Chapitre V. Les catégories de l’appréciation technique
p. 207-250
Texte intégral
1Le chapitre précédent a montré en quoi le jugement d’appréciation sensible technique était un analogue du jugement d’appréciation esthétique en se faisant l’expression d’un jeu sensible intéressé entre l’effort et son but tout en prétendant à l’universalité. Néanmoins, pour ce qui est de la forme effective de tels jugements, nous avons utilisé le vocabulaire traditionnel de l’esthétique, notamment le qualificatif « beau », alors même que nous avions noté la difficulté à importer ce terme dans le domaine technique, en pointant l’hésitation de Mark Rosewater entre les catégories du « beau » et de « l’ingénieux » (clever)1. Le travail fourni pour démontrer l’analogie entre les deux types de jugement doit être poursuivi pour les catégories mobilisées par l’acte de juger. En effet, puisque le jugement sensible technique diffère du jugement esthétique, le terme de « beau » ne peut y avoir le même sens, mais tout au plus un sens analogue dont il faut dégager les propriétés avec précision afin de voir s’il est seulement possible de maintenir pareil terme.
2Notre thèse est alors triple : ce maintien est possible ; il faut parler du beau technique comme un analogue, dans le domaine sensible technique, du beau esthétique ; cette analogie fonctionne à deux niveaux :
le jeu entre l’effort et son but donne au sujet une qualité d’expérience analogue à l’expérience esthétique du beau ;
comme dans le domaine de l’esthétique, le prédicat « beau » « se prend en deux sens distincts, dont l’un englobe l’autre comme un cas particulier2 », à savoir en un sens large et axiologique et en un sens plus précis et descriptif de catégorie.
3Ainsi, plus que d’étudier la seule beauté, le présent chapitre propose une première approche des catégories techniques en dégageant quatre couples permettant de structurer les jugements d’appréciations sensibles techniques. Dans cette entreprise, nous ferons nôtre à la fois la modestie d’Étienne Souriau et celle de Robert Blanché. De Souriau, nous garderons l’idée qu’un tableau philosophique des catégories du jugement sensible ne peut prétendre à l’exhaustivité sub specie aeternitatis puisqu’« une saveur nouvelle, un accord inouï peut toujours être inventé et surgir à l’admiration des hommes3 ». Et en adoptant, comme Blanché, « une méthode tâtonnante », en construisant et en interrogeant ces catégories à partir de problèmes et de situations techniques, nous nous garderons de présenter nos huit catégories comme « un système clos », ou comme des « dogmes », mais comme des « suggestions4 ».
4Enfin, à l’inverse du précédent chapitre, celui-ci traitera avant tout d’exemples ludiques et ce, afin de souligner l’importance des jeux pour la définition même de ces catégories. Nous montrerons en effet que les jeux ont une place à part parmi les autres objets et pratiques techniques, dans la mesure où, à leur propos, certaines catégories négatives dans les jugements d’efficacité technique peuvent devenir des catégories positives de l’appréciation sensible technique.
La place du beau dans le domaine esthétique
5Lorsque nous avons croisé et utilisé la catégorie du beau pour parler des gestes techniques de Fagioli, nous avions insisté sur l’idée que cette beauté provenait de l’harmonie entre les différentes parties du geste et rendait compte de l’état de calme et de décontraction mécanique dans lequel est plongé le chanteur maîtrisant son art. Cette première approche de la beauté était tributaire de Kant pour qui le jeu des facultés déclenche un état qui marie à la fois « le sentiment d’une intensification de la vie5 » et le fait, pour l’esprit, d’être « dans un état de calme contemplation6 ». Kant limite cependant ce dernier état au jugement sur le beau dans la nature, sans doute parce que dans le jugement sur les œuvres d’art peuvent entrer d’autres types de jugement esthétique : le paragraphe 52 de la CFJ remarque ainsi qu’un oratorio peut présenter, en alliance avec la beauté, du sublime, ce qui le rend à coup sûr plus artistique, en manifestant le talent de son auteur, mais pas nécessairement plus beau7. Cette remarque se comprend d’autant plus aisément que, pour Kant, le sublime est un plaisir négatif qui va émouvoir le sujet et non l’apaiser8.
6Or, cette conception pose deux problèmes, l’un par rapport à l’appréciation sensible technique, l’autre par rapport à l’appréciation esthétique. Dans le domaine technique, nous avons vu que l’appréciation se faisait par la performance d’un geste ou par la simulation de cette performance. Ainsi, au sens strict, ce que nous nommions beauté technique semble bien nous émouvoir, au sens où pareille expérience met en branle notre capacité de mouvement et nous transporte, sinon dans le corps d’un autre, du moins dans un espace partagé avec celui-ci. Cela n’est cependant pas contradictoire avec l’idée de calme, notamment dans le cas déjà évoqué de l’appréciation du geste chanté de Montserrat Caballé. Il est possible d’y voir la confirmation du caractère analogique de la beauté technique : elle reprendrait de la beauté esthétique le calme et l’harmonie, mais en l’important dans le domaine technique, lui ajouterait une force émotive due à la spécificité du jeu entre l’effort et le but. Laissons néanmoins cette question en suspens pour l’instant, avant de la reprendre de manière plus complète.
7Venons-en au second problème annoncé : le caractère réducteur de cette définition du beau, car ancrée dans les goûts spécifiques d’une époque et qui ne peut résister à une longue litanie de contre-exemples. Prenons « Le Cygne » de Baudelaire et sa méditation sur ce qui ne reviendra jamais et son cri à la fois tendre et mélancolique adressé à la figure d’Andromaque9. L’adresse à la captive, la multiplication des figures d’exilés et la constatation du changement de forme de Paris, ravivant d’autres souvenirs perdus, d’autres évocations de l’exil et faisant du poète lui-même un être exilé en sa propre ville, ont un caractère émouvant qui confine à l’élégiaque. Or il semble que nous appelons communément « beau » ce poème justement par sa capacité à créer en nous ce mouvement élégiaque. Ainsi, le jugement d’appréciation sur ce poème semble bien inclure l’appréciation de l’émotion qu’il suscite, émotion qui semble bien éloignée de la « calme contemplation » devant la forme d’une fleur ou un poème politique de Frédéric II10.
8Nous suivons alors les idées de Blanché qui distingue deux sens au mot « beau » : l’un désignant l’une des catégories de l’appréciation esthétique, l’autre désignant le marqueur positif de toute appréciation esthétique en général, dont l’élégiaque est une inflexion émotionnelle11. Toujours en nous inspirant de ses analyses, nous considérons que le terme « beau », en tant que catégorie du jugement désigne la qualité d’une forme12 ressentie comme étant tout à la fois harmonieuse, équilibrée et achevée13, impression d’achèvement qui est justement l’un des aiguillons de la quête de profondeur sensible. Approfondir une perception sensible revient à chercher les raisons qui lui donnent sa nécessité et l’inachèvement de la quête menée par l’expérience esthétique vient du fait que ce caractère achevé est le fruit d’un jeu et non d’un concept. L’inachevé n’est ainsi pas le contraire de l’achevé, mais l’interrogation constante et renouvelée qui vient peu à peu renforcer l’impression d’achèvement. Cela explique aussi l’état d’esprit de « calme contemplation » que notait Kant : cet achèvement et cet équilibre ne réclament de notre part qu’un jeu des facultés et non un état d’engagement émotionnel qui viendrait troubler cet équilibre, voire viendrait troubler le caractère désintéressé de l’expérience même.
9Blanché lie cette détermination du beau à des pratiques et à un goût particuliers, le goût classique14, et à une appréciation dont le paradigme serait visuel, qui considère la forme avant tout autre élément15. Or un tel goût n’a rien d’exclusif, même du point de vue de la forme, si nous songeons à l’appréciation de la surcharge baroque qui déséquilibre les figures, à cette appréciation de la forme non harmonieuse qui caractérise le grotesque ou bien au caractère élégiaque d’un poème qui n’invite pas à un « état de calme contemplation ». Ces différentes appellations (baroque, grotesque, élégiaque) sont autant de « catégories esthétiques », à valeur descriptive, qui permettent d’affiner la perception que nous avons des œuvres et le plaisir qu’elles nous apportent. Il faut s’arrêter sur ce dernier point car, en les qualifiant de descriptives, nous pouvons dire trois choses :
Elles décrivent les objets de l’expérience d’une manière « axiologiquement neutre16 », auquel cas il est difficile d’en faire des catégories d’un jugement de goût réfléchissant, mais bien des catégories d’un jugement déterminant17 ;
Elles décrivent les variations de l’état intérieur provoqué par une relation esthétique à ces objets, indépendamment de la question de la valeur de ce qui est ressenti, auquel cas ces catégories participent à l’affinement du jugement d’appréciation esthétique sans en être l’objet principal ;
Elles décrivent un type de plaisir ressenti en présentant comme nécessaire la relation entre la forme du jeu engendrant un plaisir et les caractéristiques de l’objet considéré, ce qui en ferait bien des catégories de jugement d’appréciation, possédant en conséquence une part évaluative.
10La difficulté est que les trois sens ont leur pertinence. Dire qu’une figure dans un tableau est grotesque peut en effet vouloir dire, de manière neutre, que la manière dont la figure est dépeinte répond à des caractéristiques stylistiques et historiques qui renvoient au genre du « grotesque ». De telles catégories se rencontrent dans bien d’autres contextes que l’expérience esthétique, en histoire de l’art ou en étude littéraire, sans doute davantage du côté poïétique que du côté esthésique. En ce cas, ce sens descriptif et objectif ne se superpose pas nécessairement au plaisir éponyme. S’il y a bien évidemment des affinités, par exemple, entre le genre tragique et le tragique comme plaisir sensible spécifique, ces affinités n’empêchent pas qu’une pièce objectivement rattachable à la tradition tragique puisse susciter un plaisir autre que tragique18. Il faut d’ailleurs noter que toutes les catégories abordées par Blanché ou par Souriau ne semblent pas forcément adaptées au même degré à ce niveau descriptif : si l’on voit bien comment le tragique ou le grotesque peuvent être objectivement des genres19, le joli ou le noble apparaissent comme des catégories plus difficilement détachables d’un jeu propre à la relation esthétique.
11Lorsqu’un jeu se met en place et se développe en un jugement d’appréciation, il reste en effet important de pouvoir séparer la part descriptive de la part évaluative sauf à ne pas comprendre comment une œuvre peut être à la fois belle et ennuyeuse. En guise d’exemple de ce cas, pensons à certaines des interprétations du contre-ténor Andreas Scholl. La voix de Scholl est particulièrement claire, le peu de vibrato et le fait que la voix ne sonne pas de manière large contribuent à donner à ses interprétations un air de calme et de sérénité, double impression renforcée par une grande homogénéité de volume quelle que soit la hauteur. Le problème est que, en maintenant ce même et délicat équilibre sur tous les airs, l’ensemble s’en trouve monotone, voire fade, ce qu’une qualité vocale choisissant l’expressivité, plutôt qu’une homogénéité quasiment parfaite du timbre, aurait évité20. Paradoxalement alors, la beauté, au sens appréciatif du terme, en souffre, alors que la beauté, au sens descriptif, reste l’adjectif le plus adéquat pour décrire les interprétations d’Andreas Scholl.
12Dans ce dernier cas, la séparation entre le sens appréciatif et le sens descriptif des catégories était aisément détectable parce qu’il réclamait a minima deux mots différents pour être exprimé (beau et ennuyeux). Considérons alors la première scène du troisième acte de Cromwell de Victor Hugo, qui voit les quatre fous du personnage éponyme deviser sur l’état du monde et sur les événements de la pièce21. Cette scène est grotesque par son dispositif même : les quatre bouffons alternent entre moments parlés et moment chantés, en chants bien mesurés, mais aux paroles subversives et/ou grivoises. Cela toucherait à la farce si le dispositif et les bouffonneries n’étaient pas en même temps là pour montrer la noirceur du monde et son essentiel entraînement vers la bassesse et vers la laideur ; il ne reste plus qu’à rire, d’un rire à la fois franc et effrayant par à son indifférence aux tragédies politiques. Nous n’avons pas besoin de dire que ce passage est beau et grotesque, parce que le terme même de grotesque prend une nuance laudative et indique que nous ne voyons pas de laideur dans les éléments laids représentés, mais que la scène nous fait éprouver un plaisir sensible ressenti comme nécessaire à partir du déséquilibre entre sérieux et comique et des difformités morales exhibées. Or en opposant le grotesque au laid, comme un jugement positif s’oppose à un jugement négatif, nous faisons en même temps un saut entre les deux valeurs du mot « beau ». Nous entendons par là que le grotesque est différent, voire inverse, du beau comme catégorie descriptive, tout en s’inscrivant dans l’acception positive plus large de ce terme, par opposition au laid, qui s’exclut de ce second sens. En fait, nous rencontrons le cas où les deux dimensions, descriptives et évaluatives, sont, pour reprendre l’expression de Blanché, « liées de façon étroite22 ». Blanché ne s’attarde pas sur ce point, en notant simplement que cela ne dispense pas l’analyse de séparer le descriptif de l’évaluatif. Or, la nature de cette liaison est ce qui nous intéresse afin de comprendre ce qu’est un jugement d’appréciation sensible et en quoi ces catégories comme le grotesque ou l’élégiaque sont pleinement des catégories du jugement d’appréciation esthétique.
13L’espace dans lequel s’effectue le jugement d’appréciation esthétique est justement l’espace entre la valeur descriptive et la valeur évaluative d’un terme. Dit autrement, pareil jugement est, sur le plan sensible, un jeu fécond entre une valeur descriptive et une valeur évaluative. Nous avons vu que l’expérience esthétique amène un approfondissement des qualités sensibles, en suivant une quête indéterminée. Par ce jeu entre la description et l’évaluation, nous décrivons du mieux possible ce que nous ressentons parce que nous prenons à cœur sa valeur, et nous prenons d’autant plus à cœur sa valeur, et affinons celle-ci, parce que nous la décrivons de la manière la plus précise possible. Notons que nous parlons simplement de valeur et non de valeur positive : l’expérience esthétique ne nous semble pas nécessairement devoir être heureuse et une expérience décevante ou à la limite du supportable n’est pas moins féconde esthétiquement qu’une expérience absolument plaisante23. Ainsi, il n’est pas infécond esthétiquement de se rendre compte, avec l’exemple d’Andreas Scholl, que la beauté peut être ennuyeuse, d’autant que c’est cette discordance entre la qualité de beauté et son évaluation qui nous a poussé à affiner notre perception de cette musique. À l’inverse, le grotesque ou l’élégiaque peuvent prendre une nuance évaluative spécifique, qu’il n’est pas besoin de préciser par un second terme, indiquant par là qu’ils renvoient à un type de plaisir sensible spécifique, aux caractéristiques plus précises que le sens le plus large du mot « beau ».
