De la Mutualité corporative à la Mutualité dans l’entreprise. L’exemple de la Loire-Inférieure avant la loi de 1928
p. 239-248
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Texte intégral
1Au milieu du xviie siècle, les corporations constituent la base de l’intégration et de l’organisation des métiers. Ces confréries regroupant majoritairement des maîtres, les compagnons créent de leur côté des sociétés exclusivement ouvrières, creusets directs du mutualisme et du syndicalisme1. L’association représentant une menace pour les pouvoirs publics, alors même que naît un concept nouveau, fondement d’un mouvement, la Mutualité2, le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier interdit tous ces intermédiaires à l’autorité de l’État. Laissant de côté l’organisation urbaine et rurale de la mutualité, nous nous attacherons à suivre son évolution dans le cadre des métiers et du monde industriel qui se développe. Au lendemain de la Révolution française, cet État que les républicains voulaient providence, incapable de fournir une réponse aux besoins qui s’expriment, devra à nouveau composer avec corporations et compagnonnages.
Héritage et évolutions 1799-1848
Un retour pragmatique à la tradition
2Soucieux de rendre la Révolution utile, Napoléon tente « d’extraire de l’héritage révolutionnaire la charpente rigide de la France moderne3 ». En matière de solidarité, les rêves révolutionnaires ont déchanté. Même si pour éteindre la passion politique, la police limite les possibilités de s’associer, les pratiques d’aide mutuelle au sein des groupements de métier représentent une des seules possibilités de faire face à la misère générale qui pèse sur le pays. Au sein d’associations tantôt tolérées, tantôt réprimées, la part du mutualisme et celle de la résistance ouvrière deviennent vite difficiles à délimiter4.
3Du côté des notables la crainte des ligues le dispute à celle des explosions désespérées. En 1806, un rapport sur les sociétés de prévoyance présente la Société philanthropique, prototype d’une mutualité interprofessionnelle et patronnée : « Il est impossible que ceux qui souffrent ne murmurent pas et le moyen le plus sûr de prévenir leur murmure c’est d’apaiser leurs maux5. » Le 27 avril 1809, le ministre de l’Intérieur engage le maire de Nantes à s’inspirer de l’exemple parisien6. Les édiles municipaux, s’ils souhaitent fédérer des sociétés comme celle des Portefaix nantais « pour mettre de l’ordre dans les travaux de chargement7 », préfèrent l’organisation traditionnelle des métiers, divisée. Ils craignent « que certains corps d’ouvriers ne défendent la ville comme ils défendent un atelier dont le maître est mis en opposition avec les compagnons de son état8 ». Pourtant les mutations structurelles liées au développement industriel ne tardent pas à imposer le changement.
Les effets de l’industrialisation
4L’industrialisation et « les facteurs de dissociations sociales qu’elle entraîne9 » génèrent un paupérisme10 qui exclut désormais le salarié indigent comme le pauvre sans travail. Les travers des anciennes formes d’association deviennent d’autant plus insupportables que leur inadaptation à répondre aux besoins s’accroît.
5Les ouvriers menuisiers demandent à pouvoir s’associer à des fins d’entraide. Ils sont las « d’être en butte aux dissensions interminables qui sans cesse agitent les compagnons menuisiers ». Ils sont convaincus que celles-ci « ne proviennent que des vices inhérents du règlement de leur triple compagnonnage11 » et demandent la création d’une société de bienfaisance qui sera autorisée. Le maire de Nantes enquête aussitôt sur « des associations en bienfaisance entre les ouvriers menuisiers » existant dans d’autres villes. Il exprime sans nuance sa volonté de « détruire le compagnonnage qui présente les plus graves inconvénients en amenant des querelles fréquentes et des réunions qui presque toujours se terminent dans des scènes violentes12 ». Le 17 juillet 1826, c’est au tour des ouvriers tisserands de formuler une demande similaire13, agréée par le maire le 18 juillet 1833.
