Les pêcheurs bretons et l’organisation syndicale (1900-1945)
p. 215-226
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Texte intégral
1Évoquer dans le cadre de ce colloque intitulé « Archives et Mémoire de la vie industrielle en Bretagne. Les entreprises et les hommes », le thème de la syndicalisation des pêcheurs bretons dans la première moitié du xxe siècle peut sembler s’éloigner quelque peu du sujet. Mais lorsque l’on songe aux villes de Douarnenez, du Guilvinec, de Lorient, de Saint-Servan ou de Cancale, façonnées par leur port, leur criée et leurs conserveries1, il est évident que la pêche qu’elle soit artisanale ou industrielle a laissé et laisse toujours des traces dans les mémoires et les paysages de la Bretagne. Mes recherches en cours portent sur le syndicalisme maritime français de ses origines à nos jours. J’ai choisi d’évoquer dans les développements qui suivent les tentatives d’organisation des pêcheurs bretons, pour la période 1900-1945, par des fédérations nationales intégrant dans leur champ de recrutement les pêcheurs.
2Trois grandes stratégies peuvent être distinguées. Tout d’abord, celle de la Fédération nationale des syndicats maritimes CGT qui a tenté de les organiser dans une fédération commune aux marins de commerce. En dépit de réussites ponctuelles, cette stratégie s’est heurtée aux objectifs divergents des pêcheurs et des dirigeants de la FNSM-CGT tous issus de la Marine marchande. Ensuite, celles de la CGTU et de la Fédération française des syndicats professionnels de marins (FFSPM). La CGTU ne connut pas la réussite en raison de la difficulté de tenir un discours cohérent alliant internationalisme et défense corporative de la profession de pêcheur. À l’inverse la FFSPM s’implanta de façon durable en développant un dispositif multiforme, influencée par la méthode jociste, alliant la négociation des chartes-parties aux recours juridiques. Et elle se fixa comme objectif l’organisation corporative de la profession impulsant la création de comités professionnels par type de pêche et participant à travers ses dirigeants à la mise en place de la corporation des pêches maritimes par le régime de Vichy.
3Ces trois tentatives seront abordées dans leur ordre chronologique, avant de dégager dans une brève conclusion quelques grands traits de la syndicalisation des marins-pêcheurs bretons dans la première moitié du xxe siècle.
L’échec de l’unité des gens de mer voulu par
la Fédération nationale des syndicats maritimes français CGT
Le poids des syndicats mixtes de marins-pêcheurs hostiles
à l’orientation révolutionnaire de la FNSM CGT (1895-1909)
4Comme l’a montré Claude Geslin, un des aspects spécifiques des syndicats de marins-pêcheurs est constitué jusqu’en 1914 par la présence conjointe dans ces organisations des patrons de pêche et des simples matelots2. Ces dernières sont donc souvent dirigées par les patrons et peu ouvertes aux revendications spécifiques des matelots. Charles Brunellière, socialiste nantais qui sera secrétaire général de la Fédération des inscrits maritimes de 1899 à 1902, se plaint en 1895 du fait que : « Les pêcheurs n’ont pas voulu admettre leurs matelots, ceux-ci n’ont pas osé se grouper ou n’ont pas voulu, si bien que le syndicat des pêcheurs dont nous avions réussi à fonder les bases nous a échappé et est allé à l’opportunisme3. »
5Les tentatives d’implantation de la Fédération des inscrits maritimes, composée majoritairement de marins de commerce méditerranéens à ses débuts, vont donc se heurter à l’orientation réformiste des syndicats de marins-pêcheurs bretons. Lors de la grève générale des inscrits maritimes de mai 1907, seuls les ports de Nantes, Saint-Nazaire et Saint-Malo sont touchés4. Les pêcheurs bretons ne se sentent pas concernés par le sort des marins de commerce et vice versa. Le congrès fédéral de Douarnenez en août 1903 est d’ailleurs l’illustration de ces intérêts divergents puisque, dans un des grands lieux de la pêche bretonne, ce sujet n’est abordé que pendant une demi-journée sur les deux jours de débats5. Il est possible de s’interroger sur les intentions profondes des dirigeants de la Fédération des inscrits maritimes concernant les pêcheurs : désirent-ils les syndiquer seulement pour être plus nombreux ? N’ont-ils pas de réelles difficultés à saisir les caractéristiques des pêcheurs, en particulier bretons ?
6En dépit des déceptions évoquées plus haut, les dirigeants de la Fédération décident d’organiser des campagnes de syndicalisation des pêcheurs de morue.