14Il faut alors corriger l’intuition première qui a lancé ce cheminement. Nous commencions cette étude en distinguant trois niveaux de validité de ces catégories et en demandant auquel de ces niveaux les catégories avaient véritablement valeur de catégories du jugement d’appréciation esthétique. Il nous faut répondre à présent que les trois niveaux sont nécessaires et que, puisque ce jugement a pour principe un jeu entre qualité descriptive et qualité axiologique, ce qui caractérise une qualité esthétique est qu’elle puisse justement passer d’un niveau à l’autre dans et par ce jeu.
15Le « beau » n’est donc pas la seule catégorie apte à décrire le plaisir ressenti lors d’une expérience esthétique. Il n’en reste pas moins que, en tant que terme évaluatif général, il englobe de manière lâche l’ensemble des nuances positives de jugement. Reprenons alors ce que nous disions à propos du grotesque : il s’oppose au laid, puisqu’il est évalué positivement, tout en différant du beau, au sens restreint et descriptif du terme. Nous comprenons ce fait à partir de la distinction que fait Blanché pour qui un terme « a un opposé simplement descriptif, qu’on peut appeler son antitype, et un opposé axiologique, qui est sa contre-valeur24 ». Ainsi, le laid est la contre-valeur du beau dans la mesure où, au lieu de marquer un plaisir, il marque un déplaisir. Le grotesque, lui, doit être compris comme un antitype au sens où le jeu, et le plaisir esthétique afférent, partent d’une forme qui s’oppose au beau, au sens restreint, sur le plan de l’harmonie et de l’équilibre25. Ces différentes catégories comme le beau, le grotesque ou le poétique sont donc des espèces du genre qu’est le beau, entendu au sens large que nous indiquions, comme marqueur positif de l’appréciation esthétique. Mais comment expliquer qu’un même terme, « beau », désigne à la fois le genre et une espèce de ce genre, question importante pour comprendre si un véritable analogue du beau se retrouve dans le domaine technique ?
16Une première réponse serait de considérer le grotesque, l’élégiaque ou encore le tragique comme des espèces dérivées du beau, au sens restreint, qui aurait alors une position d’éminence parmi les autres espèces : le genre et l’espèce coïncideraient et le moindre écart par rapport à ces propriétés, par exemple, l’intranquillité intérieure causée par l’élégiaque, serait en même temps un écart et un manque de perfection par rapport à une espèce originelle. Une telle réponse apparaît comme douteuse au vu de l’histoire des arts et des goûts, qui n’ont pas toujours mis le beau au sommet des valeurs esthétiques26 et certains mouvements artistiques, jusqu’au romantisme même d’un Victor Hugo, apparaîtraient comme inférieurs ou franchement problématiques, si nous suivions cette ligne argumentative. Nous ne pensons donc pas qu’il y ait de différence de dignité entre les espèces de plaisir esthétique et que les relations qui existent entre ces espèces (être l’antitype d’une autre espèce ou, par exemple, pour l’élégiaque, être un cas particulier du poétique au sens où l’entend Blanché) sont simplement génétiques. Mais en ce cas, comment comprendre et justifier le maintien du terme « beau » comme marqueur de l’appréciation esthétique en général, marqueur nécessaire pour souligner, malgré les différences de genre, la spécificité de la perception et du plaisir esthétique par rapport à d’autres rapports au monde ?
17Il serait possible d’y voir un héritage du temps où l’espèce du beau était la plus valorisée. Ainsi le maintien de la double valeur du terme, comme genre et comme espèce, se justifierait a minima par l’usage commun qui en est fait, et ce, bien qu’il soit philosophiquement problématique, en induisant une hiérarchie qui n’existe pas, sans nous éclairer sur le caractère commun à ces espèces aussi variées que le grotesque et l’élégiaque. Or, ce double emploi se justifie selon nous parce que les qualités que nous prêtons à l’espèce du beau, à savoir l’harmonie, l’équilibre et l’achèvement, se retrouvent, à titre de conditions de possibilité dans tout jeu sensible, au sens d’accord dynamique non réglé, évalué positivement.
18Nous avons vu, avec Schaeffer, comment toute relation esthétique est guidée par la « valence hédonique immédiate » d’une activité attentionnelle et comment cette activité se déploie dans l’expérience esthétique, en laissant libre cours à son jeu initial qui se ramifie en d’autres jeux. Or, pour que cette « valence hédonique » puisse être le principe guidant notre activité attentionnelle, les trois conditions de l’harmonie, de l’équilibre et de l’achèvement doivent, selon nous, être présentes, non pas nécessairement dans le jugement qui va caractériser le plaisir esthétique ressenti, mais comme fondations du plaisir esthétique.
19Nous avons déjà indiqué en quoi l’impression d’achèvement est justement ce qui motive le jeu à se déployer pour comprendre d’où vient cette impression dont aucun concept ne parvient à rendre compte, d’où le fait que l’ouverture et l’inachevé caractérisent l’expérience esthétique en tant que telle. Par « harmonie », nous entendons que l’achèvement déjà constaté est une source de plaisir sensible, plaisir qui provient d’un jeu accordant sans règle préétablie des éléments distincts ou normalement régis par une hiérarchie. De ce point découle la nécessité de l’équilibre. Tout jeu entraînant un plaisir esthétique est nécessairement un jeu d’équilibre parfois fragile entre nous et l’objet considéré esthétiquement ; la rupture de cet équilibre spécifique instauré par le jeu fait retourner le sujet à une perception plus ordinaire ou bien le fait sombrer dans le risque propre de l’expérience esthétique qu’est l’insoutenable. Comment comprendre alors que l’adjectif « beau » ne suffise pas et que nous prenions un authentique plaisir esthétique au dysharmonique ou au dérangeant ?
20Le paragraphe précédent ne faisait que décrire une structure de l’expérience esthétique, lorsqu’elle est jugée positivement, sans présumer du contenu de celle-ci. Or une expérience esthétique est nécessairement l’expérience d’un objet, qui ne présente pas nécessairement des qualités formellement harmonieuses, mais qui est capable d’entraîner en nous cette réponse sensible et attentionnelle que nous nommons jeu, réponse qui va être sentie et exprimée différemment en fonction de l’objet. Ce jeu garde en lui une certaine harmonie, un certain équilibre et une certaine impression d’achèvement, mais il gagne dans son rapport à l’objet des particularités sensibles qui l’affinent vers des espèces esthétiques qui ne sont pas nécessairement celles du beau. Il faudrait donc dire que l’espèce du beau est celle qui se rapproche le plus de ces caractéristiques qui président au jeu sensible et qui est est donc commun à toute expérience esthétique jugée positivement. Mais de ce rapprochement, l’espèce du beau ne saurait tirer une priorité ou une supériorité ontologique sur les autres espèces. Ce qui définit la richesse de l’expérience esthétique est l’affinement des possibilités et des particularités sensibles des objets et aucune direction ne saurait a priori être considérée comme plus riche qu’une autre en profondeur sensible. L’existence du genre général « beau » ne fait que marquer la communauté de tous les jugements d’appréciation esthétique par une structure commune qui peut être décrite comme belle.
21En conclusion, le terme « beau » a donc à la fois un sens constituant pour l’appréciation esthétique, dans la mesure où il définit le type d’accord qui se met en place dans un jeu intérieur exprimé par un jugement de goût positif, et un sens descriptif, qui peut être détaché de la part valorisante, puisque même le beau peut être ennuyeux, renvoyant conjointement à l’harmonieux, à l’équilibré et à l’achevé et procurant à l’esprit un calme certain. Pour être pleinement et philosophiquement autorisé à parler du beau technique, il faut donc qu’icelui, comme espèce de l’appréciation technique, ait des qualités sensibles analogues à celles du beau esthétique et, comme genre marquant une positivité de l’appréciation, que pareilles qualités se retrouvent dans le jeu présidant à l’appréciation technique, quelle que soit l’espèce sur laquelle porte le jugement. En ce cas le genre général « beau » marquerait la communauté de tous les jugements d’appréciation aisthésiques, regroupant les jugements d’appréciation esthétiques et sensibles techniques.
Le beau et le brutal
Les caractéristiques du beau technique
22La dernière section a donc esquissé une définition du beau comme espèce dans le domaine esthétique, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité. En effet, il est douteux que le beau cinématographique soit exactement le même que le beau pictural, puisque les matériaux et les conditions de réception ne sont pas les mêmes, et c’est justement cette diversité sensible, au niveau des œuvres comme au niveau des arts, qui donne son ampleur et sa fécondité à cette notion. Nous avons également remarqué que les éléments constitutifs de cette notion (l’harmonie, l’équilibre et l’impression d’achèvement) se retrouvaient à la base de tout jugement d’appréciation esthétique, dans les jeux caractérisant la relation et l’expérience esthétique, expliquant ainsi pourquoi le terme de « beau » peut désigner la marque positive du jugement d’appréciation, même si le plaisir ressenti peut être plus adéquatement décrit par la suite comme de l’élégiaque ou du poétique.
23Comment alors transposer ces idées dans le domaine sensible technique ? Le point de départ le plus pertinent est de rappeler que le jugement d’appréciation sensible technique exprime un jeu entre l’effort et son but. Si ce jeu est intéressé, ce pourquoi il opère dans un domaine proche, mais distinct de l’esthétique, il n’en reste pas moins un accord dynamique non réglé et prétend à l’universalité comme son analogue esthétique. En conséquence, pareil jeu se construit également sur une harmonie et sur un équilibre. En revanche, l’idée d’achèvement semble plus difficilement transposable : si le plaisir technique est le plaisir pris au geste en train de faire, comme s’il devait ne jamais finir et presque indépendamment de sa fin, comment parler d’achèvement ?
24Rappelons que nous assignions à l’impression d’achèvement une place spécifique par rapport aux deux autres en ce qu’elle déclenchait le jeu et nourrissait la quête d’approfondissement sensible en lui donnant un caractère de nécessité. Or, dans le cas de l’appréciation technique, la nécessité ne provient pas simplement de notre rapport au sensible, mais du rapport entre un geste technique considéré comme réussi et son effet. À la racine de cette appréciation, il y a la certitude de la maîtrise, maîtrise dont le caractère achevé est plus ou moins grand selon que nous jugeons d’un métier ou de la pratique non compétitive d’un jeu. Le jugement sensible technique est donc permis par une mise en perspective de la maîtrise technique, lorsque nous reconnaissons que la technicité qui s’y exprime est source d’un plaisir spécifique. Si l’idée d’achèvement n’est pas étrangère à cette expérience, elle reste subordonnée à celle de maîtrise qui apparaît alors comme une inflexion spécifiquement technique de la beauté. C’est alors à partir de cette inflexion qui précise le beau technique, au sens évaluatif de genre marquant une appréciation sensible positive, que nous allons pouvoir préciser en quel sens il est possible de parler du beau technique, comme espèce du genre éponyme.
25Un traitement intéressant de la beauté des objets technique se retrouve chez André Leroi-Gourhan qui préfère utiliser cependant le terme de « beauté fonctionnelle » car pour celui-ci : « Il est certain qu’un jugement sur la bonne ou la mauvaise adaptation d’une forme à la fonction qui lui revient équivaut en pratique à la formulation d’un jugement esthétique27. » Bien que nous nous apprêtions à prendre les exemples de Leroi-Gourhan pour mieux spécifier l’espèce de la beauté technique, nous ne sommes pas d’accord avec cette phrase. Si nous parlons de jugement sensible technique, c’est bien qu’un jugement technique non sensible est possible : c’est l’œil de l’ingénieur ou du technologue qui, suite à des tests de circulation des flux dans une soufflerie, déclare que telle forme d’aileron est la meilleure pour une voiture de course, indépendamment de toute préoccupation sensible, voire inverse à celle-ci. Ainsi, en 2012, alors qu’un nouveau règlement avait abaissé la hauteur maximum du museau des monoplaces, les voitures de Formule 1 virent apparaître un « museau à étage », marqué par une cassure nette à l’avant de la voiture, en lieu et place d’une ligne effilée et unique. Compte tenu des contraintes du règlement, cette forme avait été jugée la plus apte à satisfaire les réquisits d’une course automobile, au détriment de l’esthétique des voitures, ce que le règlement de l’année suivante a acté en interdisant les cassures.
Ill. 16. – Fernando Alonso au volant d’une Ferrari.
Source : Nic Redhead.
26Il serait possible de croire que cet exemple confond deux choses : la technicité de la voiture d’une part et la forme socialement attendue d’une voiture de course de l’autre (ce que Leroi-Gourhan appellerait le « style ethnique »). En effet, si ces museaux ont été jugés si sévèrement, peut-être est-ce parce qu’ils ne répondaient pas au profil effilé qui signifie la vitesse et que nous voyons sur le fuselage des avions, profil qui a pu devenir un signe de la vitesse indépendamment de sa fonction réelle28. Or il nous semble qu’il y a bien une dysharmonie technique. L’abaissement du museau avait été décidé pour des raisons de sécurité en cas de collision frontale entre deux véhicules. Avec cette cassure entre les deux parties (due à la volonté de retarder jusqu’au dernier moment l’abaissement du museau pour des raisons aérodynamiques), la monoplace montre son artificialité comme le produit d’un règlement comportant des injonctions sinon contradictoires, du moins difficiles à accorder. Cette cassure exhibe ainsi l’impossibilité de les faire tenir ensemble dans une forme apparaissant comme organique. Ainsi, sur des bases techniques, il est donc possible de dire que cette solution, si elle est efficace, est inélégante29 parce qu’elle exhibe de manière séparée les contraintes qui pèsent sur les voitures. Mais cela ne remet pas en cause le fait que ce nez à étage était une bonne forme pour ce qui est de l’adaptation à sa fonction.
27Ainsi, l’équivalence entre « jugement sur la bonne ou la mauvaise adaptation d’une forme à [sa] fonction » et « jugement esthétique » nous semble correspondre au cas particulier du jugement sensible technique tel que nous essayons de le penser, même si, dans notre vocabulaire, nous parlons plutôt de « jugement d’appréciation sensible » et non de « jugement esthétique ». Cette précaution méthodologique étant prise, venons-en aux développements proposés par le paléontologue français.
