre plan à vue et plan géométrique énoncée par Jean Cousin en 1560 dans son Livre de perspective est encore d’actualité pour les feudistes au xviiie siècle (Gastaldi, Serchuk et Dumasy-Rabineau, 2019). On la retrouve aussi sous la plume de La Poix de Fréminville, sans qu’elle y apparaisse comme un archaïsme. C’est elle, en effet, qui est lea mieux adaptée à représenter sans trop de frais les parcelles d’une vaste mouvance.
25Les différents objets qui peuplent la carte (bâtiments, arbres isolés, haies, forêts, mais aussi végétaux qui occupent les parcelles agricoles) sont le plus souvent représentés « en élévation », ceci afin de montrer ce que la représentation en plan ne permettrait pas de voir. La carte perd alors son statut de plan pour devenir un objet hybride, dans lequel l’échelle est différente pour le parcellaire (en plan) et le remplissage. Les bâtiments peuvent être figurés de plusieurs manières : ils peuvent être rabattus sur le plan, en fonction d’un seul ou de plusieurs observateurs disposés autour de la carte. Ils sont plus souvent représentés en élévation selon un axe horizontal correspondant au regard d’un seul observateur. Ils sont alors fréquemment en vue plongeante – vus du dessus – afin que leurs différents éléments puissent être mieux signalés par le dessin, y compris ceux que l’on ne pourrait pas voir en se tenant devant le bâtiment. Certains dessinateurs font usage – avec plus ou moins de bonheur – de la perspective pour représenter l’ensemble d’un bâtiment ou de plusieurs. Le plus souvent, il s’agit de perspective dite cavalière, tous les bâtiments étant représentés de même taille quel que soit leur éloignement par rapport à un observateur situé face à eux. Chaque élément représenté possède sa propre perspective : il n’existe pas de traitement de la perspective à l’échelle de l’ensemble de l’espace représenté, i.e. toutes les lignes fuyant vers un même point. En général, une même carte, a fortiori des cartes différentes, utilise des points de vue multiples, tant du point de vue horizontal (plusieurs observateurs placés aux différents points de l’espace représenté) que du point de vue vertical (du regard « à vue d’oiseau » au regard à hauteur d’homme). Elle mêle les images que plusieurs observateurs verraient à partir de différents points de vue. Tout ceci ne constitue pas des archaïsmes mais montre au contraire toutes les ressources des dessinateurs qui utilisaient quantité d’artifices pour montrer l’espace représenté comme si on y était. Ce qui est souvent le but assigné à la carte du parcellaire.
26Le mode de figuration mêle le réalisme et le symbolisme. La carte doit être une représentation de la réalité dont elle doit donner l’image la plus fidèle possible. Fidèle ne voulant évidemment pas dire exacte et encore moins totale. Il ne s’agit pas de dessiner tout – tous les arbres, toutes les maisons, toutes les haies… – mais d’en donner la meilleure idée possible en les symbolisant par des détails significatifs.
27La carte comporte une légende implicite qui n’a pas besoin d’être indiquée en marge car elle est spontanément signifiante, étant composée à l’image de la nature (A. Verdier, X. Rochel et J.-P. Husson, chapitre 12). Les terres sont souvent hachurées de manière à ce que soient évoqués les sillons qui sont formés au moment des labours. Les prés, prairies et pâtis sont différenciés par des nuances de vert, de brun et d’ocre. Les deux très belles cartes des possessions du duc d’Antin en Comminges réalisées au début du xviiie siècle, exécutées à la plume sur esquisse au crayon, sont rehaussées de lavis verts, rouges, jaunes et ocre… évoquant le type de couverture des sols (C. Venco, chapitre 13).
28Les haies, les bois, les forêts sont en général représentés par le dessin d’arbres, des arbres qui peuvent être incroyablement nombreux sur les plus grandes cartes. Ils sont toujours stylisés, parfois avec une grande variété d’images, parfois avec une image unique, très simple. Ils sont le plus souvent figurés en élévation, mais parfois aussi vus du dessus. Ils sont alors représentés par un simple cercle vert. On est étonné d’ailleurs de l’aptitude de certains dessinateurs à reproduire en un si grand nombre d’exemplaires des arbres, des broussailles signalant des taillis, des touffes d’herbes représentant des pâtis si elles sont rares, des pâtures si elles sont denses et d’un beau vert. Ces cartes utilisent le symbolisme pour représenter la nature (Antoine, 2002a). Certaines peuvent aisément rivaliser avec des représentations artistiques. Les plans terriers de Toscane sont de ce type. Sur un cadre parcellaire exactement mesuré et rigoureusement dessiné, est appliqué un remplissage mettant en scène le paysage selon les règles du beau en imitant la nature. Ce que les auteurs définissent avec une très heureuse formule comme « une représentation à la fois géométrique et picturale » (C. Berti, M. Grava et A. Guarducci, chapitre 8). Des détails suggestifs sont parfois utilisés pour caractériser un espace : sur les cartes du Grand-Duché de Lituanie (T. Čelkis, chapitre 16), les vastes zones de chasse appartenant au souverain sont signalées par un élan courant dans la forêt et un arbre creux abritant des abeilles. La mise en parallèle du dessin des arbres, de l’habitat, des limites de parcelles à travers les différents corpus présentés montre à l’évidence des différences dans la manière de présenter ces éléments.