La syndicalisation temporaire des pêcheurs de morue (1909-1914)
7Le premier syndicat de pêcheurs terre-neuviers est constitué en 1904 à Dinan par Vignols. Mais il ne mène aucune action d’envergure. Rivelli, secrétaire général de la FNSM CGT, entame à l’automne 1909 une campagne de propagande qui aboutit à la création de deux sections syndicales l’une à Saint-Malo, l’autre à Dinan. Il dénonce les conditions scandaleuses d’engagement des pêcheurs, qui signent chaque année un contrat appelé charte-partie avec les armateurs. Lors de la préparation de la campagne de pêche de 1911, les pêcheurs de Cancale se mettent en grève pour obtenir une baisse du nombre de quintaux qui entrent en compte dans le calcul du mille de morues. Ils obtiennent satisfaction. Rivelli va alors tenter de pousser son avantage l’année suivante. Le congrès de la FNSM est organisé à Paramé près de Saint-Malo en décembre 1911 : mais alors que des réunions publiques à Saint-Malo et Cancale réunissent 2 000 à 3 000 pêcheurs, le congrès délaisse la question de la pêche à la morue pour se préoccuper du projet de rattachement de la marine marchande au ministère du Commerce. Les thèmes traditionnels de lutte de la FNSM dirigée par des marins de commerce reprennent le dessus6. En dépit d’une propagande très forte de janvier à mars 1912, Rivelli ne connaît que des échecs, d’autant plus que les armateurs qui se sont préparés au conflit, déplaçant leurs navires de Cancale à Saint-Malo, proposant des avancées à Saint-Malo ou à Saint-Servan, mais pas à Cancale, noyau du syndicat. Rivelli ne parvient même pas à faire embarquer les pêcheurs syndiqués qui lui ont été fidèles durant toute la lutte7. La dynamique créée un an plus tôt est définitivement cassée. La tournée de propagande d’Henri Gautier, syndicaliste nazairien et trésorier de la FNSM-CGT, durant l’hiver 1912-1913, est un échec total8. En 1914, le syndicat des terre-neuvas de Saint-Malo ne compte plus que 300 membres contre 1 500 en 19119. Il ne se relèvera pas à la sortie de la Première Guerre mondiale en dépit de tentatives de l’énergique Batas, secrétaire de l’union locale de Saint-Malo.
8Le syndicalisme de la FNSM, lié aux orientations révolutionnaires de la CGT à laquelle la fédération a adhéré en juin 1906 suite aux décisions du congrès de février 1906 à Paris, est « quelque peu surimposé au milieu des pêcheurs et aucun véritable leader ne se dégage de leurs rangs10 ».
La faible syndicalisation des pêcheurs bretons
au sein de la FNSM CGT (1919-1939)
9Après la Première Guerre mondiale, la FNSM-CGT se désintéresse peu à peu des pêcheurs bretons. Seuls les syndicats d’inscrits maritimes de Nantes et de Saint-Nazaire, majoritairement composés de marins de commerce, sont représentés lors des congrès confédéraux de la CGT de 1919 et 192011. La situation évolue un peu en 1922, où les syndicats de Saint-Malo, d’Audierne, de Brest et du Guilvinec, de Lorient, de Nantes et de Saint-Nazaire sont présents lors du Congrès interfédéral des gens de mer qui se tient en septembre. Mais la revendication principale de ce congrès est l’application totale de la journée de huit heures, perspective bien lointaine pour les pêcheurs12.
10La présence des syndicats de pêcheurs bretons au sein de la FNSM-CGT va peu à peu se raréfier13. À partir de 1927, la fédération traverse une grave crise interne, due à des querelles de personnes très fortes. Elle se scinde entre partisans d’Eugène Ehlers, secrétaire général de la FNSM-CGT depuis 1925, « Laboureurs », du nom de la Fédération créée par Auguste Durand de Bordeaux et Rivelli, autonomes du Havre et de Rouen, marins de Marseille appelant autour de Pierre Ferri-Pisani à l’union de gens de mer14. En résumé, la syndicalisation des pêcheurs bretons n’est plus à l’ordre du jour et ces derniers sont totalement délaissés. En 1933, seuls les syndicats de Lorient, Saint-Malo, Nantes et Saint-Nazaire sont représentés au 31e congrès fédéral de la FNSM-CGT15.