28Dans ce qui nous apparaît comme l’expression la plus synthétique de sa thèse, Leroi-Gourhan affirme que « La valeur esthétique globale réside dans la mesure où les formules mécaniques conservent leur valeur à travers le voile des superstructures figuratives30 ». Nous retrouvons ici une parenté certaine avec la pensée de Simondon : l’objet technique est constitué à la fois d’une formule fonctionnelle, dans laquelle réside sa technicité, et d’une surcouche liées aux représentations non techniques de la société dans laquelle l’objet apparaît31. L’idéal de la beauté technique est donc en partie lié à la lisibilité de la forme technique, avec ou malgré sa forme totale qui comprend sa décoration ou son ornementation32. Leroi-Gourhan prend ainsi l’exemple des dagues des civilisations arabes, japonaises et occidentales : malgré les différences ethniques qui font apparaître ces dagues, respectivement, comme un couteau droit, un petit sabre légèrement recourbé et une épée miniature, entraînant des modifications de la solution technique adoptée33, les trois laissent apparaître, à un égal degré pour Leroi-Gourhan, la même formule fonctionnelle de percussion et de rupture des joints et des mailles des armures34. Sont-elles pour autant belles de la même manière ?
29Leroi-Gourhan précise que ce triple exemple « [fait] ressortir à quel degré l’esthétique fonctionnelle et l’esthétique figurative se compénètrent » avant d’en conclure qu’existe pour les objets techniques, lorsque la fonction est parfaitement ou quasi parfaitement réalisée, « [une] marge étroite que la fonction laisse disponible à la forme35 ». Cette compénétration peut alors sembler accidentelle et peu technique : elle témoignerait simplement d’une tradition (une dague européenne ressemble à une épée à double tranchant, parce qu’il s’agissait de l’arme la plus commune à l’époque) qui inhiberait l’imagination technique et pousserait au compromis entre « les exigences contradictoires de satisfaction mécanique et d’empreinte du milieu intérieur du groupe36 ». Mais cette compénétration peut prendre un sens plus essentiel qui fait de cette « marge » le lieu du jeu intéressé définissant l’appréciation sensible technique : la compénétration ouvre la possibilité d’une diversité sensible qui peut être exploitée autant techniquement qu’esthétiquement.
30Nous avons défini ce jeu intéressé comme celui entre l’effort et son but : qu’il y ait, pour certains objets résultant d’une formule fonctionnelle efficace, une marge pour un style formel spécifique, veut dire que cette marge est en même temps une marge pour des efforts spécifiques, du côté du forgeron comme du soldat, qui peuvent s’autonomiser. En ramenant de la sorte les réflexions de Leroi-Gourhan au geste, nous faisons nôtre la critique que Sophie Archambault de Beaune adresse à ce même texte :
« [Leroi-Gourhan] me semble avoir sous-estimé ici le fait que, s’il s’agit dans les trois cas de percer une surface résistante – armure, cuirasse ou cotte de maille –, il y a peu de chance que le geste ait été le même. On ne manie pas une lame courbe comme une lame droite, et le geste doit certainement différer aussi si la lame possède deux tranchants comme l’épée ou un seul comme le couteau. […] Nos trois armes ont donc sans doute le même usage, mais leur fonctionnement, c’est-à-dire la façon dont on leur fait réaliser leur fonction, est différente dans chaque cas37. »
31En faisant ici une distinction entre l’usage et le fonctionnement, et en mettant l’accent sur ce dernier, de Beaune souligne que la formule fonctionnelle, que Leroi-Gourhan supposait identique, n’est pas exactement la même puisque chaque dague n’était pas maniée de manière identique. Ainsi la technicité de la dague ne s’inscrit pas seulement dans l’abstraction de sa formule mécanique, mais aussi dans les gestes que son poids, sa forme, ses matières, son équilibre rendent possible. Par conséquent la beauté technique de chacune de ces dagues sera différente parce qu’à un but identique, elles demandent des efforts différents qui joueraient d’une manière différente avec ce même but.
32Cette inflexion de l’appréciation de l’objet même vers le geste ne remet cependant pas en cause que la beauté est ressentie lorsque la technicité est lisible, c’est-à-dire tant que l’effort et le but sont inscrits harmonieusement dans l’objet sans être masqués par des éléments non techniques. Partant, il y a beauté, comme espèce particulière du beau technique, lorsque :
331. Le plaisir sensible est senti comme la conséquence d’une relation harmonieuse entre la forme et la fonction, harmonie dont la lisibilité est la garante ;
342. Le jugement considère les gestes et les objets non seulement comme bien adaptés mais comme équilibrés : équilibre entre le forgeron et sa matière, adaptation du geste à l’objet, et, même si nous verrons davantage cela à propos des jeux et objets techniques non manipulables, équilibre entre l’activité humaine et son milieu ;
353. Le plaisir sensible a pour fondement une maîtrise (et/ou la considération d’une maîtrise chez quelqu’un ou dans un objet) qui est en même temps un achèvement : le bel objet technique est l’objet dont la forme semble parfaitement adapté à la fonction, d’où la recherche de formes simples et épurées qui bannissent tout élément superflu. Le beau geste technique est, pareillement, celui qui n’ajoute pas de superfluités à son mouvement.
36Mais pour que l’analogie avec le beau esthétique fonctionne pleinement, faut-il dire que la beauté technique nous plonge dans « un état de calme contemplation ? ». Cela semble difficile tant cette appréciation technique relève davantage de l’action et sans doute l’appréciation des dagues et des gestes armés ne peut pas se défaire de la violence véhiculée par ceux-ci. Cependant, l’appréciation sensible technique se focalise sur l’effort plutôt que sur le but et suppose une maîtrise consommée, par rapport à laquelle une prise de recul s’effectue. Cette appréciation apparaît ainsi comme étrangère à toute inquiétude quant à la réalisation du but, puisque, justement, une partie de l’activité attentionnelle peut, dans le feu de l’action, être redirigée vers l’attention aux gestes en eux-mêmes. En conséquence :
374. Le beau technique s’accompagne d’une impression de sérénité quant à l’accomplissement du but poursuivi, dans l’action ou simplement en regardant un objet, parce que celui-ci apparaît comme parfaitement adapté et fiable.
38Une difficulté théorique de taille reste néanmoins à résoudre. Notre passage par Leroi-Gourhan avait pour but de réfléchir à partir de l’objet et non plus à partir du geste, afin de mieux renforcer notre articulation entre ces deux aspects du domaine de la technique, et de nous positionner clairement par rapport à sa manière de penser les rapports entre technique et esthétique. Or, si nous pensons que la définition que nous venons de donner de l’espèce du beau est compatible avec l’esprit des travaux du paléontologue, elle n’est clairement pas compatible avec la lettre. Alors que, pour nous, le beau n’est qu’une espèce de l’appréciation sensible technique positive, Leroi-Gourhan identifie le genre à l’espèce et n’envisage pas qu’une autre forme d’appréciation soit possible : « Le “moment” esthétique se situe, sur le trajet de chaque forme, au point où celle-ci se rapproche le plus de la formule38 » et, semble-t-il, à aucun autre. La raison invoquée pour cela est qu’il y aurait un fondement objectif de la beauté technique : parce qu’un objet technique est créé pour accomplir efficacement un but, la technique s’appuie sur les lois de la nature et favorise donc les formes simples qui seraient « parfaitement efficaces », rejoignant, et s’inspirant, des formes naturelles39.
39La technique ne peut évidemment pas se soustraire aux lois de la physique, mais nous avions vu au premier chapitre que définir la technicité par la seule relation aux lois de la nature, telle que la comprend la science, en faisant abstraction des savoirs-faire, était réducteur. En revanche, cela n’invalide pas nécessairement l’idée selon laquelle la beauté technique serait relativement univoque. Appeler « beau » un objet dans lequel forme et fonction ne sont pas en harmonie (comme les museaux en Formule 1 en 2012) semble difficile. Et il en irait de même pour un geste qui ne traduit pas une maîtrise, un objet qui déséquilibre les relations entre l’homme et son milieu, ou qui apporte à l’homme plus d’inquiétude que de sérénité. Ainsi, si nous pouvons trouver des contre-valeurs, il semble plus difficile de trouver ce qui serait un antitype du beau technique, ce qui serait pourtant le plus sûr de moyen de prouver que le beau technique n’est qu’une espèce parmi d’autres puisque son plus exact contraire pourrait faire l’objet d’une appréciation sensible positive.
Du brutal comme contre-valeur au brutal comme antitype du beau technique
40Le problème de la contre-valeur technique est plus compliqué que celui de la contre-valeur esthétique, dans la mesure où il n’a pas seulement trait, subjectivement, au beau, mais également, de manière plus objective, au bon. Nous avons vu que, contrairement à ce qu’avance Leroi-Gourhan, le bon objet, ou la bonne solution technique, n’est pas nécessairement belle. En revanche, une pratique ou un objet technique jugé beau, sans être nécessairement la solution la plus efficace, doit être en même temps un bon objet ou une bonne pratique. De ce point de vue, les museaux de Formule 1 de la saison 2012, que nous jugeons inélégants, n’en restent pas moins de bons objets techniques qui partagent certaines caractéristiques avec un élément jugé beau : ils sont adaptés à leur fonction aérodynamique, malgré la concession pour la sécurité, ils bannissent la masse superflue qu’aurait amené la forme, plus attendue, d’un museau sans ligne brisée, et il n’y a pas de raison de douter de leur fiabilité. Ainsi cette inélégance ne semble pas si éloignée du beau et ne saurait constituer une contre-valeur, car elle partage avec la beauté l’idée d’adaptation à sa fonction.
41La contre-valeur du beau pourrait alors se trouver du côté de l’inadapté. Mais l’inadaptation peut prendre trois formes : inadaptation à la tâche, inadaptation au milieu technique, inadaptation aux milieux non techniques. Face à l’inadaptation à la tâche, le jugement a recours à la qualification de « mauvais » : la machine est défectueuse ou mal accordée à sa tâche, le geste est peu assuré ou véritablement inefficace, dans les deux cas par un manque de compréhension de la technicité du principe technique mobilisé. Nous nous situons cependant dans le domaine de l’ingénierie, de l’expérimentation et de l’apprentissage, et la question du beau y est à peu près absente ; le mauvais s’oppose simplement au bon. L’inadaptation au milieu technique est éprouvée lorsqu’un objet ou une pratique apparaît en décalage avec les conditions actuelles dans lesquelles s’exercent les activités techniques : que ce soit par une inadaptation par retard (la lenteur des anciens ordinateurs et leur impossibilité à exécuter les programmes les plus récents) ou, au contraire, par un excès d’anticipation (les premières expérimentations de la réalité virtuelle dans les années 1990). Mais pareille relation, davantage ancrée dans une relation d’usage plutôt que dans une relation technique à l’objet, ne considère que la valeur relative de la technicité d’une pratique ou d’un objet à une situation contemporaine. Une belle solution technique peut ne plus pouvoir être mise en œuvre, parce que de plus efficaces ont été trouvées, elle n’en reste pas moins belle et intéressante à étudier40. Ainsi, nous nous retrouvons avec des sous-catégories (l’inadapté, l’obsolète et l’en-avance), qui ne sont pas des jugements sensibles techniques, mais des jugements pratiques qui ne croisent donc qu’accidentellement la catégorie du beau.
42Reste donc l’adaptation aux milieux non techniques, c’est-à-dire ici aux autres milieux humains et au milieu naturel. Une inadaptation à ces différents milieux ne remet pas nécessairement en cause l’efficacité de l’objet ou de la pratique, mais touche plus directement à la technicité en remettant en cause l’équilibre que l’objet ou que la pratique instaure avec les hommes ou avec le monde. Pensons aux rythmes imposés par les machines de travail à la chaîne et à la cadence qu’elles imposent aux corps, tels qu’ils ont été dénoncés par Arendt et d’autres41. Cette situation peut être analysée de la manière suivante : le problème n’est pas que la machine est inhumaine, mais qu’elle apparaît comme telle, moins à cause de sa technicité, qu’à cause de l’organisation sociale du travail. La vitesse de la chaîne n’est pas inhérente à la technicité de la machine, mais répond au fait que l’efficacité est mesurée par le critère non technique de la productivité. De plus, par la fragmentation du travail, la machine n’est pas lisible dans sa totalité et l’ouvrier est ainsi maintenu dans une situation d’ignorance technique dommageable.
43Ainsi, même si les raisons qui président à ce rapport à la machine ne sont pas toutes techniques, elles ont des conséquences techniques pour les corps des travailleurs : les mêmes gestes sont répétés, continuellement. Certes, ceux-ci sont peut-être parfaits techniquement, mais, en même temps, par la condition de la répétition, ils deviennent des gestes stéréotypés et appauvris, qui marquent la chair plus qu’ils ne l’élèvent. Ainsi malgré la parfaite adaptation des mouvements, ces objets et ces pratiques créent un déséquilibre entre les partis de la relation technique et ne rendent pas la machine lisible, ce qui ne permet pas de parler du caractère achevé du geste, puisque son sens technique même est difficilement perceptible. Ces gestes, ce rapport à la machine, ne sont pas spécifiquement laids, mais ils sont brutaux.
44Le terme de « brutalité » recouvre donc l’impossibilité de voir les différents éléments techniques jouer harmonieusement, à cause du manque de lisibilité de la technique, et, de manière concomitante, la création d’un déséquilibre entre les différents éléments mis en lien par l’activité technique. Tout cela entraîne, non pas une impression de sérénité, mais un malaise et une inquiétude par rapport aux gestes ou par rapport à l’objet technique42. Certes, nous avons donné comme cause à ce phénomène un problème de rapport social et économique et non un problème technique. Mais ce problème social a des conséquences techniques quant aux gestes et à la considération des machines : gestes et machines ne sont pas jugées belles, mais brutales. Le brutal signifie alors l’impossibilité de ce détachement nécessaire à l’appréhension sensible et constitue alors bien une contre-valeur et une catégorie négative du jugement d’appréciation sensible technique parce que ce sont les conditions mêmes de ce jugement qui sont par là mises en péril.
45Si le brutal se définit par une impression de déséquilibre qui rend l’humain sujet à l’inquiétude, comment une telle catégorie pourrait-elle être un antitype du beau comme espèce ? Comment pareil déséquilibre pourrait-il être apprécié comme une espèce du genre « beau technique » ? Cela peut paraître difficile tant que l’on considère des objets ou des rôles techniques ordinaires, qui sont liés par nature à des enjeux non techniques et ont une influence sur la qualité globale de notre vie. Mais, précisément, les jeux sont des rôles non ordinaires dont les gestes et efforts, qui définissent la technicité de chaque jeu, n’ont en règle générale pas de conséquences durables : nous pouvons nous échapper d’un jeu brutal, alors que nous ne pouvons que difficilement échapper à la brutalité du rapport à la technique instauré par le système de production capitaliste. En circonvenant la brutalité à un jeu temporaire et choisi, celle-ci peut-elle être appréciée positivement et de manière purement technique ?