6Pour autant, entre notables et ouvriers, les motivations ne se confondent pas. Une mutation générale des modes traditionnels d’organisation des métiers s’opère vers le modèle mutualiste14. Deux mutualités pourtant coexistent15 : une mutualité populaire, évolution du compagnonnage, inspirée d’idéaux d’émancipation et d’égalité et une mutualité patronnée, inspirée de la tradition corporatiste, cadre d’action humaniste, lieu de régulation et de moralisation sociale16.
Le développement mutualiste
7À Nantes, la Fondation de la société industrielle, le 24 octobre 1830, représente une initiative symbolique de l’action des notables17. Ils cherchent dans ce cadre, tout à la fois, à occuper les ouvriers, à les éclairer sur leurs véritables intérêts, à les protéger par des sociétés de secours mutuels, à les éduquer par la création de cours publics et gratuits, à fonder des salles d’asile pour les enfants pauvres et à augmenter l’activité de l’industrie nantaise18. Alors qu’en 1833 la société industrielle crée la Prévoyance industrielle, la puissance publique approuve la société mais insiste pour y supprimer tout ce qui renvoie aux corporations, comités, corps d’état, maîtres ouvriers… qui risque de ramener les fâcheuses divisions des métiers. Désormais s’exprime un objectif de cohésion dans une société dissociée : rapprocher les professions par le lien de l’intérêt commun au plus grand nombre19.
8Cette même année, à Nantes, le projet de création de trois sociétés de secours mutuels est l’occasion d’un rapport de police à l’intention du préfet de Loire-Inférieure. Outre l’étonnement du ministère devant cette initiative, en raison de l’existence d’une société industrielle20, le préfet doute pour sa part de la capacité gestionnaire des tanneurs. Ces ouvriers sont « peu capables au-delà de promesses trompeuses de faire acte de prévoyance21 ». Il suspecte leur projet de réunion mensuelle : « Ce sont là bien des assemblées pour peu de soin. » Il redoute le débordement des objectifs de prévoyance chez les cordonniers et leur refuse le droit de réglementer leur profession. Quant aux projets des typographes pour leur association : « Donner un salaire […] parler de leurs affaires et de l’existence de leur famille […] définir leur objet universellement comme tout ce qui est leur intérêt général […] refuser tout ce qui serait contraire aux droits et intérêts des ouvriers22 », etc., ils sont pour le préfet, un but bien étranger aux secours mutuels de prévoyance.
Une adhésion mutualiste ouvrière élitiste et matricielle
9Cette classe ouvrière est proche de l’indigence dans ces années 1830. Une famille ouvrière doit disposer de 860 francs pour éviter la misère et le besoin d’assistance. À l’extrême rigueur, ce budget peut être réduit de cent francs23. Or, les ouvriers à domicile, les plus pauvres, gagnent 300 francs par an et les ouvriers « aisés » entre 600 et 1 000 francs par an24. Si on élimine les tisserands et journaliers (la moitié de la population laborieuse), le salaire moyen d’un ouvrier est de 520 francs par an25.
10En regard de ces situations économiques, si une cotisation mutualiste représente une somme annuelle minimale comprise entre six francs et vingt-quatre francs, c’est dire combien est élitiste la démarche des 1 557 ouvriers qui constituent dans les années 1830 le groupe des mutualistes nantais. Leur action modélise pourtant une action de protection et de prévention contre la précarité.
L’essor mutualiste 1848-1898
Du rêve libertaire à la mutualité impériale
11Avec la Révolution de 1848, « Les sociétés de secours mutuels sont libres de toutes formalités préliminaires26. » Des « fraternelles » ou des « générales » éclosent alors un peu partout, véritables associations présyndicales27. Les ouvriers nantais adressent alors une pétition aux membres du gouvernement provisoire de la République française. Ils y demandent la création d’une Société nationale de secours mutuels pour assurer l’organisation du travail et la protection des ouvriers28.