11Le syndicat CGT des terre-neuvas de Saint-Malo est reconstitué en 1921. Il compte seulement 250 adhérents en 1923. Il connaît une expansion jusqu’en 1927 (avec plus de 700 adhérents sur 2 500 terre-neuvas dans la région), avec la renégociation de 1925 à 1927 de la charte-partie de 1922, défavorable aux pêcheurs. Puis le syndicat connaît une très forte désaffection, en dépit d’une orientation dorénavant réformiste. Les pêcheurs lui reprochent de ne pas s’être opposé à la suppression du « denier à Dieu », somme d’argent forfaitaire que l’armateur versait à chacun avant chaque campagne. Enfin, l’apparition d’une organisation chrétienne, le Syndicat nord-est Bretagne d’Ernest Lamort, lui fait une rude concurrence. En 1936, le syndicat CGT a totalement disparu16.
12Dans le Morbihan, les syndicats affiliés dans les années 1920-1930 à la FNSM-CGT sont rares et ne regroupent que les marins au chalutage de Lorient. Ils sont quasiment inexistants dans le secteur de la pêche artisanale qui connaît une grave crise dans le secteur de la sardine de 1930 à 193517. Avec le Front populaire, la FNSM connaît à l’instar de la CGT une augmentation du nombre de syndicats affiliés. C’est le cas au sein des pêcheurs morbihannais18. Cette augmentation a surtout lieu dans la pêche industrielle, la pêche artisanale restant quelque peu à l’écart du mouvement de 1936, d’autant plus que la Fédération des pêcheurs à la part de l’Océan dirigée par Firmin Tristan, député du Morbihan et maire de Groix, et surtout la FFSPM d’Ernest Lamort ne sont pas à l’unisson des revendications de la FNSM-CGT. Cette dernière reste à la veille de la Seconde Guerre mondiale une organisation principalement préoccupée par la défense des marins de commerce. Enfin, l’apport, lors de l’unité syndicale, des syndicats de marins-pêcheurs de la CGTU a été très faible, à la hauteur de l’implantation de cette dernière.
La stratégie impossible de la CGTU
entre internationalisme et défense corporative
Une base quasi inexistante (1922-1927)
13Lors de la scission de décembre 1921, aucun syndicat d’inscrits maritimes ne rejoint la CGTU naissante. Les syndicats d’inscrits maritimes sont inexistants dans les congrès confédéraux unitaires de 1922 à 192719. Après la grève des ouvrières sardinières de Douarnenez en 1924 dans laquelle elle joue un rôle important20, la CGTU va tenter de s’implanter dans les secteurs des pêches artisanale et industrielle. Dans le Morbihan, une tournée de propagande se déroule en avril 192521. En janvier 1926, les militants unitaires perturbent les réunions du syndicat CGT des inscrits maritimes de Saint-Malo22. Mais cette agitation ne donne pas de grands résultats. La zone d’influence de la CGTU se limite à la côte sud du Finistère avec comme épicentre Douarnenez23.
L’action volontariste mais éphémère de la CGTU (1927-1930)
14En décembre 1927, la CGTU se dote d’une publication : Le Cri du marin. Dans le premier numéro, la stratégie d’action des unitaires est exposée : la CGTU réaffirme n’avoir
« […] jamais voulu, d’une façon formelle, porter atteinte à l’unité corporative des travailleurs de la Mer [et s’être] toujours préoccupée de la défense de leurs intérêts. […] L’action de l’organisation centrale du syndicalisme révolutionnaire tend à mettre les inscrits maritimes en garde contre les effets de [la] “rationalisation” capitaliste et de les amener à la conception très nette de leur défense corporative. »
15La CGTU rappelle le « beau rôle que les navigateurs de plusieurs ports ont joué, lors de la tentative faite par la bourgeoisie impérialiste de France pour étrangler la jeune révolution russe24 ». La CGTU va tenter de concilier défense des intérêts des intérêts corporatifs et stratégie révolutionnaire.
16Un congrès des inscrits maritimes pêcheurs est organisé à Quimper les 3 et 4 décembre 1927 : les délégués de treize ports prennent position contre la rationalisation des pêches25. À Saint-Malo est créé en 1928 un syndicat unitaire des pêcheurs de morue, qui revendique une charte-partie unique26. En mai 1929 est constituée la Fédération unitaire des marins et pêcheurs27.
17Mais le discours révolutionnaire de la CGTU ne trouve guère d’échos auprès des pêcheurs bretons. Le congrès des pêcheurs bretons en mars 1930 qui doit marquer « la création d’un puissant syndicat régional des pêcheurs, arme indispensable pour lutter contre les usiniers de la conserve28 », est finalement un échec : seuls huit ports sont présents, et même le secrétaire du syndicat unitaire des pêcheurs de Douarnenez, Godinec, est absent29. La FUMP ne regroupe alors guère plus de 2 000 marins et pêcheurs30, principalement à Alger et Oran31.
