Chapitre IV. Du plaisir technique au jugement d’appréciation sensible technique
p. 173-206
Texte intégral
Le jeu entre l’effort et le but
1Nous avons vu que l’une des manières d’envisager l’articulation entre plaisir technique et plaisir esthétique était de les penser dans la continuité l’un de l’autre. Cette solution est celle qui a été proposée par Gilbert Simondon dans un écrit tardif, qui s’avère être le brouillon inachevé d’une lettre non envoyée à Jacques Derrida, connu désormais sous le titre de « Réflexions sur la techno-esthétique » et dans lequel il écrit que « c’est un spectre continu qui relie l’esthétique à la technique1 ». Si les réflexions de Simondon évoquent la beauté visuelle des objets techniques, la « catégorie principale » de ce qui est nommé « techno-esthétique » n’est pas « la contemplation » mais l’action2. La formulation la plus synthétique de cette idée, qui appelle un long commentaire de notre part, est la suivante :
« L’esthétique, ce n’est pas seulement ni premièrement la sensation du “consommateur” d’œuvre d’art. C’est aussi, plus originellement encore, le faisceau sensoriel, plus ou moins riche, de l’artiste lui-même : un certain contact avec la matière en train de devenir ouvrée. On éprouve une affection esthétique en faisant une soudure, en enfonçant un tirefond3. »
2La conception simondonienne de l’esthétique lie donc la réception et l’acte poïétique en faisant de ce dernier une situation de réception comme une autre : le travail de l’artiste est l’occasion d’éprouver « une affection esthétique », décrite au paragraphe précédent comme un « plaisir moteur4 » spécifique, dont la définition est, comme nous allons le voir, problématique. Mais remarquons d’abord que, en trois lignes, Simondon passe de la figure de l’artiste au fait de souder ou de visser, qui semble pourtant des activités davantage liées au bricolage et à l’artisanat qu’à l’art. Ce glissement s’autorise des développements du paragraphe précédent qui avaient conclu qu’outils artisanaux et instruments artistiques avaient tous deux en commun de proposer « une gamme sensorielle » : le tarabiscot ne donne pas le même rapport au bois que le rabot de même que la sensation propre de l’étalement de la peinture à l’huile sur une toile n’est pas la même que celle de l’aquarelle car les degrés de viscosité réclament des gestes différents. Partant des expériences de la forge ou des machines, Simondon remarque que l’on pourrait « [passer] de façon presque indiscontinue à la sensation propre que donnent les instruments artistiques à celui qui les emploie5 ». Le point commun entre toutes ces pratiques est que la gamme sensorielle propre à chacune fait « éprouver un plaisir moteur, une certaine joie instrumentalisée, une communication, médiatisée par l’outil, avec la chose sur laquelle on opère6 ». Toute la difficulté est de comprendre avec précision ce qu’est ce plaisir et, ici, le caractère inachevé et, semble-t-il, écrit au fil de la plume de la lettre ne nous aide pas, Simondon multipliant les termes, parlant tour à tour de « plaisir », de « joie », d’« intuition perceptivo-motrice et sensorielle » et, enfin, d’« affection esthétique ».
3Nous sommes d’accord avec Simondon pour penser une communauté technique des tarabiscots, de l’aquarelle et des violons, liste à laquelle nous ajoutons bien entendu les jeux vidéo. Au-delà des spécialisations motrices et des expertises propres à chaque domaine, nous pensons qu’existe un plaisir technique commun de même que les plaisirs sensibles propres à la peinture, à la littérature et au cinéma ont en commun d’être des plaisirs esthétiques. Mais un double problème reste à prendre en charge. D’abord, il faut préciser la nature esthétique de ce plaisir dont parle Simondon qui multiplie exemples et manières de décrire l’effet de la « gamme sensorielle » d’un outil sur nous. Ensuite, la nature de la continuité entre esthétique et technique est loin d’être claire. En effet, si Simondon parle d’un spectre continu entre l’esthétique et la technique, force est de constater qu’il ne parle pas de plaisir technique mais d’un plaisir esthétique apporté par un objet technique. Le technique et l’esthétique ne semblent alors pas être sur le même plan car nous voyons mal comment une continuité pourrait être établie entre un objet et un plaisir. Dans le même temps, une quasi-continuité est pensée entre l’objet technique et l’instrument artistique, l’œuvre d’art étant comprise comme le paradigme de l’objet apportant un plaisir esthétique à un spectateur. Une confusion entre l’artistique et l’esthétique est-elle alors à l’œuvre dans ce texte ? Nous voyons alors que l’enjeu commun à ces deux problèmes est la définition de l’adjectif « esthétique ».
4Venons-en donc à la question de la nature du plaisir moteur dont parle Simondon et dont le premier exemple donné est le suivant : « Quand un écrou bloqué se débloque, on éprouve un plaisir moteur […]7. » Or, il semble difficile de qualifier un tel plaisir d’esthétique. Simondon évoque sans doute la brusque accélération du bras lorsque, alors que l’effort de rotation était jusqu’ici contrarié par le boulon récalcitrant, l’énergie musculaire se change en vitesse parce que celui-ci cède enfin, entraînant par là même un relâchement de la tension musculaire. Que cette réaction physiologique de relâchement soit source d’un plaisir moteur, soit, mais ce plaisir apparaît en même temps comme un plaisir psychologique lié à la réussite. Dans ce plaisir est appréciée l’adéquation réglée entre un effort tendant vers un but et le résultat de cet effort, ce qui relève d’une satisfaction prise au bon geste. Cette appréciation du bon s’appuie de plus sur un plaisir immédiat et agréable, fruit du passage de la tension au relâchement, qui n’est pas issu d’un jeu intérieur et, ainsi, ne relève pas de l’esthétique. Il semble donc dans un premier temps que Simondon confonde tout plaisir sensible avec un plaisir esthétique.
5Néanmoins ce plaisir de la réussite n’est pas le seul type « d’affection esthétique » envisagé par Simondon. Il envisage par la suite la dimension informative de ce lien sensible à la matière, prenant pour exemple le travail du forgeron que chaque coup de marteau renseigne sur l’état du métal en train d’être travaillé. Ici, le lien au plaisir se distend et ce qui est ressenti par les sens est jugé selon la catégorie du bon : la qualité du métal ou celle du geste s’éprouvent directement dans et par le travail, d’une manière réglée par la tradition et par le savoir-faire, mais, à nouveau, il est abusif de parler dans ce cas de plaisir esthétique. Mais, et c’est un troisième cas, et celui pour lequel Simondon fournit le plus d’exemples, « l’affection esthétique » est envisagée pour elle-même, dans sa particularité sensible. Cet état est particulièrement développé par des exemples artistiques, de « l’aigre morsure de la vielle sur le cylindre revêtu de colophane » jusqu’à la « viscosité de la peinture8 ». Ici, le vocabulaire du « contentement » et de « la joie » est utilisé, permettant de revenir plus franchement vers l’idée de plaisir sensible, mais d’une manière qui diffère de celui pris au déblocage d’un boulon. Simondon précise ainsi que
« L’art n’est pas seulement un objet de contemplation, mais d’une certaine forme d’action qui est un peu comme la pratique d’un sport pour celui qui les [les instruments artistiques comme le pinceau ou l’archet] emploie9. »
6Cette mention du « sport » est justement ce qui semble distinguer pour le philosophe français l’usage d’instruments artisanaux des instruments qualifiés d’artistiques. Que faut-il entendre par ce terme ? Et cette séparation entre deux qualités d’instruments est-elle valable ?
7Simondon ne s’étend pas plus sur ce terme, aussi, pour le commenter adéquatement, nous en passerons par les analyses de Bernard Sève dans l’Altération musicale qui, cherchant à définir les corps du musicien, s’interroge sur le lien entre musicien, sportif et artisan10. Si Sève remarque que le musicien et le sportif travaillent tous deux leur corps pour le modifier, la place de ce travail du corps est différente dans l’économie générale de leur pratique. Pour Sève, dans le cas du sportif :
« Cette culture du corps n’est pas un moyen, mais le but même ; il cherche à transformer son corps en un instrument merveilleux […] ; sauter, courir, nager, lancer, c’est le geste et non son résultat qui est la fin ; le résultat (la course a duré tant de secondes, le disque a été lancé à tant de mètres) ne sert qu’à mesurer ou à motiver le geste11. »
8Nous sommes globalement d’accord avec cette approche du sport, mais elle demande cependant à être amendée dans la mesure où Sève nous semble manquer la distinction entre éducation physique et sport, entre la culture de son corps et la recherche de la performance qui vient parfois abîmer le corps sportif12. Si la phrase de Sève s’applique parfaitement aux situations d’entraînement, il semble difficile de dire qu’un joueur de football professionnel lors d’un match ne vise pas la victoire, mais le bon ou le beau geste. La pratique du dopage, qui répond à la recherche démesurée de performances dans le sport professionnel contemporain13, souligne de manière négative ce basculement qui fait du corps et du geste un moyen pour obtenir un résultat (un titre de champion du monde) qui vaut pour lui-même. De manière positive, ce que nous pourrions nommer « culture sportive » est à la fois constitué par la maîtrise technique de gestes, mais aussi par une connaissance événementielle qui a tendance à détacher le résultat des gestes qui lui ont donné naissance. Ce détachement est d’autant plus aisé à opérer que le sportif ne produit pas un résultat comme un instrumentiste produit de la musique : le résultat est concomitant à la production d’un geste, mais demande une instance extérieure (l’instance d’arbitrage) pour exister, quand la peinture étalée ou la note audible, en tant qu’elles vont former une œuvre, sont dans une continuité plus directe avec le geste de départ.
9Mais il est vrai, et nous retrouvons ici l’esprit de la phrase de Sève, que cette relative hétérogénéité entre le geste sportif et son résultat permet d’isoler le geste : l’utilisation de ralentis dans les retransmissions sportives donne un relief particulier aux beaux gestes, aux belles séquences de jeu, qu’elles soient le fait de l’équipe gagnante ou perdante. Et au-delà du résultat, certaines actions restent mémorables en elle-même, prenant le match et le score comme un fond sur lequel leur caractère gestuel se déploie. Le but de jstn (illustration 1) à la dernière seconde du dernier match de la finale du championnat du monde 2018 de Rocket League14 en est un bon exemple : si ce but a permis d’arracher les prolongations, il n’a pas permis à son équipe de l’emporter, mais se distingue par le brio technique qu’il manifeste bien plus que le but qui a permis à l’équipe Dignitas de remporter le match et le titre. Dans ce genre de situation de réception, le geste isolé est donc le point central de l’attention et est plus important que le résultat final et global qu’est l’issue du match.
10Or, cette primauté du geste, comme geste d’action et de perception15, sur ce qui est produit par ou à travers lui est bien ce qui fait dire à Simondon que la peinture ou le jeu musical sont « un peu comme la pratique d’un sport ». La pratique d’un sport offre au sportif deux possibilités pour apprécier ses gestes : l’appréciation selon la performance, qui demande une mesure temporelle ou la tenue d’un score, et l’appréciation de l’effort « pour lui-même », pour reprendre l’expression de Sève. L’absence de cette dimension comptable de la performance en peinture et en musique, explique la modulation de Simondon, qui ne retient que le deuxième type d’appréciation.