12Le philanthrope nantais, le docteur Ange Guépin et ses amis saint-simoniens créent la Fraternelle universelle. En contrepartie d’une cotisation précomptée sur les rémunérations, cette société se propose d’assurer tout à la fois les secours aux malades, l’emploi aux chômeurs, les moyens financiers aux infirmes, aux vieillards et la défense des salariés. Avec les cotonniers du quartier nord, elle installe une boulangerie sociétaire. Très vite, des sections se créent à Indret, Lorient, Brest, Rennes, Angers, Tours, Paris, etc. Très vite aussi, dès 1851, une scission politique avec les notables associés qui conditionnent leur soutien à l’intégration de ces réalisations dans une structure para-municipale, entraîne sa dissolution.
13Mais « une hirondelle ne fait pas le printemps ». Dès 1852, le mouvement mutualiste se réoriente. « Contre le “séparatisme ouvrier”, les politiciens qui vont dénouer, par le coup d’état du 2 décembre 1852, la crise ouverte en février 1848, tiennent en réserve l’arme essentielle du réformisme social, la prévoyance par l’association29. »
La mutualité impériale
14Les lois de 1850 et le décret d’application de 1852 structurent la Mutualité en une institution puissante sous la tutelle du pouvoir politique et des notables. Avec le projet d’une « mutuelle par clocher », une mission d’intérêt général fait évoluer sa fonction traditionnelle de distribution de secours, vers la structuration d’un projet universel d’assurance maladie et de prévoyance, dont les secours de chômage « principe de ruine et démoralisation » sont désormais exclus30. Une fracture avec le monde ouvrier s’opère, même si en Loire-Inférieure s’initie l’apprentissage d’une double culture.
15Des mutuelles d’entreprise commencent à occuper une place particulière. Elles instaurent une forme nouvelle de mutualité bénéficiant des réseaux d’influence patronaux et politiques. Aux forges de Basse-Indre, les premiers groupements d’ateliers se réalisent. Le 18 février 1857, les statuts de la Manufacture des tabacs sont approuvés et Napoléon III nomme Charles-Louis Le Diberder, son régisseur, président31. En contrepartie d’un prélèvement des cotisations sur le salaire, la mutuelle assure la couverture des frais de médecin et de pharmacien. Elle garantit le versement de la moitié du salaire durant les trois premiers mois et le quart durant trois mois supplémentaires à l’adhérent malade32. En 1860, la société compte 27 membres honoraires et 325 sociétaires participants. L’action morale des responsables cautionne fortement l’existence de ces groupes. Quand le régisseur/président souhaite être relayé par ses cadres après six années de présidence, « moyen le plus efficace d’intégrer les ouvriers à une bonne gestion », le maire de Nantes refuse en raison de son « énorme influence sur la moralisation des ouvriers et ouvrières de la manufacture des tabacs33… ». De même quand le 23 avril 1866 la Société de secours de l’industrie gazière est reconnue, c’est le directeur de l’usine à gaz, M. Fessard, qui « semble placé dans des conditions propres à bien diriger la nouvelle société en exerçant une salutaire influence sur les membres qui la composent34 ».
16Parfois, c’est une union d’entreprises qui assure ce patronage. Ainsi, le 1er avril 1865, se crée la Société de secours mutuels des employés du commerce et de l’industrie35. Elle accueille 185 salariés nantais36, dès mars 1865. À Armand Marx, Brissonneau, Lotz aîné, premiers membres honoraires, s’adjoignent un nombre important de chefs de maisons de banque, de commerce, d’industrie, d’administration ou de responsables politiques. Aux prestations classiques, cette société ajoute une fonction de placement pour assurer « au Commerce et à l’Industrie de bons employés dont la moralité et les capacités soient irréprochables ».
17Si le clivage entre mouvement ouvrier et mutualité est désormais consommé, si on peut souligner avec André Gueslin comment « l’entreprise de ralliement de la classe ouvrière visée par l’empire est peu convaincante37 », au sortir de la période de l’Empire, le mouvement mutualiste est structuré, son « puzzle » commence à s’articuler, à Nantes une frange grandissante des salariés et des ouvriers s’y trouve protégée.
La mutualité républicaine
18La IIIe République poursuivra cette implantation du réseau mutualiste. « Les hussards noirs de la République » y prennent souvent alors le relais du curé. Parmi les mutualistes, libres désormais d’élire leurs présidents38, de nombreux cadres et ouvriers animent et orientent le mouvement.