18La tentative d’implantation de la CGTU dans le secteur de la pêche bretonne se solde donc par un large échec. Mais pouvait-il en être autrement auprès de marins que le discours pourtant plus tempéré de la FNSM-CGT d’avant 1914 avait déjà laissé froids ? Le seul point fort de l’analyse unitaire était la nécessité de prendre en compte la dimension corporative des revendications des pêcheurs bretons, aspect que la FFSPM reprendra d’autant plus qu’elle s’inscrit dans sa vision globale de la société.
La réussite du choix corporatif de la FFSPM
Aux origines de la FFSPM, deux hommes :
le père Louis-Jospeh Lebret et Ernest Lamort (1930-1932)
19Prêtre dominicain, Louis-Joseph Lebret, est sensible au monde de la pêche. Originaire du Mihinic près de Saint-Malo, il prend conscience, lors d’un retour en Bretagne, de la misère des terre-neuvas de la Côte d’Émeraude. En 1930, il fonde avec l’abbé Joseph Havard, la Jeunesse maritime chrétienne (JMC), sur le modèle de la JOC. Il entreprend alors une grande enquête, qui dure 22 mois, dans 300 ports de pêche afin de saisir la situation matérielle, morale et spirituelle des pêcheurs32. Il se rend vite compte de la nécessité de dépasser le cadre apostolique et de fonder un syndicalisme maritime chrétien.
20Il rencontre alors Ernest Lamort, marin-pêcheur artisan de Cancale, devenu sous-directeur d’une sécherie de morues à Saint-Malo car la pêche ne permettait pas de faire vivre sa famille. Chrétien fervent, celui-ci accepte la proposition de Lebret et fonde en janvier 1932 le Syndicat professionnel du nord-est Bretagne (SNEB), affilié à la CFTC. Recrutant d’abord chez les pêcheurs côtiers, le SNEB élargit très vite son audience auprès des terre-neuvas33.
21Devant le succès, Lamort et Lebret constituent la même année la Fédération française des syndicats professionnels de marins (FFSPM) qui se dote d’un organe, La Voix du marin. Conscient de l’importance de la formation, le père Lebret a créé en 1931 le Secrétariat social maritime de Bretagne, organisme d’études techniques et de liaison interprofessionnelle34.
22En novembre 1932 a lieu à Quimper le premier congrès social maritime breton, qui réunit autour des dirigeants de la FFSPM de nombreux responsables de syndicats, des industriels de la conserve, des armateurs, des mareyeurs et aussi des personnalités comme René Moreux, directeur du Journal de la Marine marchande et de la Pêche maritime35. La FUMP présente ce congrès comme « une manœuvre patronale, d’abord pour essayer de détourner le courant d’unité des inscrits maritimes bretons du terrain de la lutte de classe au marécage de l’entente et de la collaboration de classe36 ». La méthode d’action syndicale de la FFSPM, avec la défense systématique en justice des marins terre-neuvas lésés par leurs patrons, va vite prouver que la réalité est plus complexe que nous la présente la fédération unitaire.
Doctrine et Méthode d’action syndicale de la FFSPM (1932-1935)
L’idéologie du bien commun
23En juillet 1932, dans le premier numéro de La Voix du marin, les orientations du SNEB et de la FFSPM sont présentées sous le titre « Ce que nous sommes, ce que nous voulons ». L’analyse de la crise qui touche durement les pêches bretonnes conduit les dirigeants chrétiens à mettre en accusation à la fois le libéralisme, le marxisme et l’État : « La surenchère de la lutte des classes et l’égoïsme ont fait perdre de vue les intérêts généraux de la profession et les conditions à long terme de sa prospérité37. » Lamort et Lebret considèrent en outre que les pêcheurs ne sont pas des salariés mais des producteurs qui ont des intérêts communs avec l’armement. Face à l’impasse des doctrines politiques et économiques actuelles, ils proposent l’idéologie du « bien commun », que Lamort présente ainsi en 1935 :
« Nous sommes pour le progrès, pour l’amélioration du sort des travailleurs. Mais LE PROGRÈS CONSISTE DANS LA MESURE ET NON DANS L’EXCÈS. Mais nous voulons que TOUS les travailleurs puissent vivre et non pas seulement quelques-uns. Nous sommes résolument contre le matérialisme qui est à l’origine de la crise actuelle, et nous voulons que l’on redonne leur place aux valeurs morales et spirituelles. Nous croyons possible par la collaboration du bien commun, par le refoulement des égoïsmes, par une saine politique, le retour à un meilleur état de choses. Et dans la faillite des idées jusqu’ici régnantes, nous savons bien que nous sommes la mesure, que nous sommes la force morale, que nous sommes la vérité, que nous sommes le salut38. »
24Lamort veut en fait substituer le bien commun à l’intérêt général, mais dans le cadre précis de la corporation et non dans la nation. Il pose les principes d’une véritable organisation professionnelle maritime regroupant non seulement les pêcheurs mais aussi les armateurs, les constructeurs, les mareyeurs, les différents fournisseurs : elle comprendrait l’adhésion obligatoire à un syndicat, la remise aux syndicats d’une partie des fonctions de l’administration, la constitution de régions maritimes et de branches d’industrie, etc.39.