29Les cartes du parcellaire rassemblées dans cet ouvrage ne sont pas toutes des cartes d’artistes, tant s’en faut, mais on y retrouve ces artifices de dessin au service d’une cartographie qui doit surtout faire voir de loin comme on verrait sur le terrain : une cartographie utile « située à la charnière entre la représentation esthétique et la vérité scientifique » (Bousquet-Bressolier, 1995).
30Ces cartes entretiennent des rapports étroits avec le texte, elles ont pour cette raison souvent été appelées des « cartes parlantes », une expression apparaissant dans le Code de l’Humanité ou la Législation universelle de Fortunato Bartolomeo de Felice de 1778, reprise et popularisée au xxe siècle par le père Dainville (Dainville, 1964 ; Verdier, 2015 : 238, note 74). Dans son ouvrage sur La pratique universelle pour la rénovation des terriers et des droits seigneuriaux (1746), La Poix de Fréminville explique comment passer des déclarations des vassaux à un croquis – on hésite à dire une carte – où il place, côte à côte toutes les déclarations décrivant des parcelles en fonction de leurs « confronts ». Le dessin obtenu est théorique, chaque déclaration est installée dans un carré bordé par les parcelles avec lesquelles elle a des confronts communs. Certains croquis issus de chartriers ecclésiastiques ou laïques illustrent effectivement cette pratique qui consiste à dessiner, sans la voir, une parcelle, deux parcelles, un groupe de parcelles en utilisant les descriptions « par les confronts » qui en sont faites au moment où vassaux et censitaires viennent faire leurs obéissances et reconnaître les droits qu’ils doivent au seigneur (Antoine, 2002a). On obtient ainsi une représentation schématique d’une mouvance qui n’était auparavant représentée que par des textes consignant les déclarations des censitaires. Cette étape intellectuelle étant franchie – penser la mouvance comme un espace et répartir le texte (qui, lui, tient lieu de preuve) sur le papier – on imagine ensuite aisément qu’il apparaîtra plus facile d’aller sur le terrain pour repérer les parcelles, de les représenter, puis de les associer aux déclarations. Et on imagine aussi le profit théorique qui peut être attendu d’une telle opération : l’assurance de n’oublier aucune parcelle, donc aucun droit dû au seigneur lors des prochaines assises de fief ! C’est évidemment l’argument que développent les feudistes et autres dessinateurs de parcelles pour convaincre les seigneurs de débourser les sommes importantes que représente la réalisation d’une belle carte bien précise.
31C’est ce que l’on observe sur les cartes de l’Atlas du marquisat de Château-Gontier (C. Daydé et C. Mary, chapitre 3) ou encore sur les cartes du duché de Penthièvre réalisées à la même époque (Antoine, 2002b). Les parcelles sont dessinées à vue, sans mesure des distances ni des angles et elles comportent, à l’intérieur, un résumé plus ou moins détaillé du livre terrier (nom du propriétaire, droits dus). Les éléments annexes, décoratifs ou explicatifs sont peu importants voire inexistants sur ce genre de cartes. Ces cartes témoignent du fait que la seigneurie est alors appréhendée comme un espace. Mais la fonction de la carte est encore très limitée dès lors que le dessin ne sert que de cadre pour le texte, c’est ce que des géographes ont appelé « le degré zéro de la carte » (Brunet, 1987). Un très grand nombre de grandes cartes de mouvances, réalisées en noir et blanc seulement, sont de ce type. Le dessin ne sert alors qu’à localiser la parcelle et à en consigner les droits.
32Mais la carte liée au texte a existé bien avant que les feudistes ne s’en mêlent. Qu’il s’agisse des cartes de justice, des cartes seigneuriales, des cartes d’administration, le texte existe avant la carte, la carte illustre le texte, le texte explique la carte. Et dans ce cas, la carte, qui ne sert pas seulement à localiser, mais à montrer, utilise toutes les ressources graphiques que l’on a évoquées précédemment. C’est le cas par exemple des cabrés produits par l’Ordre Mauricien pour le Piémont, la Savoie, le comté de Nice et le Genevois, du début du xviiie au milieu du xixe siècle. Il s’agit de documents très soignés, très décorés, donnant une image très juste du parcellaire, composés à la fois des mappes parcellaires avec leurs clefs, des registres, des sommaires et de l’estimation des biens (C. Devoti, chapitre 9).
33Il faut enfin évoquer quelques pièges de ce mode de représentation pour qui veut utiliser ces cartes en marge des usages pour lesquelles elles ont été faites. Ces cartes donnent souvent l’impression de représenter la totalité de l’espace alors qu’il y a des trous et que l’information fournie n’a pas la même densité sur la totalité de la carte. Ceci est particulièrement vrai pour les cartes seigneuriales présentant de grandes mouvances. Contrairement à ce que montre la carte, ces mouvances ne sont pas d’un seul tenant. Les blancs apparaissent lorsque les cartes sont numérisées : « il n’est pas rare que leur géoréférencement fasse apparaître des espaces blancs, non couverts soit en raison du statut fiscal des terres, soit en raison de la discontinuité des seigneuries » (F. Hautefeuille, chapitre 11).