46C’est bien ce que nous allons essayer de défendre. De manière générale, nous avons déjà indiqué que les jeux avaient un rôle privilégié au sein de la culture technique dans la mesure où par la création libre de gestes et de règles, ils étaient particulièrement féconds pour l’approfondissement de cette même culture. Cette fécondité ne concerne alors pas seulement la création de nouveaux gestes, de nouveaux matériaux techniques, mais aussi l’établissement de nouvelles catégories positives du jugement de goût technique. Nous essayerons de montrer que le domaine du jeu convertit en antitypes appréciés positivement ce qui, dans le domaine des métiers ou des objets techniques usuels, ne peut que renvoyer à des contre-valeurs. Le jeu, comme rôle non ordinaire, étend non seulement la matière technique, mais aussi les nuances possibles du jugement d’appréciation sensible technique.
47Il nous faut donc revenir pleinement aux jeux vidéo en commençant par un jeu qui puisse exemplifier l’espèce du beau technique, telle que nous la définissons, qualité que nous trouvons chez Fotonica43. Ce jeu italien appartient au genre du runner et le réduit à sa plus simple expression : en vue subjective, il s’agit d’arriver le plus vite possible au bout du niveau qui est constitué d’un seul chemin, en ligne droite, mais sur plusieurs étages entre lesquels il est possible de sauter. La gestion du déplacement et du saut est particulièrement remarquable : maintenir un bouton appuyé fait courir l’avatar, le relâcher le fait sauter et rappuyer alors que l’avatar est encore en l’air permet, en rendant plus aigu l’angle de chute, de le rapprocher plus vite du sol, ce qui permet une gestion très fine de la distance des sauts. L’originalité de cette mécanique doit être soulignée. En règle générale, pour faire sauter l’avatar, il faut appuyer sur un bouton, mécanique souvent conjointe avec celle-ci : plus le joueur appuie longtemps, plus le saut sera haut, comme si la hauteur du saut n’était pas seulement tributaire de l’impulsion initiale44, mais d’une force qui continuerait à le pousser vers le haut. Donc, à la vision d’un avatar effectuant un mouvement ascendant, correspond le plus souvent un geste physique descendant, ayant un caractère d’impulsion ou de poussée, en imprimant une force sur un bouton ou sur une touche.
Ill. 17. – Fotonica.
Source : Santa Ragione.
48La relation entre le geste et l’écran s’inverse dans le cas de Fotonica, puisque, à la suspension de l’avatar dans les airs, correspond une suspension du doigt au-dessus du clavier ou de l’écran tactile. Le saut n’est donc pas vécu comme un moment de tension, mais comme un moment de relâchement puisqu’en levant le doigt, le joueur cesse d’exercer une pression sur le clavier et donc de sentir la résistance de celui-ci. De plus, alors que la course est en constante accélération, le saut conserve la vitesse à laquelle le saut a été effectué, ce qui est ressenti comme un ralentissement et même, à cause de la trajectoire en cloche d’un saut, comme un moment de flottement, par rapport à la trajectoire tendue de la course ou du piqué. Ainsi une partie réussie de Fotonica plonge le joueur dans une alternance entre trajectoire tendue et trajectoire flottante qui correspond très exactement à l’alternance pression/relâchement ressentie au niveau des doigts, correspondance qui donne à l’ensemble la qualité d’un rythme simple et organique comme la respiration45.
49Par là, Fotonica réunit toutes les qualités qui permettent de le qualifier de beau au sens technique. Pour atteindre le but fixé par le rôle ludique, atteindre la fin du niveau, une seule mécanique est nécessaire, d’où l’apparence de simplicité du jeu qui ne s’encombre pas de multiples tâches et réduit la course à une ligne droite. Le jeu entre l’effort et son but met en avant le rapport harmonieux entre le geste effectué par les doigts du joueur et sa traduction numérique à l’écran. La maîtrise de ce geste amène une certaine sérénité, parce que l’ensemble apparaît autant comme une course d’obstacles que comme un rythme organique de respiration, manifestant par là un équilibre entre les deux types de trajectoire, mais aussi entre le jeu et le joueur, ce dernier ne se sentant pas dépassé par le jeu. Cette dernière affirmation demanderait pourtant à être nuancée en fonction du niveau de difficulté choisi. L’augmentation de la difficulté ne change pas l’aspect des niveaux, mais augmente la vitesse de défilement du décor. Il nous semble qu’avec cette accélération progressive, parce que les temps de relâchement deviennent plus courts et la scrutation des plates-formes plus intense et plus inquiète, le jeu perd un peu de cet équilibre et, s’il reste particulièrement élégant, perd un peu de cette beauté pour gagner en brutalité.
50Mais pareille brutalité est peut-être plus accidentelle qu’essentielle puisque, avec de l’entraînement, et donc une habituation à cette vitesse plus grande, il semble possible de retrouver l’équilibre un temps perdu. Si la brutalité s’appuie bien sur une relation sentie comme négativement déséquilibrée entre deux termes d’une relation technique, un jeu brutal est donc un jeu qui, malgré les efforts du joueur, ne permettrait pas de résorber totalement ce déséquilibre. Mais comment un tel jeu pourrait-il seulement être apprécié positivement ? Il faut ici nous pencher sur l’exemple d’Out There: Ω Edition46. Dans celui-ci, le joueur incarne un astronaute, seul dans son vaisseau, ayant dérivé loin de la Terre et cherchant à rejoindre notre système solaire. Mais ses ressources, en eau, en carburant ou encore en oxygène, sont limitées. Il lui faut alors explorer l’univers de système en système, en minant des planètes inhabitées ou en faisant du troc avec des civilisations extraterrestres, afin de récolter les ressources nécessaires à sa survie. Toutes les actions s’effectuent par une navigation entre des menus et des interfaces de dialogue, l’esthétique générale du jeu rappelant, dans la police de caractères comme dans son style graphique, celle des comics.
51Le jeu est donc avant tout un jeu de gestion et ce, à deux titres : gestion des ressources, comme indiqué, mais surtout gestion du risque. En effet, l’antagoniste principal n’est autre que l’univers du jeu dans son ensemble, en tant que système de règles. L’espace est un milieu hostile et l’arrivée dans un nouveau système occasionne des événements aléatoires qui peuvent être bénéfiques (trouver une cuve d’oxygène) ou catastrophiques (fuite et perte de carburant) ; les extra-terrestres parlent une langue que nous ne comprenons pas au début du jeu et nous devons faire des réponses à l’aveugle ; nous pouvons avoir un grand besoin en oxygène et n’atterrir que dans des systèmes où n’existent que des planètes inhabitables, sans que nous puissions remplir nos réserves ; ou nous pouvons, alors que nous ne sommes plus qu’à trois systèmes de la fin du jeu, tomber sur un événement qui nous téléporte quinze systèmes en arrière, systèmes dépourvus de ressources car ayant déjà été minés, condamnant notre astronaute à une mort certaine47. Tout cela ne serait pas si terrible s’il était possible, en chargeant un état antérieur de la partie, de revenir sur certaines décisions pour éviter une conséquence catastrophique. Or cela est impossible : la sauvegarde ne s’effectue que lorsque le jeu est quitté, interdisant tout retour en arrière. Toute action et ses conséquences sont définitives et irrévocables et, si elles mènent à la défaite, il n’y a d’autre choix que de recommencer une partie depuis le début48.
52En quel sens alors le jeu peut-il être jugé brutal ? Parce qu’à la solitude de l’astronaute dans un espace inconnu et immense, répond la fragilité du joueur à cause de la rareté des ressources et de sa relative impuissance face à l’aléatoire. Jamais le joueur ne peut être certain de maîtriser absolument la situation, ce qui induit une tension permanente, renforcée par l’impossibilité de pouvoir reprendre un mauvais choix. Et en se drapant dans les traits de la carte de l’univers faisant apparaître des événements aléatoires, le système de jeu devient le pire type d’ennemi : omniprésent, mais pourtant invisible, frappant à l’improviste, contre lequel le joueur peut se prémunir, mais qu’il ne peut jamais affronter.
53Comment caractériser alors le plaisir ludique propre à ce jeu ? FibreTigre, l’un des cocréateurs, précise dans une interview que « Out There est presque comme un jeu de poker – en excluant la dimension psychologique49 ». Par là, le game designer entend que le meilleur joueur de poker est celui qui, malgré un tirage peu favorable, est capable de gagner par sa connaissance des stratégies et des probabilités propres aux jeux de cartes. Out There demande en effet le même genre de calculs : une évaluation constante des risques et bénéfices possibles, une capacité d’improvisation en cas de coup dur et l’établissement de stratégies de ravitaillement et de dépense des ressources en conséquence. La comparaison a néanmoins ses limites dans la mesure où le poker n’a rien de brutal. On n’y trouve guère cette mise en scène d’un déséquilibre technique entre le joueur et le système de jeu, qui est précisément ce qui donne à ces calculs, à ces stratégies élaborées au sein d’Out There leur nuance particulière, qui est celle de la débrouille. Le plaisir propre à ce type de jeux, dans lesquels l’usage de l’aléatoire est brutal, est justement de construire un équilibre précaire avec les moyens du bord, avec l’impression que malgré des outils inadaptés, il est possible de parvenir à l’accomplissement de la tâche ludique comme l’on sortirait d’une impasse ou comme l’on surmonterait une situation délicate.
54Le plaisir propre au jeu jugé brutal est donc le plaisir de s’inscrire dans un milieu technique ressenti comme fortement déséquilibré à cause d’une disproportion des forces en présence. Partant, le jeu brutal est celui qui rend sensible le risque de l’expérience qu’est l’insurmontable en apparaissant comme tel. Nous comprenons alors qu’un tel rapport, où le joueur accepte de ne pas tout maîtriser, voire de se sentir démuni contre un système qu’il ne comprend pas entièrement, ne peut offrir du plaisir que comme jeu, parce que l’état dans lequel nous plonge pareil système et ses conséquences ne sont pas celles qui régissent l’entièreté de nos vies.
L’élégant et le besogneux
55Le beau et le brutal inscrivaient le geste et son effort dans un rapport global à un ensemble technique, selon la maîtrise, l’harmonie et l’équilibre, et ne sauraient donc épuiser l’ensemble des nuances du beau technique. Ainsi, Archambault de Beaune note que, à l’épuration fonctionnelle allant vers des formes simples qui caractérisait la beauté fonctionnelle de Leroi-Gourhan, correspond dans le domaine du geste un processus analogue : celui qui « laisse disparaître les gestes parasites » afin de ne garder que les gestes les plus adaptés à la fin et à la matière travaillée, ce qui conduit à une opposition entre le geste « direct » et le geste « besogneux50 ». Cette idée est confirmée par Buob qui note que la virtuosité technique des luthiers de Mirecourt n’est pas une virtuosité spectaculaire de la débauche d’effets, mais bien au contraire celle qui « est le résultat d’une recherche d’économie, sans détours ni circonvolutions : il s’agit d’éviter tout superflu et d’aller droit au but51 ».
56Ainsi le besogneux apparaît comme une contre-valeur signalant une inadéquation en termes énergétiques de l’effort : le geste effectué gaspille de l’énergie en se dispersant en mouvements inutiles par une incompréhension de la matière ou de la fin poursuivie. Si nous nous arrêtions là, le besogneux serait la contre-valeur de l’efficace et si seule la quantité d’énergie était la mesure pertinente pour juger pareil geste, alors nous n’aurions pas affaire à un jugement d’appréciation sensible technique, mais à un jugement technique non sensible. Nous faisons alors l’hypothèse qu’il existe une catégorie sensible qui, par le jeu créé entre l’effort et le but, exprime sensiblement l’économie des forces pour un résultat maximum sans se réduire à une simple considération de l’efficace. C’est-à-dire que nous ne cherchons pas seulement un geste simple et économe, mais un geste qui se distingue par sa simplicité et par son économie : nous cherchons donc un geste que nous pourrons juger élégant.
57Pareil terme nous paraît le plus à même de décrire l’une des mécaniques, et le geste subséquent, du jeu français NaissanceE52. Dans ce dernier, le joueur dirige un avatar dans un gigantesque complexe architectural désert et dans lequel il est possible de marcher, de sauter, mais également de courir ; c’est ce dernier point qui nous intéresse. Dans NaissanceE, comme dans la très grande majorité des jeux en première personne qui différencient entre une vitesse de déplacement de base et une vitesse de déplacement plus rapide, le passage de l’une à l’autre s’effectue par le fait de maintenir appuyée une touche (sur un clavier, généralement Shift) lorsque le joueur souhaite faire sprinter son avatar53. Que la course soit un effort plus grand que la marche est le plus souvent rendu par le fait que cette course est limitée dans le temps : au bout de quelques secondes, matérialisées, par exemple, par une « barre d’effort » en train de se vider, l’avatar revient de lui-même à un rythme plus lent, et il faut attendre le remplissage complet de ladite barre pour sprinter à nouveau. Si c’est bien le geste humain qui déclenche la simulation de la vitesse, il n’a aucun impact sur la simulation de l’effort physique qui est gérée par le programme seul, une fois l’action enclenchée.
58Dans NaissanceE, la course se déclenche aussi par le fait de laisser enfoncer la touche Shift, mais une seconde action est nécessaire de la part du joueur pour l’entretien, sans limite temporelle, de cet état de sprint. Après un court laps de temps, Lucy, l’avatar du joueur, émet deux courtes expirations, pendant qu’un cercle clignotant apparaît au centre de l’écran. Le joueur doit alors cliquer pour faire inspirer l’avatar, faute de quoi, celle-ci suffoque, ralentit et commence à voir trouble, jusqu’à l’évanouissement. C’est cette mécanique et ce geste que nous jugeons particulièrement élégants. Ce jugement a, au premier abord, de quoi surprendre puisque les règles de NaissanceE, par comparaison aux autres manières de simuler la course dans un jeu en première personne, rajoutent un geste technique qui complique la tâche du joueur en lui déléguant l’entretien de la course sur le long terme. C’est ici que la distinction que nous faisions entre le geste simple et économe et le geste qui se distingue par sa simplicité ou par son économie a son importance.
59Revenons rapidement au monde artisanal. Dans un article sur la réalisation des chefs-d’œuvre des Compagnons du Devoir, l’anthropologue Nicolas Adell, rappelant les contraintes temporelles qui pèsent sur pareils travaux, insiste sur la nécessité de garder « le bon geste [,] celui dont l’éclat ressort particulièrement quand, à sa place, on pourrait avoir un geste précipité54 ». Ainsi le geste le plus simple et le plus efficace, du moins par rapport au temps, peut n’être qu’un geste grossier, et par là besogneux, car considéré en décalage avec la tradition et avec la maîtrise technique que l’objet fini est censé exprimer. Ainsi l’élégance n’est pas n’importe quelle économie d’effort : c’est une économie d’effort au sein d’un système qui partage entre le permis et l’interdit et qui va permettre de doublement distinguer le geste, par rapport aux gestes proscrits et besogneux, et par rapport aux autres gestes permis. Ainsi cette qualité d’élégance n’est-elle pas qu’affaire de mesure, mais de jugement sensible en examinant la facture de l’objet, en considérant la chorégraphie des gestes ou bien écoutant le rythme et les sons produits par ceux-ci55.