25La FFSPM plaide pour des mesures protectionnistes dans le secteur de la morue. Elle réclame également l’organisation du marché, la création de comités interprofessionnels par type de pêche40. En parallèle à ces réformes de structures, la FFSPM développe une méthode d’action syndicale qui va entraîner son succès auprès des pêcheurs bretons.
La défense des marins lésés
26Très vite, Lamort se fait une réputation dans la défense des marins lésés, même si ceux-ci ne sont pas membres d’un syndicat de la FFSPM. De 1931 à 1933, il intente 84 procès à des armateurs41. Certaines affaires, comme celle « L’Ermite » et d’« Eider » ou celle du « Commandant-Louis-Richard », durent plusieurs années, sans que Lamort ne relâche ses efforts. En 1935, il estime à 700 000 francs les sommes rendues en faveur des adhérents au SNEB depuis 193242. Toutes ces affaires valent à Lamort de solides inimitiés chez les armateurs. D’autant plus que la FFSPM réclame la révision des chartes-parties des terre-neuvas.
La révision des chartes-parties
27L’un des objectifs de la FFSPM est de concurrencer la FNSM-CGT sur le terrain des négociations des chartes-parties avec les armateurs. De plus, elle veut empêcher tout glissement des pêcheurs payés pour une part en fonction du produit de la pêche vers le salariat pur. Mais à la fin de 1932, elle n’est pas admise aux commissions paritaires par le ministère de la Marine, alors qu’elle est l’organisation la plus représentative pour la grande pêche. Cet ostracisme durera jusqu’en 1937, année où elle obtiendra le maintien de la rémunération à la part contre les marins de Fécamp (soutenus par la FNSM) qui souhaitaient devenir des salariés43.
28La FFSPM, de par ses orientations et ses méthodes d’action, a trouvé un large écho auprès des pêcheurs artisanaux. Elle va alors essayer d’élargir son audience en s’alliant avec d’autres organisations syndicales de pêcheurs. Mais cette tentative va être en partie mise en échec par le Front populaire avec le retour en force de la FNSM ; et l’attachement très grand de la FFSPM aux théories corporatistes, ce qui va conduire à son isolement.
Succès et isolement de la FFSPM (1935-1939)
29Le 9 décembre 1935, Lamort se rend à Étel, au congrès de la Fédération des pêcheurs de l’Océan, créée en 1928 par Firmin Tristan, et qui regroupe les pêcheurs sardiniers et thoniers de Douarnenez à Saint-Jean-de-Luz. Il propose de la mise en place d’une interfédération44. Celle-ci est constituée le 15 décembre 1935 à Saint-Malo et prend le nom d’Entente interfédérale des pêcheurs de France avec Tristan comme président et Lamort comme secrétaire45. En 1936, Lamort parvient à y agréger la Fédération du Nord (dite de Berck) qui compte treize syndicats chrétiens de Dunkerque à Dieppe. En mai 1936, l’Entente regroupe plus de 10 000 marins dont 6 000 viennent de la FFSPM et 4 000 de la Fédération des pêcheurs de l’Océan46. L’arrivée au pouvoir du Front populaire va enrayer cette montée en puissance.
30En effet, la FNSM connaît, comme la CGT, une forte progression de son audience à partir de l’été 1936. La FFSPM n’est pas invitée aux négociations qui aboutissent à l’application de la semaine de 40 heures dans la pêche industrielle le 19 octobre 1937. Pourtant le Front populaire reprend ses idées d’organisation des marchés, en favorisant les comités interprofessionnels47, qui sont légitimés par un décret du 24 mars 1938.
31L’Entente interfédérale se disloque très vite. La Fédération Tristan prend ses distances et se rapproche de la CGT. La FFSPM se concentre alors sur ses forces chrétiennes, tout en s’éloignant de la CFTC. En février 1939, lors de son congrès d’Étaples, elle se transforme en Fédération française des syndicats libres de marins (FFSLM), avec 6 000 adhérents dont 3 000 en Bretagne et 2 200 dans la Fédération du Nord48.