11En effet, plutôt qu’à l’œuvre produite, le philosophe français s’intéresse aux gestes de l’artiste, dont les sons produits ou les couleurs sur la toile sont les traces, traces à travers lesquelles le geste reste lisible16. Simondon ne cite aucune œuvre musicale ou picturale à l’appui de sa démonstration car l’œuvre produite par le geste technique devient secondaire : comme le match, la pièce musicale ou le tableau deviennent le fond sur lequel se déploie un geste technique qui devient l’objet de l’appréciation et source d’un plaisir propre. Néanmoins, notre détour par le sport n’est pas sans poser de nouveaux problèmes puisque l’exemple du ralenti que nous utilisions est une expérience vécue par le spectateur et non par le joueur sur le terrain, là où Sève et Simondon semblent fermement se tenir du côté du producteur en train d’agir. En proposant malgré cela un rapprochement entre l’expérience du spectateur regardant un ralenti et l’expérience de l’artiste telle qu’elle est esquissée par Simondon, nous soutenons en fait la double thèse suivante : qu’il existe un plaisir propre au geste technique, dans lequel celui qui fait ce geste, devient comme un spectateur de lui-même, dans le sens où l’objectif à accomplir devient moins le but de l’action que le fond sur lequel celle-ci se déploie et qu’une part de ce plaisir se retrouve aussi dans l’expérience du spectateur. La double question qui se pose alors est la suivante : comment un tel état est-il possible et en quoi le plaisir qui le sous-tend peut-il, ou non, être qualifié d’esthétique ?
12Remarquons déjà que, si Sève accepterait sans doute la part descriptive du texte de Simondon et serait d’accord pour souligner l’importance de cette richesse gestuelle pour la musique17, cette même richesse ne semble pas pouvoir être appréciée pour elle-même. Toujours pour distinguer le sportif du musicien, Sève soutient en effet que :
« Le musicien ne cherche pas l’exploit corporel, il n’aime pas sa souffrance, ni l’effort pour lui-même : son corps n’est pas sa fin, mais un instrument (chanteur) ou l’instrument de son instrument (musicien autre que chanteur)18. »
13La thèse de Sève est à l’inverse de celle de Simondon, puisque, le musicien n’aimant pas son effort pour lui-même, l’idée que cet effort possède une dimension esthétique indépendante de la production musicale apparaît comme suspecte.
14Cependant, cette distinction entre musique et sport, valable au plan ontologique, ne nous semble pas être systématique au niveau de l’expérience vécue. Ontologiquement, le sport est bien une performance gestuelle mesurée par un arbitre, et se distingue en cela de la musique par l’intransitivité de son geste, qui ne crée ni ne fait exister d’œuvre. Mais, dans l’expérience du compétiteur, dont l’esprit est tendu vers l’obtention d’un titre, il semble difficile de dire que l’effort est cherché pour lui-même, particulièrement dans un sport collectif où chaque effort individuel doit être mis au service d’un plan de jeu plus large, où un effort individuel ingrat (fixer un défenseur) devient la condition d’un but marqué par un autre joueur19. Il vaudrait mieux dire alors que les sports et les jeux connaissent des expériences distinctes, l’une dans laquelle le geste est purement instrumental, l’autre dans laquelle le geste comme effort est vécu et apprécié pour lui-même. Nous reconnaissons alors les différentes figures du jeu fermé : le régime compétitif et la relation d’usage centrée sur l’accomplissement de la tâche ludique d’un côté, le régime d’appréciation qui renvoie à une expérience sensible technique de l’autre.
15Une nouvelle question se pose alors : pareille structure d’expérience n’est-elle valable que pour les jeux ou trouve-t-elle un équivalent dans le cadre de la musique, ce qui tendrait à donner un sens technique général, et non plus simplement ludique, à nos catégories et confirmerait l’intuition simondonienne ? Contre Sève, il faut donc voir en quel sens un musicien peut aimer son « effort pour lui-même » et donc apprécier la gamme sensorielle offerte par son instrument non pas indépendamment de la musique produite, mais dans un moment où celle-ci est ramenée à un fond sur lequel le geste se déploie. Nous pensons en effet qu’un tel rapport est possible, même si sa place au sein de l’expérience du musicien est marginale et problématique. Mais par sa marginalité, pareille place fait peut-être ressortir mieux qu’ailleurs les caractéristiques du plaisir ressenti.
16Bien que n’étant pas un musicien professionnel20, je me permettrai ici, en repassant à la première personne, de faire état d’une expérience réitérée de chant où, précisément, l’effort est apprécié pour lui-même et qui met au jour une part de la technicité du chant lyrique occidental. La respiration en chant lyrique est une respiration basse, qualifiée souvent de « respiration par le ventre » qui mobilise les muscles abdominaux, lombaires et le périnée. C’est en s’appuyant sur ces muscles que l’on peut contrôler le mieux la pression et la vitesse de l’air, assurant ainsi un flux homogène et durable, tout en donnant une assise stable et basse, qui permet une détente maximale de la partie supérieure du corps. Or, pour que l’inspiration soit la plus basse et efficace possible, il faut que l’entrée de l’air dans les poumons aille de pair avec une relâche des muscles déjà cités, pour que leur contraction lente puisse reprendre de plus belle lors de l’expiration de l’air et donc de l’émission de la voix. Réaliser ce geste demande de comprendre et d’incorporer la chose suivante : le relâchement musculaire du périnée, des lombaires et des abdominaux est un geste suffisant pour entraîner mécaniquement le remplissage des poumons, sans qu’il soit besoin de respirer activement par le nez, ce qui peut avoir pour effet de rehausser la respiration.
17L’incorporation de cette technique est, à mon humble niveau, un exercice constant notamment parce que cela demande, surtout après une longue phrase musicale, d’avoir confiance en la capacité d’un mouvement musculaire peu ample et éloigné du système respiratoire de déclencher un geste faisant rentrer suffisamment d’air pour s’oxygéner et enchaîner sur la phrase suivante. Mais quand cette difficulté fut globalement surmontée, et après donc avoir simplifié l’inspiration en ne pensant pas faire deux mouvements (respirer et relâcher) mais un seul, mon appréhension de la qualité kinesthésique du chant s’est modifiée, qualité qu’il me faut à présent décrire. Cet état se caractérise par une concentration de l’attention kinesthésique sur le relâchement et la contraction progressive du périnée. Le reste du corps n’est pas oublié mais, la conscience vient comme se rétracter dans un muscle à partir duquel le mouvement et le rythme entier du corps sont donnés, ce qui redistribue la hiérarchie du corps. Pour pouvoir parler de chant néanmoins, à cette conscience rythmique et kinesthésique qui rayonne depuis le bas-ventre, s’ajoute une conscience tactile au niveau du palais. En effet le contrôle du timbre et de la clarté de l’émission vocale se fait, plutôt qu’à l’oreille, par un nœud complexe de sensations tactiles, éventuellement médiées par des images mentales, pour contrôler l’endroit où l’air vient résonner. Ainsi la technicité du chant lyrique occidental est une harmonie vécue entre deux zones différentes du corps, le périnée et le crâne, à travers l’harmonie entre un mouvement musculaire somme toute très petit et la précision d’une sensation tactile21.
18Mais en décrivant ainsi le mécanisme et en parlant de relation harmonieuse entre les parties du corps, nous ne faisons qu’effleurer la technicité du chant. Il faut en effet aller plus loin que la simple description du mécanisme et montrer que la bonne mise en place de celui-ci, et l’attention à celui-ci, fait éprouver un plaisir technique propre, qui n’est pas tout à fait un plaisir musical. Lorsque j’ai réussi à réaliser relativement correctement le geste décrit, j’ai été frappé par une sensation mêlant calme et simplicité. Les longues tenues et les enchaînements de doubles croches, les notes conjointes et les grands intervalles, devenaient des accidents pris dans un même grand rythme corporel qui ne connaissait que deux états, le relâchement et la contraction musculaire22. Ainsi, les silences mêmes n’étaient plus des arrêts, mais une prolongation du relâchement. Ici se révèle plus en détail la technicité du chant : à l’agitation des notes, la technique chantée doit répondre par un retour constant à une équanimité du souffle et des muscles du bas-ventre lors de la respiration. Une part importante de cette technicité se trouve donc dans le geste d’inspiration comme relâchement apaisant laissant rentrer l’air. Cela se traduit par une relative passivité de la respiration, non pas au sens où elle serait oubliée comme dans la vie quotidienne mais au sens où, l’attention kinesthésique étant concentrée sur le périnée, la respiration est ressentie comme une conséquence mécanique et non comme un acte de volonté. Il y a un plaisir à se sentir ainsi transformé en une machinerie soufflante, machinerie n’étant pas prise en un sens péjoratif synonyme de rigidité, mais au sens où une maîtrise technique nous amène dans un état plaisant que l’on est capable de prolonger indéfiniment, dans lequel le geste s’autonomise.
19Cet état de machinerie est plaisant car il est un état de déprise de soi, dans lequel toute sensation de contrainte est absente : l’effort musculaire demande certes une contraction, mais qui n’est jamais ressentie comme une tension ou comme le fruit d’une contrainte de l’esprit sur le corps. Le chanteur est alors disponible pour sentir les différents jeux et rythmes kinesthésiques qui se font en lui et concourent à l’harmonie de l’ensemble : jeu de hauteur entre les vibrations qui frappent le palais et l’ancrage musculaire dans le bas du corps, rythme de la contraction et du relâchement, jeu entre la stabilité nécessaire et le laisser-aller, tant mental que physique, dans la mesure où l’appui sur les lombaires et le périnée à l’inspiration peut donner un léger sentiment de bascule vers l’arrière, sensation de bascule qui est l’indice d’un geste bien réalisé.
20Or cet état et ce plaisir ne sont pas à proprement parler musicaux. Le bon chanteur, en plus de cette gestion de sa technique, doit également penser aux nuances musicales, à l’expressivité du texte, voire à l’expressivité de son corps dans le cadre d’un opéra mis en scène. Ces différentes tâches mobilisent elles aussi l’attention et ne peuvent au fond être effectuée pleinement que si la technique de chant, parce qu’elle est parfaitement incorporée, devient justement une tâche de fond que l’on peut accomplir parfaitement sans y faire attention. Nous retrouvons là l’affirmation de Sève pour qui le corps du musicien n’est pas sa fin, ce dernier n’aimant pas sa souffrance ou son effort pour lui-même : souffrance et effort sont les auxiliaires d’une production musicale transmise à un public. Pareille transmission demande de la part du chanteur une attention qui va au-delà de la technique et produit alors un autre type de plaisir, celui de la belle ligne mélodique ou de l’incorporation d’un personnage. Que penser alors de l’expérience que nous décrivions, celle de ce plaisir portant sur la technicité même du chant et quelle place lui accorder dans l’économie de l’expérience du musicien ?
21Sa place ne peut être que problématique parce qu’une telle expérience semble inverser le rapport traditionnel entre moyen technique et fin musical : si l’émission vocale participe de ce plaisir, elle devient le fond sur et grâce auquel est ressenti un plaisir avant tout moteur qui semble difficilement communicable au public écoutant le concert. Repensons alors à ce que nous disions à propos de l’appréciation mécanique de la carte « Sauvetage dans le monde souterrain » et de 74:78:6823. Cette appréciation technique était en partie intéressée parce qu’elle appréciait une variation des règles et prenait comme fond une situation de jeu effective ou imaginée, qu’elle suspendait partiellement dans le cas de Magic, et parce qu’elle nécessitait non pas seulement de jouer, mais de bien jouer afin d’être pleinement appréciée au travers d’un plaisir propre. L’attention s’attardait alors sur les particularités sensibles des éléments ludiques (la double variation sur l’effet de « scintillement » et de « réanimation » chez l’un, le travail comme règle de ce qui en est normalement le support chez l’autre) servant au joueur à accomplir la tâche ludique. La situation est, jusqu’à un certain point, analogue dans le cas musical qui nous occupe : le plaisir pris à la technicité du chant requiert de bien chanter, ce qui (c’est l’une des limites de l’analogie) n’est plus seulement une question technique mais une question technique et esthétique ; il semble difficile de ressentir cette technicité si le geste est absolument raté et a des conséquences esthétiques fâcheuses comme un problème de justesse ou un décalage rythmique. Néanmoins s’il n’est pas possible de suspendre le morceau comme l’on suspend une partie Magic, ce qui n’était pas non plus possible dans 74:68:78, l’expérience du chant que nous présentions montre que l’attention du chanteur peut ponctuellement se déplacer vers les particularités sensibles du geste permettant à la musique d’exister24.