60Les jeux vidéo ne sont certes pas des objets techniques reliés entre eux par un corps de doctrine largement ésotérique, mais, au moins au sein d’un genre de jeu, ils partagent une grammaire gestuelle qui donne à certains gestes un caractère générique et si habituel que nous ne les remarquons plus. La mécanique commune du sprint fait partie de cette catégorie : si chaque jeu amène des variations sur la durée du sprint ou sur l’accélération relative par rapport à la vitesse de marche, ce ne sont que des variations mineures qui, si elles donnent un rythme propre au jeu, reprennent une formule fonctionnelle qui n’a rien de remarquable en soi. Le sprint est un outil permettant de se sortir de situations périlleuses, ou simplement d’accélérer le rythme du jeu, et, à ce titre, il doit être un prolongement presque insensible de la marche qui permette de continuer à explorer ou à tirer sans gêner ces dernières actions ludiques. À l’inverse, le fait d’avoir à entretenir le sprint fait de la course non pas un simple outil de jeu, mais un événement ludique à part entière qui accapare une part de l’attention du joueur. C’est en cela que la mécanique et le geste de course dans NaissancE deviennent remarquables, mais en quoi cela les rend-il élégants ?
61Nous avons défini l’élégance comme l’économie de l’effort pour un résultat maximum. Or ici, avec un simple geste d’appui, c’est l’entièreté de l’effort de la course qui est simulé. En liant cet appui à une simulation auditive de respiration, un seul geste permet de lier vitesse et effort bien plus fortement que l’apparition d’une barre en train de se vider. Cela donne à la course une impression d’organicité en lui imposant un rythme binaire de respiration : la course n’est plus qu’une simple variable de vitesse, mais un véritable changement dans le rapport au corps de l’avatar. Au fond, bien plus efficacement qu’une modélisation réaliste, ce geste d’entretien de la respiration donne l’impression de diriger un corps d’emprunt et non simplement un objet numérique qui se translate de manière désincarnée. La beauté technique de NaissanceE tient donc à l’élégance de cette mécanique qui fait tenir l’effort et le rythme de l’incarnation dans un clic répété, à un tempo toujours égal, qui fait résonner une inspiration profonde et calme dans un monde très dépouillé sur le plan sonore. Là se situe un des nœuds du jeu que provoque ce geste : tout en simulant l’effort et la course, sa régularité et son élégance donnent au joueur, à l’abri de toute fatigue musculaire, une grande impression de calme. L’effort est à la fois un déplacement et un bercement.
62Nous voyons bien alors en quoi le besogneux constitue la contre-valeur de l’élégant, mais en quel sens pourrait-il être son antitype et donc être une catégorie de jugement qui exprime un plaisir sensible ? Un bon exemple de cela est à trouver dans le jeu QWOP de Bennett Foddy56. Dans ce jeu d’athlétisme, il s’agit de faire courir un cent mètre le plus rapidement possible à l’avatar, sachant que réussir à dépasser cinq mètres parcourus est déjà un exploit. En effet le nom du jeu est tiré de l’étrange schème de contrôle qu’il propose : sur un clavier anglais, les touches « q » et « w » contrôlent les cuisses tandis que les touches « o » et « p » contrôlent les mollets57. Faire courir l’avatar devient un exercice de coordination reproduisant la mécanique de nos jambes, tout écart par rapport à ce que doit être une démarche normale étant sanctionnée par un déséquilibre qui envoie l’avatar à terre. La complexité de ce schème de déplacement fait que le joueur se retrouve face à un pantin désarticulé, à la course extrêmement gauche et fortement comique. Cet aspect comique est bien entendu volontaire dans la mesure où QWOP est une parodie des jeux d’athlétisme dont le fondateur du genre est Track & Field58. Comme nous l’avons vu, dans celui-ci, et chez ses successeurs, la vitesse de course est fonction de la vitesse d’appui sur la même touche : la tâche ludique ne consiste pas en autre chose que de marteler frénétiquement sa manette.
63Cette dernière mécanique doit elle aussi être qualifiée de besogneuse, non que le geste de marteler un bouton ne soit pleinement efficace au sein de ce jeu, mais parce que le simple fait d’avancer demande un effort répétitif et impossible à prolonger plus de quelques secondes à cause de la crispation musculaire qu’il produit, là où, dans la culture ludique, avancer est normalement le fruit d’une simple pression d’une touche ou d’un joystick. Ainsi, puisque l’élégant qualifie un geste qui accomplit beaucoup avec un minimum d’efforts, le besogneux est au contraire le geste qui demande une débauche d’effort pour accomplir peu de choses, ou, du moins, une chose qui serait réalisable plus simplement. À nouveau, que le besogneux puisse être une qualité positive de jugement est difficilement compréhensible hors de la culture ludique. Mais au sein de celle-ci, choisir une mécanique qui entraîne un geste besogneux n’est pas autre chose qu’un « complicateur d’action59 » qui peut amener une situation ludique plus intéressante, voir sur laquelle repose l’entièreté du jeu.
64Si donc QWOP et Track & Field sont deux exemples de jeux besogneux, ils ne sont pas pour autant égaux quant à leur profondeur sensible. L’effort demandé par Track & Field se résume à un fatigant concours de rapidité qui pourrait se passer d’écran, du moins pour l’épreuve du 100 m, comme nous l’avons déjà indiqué. Au contraire QWOP demande d’être attentif à l’équilibre apparent de notre avatar afin de corriger nos gestes et afin que ces gestes soient exécutés avec le bon rythme60. Ainsi, parce qu’il demande une bonne perception de l’équilibre et l’incorporation d’un rythme d’appui plus élaboré, QWOP apparaît plus riche dans l’aspect besogneux que le jeu qu’il parodie. Mais cette richesse est aussi due à une interrogation technique plus large que porte QWOP sur les conditions de la simulation du mouvement et de la corporéité. L’immense majorité des jeux simulant une déambulation bipède ne donnent au joueur que la gestion de la vitesse et de la direction de celle-ci, en ne faisant du mécanisme des jambes qu’un élément animé automatiquement par le programme. En proposant de contrôler séparément des muscles et non l’avatar comme un bloc, le jeu de Bennett Foddy joue avec nos attentes face à une simulation en donnant à diriger ce qui est d’habitude ignorée par la simulation pour garantir une fluidité de jeu et l’impression de moindre effort caractéristique du numérique.
65Il nous faut cependant repréciser un élément important. Dans QWOP, le caractère besogneux semble venir de la multiplication des tâches puisqu’une action demandant normalement une tâche simple, demande dans les deux cas quatre actions distinctes et coordonnées. Voulons-nous dire que tout jeu qui demande la gestion et la coordination de plusieurs tâches est besogneux ? Nullement, car sinon nous ne pourrions juger Track & Field comme besogneux61. C’est donc bien la disproportion entre l’effort et l’effet accompli qui fait, dans ces deux cas, juger du caractère besogneux de ces jeux. En revanche que penser d’un jeu qui serait complexe en multipliant des tâches à accomplir qui ne pourraient pas se ramener à un seul effet simple ? N’y aurait-il pas un plaisir propre à la gestion de plusieurs tâches de front, sans que l’ensemble de l’expérience ne soit justement jugé besogneuse ? C’est à cette branche de l’appréciation technique que nous souhaiterions à présent nous intéresser.
L’homogène et le composite
66Le problème auquel nous nous heurtons d’abord, à propos d’un type d’appréciation qui valoriserait la complexité entraînée par une multiplication des tâches à assumer au sein d’un milieu technique, est que cet aspect apparaît comme techniquement peu valorisé. Ainsi, nous trouvons chez Leroi-Gourhan la comparaison suivante :
« Le poinçon est un outil mécaniquement parfait et depuis la fin du Moustérien, qu’il ait été en os ou qu’il soit en acier, il répond à un volume cylindro-conique propre à réaliser le percement des matières souples. Il est incomparablement plus près d’une formule fonctionnelle idéale que le canif à dix accessoires comportant des ciseaux, un tire-bouchon, un greffoir, un cure-oreille, et, avec le tire-bouchon, une scie, un poinçon et trois lames de couteau62. »
67Si nous nous rappelons que la beauté fonctionnelle est, chez Leroi-Gourhan, indexée uniquement sur la proximité avec la formule fonctionnelle, le paléontologue français est donc ici en même temps en train de juger le couteau suisse comme étant un moins bel objet que le poinçon, parce qu’il n’exhibe pas les qualités de simplicité et d’équilibre qui font la beauté technique (même si, selon notre système, ces qualités sont les qualités d’une espèce et non du genre entier de la beauté technique).
68Dans une perspective légèrement différente et simondonienne, le couteau suisse apparaît comme la réponse à un nombre de contraintes pratiques (le transport dans une poche et l’alliance d’usages aussi divers que la découpe du fromage ou le débouchage d’une bouteille). Mais cette réponse se fait par une juxtaposition d’objets techniques qui font que le caractère composite du couteau suisse va contre l’idéal de concrétisation qui donne un aspect organique à un objet. De ce point de vue, le couteau suisse n’est pas un objet très évolué techniquement car il n’est qu’une collection d’objets techniques différents. À l’inverse, l’objet concrétisé se signale par la cohérence et par l’interdépendance fonctionnelle de ses parties qui permettent une auto-régulation comparable à celle de l’organisme63. Le simple poinçon et le complexe moteur disposant d’une chambre à explosion crénelée ont alors en commun cette homogénéité de la forme, dans laquelle tous les éléments sont nécessaires techniquement, alors que le retrait de la fonction tire-bouchon d’un couteau suisse est peut-être regrettable d’un point de vue de l’usage, mais elle est indifférente sur le plan de la technicité.
69À ce jugement sur la valeur technique des objets correspond, dans le domaine sensible, un plaisir technique entraîné par la perception de l’homogénéité technique d’un geste ou d’un système ; cette homogénéité devrait résulter de la concrétisation de deux fonctions techniquement distinctes, faisant ainsi de l’homogène l’une des catégories du jugement d’appréciation sensible technique. L’un des meilleurs exemples de cette qualité sensible se retrouve dans le jeu de course Burnout 2: Point of Impact64. Il s’agit d’un jeu de course urbaine dans lequel conduire dangereusement (en roulant à contre-sens ou en frôlant les autres véhicules) permet de remplir une barre de turbo ; une fois celle-ci remplie, maintenir appuyé une touche consomme cette barre en offrant une vitesse fortement accrue. À cause de la présence de véhicules plus lents ou surgissant à l’improviste d’un carrefour et de cette incitation à prendre des risques, les accidents sont légion et sont mis en scène d’une manière spectaculaire qui a fait la renommée de la série.
70Cette mise en scène urbaine demande donc au joueur une double tâche. À la tâche traditionnelle des jeux de courses qui consiste à rechercher la meilleure trajectoire, s’ajoute la nécessité d’esquiver des voitures qui viennent perturber cette recherche de la bonne trajectoire, en roulant avec un fort différentiel de vitesse ou à l’emplacement de ce qui serait pour le joueur-pilote le point de corde idéal65, par exemple. Ces deux tâches apparaissent au départ comme dissociées et demandent alors un double effort de la part du joueur. Surtout, elles apparaissent comme étant en tension : c’est bien souvent de leur incompatibilité, autant que du vertige même de la vitesse, que résulte un accident.
71Mais, à mesure que la maîtrise du jeu augmente, la disparité entre ces deux tâches diminue jusqu’à ce qu’elles viennent coïncider. En effet, la génération du trafic n’est pas totalement aléatoire et il est donc possible de mémoriser où les voitures vont ou peuvent apparaître. Ainsi, un joueur apprenant un circuit dans ce jeu n’apprend pas qu’une piste fixe, mais à quels endroits la trajectoire idéale n’est pas la trajectoire apparente, mais celle qui prend en compte les modulations amenées par le trafic. Peu à peu l’effort de la recherche de la bonne trajectoire incorpore celui de l’esquive : tel virage n’est plus abordé en visant le point de corde, mais par un dérapage avec un angle plus ouvert, afin de passer juste sous le nez d’une voiture arrivant en sens inverse, ce qui permet, en plus, d’obtenir le bonus de dangerosité qui remplit peu à peu la barre de turbo. Cette particularité du plaisir ludique de Burnout 2, lié à cet état d’homogénéité entre deux tâches au départ incompatibles, qui surgit d’abord par chance avant d’être pleinement maîtrisé, est le produit de ses règles spécifiques. Le simple fait d’y prendre un virage est une expérience techniquement plus riche que dans la plupart des jeux du même genre.
72Mais la pertinence de cette catégorie de l’homogène pose peut-être encore problème, car il semble que nous pourrions aussi comprendre cette spécificité de Burnout 2 comme élégante. En effet, si l’élégance est bien le fait de faire beaucoup avec une économie de moyens, nous voyons bien que la maîtrise de cette double tâche de la trajectoire et de l’esquive induit moins de brusques changements de cap et de corrections de trajectoires parasites. Nous répondrons à cela que Burnout 2 tend vers l’élégance parce qu’il tend vers l’homogénéité, mais que les deux notions restent distinctes. Ainsi, en repensant à notre analyse de NaissanceE66, nous voyons bien que le système de respiration crée une hétérogénéité dans la gestion de la course, parce qu’elle rajoute un élément mécanique à gérer, ce qui n’empêche pas son élégance du point de vue des conditions techniques de la simulation, dans la mesure où elle parvient à simuler la course d’une manière plus corporelle et incarnée que les jeux qui n’ont pas ce type de gestion de l’effort. Si donc il peut y avoir de l’élégance sans homogénéité, peut-il y avoir, réciproquement, de l’homogénéité qui aille de pair avec du besogneux ou du moins qui soit indifférent à ce couple de catégories ?
73Un exemple de ce cas de figure est le jeu Echo67 et son système d’intelligence artificielle qui s’adapte aux actions du joueur. Ce jeu d’action à la troisième personne fait parcourir un étrange lieu nommé simplement le Palais, qui crée des clones à l’effigie de l’avatar. Les mouvements que peuvent effectuer ces clones dépendent des actions du joueur : celles-ci sont enregistrées par le Palais. Par exemple, dans l’un des premiers niveaux, les clones sont retenus sur des îlots et ne peuvent traverser l’eau qui les sépare de nous. Si l’avatar marche dans l’eau, les clones vont alors pouvoir l’imiter et se mettre à traverser l’eau à leur tour, devenant par là bien plus dangereux. Ainsi la progression du joueur est en même temps ce qui éduque et rend plus forts ses adversaires, créant une tension et une profondeur stratégique certaines, puisque, les clones étant réinitialisés régulièrement, planifier ses mouvements en fonction de leur impact sur l’intelligence artificielle devient rapidement nécessaire. Cette qualité homogène de l’action de jeu est relativement diffuse dans l’expérience du joueur, sauf justement quand elle est activement présente à l’esprit d’icelui en cas de planification stratégique de ses faits et gestes et n’est donc pas vraiment liée ni à l’élégant, ni au besogneux68.