19En 1870, en Loire-Inférieure, une centaine de sociétés accueillent 8 000 hommes et 1 500 femmes participants39 et près de 600 membres honoraires. Dès 1871, un état réalisé pour la mairie de Nantes témoigne d’une nouvelle définition de l’espace social. Distinctes des mutuelles professionnelles, cinquante-cinq chambres syndicales y sont recensées. Pour la moitié d’entre elles, elles concernent les métiers et dupliquent quelques anciennes sociétés de secours mutuels professionnelles assurant la couverture maladie-volontaire, pour tout ce qui concerne l’organisation du métier40. L’autre moitié énumère des sociétés qu’un inventaire de 1888 désignera comme des syndicats de patrons41.
20Dans les entreprises, prestations et effectifs mutualistes s’élargissent. À la Manufacture des tabacs, en 1872, Étienne Charrier, contremaître, devient le président d’une société qui compte désormais 675 membres. Si l’autonomie par rapport à l’administration reste encore problématique, la question du droit à une protection minimale pour tous se pose. L’entreprise qui compte sur sa mutuelle et ses cadres pour sélectionner, avec l’aide de son médecin, les ayants droit aux prestations, doit alors compter avec l’opposition vigoureuse des syndicats naissants. Ce système obligatoire et discriminatoire disparaît en novembre 1897. Le dialogue social engage alors responsables, mutuelle et syndicats vers des mesures où le droit à une assistance minimale pour tous les agents des services des Tabacs sera définitivement reconnu42.
21Dans les sociétés héritées du modèle corporatif ou compagnonniques, la protection des femmes, la protection familiale, l’ouverture à tous les métiers s’imposent. Ainsi la SSM des gratteurs de cotons devenue l’union des familles ne comporte-t-elle plus de gratteurs de coton. Ainsi le 1er janvier 1883, à la filature de chanvre et corderie de MM. Péan frères, le président de la première des fileurs, Eugène Pédu, par ailleurs chef de fabrication dans cette entreprise, fonde-t-il la société des Ouvrières réunies, première société de femmes du département43. Inspirées par cet exemple, des sociétés de femmes se constitueront quelques années plus tard à Saint-Nazaire et à Châteaubriant.
22Enfin, étendre les secours suppose que l’entraide de proximité soit relayée par des solidarités mises en jeu au niveau d’œuvres supérieures. Le 1er octobre 1881 est fondée une union générale des sociétés, afin, « par des secours pécuniaires prolongés indéfiniment, d’empêcher nos sociétaires d’aller mourir à l’hôpital entre un infirmier et une sœur de charité qui leur sont complètement inconnus44 ». En 1884 cette caisse, créée par le même Eugène Pédu, regroupe 3 672 sociétaires. Le 1er octobre 1894, une lettre M. Le Cadre, de la société des raffineurs, présente les objectifs du nouveau syndicat mutualiste45 dont il vient d’être élu président à Georges Colombel, maire de Nantes. Mutualiser les ouvriers doit être la préoccupation essentielle : « À Nantes, il y a certainement 20 000 ouvriers vivant d’un salaire quotidien ; 7 000 à peine sont d’une société de secours mutuels quelconque, peut-être un peu plus du tiers. »
23À la veille de la Charte de la mutualité de 1898, sociétés territoriales, sociétés urbaines et d’entreprises présentent en Loire-Inférieure un effectif équilibré. Comme parmi les sociétés urbaines sont recensées les nombreuses sociétés professionnelles, on peut apprécier, à la veille du xxe siècle, l’inscription massive de la mutualité de ce département dans le monde industriel. Parmi les sociétés d’entreprises, la Manufacture des tabacs (1 122 adhérents) et les forges de Basse-Indre (1 016 adhérents) se taillent la part du lion en matière d’effectif. Celles des ouvriers raffineurs (créée en 1882), de l’Union fraternelle des sous-agents des postes et télégraphe et ouvriers du télégraphe (1887), de la prévoyance des agents de service de la traction de la compagnie Paris-Orléans (1887), des ouvriers charpentiers de l’usine d’Indret (1888), de la fraternité des Ateliers et chantiers de la Loire complètent ce tableau.