34Les cartes coloriées des landboeken flamands à partir du milieu du xviie siècle attestent que ce qui est montré ne reflète pas toujours la réalité visible (P. de Reu, chapitre 6). Les parcelles que l’on voit sur les plans représentent des unités d’occupation du sol, des terres arables par exemple. Mais ce que l’on voit ainsi comme une même parcelle peut en fait se composer de deux ou même de plusieurs parcelles dépendant de propriétaires différents. Parfois, lorsqu’ils existent, les brouillons qui ont servi à réaliser les cartes montrent que certaines parcelles individualisées sur le premier dessin ont été fondues sous une même couleur dans la version finale de la carte (C. Venco, chapitre 13). La question se pose aussi parfois de savoir si la représentation de la parcelle se rattache à une grande rigueur dans le relevé du terrain ou si elle est simplement un décor. Sur certaines cartes faites en France par les ingénieurs militaires, le tracé du parcellaire n’a souvent été réalisé que pour que la carte représentée soit esthétique : ce n’est pas une représentation au vrai du parcellaire (G. Binois, chapitre 4). L’échelle de la carte dès qu’elle diminue (au-delà du 1 : 40 000), interdit en effet que le parcellaire soit représenté fidèlement. Le fait que certaines de ces cartes aient été gravées interdit également que tous ces détails soient représentés. Là encore la confrontation de la carte avec les brouillons, quand ils existent, peut permettre d’identifier ce qui est représentation exacte et ce qui est remplissage.
Documenter les usages anciens des cartes du parcellaire
35Plusieurs catégories de plans du parcellaire ont été définies et utilisées de façon convaincante dans la littérature historique. Aucune ne s’est néanmoins véritablement imposée. L’absence d’une typologie incontestable a été profondément ressentie par tous les contributeurs de cet ouvrage. Chacun a recouru à une classification ad hoc servant à ordonner la diversité du corpus étudié. Contextuelle, cette classification puise d’abord dans la terminologie relevée dans les sources, mais emprunte aussi aux diverses traditions historiographiques. Elle dépend principalement des perspectives d’études choisies. Même si cette corrélation n’est pas toujours vérifiée, les interrogations sur la production et les usages des plans débouchent fréquemment sur une typologie fonctionnelle. À l’inverse, les tentatives de reconstitution du paysage rural ou la volonté de contribuer à la valorisation patrimoniale des documents favorisent plutôt l’adoption de typologies formelles. La combinaison des deux peut s’avérer nécessaire pour les corpus les plus massifs. Les responsables du projet toscan « Ca. Sto. Re » se basent ainsi sur une tripartition hybride des milliers de cartes numérisées : les « cadastres géométriques-parcellaires (fin xviiie-début xixe siècle) », les « cadastres topographiques-descriptifs (xvie-xviie siècle) » et les « plans-terriers ». La distinction entre les deux premières catégories et la troisième est d’ordre à la fois fonctionnel et institutionnel : les plans cadastraux sont une mise en carte des estimi par les communes et l’État, tandis que les plans-terriers ou cabrei sont une représentation graphique des propriétés domaniales. Les pratiques d’arpentage et de dessin utilisées pour les plans de la deuxième et de la troisième catégorie sont cependant similaires. Elles se distinguent en cela de la première catégorie de cartes, réalisées selon des méthodes inspirées des cadastres du nord de la péninsule italienne comme la mappe sarde (C. Berti, M. Grava et A. Guarducci, chapitre 8).
36Transposer une typologie forgée dans une configuration historique et documentaire particulière – et construite généralement à l’échelle d’une région – dans une autre se révèle presque toujours périlleux. Les trois catégories maîtresses élaborées pour classer les cartes en Toscane s’acclimatent par exemple assez mal en Languedoc. Dans ce territoire, le projet ARCHITERRE, chargé de recenser et de numériser l’ensemble des plans d’Ancien Régime, dispose lui aussi de son propre système de classement. La catégorie des « plans-terriers » se retrouve certes dans les deux espaces : elle relève de la sous-catégorie des « plans de gestion de domaine » dans le projet languedocien. On ne trouve par contre rien de comparable aux très nombreux « plans cadastraux » toscans, hormis les rares « plans de compoix » languedociens (F. Hautefeuille, chapitre 11).
37L’approche fonctionnelle possède un caractère heuristique à petite et moyenne échelle, mais atteint vite ses limites au-delà du cadre régional. Ces difficultés ont empêché jusqu’à aujourd’hui l’élaboration d’une taxinomie applicable à tous les plans anciens du parcellaire rural. L’approche comparative bute en effet sur l’hétérogénéité des environnements sociojuridiques. Elle ne peut la dépasser qu’au prix d’un appauvrissement excessif des catégories utilisées. Elle présuppose par ailleurs qu’un plan du parcellaire n’est destiné qu’à un usage spécifique, alors que l’analyse du contexte documentaire montre généralement une pluralité d’usages, y compris dans les justifications qui ont motivé la production de la carte. En outre, l’usage attesté diffère souvent de l’emploi prévu originellement, élargissant d’autant le spectre des fonctions potentielles du plan. Toute typologie fonctionnelle souffre enfin de la faiblesse et de l’inégalité de la documentation portant sur le maniement des cartes. L’assignation d’un plan à une catégorie revient à déterminer sa finalité, à identifier les intentions présumées de l’auteur ou du commanditaire. Réalisé grâce à l’œil expérimenté de l’historien, habitué à voir défiler une grande quantité de cartes, le choix n’est certes pas arbitraire. Il n’en est pas moins sujet à caution.