74Nous avons dégagé cette catégorie de l’homogène par opposition à celle du composite qui constituait, pour Simondon et Leroi-Gourhan, une véritable contre-valeur. Cet aspect de contre-valeur reste opérant au sein des jeux vidéo et apparaît notamment dans l’une des suites de Burnout 2, Burnout Paradise69. Si ce dernier est un jeu plus original que Burnout 2, parce qu’il fut le premier jeu de course à proposer une ville entière dans laquelle déambuler et non une série de circuits déconnectés les uns des autres, il nous semble globalement moins beau, à cause de l’aspect composite de sa conduite. En effet, Burnout Paradise reprend la double nécessité de la trajectoire et de l’esquive en y adjoignant une troisième tâche : l’orientation. Les courses ne prennent en effet que rarement la forme d’un circuit fermé, mais consistent à relier le plus rapidement possible deux endroits distincts de la ville, la route à parcourir étant au choix du joueur. Pour s’aider dans cette tâche, il dispose, en bas à droite de l’écran, d’une carte miniature qui lui permet de repérer rapidement sa position et le tracé des rues alentour, afin, éventuellement, d’y déceler un raccourci70 (voir fig. XIII).
Fig. XIII. – Burnout Paradise.
Source : Criterion Games.
75Le problème est que chaque coup d’œil à cette carte, et le processus même de réflexion sur le bon chemin à prendre, distraient en partie l’attention de la route et de la trajectoire. En conséquence, les accidents sont plus nombreux dans Burnout Paradise que dans Burnout 2, d’autant que la gestion du trafic est beaucoup plus aléatoire dans cet épisode : si le nombre de voitures présentes dépend en grande partie de l’heure de la journée71, leur positionnement face au joueur ne suit pas des motifs aussi aisément reconnaissables que dans Burnout 2. Ainsi, dans Burnout Paradise, l’homogénéisation entre l’esquive et la recherche de la bonne trajectoire est moindre tandis qu’une troisième tâche, l’orientation, vient parasiter le pilotage, en détournant l’attention du joueur de ce qu’il se passe effectivement sur la route. La recrudescence des accidents en fait un jeu plus spectaculaire, mais elle en fait en même temps un jeu au rythme plus haché et à la conduite plus laborieuse et frustrante, car conservant un caractère composite dans lequel plusieurs tâches contradictoires semblent ne pas pouvoir s’accorder entre elles.
76Cette mention d’un accord qui ferait défaut dans Burnout Paradise nous permet, en creux, d’envisager un point où, cet accord étant atteint, l’aspect composite pourrait être apprécié positivement, comme antitype de l’homogène et non, négativement, comme sa contre-valeur. Il s’agirait alors de jeux dans lesquels la technicité et le plaisir de jeu reposeraient sur la capacité à accorder, dans et par un effort senti comme unifié, un nombre de tâches techniques et d’opérations mentales séparées vers un but commun sans que ces tâches ne soient ressenties comme contradictoires. En effet, l’orientation, la trajectoire et l’esquive ne sont pas irrémédiablement des tâches contradictoires. Mais nous jugeons que dans Burnout Paradise, les conditions de jeu (la fréquence des accidents dus au différentiel de vitesse entre notre voiture et le trafic ou encore l’importance des raccourcis qui rendent moins variées les trajectoires) ne rendent pas cet accord possible et rendent le jeu entre l’effort et le but imparfait et le plaisir sensible moindre.
77En revanche, ce caractère composite est à la racine du plaisir pris aux jeux de gestion, de simulation ou encore de stratégie. Nous pouvons nous en rendre compte en examinant le jeu de stratégie militaire Command & Conquer 3: Kane’s Wrath72 (ci-après Kane’s Wrath) au travers des vidéos commentées que l’un des spécialistes de ce jeu, masterleaf, réalise. Dans l’une de celles-ci, le joueur anglais use du néologisme « multitasking », que nous traduisons par l’expression « accomplir plusieurs tâches en même temps », pour décrire ce qu’il est en train de faire73. En effet, pour remporter la victoire sur son adversaire, il est nécessaire, au moins :
de gérer la construction d’une base ;
de gérer la production d’unités de combat ;
de gérer son économie en organisant la collecte du tibérium, cristal extraterrestre permettant d’obtenir de l’argent qui est, comme chacun sait, le nerf de la guerre ;
de gérer le déplacement de ses unités, à une échelle globale, comme unités de reconnaissance permettant à la fois de sécuriser le terrain et de maintenir la plus grande part du champ de bataille visible74 ;
de gérer les déplacements de certaines unités à une échelle plus locale, afin qu’elles puissent tirer en évitant d’essuyer une riposte trop conséquente ou afin d’activer une compétence spéciale qui requiert une commande manuelle ;
d’anticiper les mouvements de l’adversaire en connaissant les stratégies possibles de sa faction et de mettre en place des contre-stratégies.
78Pourquoi cette liste nous semble caractéristique d’un jeu au plaisir composite alors qu’une liste telle que avancer, sauter, tirer et utiliser des potions de soin ne le serait pas ? Pour deux raisons : les quatre actions que nous venons de nommer sont des événements ponctuels et elles peuvent être réalisées simultanément dans la mesure où elles concernent un même personnage (l’avatar) et correspondent à des commandes différentes sur une manette. Or, la liste des tâches de Kane’s Wrath est une liste de processus qui se déploient sur l’intégralité du temps d’une partie et qui fonctionnent en parallèle. De plus, la simultanéité du contrôle de ces processus est moins un fait que l’idéal vers lequel tend le joueur compétitif, idéal qui ne peut être complètement atteint : il n’est pas possible de diriger une unité au sud du champ de bataille dans une bataille difficile, tout en plaçant un bâtiment dans sa base au nord, car ces deux tâches usent du même input, un clic de souris et nécessitent deux points de vue différents sur le champ de bataille qu’il n’est pas possible d’avoir en même temps. La conséquence visible de cela est celle d’un véritable morcellement spatial : les vidéos de masterleaf sont de prime abord très déroutantes car elles font un large usage de changements de points de vue instantanés, comparables superficiellement à des cuts cinématographiques, à une fréquence très rapprochée75. Cela fait du champ de bataille un ensemble décousu de points-clefs plutôt qu’une continuité géographique que le joueur survole ou traverse. Mais cet aspect presque abscons se dissipe pour le spectateur lorsqu’il parvient à relier ces changements de points de vue à un geste de masterleaf, pour qui cette qualité absconse ne peut exister : le visuel n’a de sens que comme symptôme d’un effort ludique et donner un sens à cette suite d’image requiert ou bien l’accomplissement ou bien l’imagination de l’accomplissement d’un geste ludique.
79Mais ce morcellement spatial par la multiplication des points de vue successifs est un aspect propre aux jeux de stratégie comme Kane’s Wrath. Nous pouvons en effet retrouver une autre manière de jouer entre caractère continu et discontinu de l’espace dans le jeu Papers, Please76. Comme le montre la figure XIV, l’écran de jeu est en effet divisé en trois zones qui sont autant d’échelles différentes. La bande verticale supérieure présente un plan large du poste frontière dans lequel le joueur contrôle les papiers des candidats à l’immigration, qui sont les silhouettes noires sur le côté gauche. Lorsque l’une d’elles entre dans le poste-frontière, un premier changement d’échelle s’effectue : elle apparaît dans la moitié inférieure gauche de l’écran, comme une personne vue en plan américain, à hauteur d’homme, et tend ses papiers à contrôler sur le comptoir. Faire passer ces papiers sur la partie inférieure droite est l’occasion d’un autre changement de point de vue et d’échelle : les cartes, visas et passeports deviennent lisibles afin de contrôler la véracité des informations et approuver ou non, à l’aide de tampons, l’entrée dans le pays d’Arstotzka. Le rapport à l’espace est ainsi inverse à celui de Kane’s Wrath. Dans ce dernier, l’action du joueur morcelle l’espace normalement homogène et continu du champ de bataille, quand, dans Papers, Please, les espaces différents par l’échelle et par le point de vue constituent un même espace homogène de jeu car le curseur, dirigé par la souris, les traverse comme un seul espace, permettant au joueur de jongler aisément entre les différentes interactions.
Fig. XIV. – Lucas Pope – Papers, Please.
80Si l’appréhension de l’espace dans Papers, Please est prise dans un jeu entre homogénéité et caractère composite, la multiplicité des tâches à accomplir donne au jeu un tour franchement composite, mais en un sens différent de Kane’s Wrath. L’objectif du jeu est de laisser entrer les personnes en règles, sachant qu’un trop grand nombre d’erreurs entraîne des pénalités financières et que le paiement se fait au rendement : plus nombreux les cas examinés par jour, plus élevé est le salaire reçu, ajoutant donc une contrainte de vitesse au jeu77. Or, les paramètres à contrôler, restreints au début, augmentent au fil du jeu : le joueur se retrouve à viser jusqu’à cinq types de papiers différents, sur lesquels il faut contrôler le nom, la date de validité, le sceau (qui existe sous plusieurs versions différentes), l’endroit d’émission, voire si la photo correspond bien à la personne en face de nous, personne dont il faut éventuellement contrôler le poids (un poids anormalement élevé pouvant indiquer une tentative de contrebande), sans compter les tâches annexes à la vérification comme l’appel des gens dans la file78. Ces tâches ludiques sont cette fois moins des processus que des actions ponctuelles, mais dont la simultanéité d’accomplissement est, à nouveau, un horizon inatteignable ; cela n’est cependant pas dû à un problème d’input et de point de vue, mais juste de traitement de l’information. En effet, le cœur des mécaniques de Papers, Please n’est pas la manipulation d’objets numériques, mais un effort méthodique de traitement et de comparaison des informations, la manipulation à la souris venant supporter ces efforts mentaux.
81Qu’ont alors en commun Kane’s Wrath et Papers, Please ? Les deux jeux, et principalement Kane’s Wrath, demandent une certaine habileté au niveau de l’exécution des inputs, mais cet aspect, s’il rentre en compte dans la qualité spécifique du plaisir pris à chaque jeu, dans la constitution de son rythme propre, n’est que secondaire pour définir le caractère composite. Le nœud de ce caractère se situe au niveau attentionnel, dans un effort de résistance à un vertige provoqué, non par un trop grand nombre de stimuli sensibles, mais par un trop grand nombre d’informations ; plus précisément, cette résistance au vertige de l’information est une résistance à la négligence et à l’oubli. Partant, en tant que caractère sensible, le composite nomme le plaisir de se sentir remémorant et agissant en conséquence, dans une situation où l’oubli menace. Ainsi, le plaisir pris à Kane’s Wrath et à Papers, Please est, plus qu’aucun autre type de jeu, celui d’une puissance fragile : la multiplication des tâches, et la nécessité de la coordination, étend notre sensation de puissance, mais rend encore plus sensible la fragilité de celle-ci, car ce sentiment de puissance est toujours sur le point d’être compromis par notre propre négligence.
Le subtil et le tordu
82La bonne coordination des tâches dans Kane’s Wrath comme dans Papers, Please serait impossible sans une certaine clarté. Par là, nous entendons à la fois le fait que le jeu est clair sur les objectifs à accomplir et donne au joueur des moyens eux aussi clairs, c’est-à-dire lisibles et non ambigus, pour y parvenir. Dans le cas de Kane’s Wrath, l’objectif est on ne peut plus clair, vaincre l’ennemi, mais la clarté tient surtout à tous les éléments sonores et visuels qui constituent l’interface (voir fig. XV) : la délimitation entre le champ de bataille et la barre de commandement permettant la production d’unités et de bâtiments est forte, la carte en haut à droite permet de situer les zones d’escarmouches à l’aide de mires oranges qui y apparaissent en cas d’échanges de tirs, tandis que le bord gauche de cette zone permet de suivre la consommation énergétique de la base. Les informations sont certes nombreuses, mais présentées de manière distinctes et sont surtout complètes, en ce qu’elles permettent de mener à bien une partie sans que l’impression d’un manque handicapant d’information ne se fasse sentir79. Distinction des informations, complétude d’icelles et lisibilité de l’objectif et des conditions pour le remplir constituent donc les soubassements de la clarté vidéoludique, qui est une condition nécessaire à ce qu’une expérience de la beauté technique puisse émerger80.
Fig. XV. – Command & Conquer 3: Kane’s Wrath.
Source : Electronic Arts.
83À l’opposé de cette clarté nécessaire, nous rencontrons le défaut d’obscurité au sein d’un jeu ou d’une séquence de jeu. C’est notamment le cas dans l’autrement excellent The Longest Journey81 lors d’une énigme dont la pièce centrale est un canard gonflable. En effet, l’héroïne, April Ryan, doit entrer en possession d’une clef qu’elle ne peut atteindre car celle-ci se trouve sur des rails électrifiés. Pour la récupérer, il faut au préalable avoir récupéré une pince magnétique, un fil de pêche et un canard gonflable dégonflé. Il faut ensuite combiner la pince au fil de pêche, ce qui n’est pas suffisant pour récupérer la clef puisque, sans force contraire aux aimants, la tenaille se referme avant d’avoir atteint la clef. Il faut alors examiner le canard gonflable afin d’en retirer le pansement qui obstrue un trou dans le plastique, puis le gonfler. Une fois ceci fait, il faut rapidement assembler le canard avec la pince reliée au fil et utiliser cette sorte de canne à pêche improvisée sur la clef. Grâce au canard, les mâchoires ne se referment que lentement alors que celui-ci se dégonfle, permettant donc à April Ryan de remonter la clef jusqu’à elle.
84Nous qualifions ce passage d’obscur parce que, si l’objectif à atteindre est relativement clair, les moyens pour y accéder ne le sont pas. Certes, les jeux d’énigmes reposent sur la capacité du joueur à trouver une logique cachée à l’aide d’indices et de réflexion personnelle, mais, dans le cas présent, l’incongruité de la combinaison d’objets est telle qu’elle rend la logique ayant présidé aux choix de game design très difficilement perceptible et, par là, la solution proposée arbitraire. En conséquence, le joueur erre dans le jeu jusqu’à trouver la solution par hasard, par une illumination subite, ou en allant consulter la solution hors du jeu lui-même. Mais, cette obscurité étant un défaut et un cas limite, comment caractériser le plaisir pris devant la non-évidence d’une solution et la résistance des règles ?