De la loi de 1898 aux assurances sociales de 1928
Élargir la solidarité et personnaliser l’entraide
24La loi du 1er avril 1898, dite Charte de la mutualité, est une grande loi républicaine de liberté, au même titre que celles consacrées à l’école, aux réunions publiques, à la presse, aux syndicats et aux associations. Outre la reconnaissance de son champ d’activité traditionnelle, la possibilité pour la Mutualité de constituer des Unions départementales46 et d’organiser nationalement le mouvement en découlent47.
25Cette charte prépare, ce que le congrès de Nantes de 1904 continuera, la participation de la Mutualité à une gestion de l’assurance sociale obligatoire. À une culture mutualiste de la libre adhésion, Léopold Mabilleau oppose une critique serrée du concept de liberté, « si facilement équivoque sous son apparence indiscutable48 ».
26En Loire-Inférieure, ces dynamiques, s’ajoutant à celles des législations sur l’assistance médicale gratuite et sur les accidents du travail, amènent le remaniement des rapports avec les praticiens : la pratique de l’abonnement cède au conventionnement ou à la création d’œuvre sociale49. L’union cantonale de Saint-Nazaire, installée en 1909 met au point dès 1910 une convention avec les médecins nazairiens. À Nantes si de telles négociations ne sont pas près d’aboutir, le principe en est admis. Progressivement, l’écart se creuse entre les sociétés qui n’ont pas su saisir le souffle de ces évolutions et celles dont la plasticité s’adapte et s’enracine dans le tissu social.
271910 est l’année de la mise en place de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes. Cette loi est un échec, l’engagement mutualiste sera ambigu et la guerre 1914-1918 stoppera toute évolution du système. Dès 1911 pourtant, l’Union départementale crée sa caisse mutualiste de retraites ouvrières à laquelle les sociétés d’entreprises, comme toutes les sociétés importantes vont adhérer. De plus, cette loi, malgré les revers que connaît son application, définit un droit à la retraite, « c’est un véritable débat de fond sur la protection sociale qui s’ouvre ». Très concrètement, elle marque une transition difficile des pensions dérisoires (moins de 5 à 6 % du salaire perçu) servies au compte-gouttes (un ou deux Français sur cent) par les sociétés de bases en fonction de leurs ressources, à un consensus qui admet comme nécessaire une retraite pour les vieux citoyens. La technique de la retraite par le biais de l’assurance sociale est désormais incontournable, les initiatives mutualistes constitueront la base des régimes complémentaires ultérieurs50.
Vers les assurances sociales 1918-1928
28Au lendemain du conflit qui ensanglante l’Europe, le projet d’une assurance sociale universelle revient à l’ordre du jour sous la pression de l’exception alsacienne. La Mutualité très vite s’y engage, son réseau peut en constituer la base.
29Le 22 mai 1921, quarante-huit personnes créent officiellement la « Société de secours mutuels de la Compagnie générale de construction de locomotives Batignolles Châtillon ». À leur tête, des cheminots révoqués des chemins de fer lors des grandes grèves de 1920, comme le président Valot et le vice-président Le Bras. Pour la fourniture des soins médicaux, une convention de tiers payant est établie avec des médecins. La société fournit aussi les médicaments, octroie une indemnité durant la maladie et assure les funérailles de ses membres. À côté de cette présidence ouvrière, la compagnie témoigne d’une constante bienveillance. La Mutuelle peut être assurée « qu’on ne la laissera pas se débattre sans appui dans les difficultés financières qui pourraient naître de circonstances exceptionnelles51 ».
30Après un an de fonctionnement, 350 adhérents y cotisent. Dans la perspective des assurances sociales, la société réservée au départ aux salariés de l’entreprise élargit son recrutement dès 1926. Elle adopte le 1er janvier 1927 une forme territoriale. Ranzai, Halvêque et Baratte deviennent le cadre territorial de la Société de secours mutuels des Batignolles. C’est ainsi que lorsque les assurances sociales de 1928 et 1930 sont appliquées, la Mutuelle des Batignolles en devient tout naturellement section locale.