22Le point commun à ces trois moments d’appréciation techniques est une attention plus grande aux moyens, à l’effort consenti qu’au but poursuivi. Normalement, le rapport entre l’objectif et l’effort est dans un rapport strictement réglé : c’est en fonction de l’objectif que nous mettons en œuvre une conduite et l’évaluons en conséquence. C’est dans ce contexte que surgit un plaisir mécanique lorsque le boulon se desserre après avoir résisté : il s’agit d’un plaisir moteur agréable, lié au sentiment du travail accompli grâce à un geste jugé bon. Dans les cas que nous listions au paragraphe précédent, il serait excessif de dire que ce rapport est déréglé : l’effort n’abolit pas le but à atteindre (gagner ou produire un son esthétiquement convaincant), mais fait basculer celui-ci au second plan, comme le fond sur lequel l’effort se déploie. Cela veut dire qu’il est pour le sujet plus intéressant de se concentrer sur l’effort en cours que sur le but de celui-ci. En quoi cela est-il intéressant ? Parce que la technicité du geste réalisé est ressentie comme plus vivifiante que l’accomplissement du but ou de la tâche ludique poursuivie. Mais pour que cette technicité soit ressentie comme telle il ne faut pas qu’elle soit subordonnée à un but selon l’efficacité25, mais qu’elle soit prise dans un accord harmonieux avec le but, qui mette en retrait cette nécessité de l’efficacité pour apprécier la richesse sensible technique offerte par le geste en train de s’effectuer ou fixé dans les règles d’un jeu. En d’autres termes, le plaisir propre à la technicité n’est pas un plaisir immédiat des sensations, mais le fruit d’un jeu entre l’effort et le but poursuivi.
23Nous en revenons ainsi au sens kantien du jeu comme accord dynamique vivifiant et non réglé. Nous avions vu que les différentes dynamiques constitutives de l’expérience esthétique étaient des jeux en ce sens et que le plaisir proprement esthétique est un plaisir qui est la conséquence, et non la cause, de ces jeux. Partant, un jugement d’appréciation esthétique est un jugement qui exprime la qualité de cette relation entre le sujet et l’objet de l’expérience esthétique, relation élaborée et approfondie par ces mêmes jeux. Le problème que nous avions, dans le cadre de l’expérience sensible technique, était que le caractère intéressé de cette dernière semblait contradictoire avec l’idée même de jugement d’appréciation sensible. Or, le jeu entre l’effort et le but est nécessairement intéressé, dans la mesure où l’effort doit toujours avoir l’accomplissement en vue et qu’un échec trop massif annihilerait la possibilité même du geste technique. C’est l’existence même d’un intérêt motivant le geste qui permet au jeu sensible de se mettre en place et d’approfondir la technicité du but poursuivi (le jeu avec les conditions du jeu dans 74:78:68) ou du geste réalisé (la carte « Sauvetage dans le Monde souterrain » comme variation remarquable des règles ; le rapport rythmé et harmonieux entre contraction et relâchement dans le chant) non pas d’une manière détachée de toute subjectivité, mais par et à travers le plaisir sensible ressenti. L’existence d’un intérêt motive les gestes techniques et devient donc la base à partir de laquelle le jeu entre le but et l’effort va se déployer. L’intérêt n’est pas un élément extérieur au jeu présidant à l’expérience sensible technique, mais est constitutif de celui-ci. Il ne limite pas le jeu sensible, mais est au contraire garant de son ouverture à une diversité et à une richesse de sensations.
24La spécificité du jeu technique comme jeu intéressé entre l’effort et son but singularise en conséquence le plaisir technique comme étant un type de plaisir différent du plaisir esthétique. Le caractère culturellement partageable du plaisir est alors exprimé par un jugement qui comprend deux éléments : la forme du plaisir sensible et les causes du plaisir sensible. Par exemple, en décrivant l’effet de la carte « Sauvetage dans le Monde souterrain » nous décrivions au fond comment les règles portées par celle-ci jouaient en nous d’une manière vécue comme nécessaire : la technicité de la carte nous semblait belle (forme) à cause de sa capacité à contourner l’impossibilité pour la couleur noire d’avoir accès à un effet de « scintillement » en proposant une variation sur l’effet de « réanimation » (cause). Qu’il s’agisse ici d’un jugement d’appréciation sensible apparaît dans la mesure où un jugement contraire pourrait aussi être soutenu : la technicité de cette carte pourrait être ressentie comme inélégante (forme) justement parce que le pseudo-effet de scintillement demande d’effectuer plusieurs actions sur deux tours distincts, en retenant plutôt la lourdeur, textuelle comme logistique, de la carte par rapport à la simplicité de l’effet normal de scintillement (cause). Nous voyons que ce que nous appelons ici forme du plaisir correspond en même temps à des catégories de jugement et nous retombons alors sur la question de la définition de celles-ci : si nous sommes bien dans le cadre d’un jugement sensible technique et non plus esthétique, en quel sens parlons-nous de beauté et d’élégance ? Ce jugement reprend-il ses catégories au domaine de l’esthétique ou a-t-il ses catégories propres ? Nous nous permettons de remettre l’examen de cette question au prochain chapitre, qui y sera entièrement consacré.
25Résumons-nous. En suivant la double intuition de Simondon d’une communauté des pratiques techniques et d’une appréciation « un peu comme un sport » de celles-ci, nous sommes parvenus à un résultat assez différent du sien. Plutôt que de voir un plaisir esthétique dans l’usage d’instruments technique, nous avons isolé l’existence d’un plaisir technique sensible, résultat d’un jeu intéressant et intéressé entre l’effort et le but poursuivi, menant à la confirmation qu’il existe bien un jugement de goût technique distinct du jugement de goût esthétique, non pas comme un cas particulier de celui-ci, mais comme un autre type de jugement aisthésique. Deux questions restent cependant à élucider. La première concerne la troisième part de l’intuition simondonienne qui pense une continuité du technique à l’esthétique : faut-il comprendre ces plaisirs et les régimes d’appréciation afférents comme deux pôles d’un même continuum ou bien comme deux domaines complémentaires et séparés ? La seconde a trait à notre propre méthodologie qui a postulé, sans s’y attarder suffisamment, que cette expérience sensible technique n’était pas qu’une expérience de l’action, mais qu’elle pouvait aussi être éprouvée par un spectateur regardant un geste technique en train de s’effectuer ou un objet technique. Comprendre ce point est crucial pour déterminer l’étendue du domaine de ce jugement technique et sa valeur culturelle.
Structure du jugement d’appréciation sensible technique
La discontinuité entre domaine technique et domaine esthétique
26Dans ses « Réflexions sur la techno-esthétique » Simondon commençait par évoquer la « fusion intercatégorielle » du technique et de l’esthétique dans certains ouvrages architecturaux comme le viaduc de Garabit qui « traverse la nature et est traversée par elle26 ». Lors de la contemplation de ce monument, seraient donc en même temps visibles la prouesse d’ingénierie d’Eiffel et le fait que cette prouesse d’ingénierie devienne une partie même du paysage. Le problème suivant surgit alors : dans le régime de la contemplation, il y aurait « fusion » entre l’esthétique et le technique, alors que dans le régime de l’action, il y aurait un « spectre continu » reliant l’un à l’autre, car l’affection par l’outil serait déjà une affection esthétique. Comment comprendre l’articulation de ces deux mouvements ?
27La réponse à cette question semble se trouver, non directement dans un autre texte de Simondon, mais dans le texte déjà cité de Dufrenne « Objet esthétique et objet technique » qui constitue un prolongement esthétique des idées développées par Simondon dans Du mode d’existence des objets techniques27. Cherchant à définir la beauté des objets techniques, Dufrenne parvient à la conclusion suivante :
« [L’objet technique] est beau quand il a rencontré un fond qui lui convient, quand il achève et exprime le monde. C’est pourquoi il est beau en action quand le vent gonfle la voile, quand la forge crépite, quand la route gravit le col. L’opération muette de la technique dévoile un visage du monde qui sans elle n’eût pu venir à l’expression28. »
28Il reprend ici à Simondon l’idée que la beauté de l’objet technique ne doit pas masquer les qualités techniques d’un objet, en travestissant un château d’eau en tour pseudo-médiévale par exemple29, mais montrer son fonctionnement, les forces et les gestes qu’il met en jeu car les objets techniques seraient déjà l’expression d’un rapport bien formé à l’environnement et manifestent l’humanisation de celui-ci30. Le destin de la technique serait donc de tendre vers la beauté en permettant un nouveau regard qui « dévoile » un nouvel aspect du monde : sans doute le viaduc de Garabit est-il ici un bon exemple, puisque sa prouesse technique transforme un paysage séparé par une rivière en une union des deux rives permettant le passage des hommes.
29Dufrenne tire en effet cette conclusion en déclarant que :
« Les rapports entre l’objet technique et l’objet esthétique ne sont pas réciproques : c’est l’objet technique qui tend à devenir esthétique. Mais cela n’implique nullement qu’il y ait entre eux une différence de dignité et que la technique soit moins noble que l’art31. »
30Cette tension vers les valeurs esthétiques serait inhérente à tout objet technique : puisque l’objet technique viserait un rapport harmonieux entre les humains et le monde et que l’objet esthétique serait l’objet dans lequel apparaîtrait le plus l’harmonie du monde, alors il y aurait bien une continuité et une fusion entre le domaine technique et le domaine esthétique. Fusion, parce que tout en gardant une spécificité technique32, l’objet technique deviendrait en même temps objet esthétique. Continuité, parce que cette fusion ne se ferait pas en masquant l’aspect technique, mais bien en développant celui-ci dans sa technicité qui tendrait par nature vers l’esthétique. L’objet technique constituerait alors un cas particulier d’objet esthétique, d’où l’asymétrie revendiquée par Dufrenne : il n’y aurait pas de sens à ce qu’un objet esthétique se technicise puisque la technique serait déjà un mode d’accès à l’esthétique, comprise comme une catégorie plus large que la technique. Le fait que Simondon parle « d’affection esthétique » à propos des gestes instrumentés, nonobstant les réserves déjà émises sur l’équivocité du terme « esthétique » en ce cas, va dans le même sens : le sujet qui dépasse le rapport d’usage, dans la contemplation ou dans l’action, deviendrait attentif à la manière dont l’homme et la matière ouvrée (dans l’action) ou l’homme et le monde (dans la contemplation) créent entre eux des rapports sensibles harmonieux.