32En avril 1938, le Secrétariat social maritime, dirigé par le père Lebret fonde, en collaboration avec le Centre d’études corporatives maritimes du Havre, le bulletin de liaison et d’information interprofessionnelle Professions maritimes. Ce bulletin se fixe comme « unique objet de servir la cause de la communauté professionnelle ou interprofessionnelle à partir du respect des responsabilités assumées par chacun au sein de son entreprise au profit de lui-même, de sa famille, de ses collaborateurs, de ses concitoyens49 ». L’année suivante, le père Lebret publie avec René Moreux Les professions maritimes à la recherche du bien commun, ouvrage qui réaffirme la nécessité d’une organisation corporative du secteur de la pêche50. Leurs convictions corporatistes vont amener Lamort et Lebret à participer à l’élaboration de la Corporation des pêches maritimes, instaurée par la loi du 13 mars 1941.
De la Corporation des pêches maritimes de 1941
au Comité central des pêches maritimes de 1945
33Préparée par le père Lebret, la loi du 13 mars 1941 instaure la Corporation des pêches maritimes en ne retenant que les métiers de la pêche : production et industries de l’aval. L’édifice corporatif mis en place comprend des syndicats locaux uniques et obligatoires, des communautés de pêche, des unions régionales de syndicats, des comités interprofessionnels et un comité central corporatif des pêches maritimes. Pour la pêche artisanale, les armateurs, patrons-pêcheurs-propriétaires et marins-pêcheurs sont regroupés dans le même syndicat, ce qui n’est pas le cas pour la pêche industrielle. Ernest Lamort et Eugène Tristan sont tous les deux membres du Comité central corporatif, le premier étant également vice-président51.
34Cette législation, qui régit près de 200 000 personnes, reprend en partie les idées exprimées depuis 1932 par la FFSPM, ce qui permet de comprendre la part active qu’y ont pris Lamort et Lebret, mais ne signifie pas une adhésion idéologique. Faute d’un réel travail historique sur cette question52, il est difficile de savoir si la corporation a réellement fonctionné, mais il semble qu’elle a mené un certain nombre d’actions notamment dans le domaine social53 : indemnisation des pêcheurs, gestion du rationnement du carburant, création de 18 centres sociaux, réflexions sur l’apprentissage maritime54.
35Ses responsabilités au sein de la Corporation des pêches n’empêchent pas Lamort de participer à la Résistance dans la région de Saint-Malo55. Le père Lebret lui s’éloigne des pêches maritimes et fonde Économie et Humanisme.
36À la Libération, L’ordonnance du 3 juin 1944 constate la nullité de la loi créant la Corporation des pêches. L’ordonnance du 14 août 1945 réorganise les pêches maritimes : sont institués des comités locaux, des comités interprofessionnels et un comité central des pêches maritimes dont Lamort est membre. Cette organisation est syndicale, interprofessionnelle, obligatoire et coercitive. Une lecture comparée des textes de 1941 et de 1945 montre une grande similitude jusque dans le choix des termes. Le grand changement est la substitution aux syndicats locaux uniques et obligatoires d’organisations syndicales diverses et représentatives au plan national. C’est en grande partie les idées défendues par Lamort et Lebret qui y trouvent une réalisation concrète56. Pour les pêches maritimes, le régime de Vichy peut être considéré comme une période de transition.
37En proie à des critiques répétées, Lamort quitte définitivement la CFTC qui, au début des années 1950, créera ses propres syndicats nationaux de marins commerce et pêche. La FFSPM conserve une forte audience en Bretagne avec plus de 5 000 adhérents en 195157. Elle est fortement concurrencée par la FNSM-CGT sur les côtes du sud de la Bretagne.
38De cette rapide présentation des trois expériences d’organisation syndicale des pêcheurs bretons, il est possible de tirer quelques enseignements. Tout d’abord, les échecs de la FNSM-CGT nous montrent que l’unité des gens de mer, tous régis par le statut d’Inscrit maritime, est dans les années 1900-1945 plus un mot d’ordre qu’une réalité ; et que les dirigeants cégétistes, quasiment tous marins de commerce, ne parviennent pas à saisir les thèmes qui pourraient mobiliser les marins-pêcheurs. Les réussites de Batas à Saint-Malo s’expliquent sûrement par son implantation locale et ceci bien que lui-même ne fut pas inscrit maritime. Après la Libération, la présence au sein de la FNSM de syndicalistes pêcheurs permettra un discours plus adapté.