31Ces assurances sociales si elles génèrent des débats entre courant mutualiste laïc, courant syndicalo-mutualiste chrétien, courant syndicaliste CGT, œuvres patronales de la CRIFO, vont imposer en Loire-Inférieure un débat paritaire. Désormais ses acteurs, ensemble et dans le cadre de leurs organisations respectives, entament le long travail de mise place de la protection sociale moderne. Le chemin parcouru entre les solidarités fermées et catégorielles du début du xixe siècle et le début de la mise en place des Assurances sociales en 1928 n’a pas été un « long fleuve tranquille ». Il a forgé une culture dont l’habitude banalise sans doute l’originalité, culture dont en Loire-Inférieure un certain nombre de mutuelles d’entreprises seront un creuset privilégié. La « Révolution » appelée par Pierre Laroque en 1945 avec la Sécurité sociale s’y préparera : transformation sociale, mais aussi changement des mentalités.
« Il est réconfortant de penser qu’un peuple a accepté que le tiers de son revenu soit mutualisé… Chaque salarié n’en a sans doute pas eu conscience, mais arriver à cette mutualisation représente, au niveau de la conscience humaine, un phénomène extraordinaire. On a beaucoup parlé de classe ouvrière, je crois qu’il convient, au-delà d’évoquer un peuple, une dimension qui concerne la prise de conscience d’une collectivité humaine52. »
Notes de bas de page
1 Michel Radelet, Mutualisme et syndicalisme, Paris, PUF, 1991.
2 Oscar Block et Walther Von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF. Mutuel (dérivé savant du latin Mutuus réciproque) : 1329. Mutualité : 1784 (on trouve le mot une première fois en 1599, mutualiste est utilisé après 1829).
3 Georges Duby (dir.), Histoire de la France des origines à nos jours, Larousse, 1995, p. 554.
4 Jean-Pierre Le Crom, Inventaire des sociétés de secours mutuels créées avant 1944, Nantes, CHT, juin 1985.
5 Rapport de 1815 de M. Deleuze, vice-président de la société philanthropique, cité par Thierry Laurent, La Mutualité française et le monde du travail, CIEM, s. d., p. 24.
6 AM de Nantes, Q5, carton 16, dossier 3.
7 Sept sociétés sont constituées sous l’autorité du maire (AM de Nantes, Q5, carton 16, dossier 3).
8 Déclaration du maire de Nantes, l’industriel Levesque en 1820, cf. Histoire de Nantes de Paul Bois, in Émilienne Leroux, Nantes. Histoire d’une ville et de ses habitants, Éd. ACL, 1984, t. I, p. 140.
9 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, trad. fr., Paris, Gallimard, 1983.
10 Le terme apparaît en 1815 en Angleterre et en 1823 en France.
11 AM de Nantes, Q5, carton 19, dossier 5, lettre des ouvriers-menuisiers au maire de Nantes en juillet 1824.
12 AM de Nantes, Q5, carton 19, dossier 5, circulaire n° 15099 du 3 juin 1824, Société de secours mutuels des menuisiers (1821-1909).
13 AM de Nantes, Q5, carton 20, dossier 14, SSM des ouvriers tisserands et cotonniers (1826-1845).
14 L’importance de cette mutation semble fortement liée dans chaque région au degré d’industrialisation qui s’opère.
15 Cf. Henri Hatzfeld cité par André Gueslin, L’invention de l’économie sociale. Idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France du xixe siècle, Paris, Economica, 1998, p. 153.
16 Ibid., p. 159.
17 Charles Mellinet, Ferdinand Favre, François Verger et L. Vallet seront parmi les promoteurs les plus ardents de ce projet.
18 Félix Libaudière, Histoire de Nantes sous le règne de Louis-Philippe, 1830-1848, Nantes, Mellinet, 1900 (AM de Nantes, BG in-8° 32).
19 Société industrielle (suite), AM de Nantes, Q5, carton 19, dossier 25. La SSM compte 200 adhérents dès 1833, le 1er août 1852 : 488 sociétaires et 71 bienveillants ; le 1er janvier 1897 : 669 sociétaires. En 1899 elle formera 100 apprentis.