31Toute cette ligne argumentative repose cependant sur l’idée qu’il n’existe pas de plaisir sensible technique distinct du plaisir esthétique. Davantage, si elle ne pose pas de différence de dignité entre la technique et l’art, puisque les deux créent des objets pouvant devenir des objets esthétiques, elle pose une différence de dignité entre la relation technique et la relation esthétique, puisque la relation technique la plus riche et complète, dans son dévoilement du monde, deviendrait de facto une relation esthétique, puisqu’elle tendrait à son esthétisation33. Or, en postulant l’existence d’un plaisir et d’un jugement techniques spécifiques, c’est précisément cette idée d’une continuité à sens unique que nous souhaitons remettre en cause. Nous voulons donc montrer que l’esthétisation n’est pas une tendance intrinsèque à l’objet technique pour être apprécié sensiblement. Cette esthétisation du technique est bien sûr possible : les exemples de Dufrenne le prouvent et ce que nous appelons jeu ouvert, notamment avec l’exemple déjà développé de la valeur esthétique du toucher dans Monument Valley34, aussi. Mais elle ne doit pas rendre invisible une voie plus purement technique qui constitue une appréciation différente. Davantage, si nous avons raison de séparer de la sorte domaine technique et domaine esthétique, alors la relation de l’un à l’autre peut être réciproque. Autrement dit, un objet esthétique peut faire l’objet d’une technicisation, c’est-à-dire être apprécié pour des qualités sensibles que n’auraient pas fait apparaître aussi précisément une appréciation esthétique.
32Pour montrer cela, et puisqu’il nous faut donc partir d’un objet traditionnellement perçu comme esthétique, partons de l’opéra de Léonardo Vinci, Artaserse, et plus particulièrement de la mise en scène de celui-ci, créée à Nancy en 201235. Plus précisément, nous nous intéresserons à la performance du contre-ténor argentin Franco Fagioli, dans le rôle d’Arbace, lors de la reprise de l’air « Mi scacci sdegnato36 ». L’un des motifs remarquables de cet air, qui voit Arbace implorer la pitié de son père, est justement la répétition du mot pièta sur quatre notes identiques dans leur hauteur (la3) et dans leur valeur (noire). Alors que le reste de l’air multiplie les ornements, et que la phrase précédant ce double pièta se terminait par un long mélisme sur le a d’une autre occurrence du même mot, la répétition de la même note, par sa simplicité soudaine, rend cette imploration encore plus touchante et insistante. Or, lors de la reprise, durant laquelle le chanteur agrémente la partition d’ornements de son cru, Fagioli, après avoir chanté le premier pièta sur deux la3, chante le suivant sur un la2 puis sur un la4, réalisant donc un double saut d’octave ascendant qui le voit passer de sa voix de poitrine à sa voix de tête. Ce moment est musicalement beau car le changement de voix, qui est absolument assumé puisque le la2 est fortement poitriné alors qu’il s’agit d’une hauteur à laquelle adopter une voix mixte37 est possible, donne à ce pièta un aspect déchirant tout en maintenant la simplicité rythmique de ce passage. Or, le geste vocal de Fagioli peut aussi être apprécié pour lui-même, comme geste technique, indépendamment de sa dimension expressive ou musicale, ou plutôt en se détachant à partir de celle-ci.
33Les conditions de cette appréciation ne dépendent pas de la seule musique, mais de la mise en scène, et de la manière dont celle-ci est filmée pour la télévision : à l’approche du double saut d’octave, la caméra propose un gros plan de Fagioli, qui laisse voir son visage et le haut de son buste. Ce montage audiovisuel particulier permet d’observer, bien mieux que depuis la salle, le travail technique du chanteur. Lors de la transition de la2 à la4, deux mouvements sont particulièrement remarquables (voir les fig. XIa et XIb) : il y a d’abord un léger mouvement de bascule vers l’arrière qui marque l’appui pris sur la base du dos et sur le périnée pour envoyer une quantité d’air suffisante avec une vitesse accélérée pour réaliser la note aiguë. Mais le mouvement le plus visible est la décontraction du visage. La note aiguë n’est pas réalisée grâce à une ouverture extravagante de la bouche, mais par une détente de tous les traits de visage, qui va presque jusqu’à la déformation dans le cas de Fagioli, permettant à l’air de mieux résonner dans les sinus.
Fig. XIa. – Le contre-ténor Franco Fagioli chantant un la 2.
Fig. XIb. – Le contre-ténor Franco Fagioli chantant un la 4.
34Nous avons ainsi évoqué les raisons techniques qui font de ce geste un geste juste, mais en quoi est-il techniquement beau ? La beauté de ce geste est qu’il rend manifeste, en une fraction de seconde, toutes les différentes forces physiques à l’œuvre dans le chant. Pour s’en rendre compte, il faut que les gestes ne soient pas seulement perçus visuellement, mais kinesthésiquement, ce qui n’est au fond pleinement possible que lorsque de tels gestes sont parlant, parce que, en tant que chanteur, nous savons à quels mécanismes ils renvoient pour les avoir déjà éprouvés en notre corps, quoiqu’à un niveau moindre. Voir Fagioli réaliser son saut d’octave, c’est en même temps imaginer par empathie38 la brusque modification vibratoire ressentie intérieurement lorsque l’on change de mécanisme de phonation, ainsi que la force déployée au niveau des muscles du dos pour créer le léger déséquilibre vers l’arrière, déséquilibre qui trouve un écho dans la profonde modification du visage qui s’abandonne aux résonances et manifeste que le visage entier devient chantant39. À travers l’image et le son, ce que nous sentons c’est un exemple remarquable du jeu entre l’ancrage et le laisser-aller qui caractérise la technicité du chant. Si, visuellement, les traits de Fagioli ne montrent qu’une forme extrême de détente, kinesthésiquement, ils donnent accès à un ensemble complexe de sensations jouant harmonieusement entre elles et entraînant une vitalité certaine dans l’expérience de réception.
35C’est en raison cette harmonie technique ressentie comme vivifiante que ce geste de Fagioli est jugé beau, bien plus par exemple que son exécution de la dernière reprise de « Vo solcando un mar crudele » qui le voit, performance rarissime pour un contre-ténor, monter jusqu’au contre-ré40. Durant toute cette dernière phase de l’air, Fagioli est soutenu par des figurantes-techniciennes qui lui tiennent les bras. Si elles incarnent les gardes emmenant Arbace en prison, elles remplissent également un rôle technique en donnant un appui nécessaire au chanteur pour mener à bien sa performance41. Nous évoquions plus haut le fait que le geste du chanteur crée un déséquilibre vers l’arrière auquel il faut tout à la fois savoir s’abandonner et résister. Ici, l’effort nécessaire déséquilibre le geste chanté dans son ensemble jusqu’à un point proche du vertige ; Fagioli doit s’abandonner à cette bascule et avoir recours à d’autres points d’appuis, à d’autres corps que le sien pour se maintenir droit42. Son geste a quelque chose de démesuré, démesure qui se retrouve dans la hauteur chantée et dans le dispositif mis en place pour assurer la réussite de la prouesse. Si cette démesure rend le geste admirable, elle l’éloigne en même temps du caractère mesuré et calme qui définit, au sens classique du terme43, la beauté44.
36Mais cet exemple peut apparaître comme encore trop lié à une appréciation esthétique. En effet, il est possible de soupçonner que cette appréciation technique ne serait pas possible sans dépendre d’une appréciation esthétique qui jugerait de la beauté de la musique ou du spectacle. Nous n’avons en effet évoqué que des moments où l’appréciation positive du geste était concomitante d’une appréciation musicale également positive. En rester à cet exemple, c’est alors courir le risque de ne comprendre cette appréciation technique, non comme un type de jugement et d’expérience sensible distinct, mais comme un domaine de ce que Marianne Massin nomme « l’intelligence du sensible », cette intelligence qui ne plaque pas de savoir (ou ici, de savoir-faire) sur un objet sensible, mais se rend attentive à la communication entre le sensible et le savoir « dans le sensible et à partir de lui » pour enrichir son expérience esthétique45. Pour reprendre les termes de Dufrenne, au lieu de séparer nettement technicisation et esthétisation, nous en resterions à l’idée qu’une technicisation d’un objet esthétique doit s’accorder avec son esthétisation, sauf à trouver un exemple dans lequel les deux apparaîtraient comme résolument séparés.
37Pour rester dans le domaine de la technique vocale, le récent spectacle de Wajdi Mouawad Notre Innocence nous fournit précisément un tel exemple46. Après un court prologue, la longue première partie du spectacle était entièrement chorale : la quinzaine d’acteurs et d’actrices déclamait à l’unisson une adresse révoltée de la jeunesse aux adultes. L’admirable énergie déployée par le chœur ne pouvait cependant masquer le caractère extrêmement convenu et plat du texte proféré qui s’avéra vite ennuyeux, me faisant entrer dans cette étrange dialectique entre l’envie de sortir de la salle et l’obligation d’y rester, caractérisée au chapitre ii. Mon appréciation esthétique était donc résolument défavorable47. En revanche, ce jugement défavorable ne m’empêchait pas de prendre un plaisir certain à la performance du chœur du fait de leur impeccable synchronisation. Ce plaisir consistait à considérer que ce chœur transmettait moins un texte qu’un rythme de respiration et de souffle, le sentiment très particulier que l’on ressent lorsque la respiration devient collective, lorsque personne ne sait qui amorce le geste en premier et que notre propre voix devient comme une harmonique dans un son qui nous enveloppe. L’effort technique de ce chœur était donc devenu le seul objet de mon appréciation, puisque son résultat théâtral me laissait au mieux indifférent, et le complexe de sensations, que je simulais à partir de mon expérience et que j’attribuais en même temps aux acteurs et actrices, était bien le résultat de ce jeu intéressé qui se mettait en place, comme si je partageais, avec eux, une part de la scène.
38Ainsi, il est donc bien possible, face à un même spectacle, de tenir, à propos des mêmes instants, une appréciation sensible technique positive et une appréciation esthétique négative. Les deux jugements ont donc non seulement des mécanismes différents, mais surtout peuvent s’opposer non comme deux pôles extrêmes, dont l’un serait supérieur à l’autre, mais comme deux valeurs applicables simultanément à un même objet. Ainsi l’idée d’une continuité du technique à l’esthétique ne nous semble pas tenable : les deux sont des types indépendants de jugement sensibles et la place d’un objet dans l’un de ces domaines ne saurait présumer de sa place dans l’autre. Néanmoins, nous sommes rattrapés par la seconde difficulté que nous posions : celle du passage de l’acteur au spectateur. En disant que nous nous imaginions sur scène, ne proposons-nous pas un rapport à l’œuvre trop personnel, qui soit ainsi en deçà de la pertinence culturelle qui définit l’expérience esthétique, en nous rapprochant de l’hallucination ? Et surtout, par quels mécanismes expliquer qu’un stimulus visuel puisse en même temps contenir un contenu sensible kinesthésique ?
La nécessité du plaisir sensible technique
39Résumons la thèse implicite qui présidait à la dernière section et qu’il nous faut à présent pleinement prouver : nous postulons une continuité entre le jugement de l’acteur sur son plaisir technique et le jugement du spectateur sur le plaisir technique que lui procure la vue de l’acteur ou d’un objet technique. Que voulons-nous dire par « continuité » ? D’abord, que le plaisir ressenti est du même type dans les deux cas, étant issu d’un jeu intéressé entre l’effort et le but. Ensuite, que ce plaisir est ressenti comme doublement nécessaire : spectateur, nous jugeons que les autres spectateurs devraient ressentir le même plaisir que nous et donc exprimer un même jugement, mais aussi que les actants sont capables de ressentir un plaisir approchant et de le juger de la même manière. Actant48, nous jugeons que nos compagnons de jeu devraient ressentir la même chose que nous et exprimer un même jugement, mais que le spectateur attentif serait lui aussi capable de ressentir un plaisir approchant et de le juger de la même manière.