39Ensuite, les pêcheurs bretons, hormis ceux de la côte sud du Finistère, sont très peu sensibles au discours révolutionnaire de la CGTU. Si l’anticapitalisme communiste peut les séduire, surtout quand ils subissent de plein fouet la rationalisation des pêches, l’internationalisme et la lutte des classes les laissent froids ou les rendent hostiles.
40Pour finir, les réussites de la FFSPM s’expliquent à la fois par le caractère chrétien de cette fédération58, ses types d’action syndicale, notamment la défense des marins lésés par les armateurs, et la connaissance approfondie que ses dirigeants avaient des questions des pêches maritimes. Quant à l’adhésion des pêcheurs bretons aux propositions corporatives de Lamort, je resterai très mesuré, surtout en l’absence de sources. N’ont-ils pas plutôt estimé que ce dernier était tout simplement le plus compétent pour défendre leurs intérêts ?
Notes de bas de page
1 Jean-René Couliou, La pêche bretonne. Les ports de Bretagne-sud face à leur avenir, Rennes, PUR, 1997.
2 Claude Geslin, Le syndicalisme ouvrier en Bretagne jusqu’à la Première Guerre mondiale, Saint-Hippolyte-du-Fort, Espace-Écrits, 1990, p. 744-751.
3 Claude Willard, La correspondance de Charles Brunellière, socialiste nantais 1880-1917, Paris, Klincksieck, 1968, p. 97-98. Lettre à Lafargue du 8 septembre 1895.
4 Claude Geslin, Le syndicalisme ouvrier…, op. cit., p. 653-659.
5 Claude Geslin, « Autour du congrès de Douarnenez (août 1903) de la Fédération nationale des syndicats maritimes », Mémoire de la ville, n° 25, Douarnenez, 1995, p. 104-112.
6 Claude Geslin, Le syndicalisme ouvrier…, op. cit., p. 665-670.
7 AN F7 13759, rapports du commissaire spécial de Saint-Malo, janvier à mars 1912.
8 AN F7 13759, idem, janvier à mars 1913.
9 Claude Geslin, Le syndicalisme ouvrier…, op. cit., p. 669-670.
10 Claude Geslin, « Le syndicalisme breton et la pêche en Manche au début du xxe siècle », La pêche en Manche et mer du Nord (xviiie-xxe siècles), Actes du colloque de Boulogne-sur-Mer (18-21 mai 1995), Boulogne-sur-Mer, Cahiers du littoral, 1998, p. 147-157.
11 CGT, Compte rendu des travaux du 20e congrès national corporatif (14e de la CGT) tenu à Lyon du 15 au 21 septembre 1919, Villeneuve-Saint-Georges, p. 399 ; et CGT, Compte rendu des travaux du 21e congrès national corporatif (15e de la CGT) tenu à Orléans du 27 septembre au 2 octobre 1920, Villeneuve-Saint-Georges, p. 458-459.
12 AN F7 13758, note interne du ministère de l’Intérieur.
13 Collection du Travailleur de la mer, organe de la FNSM-CGT, de 1922 à 1925.
14 Collections du Travailleur de la mer, du Laboureur de la mer, du Cri du marin de 1927 à 1930.
15 AN F7 13758, note du ministère de l’Intérieur du 4 octobre 1933.
16 Pascal Roger, Le syndicalisme chez les inscrits maritimes du quartier de Saint-Malo des origines à 1939, mémoire de maîtrise, université Rennes 2, 1995, p. 28-64.
17 Caroline Le Clanche, Le syndicalisme des marins pêcheurs du Morbihan pendant l’entre-deux-guerres, mémoire de maîtrise, université Rennes 2, 1995, p. 120-136.
18 Ibid., p. 139-141 et p. 175-182.
19 Claude Vauclare, Pêche et marine marchande : une cohabitation à l’épreuve du corporatisme, Paris, CEASM, p. 4.
20 Maurice Lucas, Luttes politiques et sociales à Douarnenez, Douarnenez, 1976.
21 Caroline Le Clanche, op. cit., p. 38.
22 Pascal Roger, Le syndicalisme chez les inscrits maritimes…, op. cit., p. 67.
23 Jean-Michel Le Boulanger, « Ni dieu ni maître ?, Flanchec 1881-1944 ou l’étrange parcours d’un insoumis », Mémoire de la ville, Douarnenez, 1998.