38Tous les contributeurs de l’ouvrage s’accordent cependant pour dire que les usages de la carte découlent de son aptitude à localiser et à montrer. On fait faire une carte, une figure, un dessin… pour montrer quelque chose, et on l’utilise ainsi. Ceci nous ramène à une des caractéristiques formelles de la carte ancienne qui, par différentes méthodes et différents artifices, s’attache à représenter le réel, à faire voir un lieu comme si on y était. Des questions plus complexes viennent ensuite : dans quel but montrer un espace particulier, une ou plusieurs parcelles en l’occurrence ? Aider à la compréhension d’une affaire de justice, aider à la décision pour les militaires et les administrateurs, représenter les terres qui ont des devoirs ou qui doivent payer des impôts par rapport à une seigneurie ou un État, ou bien les terres sur lesquelles des communautés ont des droits qu’elles entendent préserver, représenter des concessions de terres en cours de conquête ou en cours de réorganisation (réforme agraire)… On retrouve ici la très longue liste des fonctions possibles d’une carte ou d’un corpus de cartes, telles qu’elles ont été répertoriées et analysées dans les différentes contributions qui constituent cet ouvrage. Mais si nous revenons strictement à la question des usages attestés des cartes, tels qu’ils ressortent des différents exemples étudiés, plusieurs niveaux de certitude coexistent en fonction des types de cartes observées.
39En premier lieu, les plans de seigneuries, plans de feudistes, plans de prestige sont assurément ceux pour lesquels il est le plus difficile d’établir la réalité d’un usage pratique concret. Les fonctions de prestige sont en général attribuées aux cartes les plus grandes et les plus joliment dessinées, sans que ceci ne soit toujours exclusif d’autres fonctions. Tel est le cas des cabrés, chers et très décorés, produits par l’Ordre Mauricien pour le Piémont (C. Devoti, chapitre 9), des plans du Grand-Duché de Lituanie réalisés pendant toute l’époque moderne et tout particulièrement au xviiie siècle et pour lesquels l’auteur évoque « une débauche d’ornements » (T. Čelkis, chapitre 16). On retrouve bien sûr l’évocation de cette fonction pour les plus belles cartes conservées dans la série N des Archives nationales (N. Gastaldi, chapitre 2) telles Montreuil Suresnes et Puteaux. Mais elle est aussi mentionnée pour des cartes de moindre envergure, tels les plans des forêts poitevines de Moulière, Vouvant, Vouillé, Chizé et Aulnay qui sont entrées dans l’apanage du comte d’Artois et ont été cartographiées à la fin du xviiie siècle (F. Chancerel, chapitre 14) ou sur les cartes d’occupation du sol faites à Saint Domingue à la même époque et qui s’apparentent par leur dessin à des cartes de prestige faites à l’appui des droits des propriétaires (B. Deschanel, chapitre 20). Il apparaît bien que plusieurs contributeurs relèvent cette fonction de prestige comme importante, susceptible de convaincre un commanditaire de débourser des sommes considérables pour disposer d’une belle carte. Mais c’est là aussi souvent une fonction que nous attribuons en quelque sorte par défaut à ces cartes, belles et chères, qui peinent à s’inscrire strictement dans un but utilitaire. Une fonction évidemment bien difficile à mesurer…
40Une utilisation concrète est souvent aussi bien difficile à prouver pour quantité de cartes faites à la demande de seigneurs afin de montrer les parcelles sur lesquelles ils peuvent prélever des droits ou des impôts. Ces plans terriers ont leur origine dans des inventaires descriptifs de parcelles qui apparaissent au xiiie siècle (J. Dumasy, chapitre 10), tel le très beau plan de la forêt de Chantilly (c. 1480). Ce plan du parcellaire très finement dessiné a été réalisé à la suite d’une visite faite sur les lieux. A-t-il été utilisé par la suite et pour quoi ? On ne peut malheureusement pas donner de réponse assurée à cette question. Et tel est le cas du très grand nombre de cartes de même nature faites aux siècles suivants. Il est certain qu’elles permettent à un seigneur, un propriétaire, un souverain, de « voir » ses terres à distance. Mais a-t-il fait plus que cela avec ces cartes ? Il est difficile d’aller plus loin dans l’interprétation, si ce n’est en faisant des suppositions.
41Ces interrogations ont poussé près de la moitié des contributeurs de cet ouvrage à avancer l’hypothèse que les plans du parcellaire ont pu servir à la gestion des domaines. Il ne s’agit cependant que d’un usage secondaire, presque accidentel, à côté d’une destination principale – « marchement » ou inventaire de biens mis à la vente, rénovation d’un terrier, conscription fiscale, accompagnement d’une réforme agraire – qui a motivé la commande de la carte. En effet, les plans à l’exécution soignée ne peuvent se prêter longtemps à un tel usage. La débauche d’informations spatiales contribue paradoxalement à la péremption rapide d’un tel document, en dépit de la présence fréquente d’un système de référencement numérique ou alphabétique des parcelles renvoyant à une clef ou une matrice extérieure. La fonction de gestion semble par contre indubitablement établie pour des cartes représentant des massifs forestiers, qu’ils appartiennent à des seigneurs ou au domaine du souverain, à travers lesquels il faut tracer des chemins et prévoir une rotation des coupes afin de remettre en état les parties qui ont fait l’objet de coupes et de pâturage sauvage et d’en tirer le meilleur profit possible (F. Chancerel, chapitre 14).