85Une première réponse à cette question a été donnée par Olivier Caïra dans un article intitulé « Théorie de la fiction et esthétique des jeux » qu’il nous faut présenter en détail car, dans celui-ci, Caïra tente lui aussi de penser une esthétique des jeux en des termes à la fois kantiens et techniques82. Son ambition est de « mieux comprendre les effets esthétiques liés au jeu en tant qu’expérience », ce qui l’amène à proposer diverses catégories inspirées du vocabulaire commun des joueurs comme le « subtil », « l’épuré » ou « l’élégant83 ». Mais si « épuré » et « élégant », comme ce que nous appelons nous-même « élégant », concernent avant tout le lien entre règle et simulation, Caïra développe, à propos du « défi intellectuel » offert par les jeux abstraits, comme les échecs, ou les jeux d’énigme, une trinité d’effets esthétiques : le « sublime », le « subtil » et le « merveilleux ». Si ces effets diffèrent, ils peuvent néanmoins se rapporter au même objet, ce que montre Caïra en analysant la pratique des échecs artistiques, variante des problèmes d’échecs qui propose des situations imaginaires avec des règles d’élaboration et de résolutions spécifiques qui se rajoutent aux règles traditionnelles des échecs84. À propos de la solution à un problème de Raymond Smullyan, Caïra caractérise ses « effets esthétiques » de la sorte :
« Exploitant les règles du roque et de la prise en passant, Smullyan dévoile une propriété du système, une sorte de théorème de Gödel des Échecs : l’existence de problèmes “indécidables”. D’où l’expérience du sublime : notre connaissance de l’axiomatique progresse, mais nous n’en sommes que plus désarmés pour en comprendre toutes les circonvolutions, plus convaincus de l’immensité de ce qui reste à découvrir. D’où également l’expérience du subtil, car la composition d’un tel problème, limpide en apparence, nécessite une grande ingéniosité et invite à des efforts déductifs inédits. D’où enfin l’expérience du merveilleux, car c’est un nouveau genre de problèmes que Smullyan invente et découvre à la fois : une famille d’énigmes logiques et stratégiques, fonctionnant indissociablement, pour le problémiste comme pour le solutionniste, vers le futur et vers le passé. »
Ill. 18. – Problème d’échecs artistiques de Raymond Smullyan.
Les blancs « peuvent jouer et faire mat en deux coups sans [qu’il soit possible] d’exhiber le mat ».
86Que retirons-nous alors de ces analyses pour notre propos ? Nous aimerions reprendre cette catégorie du « subtil » tout en modifiant très légèrement sa portée ce qui implique de résoudre deux enjeux préalables : d’abord, clarifier en quoi ces « effets esthétiques » correspondent à nos catégories de l’appréciation sensible technique, ensuite, justifier pourquoi nous ne retenons que le « subtil », à l’exclusion du « sublime » et du « merveilleux ».
87Soit le premier de ces enjeux. En exposant les règles des échecs artistiques, Caïra, en suivant ici la préface du Larousse du joueur d’échecs, distingue deux types de règles : les « règles techniques » et les « règles esthétiques » avant de remarquer la chose suivante :
« On constate que les épithètes “technique” et “esthétique” n’instaurent pas un découpage strict entre l’agencement de la position et son appréciation. Toutes les règles des échecs artistiques sont indissociablement techniques et esthétiques, au sens où la beauté d’un problème est toujours une résultante de son élucidation. »
88En effet, une « règle technique » comme « pas de clef d’échec », donc impossibilité que le premier coup soit une mise en échec du roi adverse, manifeste que ce type de coup n’apporterait pas une grande satisfaction « esthétique », sans doute à cause du caractère commun et inélégant de voir le roi s’échapper lors de la résolution du problème. Ainsi la beauté d’un problème d’échecs artistiques ne peut avoir lieu que dans son « élucidation » puisque l’épreuve de la réflexion fait jouer les relations réglées entre les pièces et les rend sensibles jusqu’à leur résolution. Il est alors possible de juger de la qualité de cette résolution comme le mouvement global d’une mécanique dans lequel le joueur joue un rôle en produisant un effort.
89Par la nécessité d’un intérêt pris à la résolution d’une situation problématique, nous retrouvons bien le caractère intéressé propre aux expériences sensibles techniques. Et la discipline même des échecs artistiques, par son éloignement des solutions évidentes, par la nécessité d’approcher l’échiquier autrement, nous semble bien une discipline proposant un jeu entre l’effort et le but dans la mesure où la forme de l’élucidation, dans la gymnastique mentale comme dans sa projection sur l’échiquier, compte davantage que le fait d’avoir résolu en tant que tel. Ainsi, bien qu’il nomme « effets esthétiques » le sublime, le subtil et le merveilleux, comme s’ils étaient le fruit d’un même jugement que les jugements d’appréciation esthétiques, nous nous permettons de déceler dans le travail de Caïra une intuition similaire à la nôtre et de considérer sa trinité d’effets comme des catégories du jugement de d’appréciation sensible technique.
90Mais, si nous ne retenons pour notre propos que la catégorie du subtil, que faisons-nous du merveilleux et du sublime ? En ce qui concerne le merveilleux, nous pensons que cette dénomination ne se situe pas sur le même plan que le subtil et que les autres catégories du jugement sensible technique. Caïra insiste sur la double valeur de découverte et d’inattendu qui compose cet effet : en explorant les propriétés d’un système de règles, nous découvrons une profondeur inattendue, une nouvelle manière de faire jouer ces règles qui peuvent n’avoir pas été aperçues au départ par le game designer. Mais, précisément, le terme de « merveilleux » paraît s’appliquer au moment de la découverte et non au contenu de cette découverte : cet approfondissement d’un système peut révéler quelque chose de brutal, de beau ou bien d’élégant. Cette qualité de la découverte, qui semble s’opposer à la fois à l’évident, mais aussi à la recherche guidée aboutissant à un résultat plus ou moins escompté, existe de manière inchangée dans le champ strictement esthétique : il ne paraît pas déplacé de qualifier de « merveilleuse » la lecture que propose Daniel Arasse de l’escargot dans l’Anonciation de Francesco del Cossa, puisque l’aperception de la taille anormale du gastéropode change sa vision du tableau dans son ensemble, en lui donnant un tour réflexif sur l’art de peindre lui-même85. Par cette transposition, nous voyons que le « merveilleux » pourrait être qualifié de catégorie non pas esthétique ou technique, mais méta-esthétique ou méta-technique : au lieu de désigner la forme que prend notre relation à un objet esthétique ou technique (ce que font les catégories du besogneux ou du brutal), il désigne la manière dont cette relation se produit indépendamment de la forme d’icelle ou de son contenu.
91À propos du sublime, notre réserve est la suivante : ce que Caïra caractérise, en citant Kant, comme étant un « sentiment de peine » mêlé d’une « joie », peut être caractérisé de manière strictement positive. Rappelons que la solution au problème de Smullyan, cette double possibilité de mat indécidable car nécessitant une information indisponible sur le déroulement de la partie, induirait l’expérience du sublime car « notre connaissance de l’axiomatique progresse, mais nous n’en sommes que plus désarmés pour en comprendre toutes les circonvolutions, plus convaincus de l’immensité de ce qui reste à découvrir ». Mais comment le joueur ressent-il cette immensité ? La profondeur des échecs, et des problèmes d’échecs artistiques, devient sensible lorsque, à travers un exemple précis, nous sommes capables d’apercevoir le système entier et de le faire jouer dans ses moindres détails. Or, même à supposer qu’un problème nous soit apparu comme sublime, parce que nous nous y sommes mesurés, le moment de la solution est justement celui du triomphe sur cette impression, triomphe qui nous rassure sur la capacité de notre imagination à trouver les règles de l’action technique efficace et à embrasser l’immensité des règles et des combinaisons86. Apercevoir l’immensité et ne pas s’en effrayer est une conséquence de la forme même de la tâche ludique proposée qui nécessite la convocation mentale d’un système de règles dans toutes ses nuances.
92Cette caractérisation d’un plaisir exclusivement positif dans la perception de l’immensité des règles appartient selon nous au subtil. Caïra, dans sa définition de ce terme, se contente d’insister sur la résolution de difficultés demandant des « efforts déductifs importants », sans préciser davantage la nature de ces efforts, sinon qu’il s’agit de suivre « la logique déductive d’un problémiste ». Or, si nous en restions là, il serait possible de faire de la séquence analysée de The Longest Journey une séquence subtile, vu la difficulté à trouver la bonne combinaison d’actions et d’objets. Cette conclusion ne nous semble pourtant pas satisfaisante : la logique de cette énigme est obscure, et non subtile, car, une fois la difficulté dépassée, sa solution apparaît comme arbitraire et non comme la nuance d’un système ou d’un tour de pensée complexe et bien organisé. Le subtil est donc bien la contre-valeur de l’obscur et peut se définir comme ce qui, en un point, nous fait apercevoir par l’effort la profondeur et l’organisation d’un système ou d’un objet technique comme un tout parfaitement uni.
93Si le subtil a l’obscur pour contre-valeur, a-t-il un antitype ? Cet antitype se définirait alors comme un plaisir de la résolution de problème, dans lequel l’effort de réflexion n’embrasserait pas l’entièreté et l’immensité d’un système de jeu, sans pour autant sombrer dans l’obscurité. Il nous semble trouver précisément cette qualité de plaisir dans la série de jeux This Is the Only Level87. Ces jeux consistent à répéter trente fois le même niveau, dans lequel un éléphant doit appuyer sur un bouton rouge au centre du niveau afin d’ouvrir l’accès à la sortie, chaque itération amenant une modification plus ou moins importante des règles que le joueur doit déduire. Par exemple, dans le quinzième niveau du premier opus, intitulé « Time to Refresh » (« Il est temps de rafraîchir »), le bouton rouge ne permet pas d’ouvrir la porte. Aiguillé par le titre du niveau, le joueur doit alors comprendre que le moyen d’obtenir cette ouverture est de « rafraîchir » la page Internet sur laquelle se trouve le jeu en appuyant sur le bouton F5 ou en cliquant sur le bouton prévu à cet effet dans son navigateur Internet. L’intérêt de ce niveau est qu’il inclut dans son système de règles un paramètre qui, en propre, n’appartient pas au jeu, mais au support grâce auquel le jeu est diffusé. This Is the Only Level demande donc une certaine plasticité de l’esprit en imposant de penser hors du cadre traditionnel, c’est-à-dire hors des habitudes et attentes mécaniques, d’un jeu de plates-formes.
Ill. 19. – Quinzième niveau de This is the Only Level.
Source : Armor Games.
Ill. 20. – Onzième niveau de This is The Only Level Too.
Source : Armor Games.
94Un tel moment de jeu ne saurait être apprécié comme subtil, dans la mesure où l’effort ne vient pas de l’aperception d’une nuance dans un système de jeu connu et stable, mais de l’introduction d’un nouveau paramètre imprévisible. La forme même du jeu, où chaque niveau est une vignette proposant un nouveau détour mécanique, donne ainsi l’impression d’avoir des règles toujours en mouvement et, par ses détours constants, empêche la mise en place d’une maîtrise des règles comme celle-ci peut exister dans le cadre des échecs ou des échecs artistiques88. Ainsi, parce que la résolution et son plaisir consistent à effectuer un détour hors de ce qui est attendu, pour que l’inattendu ne surgisse pas comme une nuance du système, mais comme une combinaison proprement inenvisageable sans ce détour, nous nommons cette catégorie de l’appréciation le tordu.
95Le tordu est la catégorie positive qui se rapproche le plus de l’obscur et qui évite l’obscurité par l’impression d’une nécessité sensible entre les conditions de jeux avant la résolution d’une énigme et l’écart inattendu réclamé par la solution. La présence d’indices est alors centrale pour assurer cette impression de nécessité. Par exemple, le onzième niveau de This Is the Only Level Too, intitulé « World 1-2 » (Monde 1-2) demande de sortir de l’écran de jeu en cassant un bloc du plafond en s’y cognant, afin d’accéder à une salle secrète qui contient la véritable porte de sortie du niveau. Cette séquence de jeu constitue en fait une citation d’un niveau de Super Mario Bros.89, dans lequel, pour se retrouver dans une salle secrète identique, il fallait également briser le plafond en s’y cognant. Or ce niveau était le second niveau du premier monde du jeu, noté « 1-2 ». L’indice, en établissant un lien avec la culture ludique, fait de la solution du niveau un problème d’intertextualité, qui demande bien de sortir du cadre propre à This Is the Only Level Too pour mieux y revenir en le liant avec un autre système de règles90. Cette impression de détour qui caractérise le tordu est bien une impression sensible : objectivement, la règle particulière de ce niveau fait partie des règles de This Is the Only Level Too et pareil jeu ne constitue pas un système moins uni que les échecs ou que le go. Mais parce que l’intégralité des règles n’est ni accessible ni pertinente à tous moments, cette unité n’est pas sentie comme dans le subtil. Au contraire, dans le tordu, c’est l’ingéniosité du joueur à lier les éléments a priori disjoints par un effort réflexif qui est senti.
Ill. 21. – Deuxième niveau du premier monde de Super Mario Bros.
Source : Nintendo.
⁂
96Au terme de ce chapitre, nous avons donc répondu au premier enjeu que l’hésitation de Mark Rosewater entre « beauté » et « ingéniosité » nous avait fait apercevoir. Il est en effet possible de garder le terme de beauté pour rendre compte du caractère positif de l’appréciation sensible technique, à la fois comme genre général de ce caractère positif et comme une espèce particulière de ce genre, renforçant par là l’idée que le domaine sensible technique et le domaine esthétique, sont deux domaines qui structurent leur relation au sensible d’une manière analogue. Parallèlement, nous avons mis aux jours des catégories qui sont propres à cette appréciation technique et qui témoignent de deux choses. D’une part, nous avons vu que ce vocabulaire trouvait son origine dans des pratiques et des objets non ludiques variés, renforçant l’idée de communauté technique dépassant les spécialisations, en ce qu’elle met en jeu une même faculté aisthésique de juger. D’autre part, nous avons vu que le caractère non ordinaire des jeux permettait la conversion des contre-valeurs en antitypes, accordant par là aux pratiques ludiques une place importance pour l’exploration de certaines formes de plaisir sensible technique.
97Mais, le second enjeu que nous posions n’a été que partialement élucidé. Certes, il est à présent certain que le plaisir sensible technique et le plaisir esthétique sont des plaisirs distincts, car issus de jeux distincts, mais l’articulation entre le technique et l’esthétique, au sein du domaine de l’aisthésique, est encore incertaine. Faut-il les comprendre comme des pôles sur un même continuum, ce qui ouvrirait la voie à une hybridation des jeux et des expériences ? Ou bien comme des domaines distincts entre lesquels il existe un point de bascule clair ? Résoudre cette question est cruciale pour comprendre tout un ensemble d’expériences que nous avons jusqu’à présent à peine évoquées, parce qu’elles sont en tension avec notre catégorisation en semblant simultanément relever du jeu ouvert et du jeu fermé. C’est alors de pareilles expériences qu’il nous faut repartir.