40Pareille thèse est le nécessaire pendant d’un aspect du jugement sensible technique que nous avions déjà rapidement évoqué, à savoir que l’objet technique est du geste humain objectivé et ce, en deux sens : par sa destination, il est la part matérielle du geste dont il porte, dans sa forme et dans son matériau, les conditions d’accomplissement, et par sa facture, il porte les traces des gestes qui l’ont façonné. Rappelons une nouvelle fois que, dans son article sur les luthiers de Mirecourt, Baptiste Buob insiste sur la capacité qu’ont les luthiers à « [reconstituer] le processus de fabrication en regardant l’objet » ce qui permet, lors des concours notamment, « d’émettre un jugement sur la chorégraphie opératoire (une part restera toujours opaque, ne laissant aucune trace sur l’objet)49 ». Or, pareil processus, qui est un acte d’imagination50 autant que d’analyse, demande de puiser dans sa propre culture corporelle, de connaître sa propre chorégraphie et d’en imaginer les variations qui pourraient avoir donné lieu à un détail inédit pour l’œil. Il y a donc un véritable exercice d’incorporation, qui n’entraîne pas forcément la performance d’un geste explicite, mais qui reste une expérience mobilisant le sens du mouvement. Pareille expérience peut déboucher non seulement sur un rapport d’usage menant à la fabrication, mais aussi sur un jugement d’appréciation sensible technique dans lequel « la maîtrise technique existe pour elle-même, presque indépendamment de la finalité ultime de l’instrument de musique51 ».
41Si la qualité motrice d’un effort peut être imaginée et ressentie à partir de la vue d’un objet, quoiqu’avec une déperdition, alors nous voyons mal quelle raison, autre que l’expertise, ferait que ce même transfert serait impossible face à un autre humain. Mais procédons par ordre et précisons davantage ce que nous entendons par imagination. Cette capacité à imaginer et, davantage, à ressentir ses propres mouvements possibles face à un objet est un mécanisme neuronal de simulation qui fait réagir les mêmes zones du cerveau que lors des mouvements effectués. La différence est que différents mécanismes inhibiteurs font que le mouvement reste interne et comme « exécuté à l’intérieur de soi-même52 ». Ainsi la différence entre mouvement imaginé et mouvement exécuté n’est pas de nature mais de degré ou, pour parler comme le neuro-scientifique Alain Berthoz, « il y a plusieurs degrés d’imbrication de l’imagination et de l’exécution53 ».
42Sous ce vocable d’imagination, il faut donc entendre que l’activité du cerveau consiste à simuler précisément les paramètres de l’espace, les gestes et leurs conséquences, avant tout de manière prédictive54. Le gain cognitif de cette action de simulation prédictive est de ne pas avoir à traiter en temps réel tous les stimuli sensoriels. Si cette activité accompagne constamment nos faits et gestes, elle peut être autonomisée en tant qu’activité à part entière : ainsi les skieuses et skieurs professionnels simulent-ils leur descente avant de s’élancer afin d’optimiser encore plus leur traitement de l’information durant l’épreuve, mimant sur le plat les trajectoires qui seront tracées quelques minutes plus tard. La simulation est donc un mécanisme physiologique au même titre que la vue ou que l’ouïe et, s’il fonde la possibilité de cette attention technique que nous décrivons, il n’est pas équivalent à cette attention elle-même. Ainsi le spectateur averti regardant Fagioli, s’il autonomise lui aussi son acte de simulation, simule des mouvements dans une optique inverse, non pas pour réduire le nombre de stimuli sensibles à traiter, mais bien au contraire pour en augmenter le nombre et la profondeur. En reprenant le vocabulaire de Schaeffer, cette simulation est ici « dépragmatisée », dans la mesure où l’attention plus grande portée au travail de simulation ne débouche pas sur l’accomplissement différé ou immédiat de ce geste par le spectateur.
43Cependant nous n’avons pas rendu compte du fait que nous prêtons au chanteur le même plaisir que le nôtre et que les gestes que nous simulons en nous, nous les pensons en même temps comme étant ses gestes à lui. Or, reprenant à Lipps son exemple de l’acrobate, Alain Berthoz et Jean-Luc Petit notent que les avancées actuelles des neurosciences « nous permettent aujourd’hui d’envisager que notre cerveau dispose de mécanismes qui font que nous avons un petit funambule dans la tête55 ». Tout le problème est alors de savoir à qui renvoie ce funambule simulé par notre cerveau. En rester à la théorie du cerveau comme simulateur permet seulement de dire que nous nous imaginons faisant des mouvements similaires à ceux réalisés par une autre personne. Mais Berthoz et Petit insistent, du moins à titre d’« intuition » étayée de renvois à une phénoménologie d’inspiration husserlienne, que notre appréhension des mouvements d’autrui n’est pas qu’une projection de nous-même sur autrui, mais la reconnaissance d’une autre intentionnalité que la nôtre, et donc que nous partageons une qualité commune de mouvement qui dépasse notre propre subjectivité56.
44Ce phénomène est généralement désigné sous le nom d’empathie, même si, comme le dit Frédéric Pouillaude dans l’un de ses articles, l’empathie est autant le nom d’une notion que celui d’un problème57, problème auquel nous ne prétendons pas apporter une réponse notamment en ce qui concerne le statut illusoire ou non de celle-ci58. Si l’article en question traite de l’expressivité de la danse, son rapport à l’empathie a pour nous de l’intérêt afin de mieux cerner notre propre position. Récusant un modèle goodmanien, Pouillaude voit dans les écrits tardifs de Rudolf Laban un modèle répondant aux quatre exigences de validité auxquelles toute théorie de l’expression en danse doit se plier et notamment à la troisième d’entre elles : « une égale validité pour les contenus visuels et kinesthésiques59 ». Cette exigence s’ancre dans une « asymétrie sensorielle fondamentale » entre le spectateur (qui voit sans se mouvoir) et le danseur (qui se meut sans se voir), asymétrie qui exige, pour pouvoir parler d’expression, qu’un contenu kinesthésique puisse se traduire en contenu visuel, et inversement60. Or la caractérisation de Laban passe par une typologie des « efforts » du danseur exprimable par des verbes d’action valables visuellement comme kinesthésiquement et « s’appuie également – sans jamais la nommer – sur la notion d’empathie qui assure la circulation parfaite du kinesthésique vers le visuel, et du soi vers autrui61 ».
45Cette convocation de la notion d’empathie se fait selon une perspective légèrement différente de la nôtre. Cette circulation parfaite dont parle Pouillaude sert la traduction d’un contenu expressif et non d’un sentiment de plaisir. Le visuel entraîne une remémoration kinesthésique, qui semble bien provenir d’une simulation dans le sens où l’entend Berthoz, afin que le mouvement même fasse sens, ce dont l’acte de nomination serait le symptôme62. Mais, de cette remémoration, le spectateur de danse pouillaudien n’en conclut pas qu’il a accès à « l’expérience interne » du danseur, ni ne cherche à avoir accès à cette expérience, car là n’est justement pas l’objet du spectacle, qui est de présenter une « attitude intérieure » comme « strict contenu de visibilité63 ». En ce cas, il y a perception et appréciation d’un effort mais non pas au sens technique où nous l’entendons : c’est l’aspect extérieur de l’effort qui est considéré ici et non sa technicité.
46Or, c’est bien sur une prétention d’accès à « l’expérience interne » que notre analyse de Fagioli se fonde, prétention générale qui se fonde sur deux prétentions distinctes : la prétention à une simulation la plus complète et adéquate possible du mouvement dans ses effets internes grâce à la connaissance des règles de l’action et la prétention à la nécessité du plaisir ressenti en faisant jouer l’effort simulé avec ces mêmes règles d’actions. La première prétention se base sur l’idée que toute éducation technique est une éducation sensible, qui multiplie les perceptions motrices et par là approfondit la perception de la technicité à mesure que nous maîtrisons et perfectionnons un geste, comme celui du chant. Grâce à l’incorporation des règles d’action, et à l’attention portée à ce que ces règles font sensiblement à nos corps, nous imaginons plus complètement l’effort demandé et prétendons ainsi, au nom d’une communauté des règles formant une communauté technique, que le chanteur ressent, en plus complet et donc à un degré sans doute supérieur, ce que nous ressentons par nos mouvements imaginés à la vue de celui-ci. Ainsi je n’aurais pas pu prendre pour exemple une interprétation du Capriccio no 24 de Paganini parce que les mouvements du violoniste me parlent beaucoup moins. Certes, je sais me servir de mes mains, mais les subtilités mécaniques du jeu au violon me sont inconnues. Je puis donc voir la virtuosité, je puis l’entendre, mais je ne puis complètement la sentir, en en restant ainsi à une compréhension largement intellectuelle de la virtuosité, comme « prouesse intellectuelle qui magnifie la part artisanale de l’exercice de l’intelligence64 », et non à une compréhension pleinement sensible, comme dans le cas de Fagioli.
47Cette imagination technique est suffisante pour déclencher le jeu intéressé qui préside aux jugements d’appréciation sensible techniques, puisque bien sentir le geste, c’est être capable de percevoir parfaitement quel est son but et comment il s’insère dans le schéma général de l’effort. Nous en arrivons alors à la seconde prétention qui est celle de la nécessité du plaisir sensible technique ressenti grâce à ce jeu entre le but et l’effort. Cette prétention est à mettre sur un plan différent de la précédente car elle est doublement hypothétique : elle ne prétend en effet pas que Fagioli a ressenti lui-même son geste comme beau, mais qu’il devrait le ressentir comme beau de la même manière et pour les mêmes raisons que nous s’il ressentait le jeu entre son effort et son but. Elle ne prétend donc pas savoir à quoi était attentif Fagioli lorsqu’il a réalisé son double saut d’octave65, mais elle prétend que, parce que nous connaissons à la fois l’effort et le but poursuivis, la forme du plaisir pris au jeu entre l’effort et le but apparaît comme nécessaire. Si le plaisir ressenti à cette occasion ne peut prétendre être rigoureusement le même plaisir que celui des véritables actants, il est ressenti comme en étant une version simulée, et simulée aussi adéquatement que possible, parce que cette simulation se base sur une maîtrise technique du geste.
48Mais cette nécessité, si elle est postulée, n’est pas pour autant effective. Il pourrait alors être tentant de faire de cette nécessité sensible ressentie l’analogue technique de celle accordée par Kant au jugement de goût : hypothétique, cette nécessité est la marque d’un sens commun et postule un accord qui ne peut être réalisé puisque le jugement de goût porte sur une qualité subjective66. Cet accord hypothétique vient du fait que ce type de jugement d’appréciation esthétique qu’est le jugement de goût ne peut être un jugement de connaissance67. Or, par la nécessité d’une maîtrise technique ou d’une connaissance des règles, les conditions mêmes dans lesquelles un jugement d’appréciation sensible technique est exprimé contreviennent à une transposition sereine de ce concept du domaine esthétique au domaine technique. Cette difficulté est l’indice d’un problème plus grand quant à la portée culturelle de ces jugements sensibles techniques. Parce que l’expertise semble être à leur base, cette nécessité postulée ne pourrait pas avoir une portée universelle et être l’expression d’un mode « ordinaire » du sentir, pour reprendre le terme de Schaeffer, ce qui est pourtant l’une de nos hypothèses.