42En second lieu, les plans utilisés en justice pour montrer les lieux de l’action sont plus aisément susceptibles d’une analyse en termes d’usages effectifs. Plusieurs contributeurs évoquent les plans de justice car il semble y avoir là souvent l’origine de la cartographie parcellaire. Les cartes les plus anciennes sont souvent rattachées à un usage en justice, tant en Angleterre (W. Shannon, chapitre 5), qu’en France où des plans de contentieux, pour éclairer la cour et faciliter les jugements, sont signalés depuis le début du xive jusqu’au xvie siècle. Ceci nous ramène à nouveau vers les caractéristiques formelles de la carte : « Les lieux sont dessinés en élévation, en perspective et en couleur, de façon pittoresque » afin que les juges les voient comme s’ils y étaient (J. Dumasy, chapitre 10). Cette même fonction est signalée pour la Bavière du xvie au xviiie siècle. Des plans du parcellaire conservés dans la collection de cartes manuscrites des Archives centrales de l’État de Bavière, la Plansammlung, ont été créés en tant que représentations visuelles pour accompagner les dossiers écrits des tribunaux administratifs (T. Horst, chapitre 1).
43Dans les Flandres, lieu du développement précoce d’une agriculture perfectionnée, tout au long de l’époque moderne, l’usage des cartes en justice par les plus puissants, afin de faire triompher leurs droits de propriété individuelle, aurait pu contribuer à la simplification des droits de propriété (T. Soens, M. de Keyzer et I. Jongepier, chapitre 7). Les cours de justice ont accepté ces cartes, qui ont permis à ceux qui avaient à la fois les moyens techniques et financiers de les produire d’imposer leur conception des droits sur la terre. La carte aurait ainsi constitué un des moyens permettant le recul de la propriété partagée au profit de l’affirmation de droits individuels sur la terre. On retrouve ici la thématique dominante de l’historiographie rurale anglo-saxonne – celle d’un progrès précoce de l’agriculture lié au développement de la propriété individuelle et du capitalisme terrien – rattachée au développement, précoce également, de la cartographie parcellaire : « vers 1800, le marché de la terre s’est développé et les droits de propriété se sont simplifiés ; les cartes des parcelles ont contribué à ce processus, en rendant la propriété abstraite, rationnelle et sujette à l’accumulation ».
44En troisième lieu, beaucoup d’autres contributions évoquent les usages de la carte à l’appui de droits individuels ou collectifs, sans toutefois être documentés de manière aussi incontestable. Les cartes sont dites avoir été faites pour établir des droits (droits d’usages ou de propriété, droits seigneuriaux, droits de lever l’impôt…) sur la terre qu’elles représentent, mais sans que l’on ait la certitude de leur usage effectif. Dans le Grand-Duché de Lituanie, le code juridique de 1529, modifié en 1566, indique que les propriétaires doivent présenter des preuves écrites de leurs droits. Ceci aurait eu comme conséquence de développer la cartographie parcellaire (T. Čelkis, chapitre 16). En Suède, où a été constitué au début du xviie siècle un registre de toutes les terres agricoles relevant de la Couronne et soumises à l’impôt, les cartes accompagnant ce registre et montrant la localisation des parcelles auraient permis de limiter les conflits entre les fermiers (O. Karsvall, chapitre 15).
45Les cartes sont aussi appelées à la rescousse quand il est question d’établir un impôt qui apparaisse assez juste pour ne pas être contesté. En Belgique, avant le cadastre napoléonien achevé en 1834, ont existé des landboeken qui ont parfois été doublés de cartes, réalisées à l’initiative des autorités villageoises pour avoir des bases justes d’établissement de l’impôt (P. de Reu, chapitre 6). Les communautés sont ici à l’origine de la réalisation des livres fonciers et des cartes qui étaient actualisés tous les vingt ou trente ans et qu’elles conservaient précieusement pour faire prévaloir des bases d’impositions plus justes à leurs yeux. Les principes guidant le cadastre du xixe siècle sont dans la continuité de ces cartes.
46Le rôle des communautés villageoises est ainsi souvent signalé, soit qu’elles aient été à l’origine des cartes – une vingtaine de communautés font dresser des plans dans la région toulousaine au xviiie siècle (d’après G. Frêche, Verdier, 2015 : 256) –, soit que le financement de l’opération ait habilement été reporté sur elles comme ce fut le cas pour les paysans de Zsambék dans la zone d’Óbuda. Ces derniers n’étaient pas satisfaits du règlement de 1770 et demandaient que plus de terres de labour et de prairies leur soient attribuées. Le régisseur de ce domaine de la couronne leur demanda de faire arpenter les terres à l’appui de leur doléance, reportant ainsi sur eux le coût de l’opération cartographique (E. Török, chapitre 17). On sait ici pourquoi la carte a été faite, mais pas réellement si et comment elle a été utilisée ensuite.
47Toujours dans la perspective de montrer les lieux, la carte est aussi utilisée dans les opérations de colonisation que ce soit au-delà des mers (B. Deschanel, chapitre 20) ou plus simplement à l’intérieur d’un même État, tel la Suède, qui est encore très peu peuplée à l’époque moderne (O. Karsvall, chapitre 15) ou encore la Lituanie, où les premières cartes, réalisées dans les années 30 et 40 du xvie siècle, représentent des villages dans la forêt (T. Čelkis, chapitre 16). Documenter efficacement l’usage de cartes de localisation dans l’histoire n’est assurément pas une chose aisée. Même les cartes faites par les militaires (G. Binois, chapitre 4) n’échappent pas à cette dure loi. En France, à partir du xviie siècle, les militaires ont fait cartographier les espaces proches des frontières et des littoraux du Royaume. Il ne s’agissait pas pour eux de représenter l’espace rural, d’où l’usage très flou de la parcelle ou du groupe de parcelles, mais de représenter le paysage où les armées étaient susceptibles d’évoluer. Cela explique l’importance accordée au remplissage de la carte. On croit enfin disposer ici d’un usage direct de la carte pour faire la guerre. La réalité semble moins tranchée : la carte n’aurait servi aux militaires que pour faire leurs marches de reconnaissance voire, finalement, que pour justifier leurs décisions aux yeux du monarque.