Notes de bas de page
1 Rosewater Mark, « Vorthos and Mel », art. cité.
2 Blanché Robert, Des catégories esthétiques, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophie », 1979, p. 13.
3 Souriau Étienne, Les catégories esthétiques, Paris, Centre de documentation universitaire, coll. « Les cours de Sorbonne », 1956, p. 97, cité dans Blanché Robert, Des catégories esthétiques, op. cit., p. 48.
4 Ibid., p. 48-49.
5 Kant Immanuel, CFJ, op. cit., § 23, p. 226.
6 Ibid., § 27, p. 240.
7 Ibid., § 52, p. 313.
8 Ibid., § 27, p. 240.
9 Baudelaire Charles, Les Fleurs du mal (1861), Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de Poche », 1999, p. 136-138.
10 Kant Immanuel, CFJ, op. cit., § 49, p. 302.
11 Blanché Robert, Des catégories esthétiques, op. cit., p. 10.
12 Ibid., p. 54.
13 Nous définirons plus précisément ces termes dans le cours de cette section. Remarquons immédiatement, toutefois, que ces déterminations (harmonieux, achevé, équilibré) ne sont pas propres au beau, mais que leur réunion constitue le beau.
14 Ibid., p. 17-18 et p. 68, où la définition la plus synthétique que donne Blanché de la beauté (comme réunion de « la noblesse, la simplicité dans l’unité, le calme et l’immobilité, en même temps que le silence, enfin une certaine grandeur non exempte de majesté ») se fait à la suite de réflexions sur la statuaire grecque classique.
15 Ibid., p. 61.
16 Ibid., p. 15.
17 C’est en ce sens que Blanché parle de valeur descriptive, en extrayant toute dimension d’appréciation pour n’être qu’une « constatation ». Voir ibid., p. 14.
18 On peut notamment penser à la scène entre Ménélas et la Vieille, dans l’Hélène d’Euripide. Enguenillé après un naufrage, Ménélas demande l’hospitalité et manque d’être chassé par une servante comme un malpropre. Si la scène tend finalement à nous rendre Ménélas pitoyable, l’inversion du rapport maître/servant et la bastonnade que reçoit Ménélas (si l’on en croit les vers 445-446) semblent bien comiques. Voir donc Euripide, Hélène, trad. Henri Grégoire, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche », 2007, p. 42-47.
19 Il faut cependant noter que les définition de ces termes évoluent en fonction des époques.
20 Ce caractère est particulièrement marqué dans son interprétation de l’air de John Dowland « Can she excuse my wrongs? ». Voir Scholl Andreas, English Folksongs & Lute Songs, Arles, Harmonia Mundi, 1996, piste no 16.
21 Hugo Victor, Cromwell (1827), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1968, p. 249-260.
22 Blanché Robert, Des catégories esthétiques, op. cit., p. 15-16.
23 Massin Marianne, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 56-57.
24 Blanché Robert, Des catégories esthétiques, op. cit., p. 33.
25 C’est du moins la thèse défendue par Souriau, rapportée par Blanché. Mais Blanché préfère, quant à lui, voir dans le poétique l’antitype du beau, selon le raisonnement suivant : le grotesque et le beau sont tous les deux des catégories qui ont la forme visuelle pour base, quand le poétique, davantage ancré dans l’émotion, semble plus radicalement opposé dans son objet et dans ses manifestations. Voir ibid., p. 34.
26 Ibid., p. 15.
27 Leroi-Gourhan André, Le geste et la parole, t. 2 : La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », 1965, p. 120. Leroi-Gourhan fait lui-même état de possibles exceptions, mais qui ne lui semblent pas significatives.
28 Simondon évoque à ce propos une véritable « sémantique » des formes de carrosserie qui, en fonction de leur aspect, vont connoter des significations psychosociales. Voir Simondon Gilbert, Imagination et invention, op. cit., p. 165-166.
29 Nous reviendrons sur ce que nous entendons pas élégance dans le domaine technique lors de la prochaine section.
30 Leroi-Gourhan André, La mémoire et les rythmes, op. cit., p. 124.
31 Voir Simondon Gilbert, « Psycho-sociologie de la technicité », chap. cité, p. 29-33.
32 Cette nécessité de la lisibilité de l’objet technique est exprimée particulièrement par Dufrenne Mikel, « Objet esthétique et objet technique », art. cité, p. 198-199.
33 Ainsi les lames occidentales et arabes sont de section losangique quand la lame japonaise est de section carrée.
34 Leroi-Gourhan André, La mémoire et les rythmes, op. cit., p. 130.
35 Ibid., p. 130-131.
36 Ibid., p. 130.
37 Archambault de Beaune Sophie, « De la beauté du geste technique en préhistoire », in Gradhiva, no 17, op. cit., p. 27-47, p. 46-47.
38 Leroi-Gourhan André, La mémoire et les rythmes, op. cit., p. 126.
39 Leroi-Gourhan va jusqu’à parler, au conditionnel, d’une « invagination pure et simple, dans le champ humain, d’un processus absolument naturel », le processus en question étant l’évolution et son adaptation progressive, par exemple, aux problèmes techniques des différentes formes de locomotion. Voir ibid., p. 121.
40 Voir ainsi le passage que consacre Simondon à Pascal, et à la nécessité de réactualiser pour soi, par la reconstruction de sa machine à calculer, « les schèmes intellectuels et opératoires qui ont été ceux de Pascal » dans Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 151-152.
41 Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 196-200. Pour un état de l’art sur ce débat, et la place de Simondon en son sein, voir Guchet Xavier, Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2010, p. 133-139.
42 Il faudrait néanmoins distinguer entre le malaise dû à une incompréhension et à une illisibilité, comme c’est le cas ici, par rapport au malaise dû à une compréhension de ce qui n’était jusqu’ici pas encore aperçu. Il nous semble que l’un des éléments les plus brutaux de la technique actuelle, c’est bien l’ensemble technique des systèmes de locomotion et leur impossibilité à créer un équilibre avec l’environnement. Cela n’empêche cependant pas de considérer comme beau un avion ou sa turbine, au sens technique. Mais pareille appréciation demande de faire abstraction de toutes les conséquences qu’a cet élément une fois intégré à l’ensemble technique de la circulation aérienne globalisée. Il est possible de se demander s’il n’y a pas là une survivance d’une certaine forme de désintéressement, qui isole un élément technique et laisse de côté certaines de ses conséquences.
43 Fotonica, Milan, Santa Ragione, 2011.
44 Ce système se retrouve, entre autres exemples, dans Rocket League, Psyonix, op. cit.
45 Cet aspect est renforcé par le son d’expulsion d’air synonyme d’effort qui est effectué par l’avatar au moment du saut, particulièrement mis en avant dans la bande-son du jeu. En effet il s’agit du seul son organique au milieu d’une bande-son relativement dépouillée, mais aux sonorités électroniques.
46 Out There: Ω Edition (2014), FibreTigre et Michaël Peiffert, Lyon, Mi-Clos Studio, 2015.
47 Ceci est arrivé à l’auteur de ces lignes.
48 Recommencer une partie change en même temps l’arrangement et la nature des systèmes : on ne joue jamais deux fois dans le même univers.
49 Péan Bastien, « Interview de Michael Peiffert et FibreTigre – Out There », TimeXtended, 6 mars 2014, [http://www.timextended.com/interview-de-michael-peiffert-et-fibretigre-out-there/], consulté le 14-02-2022. Le jeu se jouant seul, il n’y a en effet nul besoin de lire la psychologie des autres joueurs et joueuses pour décider des stratégies à adopter.
50 Archambault de Beaune Sophie, « De la beauté du geste technique en préhistoire », art. cité, p. 35.
51 Buob Baptiste, « De l’adresse », art. cité, p. 80.
52 NaissanceE, Mavros Sedeño, Paris, Limasse Five, 2014.
53 Parce que cet appui est réalisé par le petit doigt, en supposant que l’orientation est contrôlée à l’aide des touches zqsd, ce geste peut être rapidement crispant. Certains jeux proposent alors un système comparable au verrouillage des majuscules sur un traitement de texte : un appui fait courir, un autre appui fait revenir à la marche.
54 Adell Nicolas, « Arts de faire, arts de vivre », in Gradhiva, no 17, op. cit., p. 119-143, p. 133.
55 Ibid., p. 136.
56 QWOP, Bennett Foddy, 2008, [http://www.foddy.net/Athletics.html], consulté le 14-02-2022.
57 En transposant sur un clavier azerty, les cuisses sont contrôlées par « a » et « z » et les mollets par « o » et « p ».
58 Track & Field, Konami, op. cit.
59 Chauvier, Qu’est-ce qu’un jeu ?, op. cit., p. 51.
60 Il arrive sans doute un point ou, parce que nous aurons incorporé parfaitement ce rythme, il sera possible de jouer les yeux fermés. Mais cette remarque vaut au fond pour quasiment tous les jeux suffisamment déterministes dans leur cheminement pour être appris. Le manque de profondeur de Track & Field vient du fait que cette situation est, dans son cas, la situation initiale de jeu.
61 C’est, dans ce cas, de l’extrême répétition que vient le caractère besogneux.
62 Leroi-Gourhan André, La mémoire et les rythmes, op. cit., p. 123.
63 Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 27-31 et p. 47-48.
64 Burnout 2: Point of Impact, Alex Ward, Guildford, Criterion Games, Acclaim, 2002.
65 Le point de corde désigne le point, tangent au virage, à partir duquel la ré-accélération devient possible.
66 NaissanceE, Sedeño, op. cit.
67 Echo, Copenhague, Ultra Ultra, 2017.
68 Il serait néanmoins possible de dire qu’elle donne un rythme de jeu assez besogneux dans la mesure où, contrairement à un jeu où l’intelligence artificielle agit et évolue de manière invisible, les périodes d’apprentissage y sont clairement marquées par des moments de black-out qui remettent très régulièrement à zéro les mouvements appris. La répétition systématique de cette tâche peut apparaître besogneuse, au bon sens du terme, dans la mesure où c’est ce renouvellement régulier qui permet la profondeur stratégique.
69 Burnout Paradise, Alex Ward, Guildford, Criterion Games, Electronic Arts, 2008.
70 Il est à noter que ces raccourcis sont très souvent des diagonales passant à travers un pâté de maisons, ce qui permet de transformer un virage à angle droit en une ligne droite quasi ininterrompue. Le travail de recherche de la bonne trajectoire s’en trouve considérablement simplifié et rend la plupart des courses (notamment celles se déroulant dans la partie urbaine du jeu) très redondantes.
71 Le jeu gère l’écoulement d’un cycle nycthéméral.
72 Command & Conquer 3: Kane’s Wrath, Hunt Valley, MD, BreakAway, Electronic Arts, 2008.
73 masterleaf, [C&C3: Kane’s Wrath] FPVoD#62 – Playing Vs. The Creator, vidéo en ligne, 11 septembre 2018, [https://www.youtube.com/watch?v=wdDkc906vi4&t=68s], consulté le 14-02-2022. L’expression est utilisée vers 1:12:37. Ce néologisme n’est pas une invention de masterleaf, mais est une expression courante.
74 La majeure partie des jeux de stratégie en temps réel sont, contrairement aux échecs, des jeux à information imparfaite en raison de la mécanique dite du « brouillard de guerre ». Les parties non explorées du champ de bataille sont grisées et un joueur ne peut voir ce qu’y trame son adversaire à moins qu’il n’envoie un de ses soldats en reconnaissance. Le brouillard de guerre est dissipé tant que l’unité est sur place et pour un temps donné après que celle-ci a bougé ou a été tuée, d’où l’importance d’avoir des troupes constamment en mouvement pour avoir l’information la plus parfaite possible et choisir sa stratégie en conséquence.
75 La vidéo de masterleaf déjà citée comporte de nombreux exemples de cela.
76 Papers, Please, Lucas Pope, 2013.
77 L’argent n’est pas qu’un moyen abstrait de sanctionner la performance du joueur. Il permet de payer le chauffage et la nourriture de notre famille, dont il faut régler quotidiennement le budget.
78 Cette tâche de vérification est, étonnamment, à la fois très prenante et routinière. Du point de vue du jeu ouvert, cet aspect routinier d’un travail consistant à refouler les gens, en séparant éventuellement des familles, nous semble une illustration particulièrement frappante du concept arendtien de « banalité du mal ».
79 Nous ne disons pas que tout jeu clair est un jeu à information parfaite, mais qu’il y a une différence entre la rétention volontaire d’information comme mécanique ludique (le brouillard de guerre) et le manque d’information dû à une mauvaise conception du jeu ou de l’interface qui rend l’expérience frustrante.
80 Nous renvoyons à nouveau à ce que disait Dufrenne de la lisibilité technique dans Dufrenne Mikel, « Objet esthétique et objet technique », art. cité, p. 198-199.
81 The Longest Journey, Ragnar Tørnquist, Oslo, Funcom, 1999.
82 Caïra Olivier, « Théorie de la fiction et esthétique des jeux », in Sciences du jeu, no 6, 2016, [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdj.671]. Sauf mention contraire, toutes les prochaines citations renvoient à cet article.
83 L’élégant ne semble cependant pas être différent de l’épuré puisque la seule occurrence de ce premier terme dans le corps du texte consiste en une glose de « l’esthétique de l’épure ».
84 Ainsi la clef, ou le premier coup joué, ne peut pas mettre le roi adverse en situation d’échec.
85 Arasse Daniel, On n’y voit rien (2000), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003, p. 41-42.
86 Caïra précise bien que le problème est « sublime par son ambition » et « subtil par son exécution ». Mais, pour le joueur, l’ambition du problème n’est aperçue pleinement qu’après et au travers de la phase de résolution.
87 This Is the Only Level, John « jmtb02 » Cooney, Armor Games, 2009, [https://armorgames.com/play/4309/this-is-the-only-level], consulté le 14-02-22 et This the Only Level Too, John « jmtb02 » Cooney & Michael « Tasselfoot » Pollack, Armor Games, 2010, [https://www.kongregate.com/games/armorgames/this-is-the-only-level-too], consulté le 14-02-2022.
88 Le subtil est en effet tributaire de la possibilité de développer une expertise assez avancée d’un système ludique. Le regard qui décèle le subtil s’oppose ainsi à celui de l’amateur ou du profane qui ne voit pas toutes les possibilités offertes par une configuration.
89 Super Mario Bros., Nintendo, op. cit.
90 Il est clair que, pour qui ignore ou manque cette référence, le niveau va être jugé comme obscur et non comme tordu.
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