Le jugement d’appréciation sensible technique est-il un jugement d’expert ?
49Face aux exemples vocaux convoqués, il semble difficile que quelqu’un d’ignorant du chant puisse saisir quelque chose de la technicité vocale en général ou de la technicité vocale propre à un morceau particulier. De là vient la question qui sert de titre à cette section : le jugement d’appréciation sensible est-il uniquement un jugement d’expert dans la mesure où le plaisir auquel il est lié est lui-même un plaisir prenant appui sur une expertise ? Par là, nous ne nions pas qu’un jugement d’appréciation esthétique puisse être un jugement expert : bien au contraire la fréquentation des œuvres et l’exercice esthétique renouvelé affinent nos sens et développent une délicatesse permettant d’affiner notre perception et notre plaisir68. Mais un tel développement est d’abord celui d’une faculté commune à toutes et à tous, qui n’est pas liée à une pratique particulière et qui n’aspire pas primairement à être liée à une communauté69. À l’inverse, l’effort du chanteur ne semble pouvoir être apprécié que par le chanteur et non par le luthier, limitant alors grandement la portée culturelle de ces jugements et du domaine technique sensible en général.
50Le caractère commun de la relation esthétique a déjà été abordé au travers des analyses de Jean-Marie Schaeffer. Le jeu qui se met en place dans la relation esthétique, et qui se déploie pleinement comme jeu dans l’expérience esthétique, est un processus cognitif et attentionnel qui se retrouve de la promenade à l’art contemporain et est un mode « ordinaire » du sentir qui a sa spécificité : il est désintéressé et cette possibilité du désintéressement se retrouve chez toutes et tous70. Partant, puisqu’il se fonde sur l’universalité de ce tour d’esprit qu’est le jeu comme accord vivifiant non réglé, le jugement d’appréciation esthétique, qui juge ce qui apparaît comme « nécessaire et sans concept71 » prétend donc valoir universellement, bien que cette prétention ne soit pas réalisée en fait. Or, s’il n’y a qu’une seule manière d’être désintéressé, en neutralisant les différents intérêts pour considérer « la valence hédonique immédiate72 » de l’activité attentionnelle, il semble y avoir mille manières d’être intéressé par un même objet, mille jeux possibles entre l’effort et le but fixé par ces mille intérêts, et donc mille jugements, certes apparentés par leur aspect technique, mais qui vaudraient pour mille communautés techniques différentes. En ce cas, la communauté technique globale qui regrouperait les violons, les boulons et les tarabiscots, dont nous postulions l’existence avec Simondon, n’aurait qu’une existence typologique, qui ne renverrait pas à une communauté d’expérience aussi forte que celle qui lie les objets esthétiques.
51Une première solution pour résoudre cette difficulté serait de considérer que le jugement de goût technique prétend tout de même à l’universalité en s’énonçant implicitement sous la forme suivante : « si tout le monde était chanteur, il ressentirait le même plaisir que moi face au geste de Fagioli et le jugerait beau ». Cette solution n’est cependant pas entièrement satisfaisante. Si elle permet de rétablir une analogie de formulation plus satisfaisante entre les deux types de jugement de goût, elle consacre en même temps l’éclatement du domaine technique en sphères d’expertises nécessaires, non pas pour affiner le goût et le jugement, mais pour porter le jugement lui-même. L’expertise resterait la condition, et non une modalité, du jugement.
52Mais peut-être cette place centrale de l’expertise, et le morcellement du domaine technique qui s’ensuit, sont-ils dus aux exemples que nous avons pris. En parlant du chant et en présentant mon impossibilité à parler du violon, j’ai à chaque fois pris pour exemple des pratiques techniques qui sont en même temps des métiers. Cela signifie que le geste technique s’exerce en condition réelle uniquement après un apprentissage et que cet apprentissage, largement ésotérique, est le moment durant lequel l’expertise se construit : nous apprenons à accomplir les gestes, et nous apprenons en même temps les termes qui permettent de sentir et de décrire adéquatement ceux-ci.
53L’appréciation par un non-expert des gestes d’un violoniste jouant le Capriccio de Paganini est cependant possible, mais comme par à-coups lorsqu’un geste effectué par le violoniste, soudain en rappelle un autre qui appartient à une autre pratique que celle du violon. À l’ignorance des règles et des réquisits d’action qui font la spécificité du geste du violoniste, nous pouvons substituer, parce que nous savons nous servir de nos mains, d’autres règles d’action qui nous permettent de simuler des mouvements ressemblant à ceux du violoniste, par association kinesthésique, pourrait-on dire. Ainsi, mon silence sur le Cappricio de Paganini n’est pas la conséquence d’une impossibilité de juger, mais d’une conscience d’un manque de légitimité puisque je ne pourrais qu’échafauder des règles d’action forcément grossières. Mais dans ce cas, j’use pourtant d’une même faculté que face aux gestes de Fagioi : celle d’imaginer des règles et objectifs de l’action technique, puisque imaginer règles et objectifs, c’est imaginer en même temps les mouvements possibles comme un effort répondant à ceux-ci.
54De ce point de vue, la prééminence de l’expertise comme condition du jugement est liée à la division du travail et à l’organisation sociale des loisirs plutôt qu’au mécanisme du jugement lui-même. Y a-t-il alors une situation ou un objet dans lequel l’expertise redevient pleinement une modalité et non plus une condition du jugement ? Une telle situation manifesterait que, malgré la diversité des intérêts, l’existence d’une forme universelle du jeu intéressé et donc une prétention à l’universalité du jugement d’appréciation sensible technique ?
55Cet objet privilégié est le domaine du jouer en général et des jeux vidéo en particulier. Afin de montrer cela, examinons le jeu de plate-forme Celeste et plus particulièrement son second niveau73. Madeline, l’avatar du joueur, dispose pour franchir les différents obstacles, d’un saut et d’un mouvement appelé généralement dash, que nous traduirons en français par « projection ». Mécanique utilisée par de nombreux jeux, la projection consiste en un bref mouvement rectiligne, dont il n’est pas possible de changer la trajectoire une fois amorcée, à une vitesse élevée et constante. Défiant toute loi ordinaire de la physique, il est possible de réaliser, une seule fois, ce mouvement en l’air, afin de prolonger la longueur du saut74. Le deuxième niveau complexifie le rapport à la gestion des sauts en introduisant ce que nous nommerons des « étangs d’étoiles » (voir fig. XII), sortes de blocs flottant dans les airs et laissant entrevoir des étoiles multicolores en lieu et place d’un mur noir. Du point de vue de leur rôle ludique, ils agissent comme des prolongateurs de projection : en se projetant contre une paroi, la vitesse et la direction de la projection sont conservées jusqu’à l’éjection de Madeline par un autre bord. Ils exercent aussi une fonction de réinitialisation puisque, à leur sortie, il est possible de sauter et de se projeter à nouveau, sans qu’il soit nécessaire de toucher le sol, condition normale de la réinitialisation.
Fig. XII. – Maddy Thorson – Celeste.
On devine, au centre, les cheveux bleu clair de Madeline derrière le motif bleu le plus sombre. Destinés à évoquer la vitesse, ces motifs commencent là où la projection a été enclenchée.
56Mais pourquoi appeler ces blocs « étangs » ? Parce que l’animation de Madeline lors de leur traversée est celle d’un plongeon et parce qu’elle crée à sa suite un sillage comparable aux ondes sur une surface aqueuse. Ainsi une même séquence entre deux moments où Madeline touche sol peut-elle alterner entre trois qualités de mouvement différentes : le saut soumis à la gravité, la projection comme quasi-téléportation et le plongeon dans un élément liquide. Nous retrouvons alors un aspect sensible important des jeux vidéo : leur capacité à proposer, par la simulation, des combinaisons motrices inédites dotées d’une grande richesse sensible. Cette richesse est en grande partie esthétique, par ce travail du ciel comme un élément aqueux qui joue ainsi sur notre perception des éléments. Mais en rester à cette appréciation serait en rester au jeu ouvert, ce qui n’est pas le cas dans Celeste qui traite cette alternance des qualités de mouvement comme un système à faire varier.
57Le monde de Celeste n’est pas un monde continu, mais un enchaînement de tableaux, entièrement fixes ou se déroulant à mesure que l’héroïne avance, présentant un ou plusieurs moments périlleux qui proposent des variations de rythme et d’enchaînement (la projection est à faire plus ou moins tard après le saut, les étangs d’étoiles sont plus ou moins longs…) et qui sanctionnent l’erreur par une mort qui renvoie au début du tableau. La possibilité même d’enchaîner des qualités de mouvement différentes n’existe que sous la condition du risque de mort pour l’avatar et du risque que la difficulté devienne insurmontable pour le joueur. Si le plaisir sensible vient de l’enchaînement des mouvements, alors il est dépendant de leur rythme et donc de la construction même du tableau et non de la simple possibilité d’effectuer pareils mouvements : l’appréciation de l’articulation des qualités de mouvements n’existe qu’à travers les variations périlleuses et particulières de ce principe. La technicité de ce niveau de Celeste n’est donc pas seulement un double jeu sur la trajectoire en cloche du saut et sa prolongation par des lignes droites à haute vitesse et sur les qualités aérienne et aquatique des mouvements, c’est en même temps et indissociablement la fécondité de ce double jeu en tant que règle créant un péril ludique. Nous retrouvons alors le jeu entre l’effort et son but : l’inscription motrice du geste est appréciée pour elle-même, presque comme une source de promenade, alors que c’est l’existence d’un but, atteindre la fin du niveau, qui lui donne la possibilité d’apparaître comme telle.
58Nous l’avons déjà dit, la formulation de ce jugement implique non seulement de jouer, mais déjà de bien jouer. Mais l’acquisition des compétences nécessaires à ce « bien jouer » est sans commune mesure avec l’acquisition d’une expertise dans le chant lyrique ou dans le violon et ce, sur ces deux points : la durée du perfectionnement et la place de l’entraînement. Nous avons en effet d’un côté une technique qui demande des années, sinon une vie entière, pour être pleinement maîtrisée dans toutes ses subtilités, par rapport à une technique qui apparaît bien plus limitée dans son étendue. Le chant lyrique est en effet un geste technique produisant autre chose que lui-même, la musique, pour laquelle il existe des attentes, notamment esthétiques, qui poussent à un perfectionnement technique constant parce qu’un haut niveau de subtilité technique est requis pour qu’un public considère comme esthétiquement plaisante l’émission vocale. Le chant nécessite donc un entraînement, comme suite de moments distincts du moment de la performance et cachés au public, durant lesquels l’erreur et la correction ne sont pas seulement un risque, mais une nécessité pour progresser.
59À l’inverse le jeu ne produit pas autre chose que son rôle75. S’il est possible de pousser celui-ci jusqu’à un haut degré de perfectionnement, comme la scène professionnelle de Rocket League qui fait apparaître un pan de la technicité difficilement accessible à l’amateur, cela n’est jamais nécessaire pour mener à bien le rôle d’un jeu. Le rapport qu’entretient un jeu avec la perfection des mouvements que son rôle réclame est exprimé en termes de niveau de difficulté, qui est un paramètre parmi d’autres, le plus souvent modifiable en fonction des préférences du joueur76. De plus, la séparation entre moment d’entraînement et moment de jeu n’a pas non plus de sens, sauf, encore une fois, dans un usage compétitif du jeu. En dehors de ce cas particulier, une partie de jeu vidéo comprend tout à la fois l’apprentissage, le perfectionnement et la réalisation du geste ludique77. Ainsi un spectateur regardant quelqu’un d’autre jouer78, contrairement au spectateur d’opéra, a accès à de nombreux rouages techniques de la pratique, d’autant que le monde du jeu reste un monde où les règles sont visiblement présentes, ce qui permet de facilement se représenter les mouvements à faire et de les juger en conséquence, selon leur qualité sensible technique.