Usages contemporains des cartes du parcellaire : entre logiques de conservation et reconstitution des formes planimétriques
48Les usages ultérieurs de la carte, ceux des chercheurs des xxe et xxie siècles, couvrent eux aussi un large spectre. On évoquera d’abord le travail des archivistes – classer, conserver, numériser – car ce sont eux qui ont les premiers « utilisé » des cartes après leur création. On évoquera ensuite le travail des chercheurs de différentes disciplines qui, à la suite des archivistes, se sont attachés à ces documents pour ce qu’ils nous montrent et aussi pour ce qu’ils peuvent nous aider à connaître qui n’était pas dans leur destinée originelle.
49Plusieurs communications évoquent le travail des archivistes face à ces documents qu’ils peinent à ranger dans les cases ordinaires. Rassemblés dans des séries spécifiques au terme d’un parcours parfois rocambolesque, les plans du parcellaire sont généralement détachés de leur contexte documentaire d’origine. Les provenances institutionnelles sont souvent diverses pour une même série de « cartes et plans ». L’identification de la source originelle devient même impossible pour les versements les plus anciens. Les liens avec d’autres cotes, permettant de retrouver textes et registres en lien avec la carte, sont exceptionnels. Tel a été le cas en France aux Archives nationales à partir du milieu du xixe siècle. Les documents cartographiques ont été réunis dans deux séries en fonction de leur échelle (séries N et NN, respectivement pour les cartes à grande et petite échelle) et en sous-séries en fonction de leur taille. Beaucoup de cartes ont ainsi perdu définitivement le lien qu’elles avaient avec leur fonds d’origine, mais une assez grande quantité l’a retrouvé ultérieurement du fait de l’application de ces mêmes archivistes à décrire dans des notices toutes les caractéristiques de ces cartes (N. Gastaldi, chapitre 2). Ceci n’est pas spécifique à la France. En Bohême, les collections de plans des Archives nationales ont été organisées entre les années 1920 et 1970 et les plans et cartes ont aussi été séparés des textes (M. Vokurka, chapitre 19) ; des listes de plans et d’arpenteurs ont été dressées en complément de ce travail de classement.
50Le travail de conservation des documents cartographique a pris récemment une nouvelle voie avec le développement du numérique : ces cartes, qui ne pouvaient souvent être consultées que de plus en plus parcimonieusement pour ne pas être détruites, font l’objet de grands travaux de numérisation ce qui permettra aux chercheurs, à terme, de les consulter sans réserve. Deux contributions au moins évoquent cette question, dans des contextes très différents. En 2006, en Toscane, tout un ensemble de cadastres anciens ou plus récents et de capbrei (plans terriers) ont été numérisés pour en assurer la conservation et la consultation dans la base de données Ca. Sto. Re (C. Berti, M. Grava et A. Guarducci, chapitre 8). En France, des archives départementales travaillent aussi à la numérisation de leurs fonds cartographique, celles de la Mayenne par exemple (C. Daydé et C. Mary, chapitre 3).
51Ces mêmes archivistes sont aussi souvent à l’origine d’étude du contenu des cartes qu’ils inventorient ou font numériser. Ils appellent également des chercheurs de diverses spécialités, historiens, géographes, archéologues notamment, à venir consulter ces cartes (T. Horst, chapitre 1 ; N. Gastaldi, chapitre 2). La carte du parcellaire constitue alors en quelque sorte une base de données dans laquelle chacun viendra chercher en fonction de sa spécialité. Elle est notamment très sollicitée par les archéologues qui y traquent des indices, souvent des éléments du bâti ou du réseau viaire, susceptibles de servir d’accroche pour des travaux de fouille ou de prospection.
52L’étude interne du document – à savoir ce qu’il montre ou ce que l’on peut en déduire – a fait l’objet d’une analyse précise dans quasiment toutes les contributions, qu’il s’agisse des recherches sur le contexte de production de ces cartes – déjà évoqué –, mais aussi de leur contenu : parcellaire, habitat, usages du sol, paysage rural. Ce type de recherche, qui n’a pas attendu la digitalisation des fonds pour produire des résultats, est cependant facilité actuellement par l’accès plus aisé aux cartes anciennes de plus en plus consultables en ligne dans de nombreux pays européens.