20 Courrier de Thiers au préfet de Loire-Inférieure, 28 septembre 1833 (AM de Nantes, Q5, carton 20, dossier 26).
21 Courrier du préfet du 14 juillet 1833 en réponse au maire de Nantes, annonçant la création des sociétés des tanneurs, des cordonniers et des imprimeurs de la ville de Nantes (AM de Nantes, Q5, carton 16, dossier 3).
22 Cette Association typographique et philanthropique de Nantes est l’ancêtre de la Fédération typographique (constituée le 30 août 1881) et du Syndicat du livre.
23 Baron de Morogues, De la misère des ouvriers et de la marche à suivre pour y remédier, Huzard, 1832.
24 Ange Guépin, Nantes au xixe siècle, Sebire (1835).
25 Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de soie, coton et laine, Paris, Renouard, 1840.
26 Circulaire du ministre de l’Intérieur, 31 août 1848.
27 EdouardDolléans, Histoire du mouvement ouvrier, t. I : 1830-1871, Paris, A. Colin, 1936.
28 Pétition des ouvriers Nantais, BM de Nantes 207 013 C 121.
29 Pierre Legendre, Trésor historique de l’état en France, Paris, Fayard 1992, p. 259-260.
30 Circulaire du 29 mai 1852.
31 AM de Nantes, Q5, carton 18, dossier 8, Manufacture des tabacs.
32 Jean-Noël Retière, La Manufacture des Tabacs de Nantes, 1857-1914, Lersco, novembre 1990.
33 AM de Nantes Q5, carton 18, dossier 8, Manufacture des tabacs.
34 La SSM de l’Industrie gazière accueille environ 250 bénéficiaires vers 1900 (AM de Nantes, Q5, carton 18, dossier 28).
35 AM de Nantes, Q5, carton 18, dossier 12, rapport du commissaire de police du 21 avril 1865.
36 Dans les années 1880, Saint-Nazaire et Châteaubriant bénéficieront de sociétés similaires.
37 André Gueslin, op. cit., p. 223.
38 Décret du 27 octobre 1870 abrogeant l’article 3 du décret du 26 mars 1852.
39 Effectifs des sociétés rendant un rapport annuel.
40 Tanneurs, typographes… choisiront les mêmes hommes pour présider les deux structures.
41 L’état de 1888 mentionne 22 syndicats de patrons, 33 syndicats ouvriers, et 3 syndicats mixtes (AM de Nantes, Q5, carton 16, dossier 4).
42 Jean-Noël Retière, op. cit.
43 Approuvée le 4 avril 1883. En 1884 : 53 sociétaires ; en 1896 : 125 sociétaires ; en 1900 : 105 sociétaires (AM de Nantes, Q5, carton 19, dossier 13).
44 Courrier au maire Georges Colombel de M. Le Cadre président de l’UG le 7 février 1882 (AM de Nantes, Q5, carton 16, dossier 13).
45 Créé le 11 août 1884, 23 sociétés y adhèrent soit 5 450 sociétaires ; en Loire-Inférieure on recense 110 sociétés et caisses de retraites regroupant près de 16 000 membres (AM de Nantes, Q5, carton 16, dossier 12).
46 En 1901 avec le congrès de Limoges.
47 En 1902, création de la Fédération nationale de la mutualité française.
48 Bernard Gibaud citant Léopold Mabilleau, De la Mutualité à la Sécurité sociale. Conflits et convergences, 1986, p. 78.
49 Le 4 octobre 1908, ouverture à Nantes d’une pharmacie par dix-huit sociétés de secours mutuels : elle permet le tiers payant.
50 Gilles Pollet, « L’incapacité mutualiste à mettre en place un système de retraites », Michel Dreyfus, Bernard Gibaud, André Gueslin (dir.), Démocratie, solidarité et mutualité, Economica, 1999.
51 Le Phare de la Loire du 5 décembre 1922.
52 Gilbert Declercq, entretien avec Jean-Luc Souchet du 31 mars 1995.
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