60Le jugement d’appréciation sur Celeste n’est ainsi pas conditionné par une expertise antérieure, mais suit le développement des compétences techniques au rythme du jeu lui-même, dans lequel il sera par la suite possible de se rendre expert, en tentant par exemple d’en faire un speedrun. L’expertise apparaît alors clairement comme une double modalité du jugement de goût : le fait d’avoir joué à d’autres jeux de plate-forme peut rendre plus sensible la beauté propre à Celeste (expertise par la culture ludique) ou le fait de s’être rendu expert sur ce jeu en particulier, permet d’apercevoir des nuances gestuelles particulièrement fines (expertise par la maîtrise technique d’un système particulier). L’apparente place centrale de l’expertise, qui la faisait passer pour constitutive, dans l’appréciation du chant ou dans la facture de violon tenait au fait que chant et lutherie sont des productions d’objet et des métiers. Ces exemples constituent donc un cas particulier de jugements techniques qui, même sous cette forme, prétendent bien à l’universalité en faisant appel à une relation technique, qui est, comme la relation esthétique, un mode ordinaire de rapport au sensible, diversement développé par différentes personnes.
61Nous avons ainsi montré la place remarquable des jeux au sein des objets et pratiques techniques, place qui explique pourquoi déduire une pensée technique à partir de ce domaine particulier du technique qu’est le ludique nous semble possible et fécond. Il nous reste alors à parler de l’importance des jeux vidéo pour le développement et la richesse du plaisir technique. Nous avons vu qu’à un même objet de jugement pouvaient correspondre deux postures : celle de l’actant et celle du spectateur. Si l’objet du jugement et le plaisir y sont similaires, il subsiste néanmoins une asymétrie de ces postures quant aux données sensibles auxquelles elles donnent accès. Comme le souligne Pouillaude à propos de la danse (mais cela vaudrait aussi pour toute autre pratique corporelle) « on ne se voit jamais soi-même bouger, ou alors seulement de manière très partielle et biaisée79 ». À l’inverse, le regard du spectateur est là pour fonder la simulation intérieure des gestes, et pallier le fait que le spectateur ne participe pas au jeu ou spectacle. Les deux postures sont donc phénoménologiquement inconciliables sans médiation technique.
62Dans le cas des jeux vidéo, s’il serait abusif de dire que le joueur se voit jouant, il faut pourtant reconnaître que, particulièrement dans le cas où l’avatar est un personnage, il voit les résultats de ses actions prendre corps dans une source de mouvement qui n’est pas son propre corps et qui n’en est pas non plus le simple prolongement direct comme un outil. Jouer à Celeste demande ainsi d’incorporer un double schéma corporel : celui de notre corps, avec le rythme des doigts et les règles physiques et physiologiques habituelles, et celui de Madeline, à partir du corps de laquelle il faut évaluer la distance et les vitesses pour les sauts et incorporer des règles physiques qui ne sont pas celles de notre monde. La tâche technique des jeux vidéo avec avatars est donc toujours en partie celle d’un bon couplage entre des kinesthèses internes et des kinesthèses d’abord vues puis simulées d’un avatar auquel nous prêtons une vie propre. La posture du joueur emprunte donc à la fois à celle du spectateur et à celle de l’actant80 et la centralité de cette opération de couplage fait que l’appréciation technique qui peut en découler tient également une place centrale, là où dans le cas de la musique cette part technique était inframusicale et dans une relation presque parasite à l’appréciation esthétique ou, du moins, au travail du musicien.
⁂
63Comment comprendre alors l’articulation entre domaine technique et domaine esthétique ? Nous ne cherchons pas à les séparer hermétiquement, car la connaissance technique a des vertus, en tant que moyen, pour approfondir un regard esthétique face à une œuvre, comme nous l’évoquions déjà plus haut. Mais nous pensons que l’esthétique et le technique sont deux domaines d’une même faculté, celle qui nous fait approfondir notre relation au sensible et que nous pouvons nommer faculté aisthésique ; et nous pensons que ces domaines, qui usent de moyens différents mais analogues, constituent des manières autonomes de se rapporter à la profondeur du sensible. Si elles s’opposent en tant que qualités de l’expérience, elles se complètent en droit pour mener à une appréciation sensible plus complète d’un même objet.
64Cette idée d’analogie reprend, sinon le contenu, du moins une part du geste théorique d’Alexander Gottlieb Baumgarten. Baumgarten distinguait en effet, au sein de notre faculté de connaissance, la connaissance sensible de la connaissance logique, fruit d’un analogon de la Raison et suivant donc des critères de vérité qui ne sont pas ceux de la connaissance logique81. Cette autonomie nouvelle du sensible par rapport à l’intelligible n’entérinait pas pour autant une séparation stricte entre les deux domaines, puisque la vérité complète d’un objet était pour Baumgarten nécessairement esthéticologique, c’est-à-dire comprenant, sans les confondre, des traits sensibles et des traits intelligibles. Ce qui reliait ces deux qualités qu’étaient l’esthétique et le logique chez Baumgarten était la possibilité d’accéder à une vérité subjective, comprise comme l’accord d’une représentation avec la vérité métaphysique de l’objet considéré82. Quant à nous, nous n’envisageons pas le résultat de cet approfondissement du sensible en termes de vérité, mais en termes de jugement d’appréciation, comme fruit d’un jeu rendant nécessaire le mouvement d’approfondissement. Le concept de jeu est alors ce qui unit ces deux domaines et ce qui les différencie, puisque ces domaines peuvent être définis en fonction du type de jeu qui s’y met en place : jeu désintéressé d’un côté, jeu intéressé entre l’effort et le but de l’autre.
65À partir de cette différence initiale, et en reprenant les points déjà présentés au chapitre iii, ces deux jeux produisent les effets analogues suivants :
le jeu sensible désintéressé, lorsqu’il est entretenu, entraîne une expérience esthétique organisée, à partir d’une percée, autour d’une quête ouverte caractérisée par la réopacification du sensible et par l’étrangéisation du sujet et ayant pour risque l’insoutenable. Ce jeu entre un objet esthétique et un sujet est ressenti comme un plaisir sensible désintéressé, et peut être exprimé par un jugement d’appréciation esthétique, compris comme la tentative de rendre compte de la part culturellement transmissible de ce plaisir subjectif, par un jeu entre description et évaluation83, et prétendant valoir universellement, en tant qu’expression d’une sensibilité esthétique commune qui est cultivée par cet exercice ;
le jeu intéressé, lorsqu’il est entretenu84, entraîne une expérience sensible technique organisée, à partir d’une percée, autour d’une quête définie caractérisée par la réopacification du sensible et par l’enrôlement du sujet et ayant pour risque l’insurmontable. Ce jeu entre un effort fait ou imaginé et un but est ressenti comme un plaisir sensible intéressé, et peut être exprimé par un jugement d’appréciation sensible technique, compris comme la tentative de rendre compte de la part culturellement transmissible de ce plaisir subjectif, par un jeu entre description et évaluation, et prétendant valoir universellement, en tant qu’expression d’une sensibilité technique commune qui est cultivée par cet exercice85.
66Au fond, nous sommes en désaccord avec l’idée, que nous avons rencontré chez Simondon et Dufrenne, selon laquelle la technique serait « une opération muette » dont la seule vertu expressive serait de dévoiler un pan du monde pour un regard esthétique. Pour filer la métaphore, nous pensons que l’opération technique possède un langage propre qui parle du domaine sensible technique en tant que tel. Reste alors à explorer la manière dont le jugement d’appréciation sensible technique rend compte de cette spécificité : reprend-il, par analogie, le vocabulaire de l’esthétique ou bien doit-il forger ses propres termes ?
Notes de bas de page
1 Simondon Gilbert, « Réflexions sur la techno-esthétique » (1982), in Simondon Gilbert, Sur la technique, op. cit., p. 379-396, p. 384.
2 Ibid., p. 383.
3 Ibid., p. 384.
4 Ibid., p. 383.
5 Ibid., p. 384.
6 Ibid., p. 383.
7 Ibid., p. 383.
8 Ibid., p. 384.
9 Ibid.
10 Sève Bernard, L’Altération musicale, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2002, p. 87-90.
11 Ibid., p. 88.
12 Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2004, p. 222-223.
13 Queval situe néanmoins le problème à un niveau plus large, allant jusqu’à parler de « société dopante » dont le sport de haut niveau serait à la fois le « laboratoire » et l’exutoire. Voir ibid., p. 244-250.
14 Rocket League, Psyonix, op. cit. La séquence de jeu peut être visionnée à cette adresse : [https://www.twitch.tv/rocketleague/clip/FreezingBrainyBeeDxAbomb], consulté le 14-02-2022.
15 Sève ne retient que la part kinesthésique du mouvement sportif et non sa part perceptive, qui elle est mise en avant par Simondon dans le geste du forgeron. Elle apparaît néanmoins particulièrement clairement dans le sport automobile : le travail corporel d’un pilote a autant à voir avec son endurance physique et son sens de la trajectoire qu’avec sa capacité à sentir le moindre détail mécanique de sa voiture (l’usure des pneumatiques notamment).
16 Il faudrait ici distinguer plus finement les modes de productions de la musique et de la peinture dans leur rapport aux gestes et aux instruments. Nous renvoyons une nouvelle fois aux analyses de Sève Bernard, L’Instrument de musique, op. cit., p. 84 et à sa distinction entre instrument d’existence et instrument de production.
17 Ibid., p. 63-64.
18 Sève Bernard, L’Altération musicale, op. cit., p. 89.
19 Un bon et récent exemple de cela est la performance d’Olivier Giroud lors de la coupe du monde de football 2018 en Russie. Attaquant, celui-ci n’a marqué aucun but bien qu’étant titulaire sur la quasi-intégralité du tournoi. Mais son importance tactique, dans les duels aériens notamment, a été pointée et par les commentateurs et par ses partenaires, et jugée comme indispensable au succès final de l’équipe de France.
20 Toutes les analyses de cette section doivent énormément aux nombreux cours et discussions avec Pierre Kuzor et Eugénie de Mey. Que leur art de la pédagogie soit ici loué et remercié.
21 Il faudrait également rajouter un troisième point, médian, au niveau du sternum, sensation elle aussi tactile d’une contraction, non crispante, permettant de maintenir une verticalité dynamique.
22 Cela ne veut pas dire que l’intensité de la contraction est la même en permanence : atteindre une note aiguë demande un effort musculaire plus grand qu’une note dans le médium de la tessiture.
23 74:78:68, Mohov Serguey et al., op. cit.
24 Il est une autre limite à l’analogie, sous la forme que nous lui donnons actuellement : c’est que l’appréciation du chant est une appréciation d’une technique en général, alors que l’appréciation de « Sauvetage dans le monde souterrain » et de 74:78:68 sont des appréciations portant sur une œuvre ludique ou sur une partie de celle-ci. Il faut alors distinguer entre l’appréciation de la technique en elle-même de l’appréciation de la manière qu’a une œuvre définie de recourir à cette technique.