53Dans les Flandres (P. de Reu, chapitre 6), les landboeken et les cartes qui y étaient liées ont été utilisées à partir de la seconde moitié du xixe siècle par des érudits pour produire des études géographiques micro-régionales. L’analyse des textes (les clefs) associés à la carte permet d’évoquer les différents statuts du sol et de la propriété, les droits dus par les habitants… Les cartes produites par l’Ordre Mauricien (cabrés) afin d’établir le revenu de leurs terres pour le Piémont et la Savoie sont des documents à la fois très riches et très précis. Aux cartes, sont associés la liste des biens, « l’indice » (index) et la « rubrica », à savoir la nature, la superficie et l’estimation des biens, l’ensemble permettant de connaître et de décrire le régime des cultures et l’organisation des territoires ruraux (C. Devoti, chapitre 9). L’analyse du corpus cartographique du Banat montre également tout le profit qui peut être tiré de la mise en corrélation des textes et des cartes (B. Landais, chapitre 18). Pour cette région, existent des centaines de cartes produites entre le milieu du xviiie siècle et le début du xixe siècle dans un contexte de division et distribution des terres entre les familles de paysans et de rationalisation des structures et de l’habitat. Des cartes a priori bien semblables ne laissant transparaître que le découpage géométrique tant des parcelles de terre que des structures de l’habitat. Une analyse fine du couple cartes-registres fonciers a été menée pour le village de Satchinez documenté de 1774 à 1848. Elle fait apparaître que dans ce village redessiné de manière rigoureusement géométrique et égalitaire en 1804, bien que chaque famille ne puisse recevoir qu’une seule parcelle habitable, la population – dans laquelle un tiers des habitants sont dépourvus de terres – développe des stratégies familiales d’occupation de l’espace : « Frères, parents, beaux-frères récupèrent des manses contiguës, bien que théoriquement indépendantes. Ce faisant, ils reproduisent en l’adaptant la vaste ferme à l’habitat aggloméré, accueillant tous les membres de la famille élargie, que certains plans de villages non régulés représentent avec netteté. » Seul le rapprochement rigoureux des registres fonciers et des plans autorise l’identification de ces structures que ni les uns ni les autres ne permettaient individuellement de repérer et que l’on était d’autant moins enclins à chercher que la réforme agraire de 1772 était censée les avoir effacées.
54Le géoréférencement apparaît également comme une technique très prometteuse pour faire parler ces cartes, pour évoquer notamment des évolutions du paysage et des structures agraires dans la longue, voire la très longue durée si les archéologues s’en mêlent. Engager une réflexion sur l’évolution des formes de l’habitat et les dynamiques de peuplement (C. Venco, chapitre 13) semble possible à la condition de numériser et de superposer les données de plusieurs générations de cartes relatives à un même espace. La tâche est exigeante et fort dévoreuse de temps… et de crédits de recherche. Recaler les parcelles des cartes anciennes sur un support contemporain est évidemment tentant. L’analyse de la colonisation de l’île d’Haïti donne un exemple des informations que l’on peut obtenir par ce procédé (B. Deschanel, chapitre 20). La vectorisation des cartes produites pour l’île d’Haïti entre le début et la fin du xviiie siècle et le traitement quantitatif des superficies ainsi mesurées fait apparaître un accroissement des inégalités pour les parcelles de rangs supérieurs, reflétant une concentration des biens fonciers. Sans surprise, on observe ainsi que la répartition des terres est devenue moins égalitaire pour la seconde génération qu’elle ne le fut pour la première.
55Des opérations de géoréférencement ont parfois été menées pour des documents concernant de très vastes superficies. Tel est le cas du plan terrier de l’abbaye de Gorze (Lorraine) constitué de 85 plans, toujours associés à une clef qui donne la nature, la contenance et le propriétaire des parcelles numérotées, qui couvre environ 40 000 hectares en pays d’openfield. Les plans, géoréférencés et vectorisés, ont été introduits dans un SIG. Cette couche a été documentée à l’aide des données du terrier de manière à figurer l’occupation du sol au milieu du xviiie siècle, et en particulier la localisation et les fonctions du saltus (A. Verdier, X. Rochel et J.-P. Husson, chapitre 12). Les termes du document ont été finement analysés afin de caractériser la frontière incertaine entre pâquis et espaces cultivés. L’analyse a montré que la localisation des pâquis au sein des finages ne correspondait pas totalement au schéma auréolaire classiquement admis selon lequel saltus et silva sont systématiquement cantonnés aux marges du finage en pays d’openfield. Elle a aussi permis des remarques sur la nourriture et surtout les mouvements du bétail dans l’espace au cours d’une année. Il apparaît donc nettement à travers cet exemple que le recours à la géolocalisation d’un plan ancien associé à une étude minutieuse des textes permet d’aller assez loin et de manière assurée dans l’analyse de l’occupation du sol, du paysage rural et des pratiques de l’agriculture ancienne.
56Il est aussi certain que, dans quelques cas, la géolocalisation des parcelles représentées sur les cartes anciennes débouche sur des conclusions que les cartes seules, ou même les cartes associées à des textes, ne permettraient pas d’étayer. C’est le cas des mouvances à trous repérées dans plusieurs contributions, notamment pour la seigneurie de Montpezat (en Quercy) dont la mouvance s’étend sur 7 communes : si la surface cumulée de ces 7 communes est de 16 075 hectares, le SIG permet de mesurer que la surface cumulée des 143 plans localisés est de 1 430 hectares, soit 8,9 % seulement de la surface totale (F. Hautefeuille, chapitre 11). Ce sera sans doute aussi une des informations qui ressortira de la géolocalisation de l’atlas du marquisat de Château-Gontier (C. Daydé et C. Mary, chapitre 3). 50 paroisses sont censées relever en tout ou en partie du marquisat, 30 sont concernées par les plans. Cela ne signifie pas pour autant que tous les habitants, tous les espaces, de ces 30 paroisses relèvent du marquisat. La représentation cartographique de cette mouvance en dentelle irrégulière sera très instructive pour l’histoire de la seigneurie : on verra ainsi la forme de l’emprise au sol d’une mouvance.