24 Le Cri du marin, n° 1, décembre 1927.
25 L’Humanité, 4 décembre 1927.
26 Pascal Roger, Le syndicalisme chez les inscrits maritimes…, op. cit., p. 67-69.
27 Le Cri du marin, n° 16, juin 1929.
28 Le Cri du marin, n° spécial, mars 1930 et n° 22, avril 1930.
29 Le Flanchec, maire de Douarnenez, est alors en délicatesse avec le Parti communiste qui lui reproche sa mollesse vis-à-vis des usiniers. Il sera exclu du Parti communiste puis réintégré au cours de l’été 1930.
30 Antoine Prost, La CGT à l’époque du Front populaire 1934-1939, essai de description numérique, Paris, A. Colin, Cahiers de la FSNP, 1964, p. 187-191.
31 Antoine Léon, « Marins de commerce et pêcheurs d’Alger en 1930 », Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 313, 1996, p. 53-75.
32 Pascal Roger, Le syndicalisme chez les inscrits maritimes…, op. cit., p. 78.
33 Michel Lagrée, « Pêche et syndicalisme au temps du Front populaire : l’action d’Ernest Lamort », Mémoires d’Ille-et-Vilaine, Rennes, n° 3, juin 1986, p. 26-33.
34 Rémi Debeauvais et Claude Vauclare, « De la corporation à l’interprofession : l’exemple des pêches maritimes », Économie et Humanisme, n° 287, janvier-février 1986, p. 9-16.
35 1er congrès social maritime breton, La Bretagne maritime – sa structure économique, sa détresse, comment la sauver, Paris, Société d’éditions géographiques maritimes et coloniales, 1933.
36 Le Cri du marin, n° 36, janvier-février 1933.
37 La Voix du marin, n° 1, juillet 1932.
38 Ernest Lamort, Vers la Réforme corporative de la Marine Marchande, Saint-Servan-sur-Mer, FFSPM, 1935, p. 10 et 11.
39 Ibid., p. 91-100.
40 Pascal Roger, Le syndicalisme chez les inscrits maritimes…, op. cit., p. 107-116.
41 Bruno Bethouart, « Les syndicats et la pêche de Fécamp à Dunkerque », La pêche en Manche et mer du Nord (xviiie-xxe siècles), Actes du colloque de Boulogne-sur-Mer (18-21 mai 1995), Boulogne-sur-Mer, Cahiers du littoral, 1998, p. 159-183.
42 Pascal Roger, Le syndicalisme chez les inscrits maritimes…, op. cit., p. 97 et 98.
43 Ibid., pp. 103-107.
44 Ouest-Éclair, 10 décembre 1935.
45 Michel Lagrée, Pêche et syndicalisme…, op. cit., p. 27.
46 Bruno Bethouart, Les syndicats et la pêche de Fécamp à Dunkerque…, op. cit., p. 168.
47 Le premier comité interprofessionnel, celui du Hareng, date de 1935.
48 Bruno Bethouart, Les syndicats et la pêche de Fécamp à Dunkerque…, op. cit., p. 170.
49 Professions maritimes, n° 1, avril-mai 1938.
50 Louis-Joseph Lebret et René Moreux, Les Professions maritimes à la recherche du bien commun, Paris, Dunod, 1939.
51 Rémi Debeauvais et Claude Vauclare, De la corporation à l’interprofession…, op. cit., p. 12 ; loi n° 1012 du 13 mars 1941 relative à l’Organisation corporative de pêches maritimes et La corporation des pêches maritimes – Documents, Paris, 1941.
52 Comme ceux d’Isabel Boussard, Vichy et la corporation paysanne, Paris, Presses de la FNSP, 1980 ; ou Jean-Pierre Le Crom, Syndicats nous voilà ! Vichy et le corporatisme, Paris, Éd. de l’Atelier, 1995.
53 À la différence de la Corporation de la marine de commerce instaurée par la loi du 27 mars 1942 qui n’a pas été mise en place dans les faits.
54 Claude Vauclare, « Pêche maritime et marine marchande : une cohabitation à l’épreuve du corporatisme », Actes du colloque Profession et réglementation des transports dans la perspective européenne (Paris, 9-11 mai 1989), CNRS/GRECO 55, 1993, p. 37-56.
55 Michel Lagrée, Pêche et syndicalisme au temps du Front populaire, op. cit., p. 33.
56 Louis Mordrel, Les institutions de la pêche maritime, histoire et évolution, essai d’interprétation sociologique, Paris, thèse de droit, 1972, p. 164-180.
57 Bruno Bethouart, Les syndicats et la pêche de Fécamp à Dunkerque…, op. cit., p. 176.
58 Michel Lagrée, Religion et cultures en Bretagne, Paris, Fayard, 1992.
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