25 Ce qui est le cas de la relation d’usage.
26 Simondon Gilbert, « Réflexions sur la techno-esthétique », art. cité, p. 381-382.
27 Dufrenne Mikel, « Objet esthétique et objet technique », art. cité, p. 189. Il est à noter cependant que cette idée d’une continuité de l’esthétique au technique (et ce malgré les différences de niveau ontologique entre ces phases de l’être) est déjà présente dans Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 254. Les pages qui suivent cette mention constituent plus que le point de départ de Dufrenne pour son article : celui-ci en reprend, sans citer explicitement, nombre d’exemples et d’expressions (voir la note suivante). Nous nous permettons ce détour car Dufrenne exprime de manière plus synthétique (presque à la manière d’un commentaire) les idées contenues dans le texte simondonien.
28 Dufrenne Mikel, « Objet esthétique et objet technique », art. cité, p. 200. Les expressions « achève et exprime le monde » et « opération muette », ainsi que l’exemple de la voile gonflée au vent, se retrouvent telles quelles dans Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 255.
29 L’exemple se retrouve en ibid., p. 254.
30 Bien plus, pour Dufrenne, ce mouvement est un mouvement révélant la vérité du monde (voir Dufrenne Mikel, « Le Beau » (1961), in Esthétique et philosophie, op. cit., p. 17-27, p. 26. Nous mentionnons cet aspect sans nous y arrêter car la relation posée par Dufrenne entre le technique et l’esthétique peut se comprendre indépendamment de la question du lien à la vérité).
31 Dufrenne Mikel, « Objet esthétique et objet technique », art. cité, p. 201.
32 Ibid., p. 201 : « [l’objet esthétique] neutralise son environnement pour l’esthétiser […] tandis que l’objet technique tient plutôt du monde, quand il s’intègre à lui, sa vertu esthétique ».
33 Rappelons cependant une nouvelle fois que, pour Simondon, toute relation technique n’est pas nécessairement sensible. Voir Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit, p. 49-52 et p. 132-134.
34 Monument Valley, Ustwo Games, op. cit.
35 Purcarete Silviu, Artaserse (1730), musique de Leonardo Vinci, livret de Pietro Metastasio, Nancy, Opéra national de Lorraine, 2012. La mise en scène de Silviu Purcarete à laquelle nous faisons référence avait été diffusée en direct et une version peut être consultée à cette adresse : [https://youtu.be/OCTiqj2lrTs], consulté le 14-02-2022.
36 Sur la vidéo mentionnée, l’air commence à 1:50:35. Le passage virtuose que nous allons plus particulièrement commenter se trouve entre 1:55:55 et 1:56:05.
37 On désigne par là une voix à mi-chemin entre les deux mécanismes qui aurait donc eu un caractère plus léger et plus homogène par rapport au registre de tête, qui reste le registre principal d’un contre-ténor.
38 Nous reviendrons lors de la section suivante sur ce concept.
39 Cette impression peut aussi être obtenue auditivement, lorsque l’on se rend compte, en étant très près d’un chanteur ou d’une chanteuse de très haut niveau, que la voix semble émaner, non de la bouche, mais d’un point légèrement au-dessus de celle-ci.
40 L’air commence à 1:13:33 dans la vidéo déjà mentionnée. Pour ce passage spécifique, voir à 1:20:10.
41 Cela est patent au moment où Fagioli perd le bras de sa partenaire et tente de le retrouver. La manière avec laquelle il s’agrippe à celle-ci montre bien l’importance de ce soutien pour sa performance vocale. Voir à partir de 1:19:55 dans la vidéo déjà citée.
42 En plus de l’appui par les bras déjà évoqués, nous voyons aussi clairement les techniciennes mettre leurs mains dans son dos (vers 1:19:30 notamment).
43 Ce sens très restrictif de la beauté n’est évidemment pas le seul possible. Nous verrons au chapitre suivant en quel sens et avec quelle portée, nécessairement limitée, il reste opérant aujourd’hui, à la fois dans le domaine technique et dans le domaine esthétique.
44 À cet égard, le premier geste de Fagioli, dans la détente si abrupte et presque grimaçante de son visage, peut déjà apparaître comme un cas limite. Il serait possible de lui préférer, comme plus belle et plus représentative de ce calme mécanique amené par la maîtrise du geste, l’impassibilité dénuée de tension du haut du visage de Montserrat Caballé qui laisse voir la grande mobilité et la détente impeccable de la mâchoire. Cette impassibilité ne masque pas le geste technique de détente, mais, au contraire, le manifeste dans son impeccable continuité. Voir ainsi son interprétation de « Casta Diva » de Bellini, [https://www.youtube.com/watch?v=bDWmnwITmTw], consulté le 14-02-2022.
45 Massin Marianne, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 43-48.
46 Mouawad Wajdi, Notre Innocence, texte de Wajdi Mouawad, Paris, Théâtre national de la Colline, 2018.
47 Cela ne veut pas dire que toute expérience esthétique se doit d’être uniformément plaisante, mais il faut distinguer entre une expérience déplaisante qui conserve une attention de type esthétique et une expérience qui ne parvient pas à maintenir le sujet dans ce type d’état spécifique. C’est bien d’une expérience de ce deuxième type dont nous parlons.
48 Nous nous permettons de substantiver le participe présent plutôt que d’utiliser le terme acteur qui dénote un métier, et donc une gamme technique spécifique, afin de désigner celui qui réalise un geste technique pour un public.
49 Buob Baptiste, « De l’adresse », art. cité, p. 86.
50 Ibid., loc. cit.
51 Ibid., p. 91.
52 Berthoz Alain, Le Sens du mouvement (1997), Paris, Odile Jacob, coll. « Odile Jacob poches », 2013, p. 229.
53 Ibid., p. 233.
54 Ibid., p. 12-13.
55 Berthoz Alain et Petit Jean-Luc, Physiologie de l’action et phénoménologie, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 258.
56 Voir ibid., p. 258 et surtout p. 241-254. Dans ces pages, tout en distinguant soigneusement la question de l’empathie et celle de l’intersubjectivité, Berthoz et Petit insisent sur l’importance des « kinesthèses » sur l’élaboration d’un monde en commun et d’une action commune.
57 Pouillaude Frédéric, « L’expression en danse : au-delà de l’exemplification ? », art. cité, p. 44.
58 Berthoz Alain et Petit Jean-Luc, Physiologie de l’action et phénoménologie, op. cit., p. 258-259.
59 Pouillaude Frédéric, « L’expression en danse », art. cité, p. 45.
60 Ibid., p. 43-44.
61 Ibid., p. 49.
62 Pouillaude dit exactement que dans l’acte de nomination « s’y indique le processus réel de compréhension du mouvement et la nécessité d’une rétro-référence en direction de quelques grands types d’action connus et éprouvés dès le plus jeune âge, types inscrits dans nos comportements, nos corps et nos mémoires, et que l’on retrouve transformés, déplacés, métaphorisés dans les mouvements d’autrui ». Voir ibid., p. 49-50.
63 Ibid., p. 44 et p. 49. Les deux expressions doivent être soigneusement distinguées. En effet, de « l’expérience interne » du danseur, on ne peut avoir qu’une « connaissance extrêmement lacunaire ou indirecte ». En revanche, « l’attitude intérieure », en tant qu’elle est ce qui est exprimée dans la danse par le corps du danseur, est précisément ce qui circule parfaitement du kinesthésique au visuel.
64 Voir sur ce point Moysan Bruno, « La virtuosité », in Heinich Nathalie, Schaeffer Jean-Marie et Talon-Hugon Carole (dir.), Par-delà le beau et le laid, Rennes, PUR, coll. « Æsthetica », p. 177-188, p. 181.
65 Et puisque cette attention technique n’est pas directement de l’ordre du musical, mais de l’infra-musical, il paraît même périlleux pour un chanteur de s’attarder dessus lors d’un concert.
66 Kant Immanuel, CFJ, op. cit., § 19-20, p. 217-218.
67 Ibid., § 1, p. 181.
68 Kant Immanuel, Anthropologie, op. cit., § 63, p. 196. Voir aussi Massin Marianne, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit, p. 108-111.
69 Nous tenons par là à distinguer entre l’exercice du jugement d’appréciation esthétique en lui-même et son exercice social, notamment sous la forme du jugement de goût. Les travaux de la sociologie ou même ceux de Hume dès le xviiie siècle, ont bien montré en quoi le jugement de goût était un outil de distinction sociale, permettant à une classe de la société de se retrouver autour de valeurs communes. Mais cela concerne l’exercice et le résultat social du jugement et non la forme de celui-ci, qui postule une validité universelle issue d’une aptitude commune à tous les hommes de sentir.
70 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 12.
71 Kant Immanuel, CFJ, op. cit., § 22, p. 220.
72 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 198. Immédiat est ici à entendre en un sens strictement temporel car cette « valence hédonique » est pour nous médiate, dans la mesure où elle procède d’un jeu et non d’une affection sensible expresse et directe.
73 Celeste, Thorson Maddy et Berry Noel, Vancouver, Matt Makes Games, 2018.
74 Remarquons alors que cette restriction donne également à la projection la fonction technique d’un double saut, autre mécanique commune des jeux de plate-forme, en permettant de reprendre de la hauteur sans toucher le sol.
75 Du moins tant qu’il n’est pas pratiqué comme un sport, dans lequel le jeu produit les différents éléments d’une histoire sportive (un classement, des champions et championnes).
76 La plupart des jeux d’action, par exemple, connaissent au moins trois niveaux de difficulté (facile, normal, difficile) auquel s’ajoute souvent un niveau « impossible », corsant encore un peu plus les choses.
77 Cela est particulièrement vrai pour Celeste, dont toute résolution de tableau passe par trois phases : l’examen du chemin proposé et l’imagination du geste à faire, de nombreux essais infructueux qui font corriger le premier chemin et raffinent notre sens du rythme, l’essai victorieux qui nous voit arriver à la fin du niveau. Il est ainsi possible de comprendre la réception d’un jeu vidéo comme un exercice. Sur ce point, voir Morisset Thomas, « Le joueur et le musicien », art. cité.
78 Cette pratique connaît une popularité grandissante notamment grâce à la diffusion par la plate-forme Twitch.
79 Pouillaude Fédéric, « L’expression en danse », art. cité, p. 44.
80 Cette phrase est valable pour tous types de jeux, même ceux dans lequel seul un curseur est présent.
81 Sur cette distinction, et sur la nécessité de cette autre forme de connaissance, voir Baumgarten Alexander Gottlieb, Esthétique (1750), trad. Jean-Yves Pranchère, Paris, Éditions de L’Herne, 1988, § 1-13, p. 121-125 (le terme d’analogon de la raison apparaît au § 9). Pour un exemple de cette différence de critère appliquée à la poésie, voir Baumgarten Alexander Gottlieb, Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant au poème (1735), trad. Jean-Yves Pranchère, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Idées », 2017, p. 79-84.
82 Baumgarten Alexander Gottlieb, Esthétique, op. cit., § 424, p. 151-152. Cette faculté esthétique était néanmoins jugée inférieure, infériorité que notre usage de l’analogie ne reprend pas.
83 Voir le chapitre suivant sur ce point.
84 Le jeu esthétique non entretenu est la simple « relation esthétique », pour reprendre le vocabulaire de Schaeffer. Un jeu technique non entretenu ne se distingue pas d’un rapport d’usage à l’objet.
85 Comment comprendre l’articulation entre les différents niveaux de jeu ? Il faut comprendre à la fois les dynamiques que nous avions considéré comme des jeux (réopacification, étrangéisation…) et le fait même du jugement d’appréciation comme des ramifications du jeu principal qui organise l’expérience.
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