57Mais il est tout aussi certain que le processus de géoréférencement, souvent présenté actuellement comme la technique qui va faire avancer à coup sûr la connaissance sur le long terme des formes de l’occupation du sol – et l’on pense notamment à des thèses récentes ou en cours – doit être manié avec précaution. C’est tout l’intérêt du programme ARCHITERRE (F. Hautefeuille, chapitre 11) que de mettre au point une méthode spécifique en deux temps applicable aux documents les plus anciens, plans non géométriques ou simples dessins à vue, ceci en gardant la mémoire des limites stables, mais aussi des calages plus approximatifs de manière à ne pas introduire trop de marge d’erreur dans le processus.
58Au total, dans l’état actuel des techniques, la tâche de géoréférencement de cartes anciennes vastes ou nombreuses est lourde. Elle est aussi sans doute hasardeuse car, pour être rentabilisée, elle doit produire des renseignements quantitativement et qualitativement plus importants que ne le ferait la carte, seule ou accompagnée de texte.
Plan de l’ouvrage et répartition géographique des contributions
59Les possibilités théoriques ne manquent pas pour interroger les corpus de cartes analysés dans la vingtaine de contributions dont se compose cet ouvrage. Elles ont été largement évoquées au cours de cette introduction : types de commanditaires, modes de représentation, fonctions et usages anciens des cartes (usages judiciaires, fiscaux, seigneuriaux, de prestige, d’aménagement ou de réforme agraire…), utilisations contemporaines… Mais si ces typologies nous procurent des clés de lecture très utiles pour regarder et penser les cartes, elles ne peuvent nous fournir un cadre de classement pour les différentes contributions rassemblées ici, puisque chacune d’entre elles envisage un grand nombre, voire la totalité, des rubriques précédemment citées. On exclura aussi le classement chronologique, même s’il n’est pas totalement inopérant : une « préhistoire » de la cartographie avant le xvie siècle, puis une modernisation des techniques allant de pair avec une tendance à l’abstraction… et une explosion de la cartographie mathématique ou savante aux xviiie et xixe siècles. Mais cette chronologie est variable selon les espaces : en Italie du Nord et aux Pays Bas, tout est fait avant le xvie siècle ; ce qui n’est pas nécessairement le cas ailleurs.
60Les contributions rassemblées dans cet ouvrage sont presque exclusivement européennes avec toutefois une extension coloniale vers Saint-Domingue. Notons cependant que l’ensemble de l’Europe n’est pas également représenté et que de beaux corpus tels la mappe sarde ou encore les grandes opérations de cadastration réalisées dans l’Espagne du xviiie siècle n’y ont pas pris place. Cette réserve faite, on observe que tous les corpus rassemblés témoignent des liens qui existent entre les cartes produites et les caractéristiques économiques, sociales, politiques… des sociétés rurales et des espaces qu’elles représentent. Le niveau d’occupation de l’espace (espace « plein » depuis longtemps/vastes réserves de terres non encore mises en valeur) ainsi que le statut de la propriété (tant pour les maîtres du sol que pour les paysans) peuvent se lire en arrière-plan des cartes du parcellaire : ils en déterminent en quelque sorte les formes. Sans reprendre de manière trop rigide l’opposition entre l’Europe des domaines et celle des seigneuries (Rosener, 1994), on observera que les formes des cartes du parcellaire sont différentes dans ces deux espaces, parcelles carrées ou rectangulaires d’une part, parcelles aux formes variées de l’autre. Durant la première et surtout la seconde modernité, l’ouest de l’Europe est un espace anciennement et souvent densément peuplé. Les structures agraires dont les cartes nous renvoient les images y sont solidement installées. L’attribution des terres seigneuriales sous la forme emphytéotique y est ancienne, de sorte que les détenteurs du sol (bourgeois ou paysans) peuvent en être regardés comme des propriétaires, même si cette propriété est imparfaite (droits des seigneurs), partagée toujours, collective parfois. Dans le même temps, l’est et aussi le nord de l’Europe offrent des conditions très différentes du point de vue de l’occupation du sol et des rapports sociaux. Ce sont largement des espaces en cours de conquête, de prise en main (par des souverains ou des seigneurs) ou bien encore de réformes agraires. La « propriété » paysanne y est beaucoup plus ténue, qu’il s’agisse de sociétés pratiquant l’itinérance ou effectuant la redistribution périodique des terres. Les structures agraires anciennes, si elles ont existé, semblent ici beaucoup plus labiles, s’effaçant aisément sous de nouveaux parcellaires. D’où la prépondérance des cartes faites de parcelles carrées ou rectangulaires témoignant d’une prise ou d’une reprise en main de l’espace par de nouveaux pouvoirs.
61Les contributions ont donc été organisées dans cet ouvrage de manière géographique selon deux critères : 1) prioritairement, celui de la nature de la propriété foncière et des rapports entre propriétaires du sol et utilisateurs de l’espace agricole ; 2) secondairement, celui de la maîtrise du levé de terrain et du dessin de la carte. Le premier critère est le plus important : le mode de propriété, entière ou partagée, individuelle ou collective, détermine largement la manière de penser et donc de représenter l’espace. Bien que cet aspect ait été rarement évoqué de manière directe par les contributeurs, il sous-tend, en arrière-plan, la majorité des contributions. Il est lié aux structures politiques et sociales des espaces représentés et peut schématiquement se ramener à un triptyque : l’Europe des progrès précoces/l’Europe des vieilles seigneuries/l’Europe des terres à conquérir ou à réorganiser.
Figure 1. – Carte de localisation des contributions.

Auteurs
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