Chapitre III. Les régimes d’expérience des jeux vidéo
p. 123-160
Texte intégral
1Le dernier chapitre a commencé à envisager que l’expérience des jeux vidéo, et des jeux en général, puisse être vécue de deux manières : l’une, guidée par une attention aux règles dans leur rapport à la tâche ludique fixée par elles, l’autre par une attention à ce qui est accessoire aux règles ou, comme nous le verrons, au rapport entre les règles et ce qui leur est accessoire. Nous nommons la première manière le jeu fermé et la seconde le jeu ouvert, appellations que le présent chapitre s’emploiera à justifier.
2Il semblerait d’abord possible de qualifier de régimes d’attention ces manières de jouer dans la mesure où un changement dans le comportement attentionnel (associé éventuellement au changement de l’objet considéré) est le facteur déterminant pour leur différenciation. Mais ces changements d’attention induisent également un changement dans le plaisir ludique et orientent le joueur vers des manières différentes de jouer. En cela, ces régimes d’attention sont plus largement des régimes d’expérience dont l’attention pour l’aspect mécanique ou pour l’aspect accessoire aux règles constitue l’élément architectonique.
3Il faut néanmoins signaler que nous parlons de « régime d’expérience » à la fois en nous inspirant et en nous démarquant de Mathieu Triclot, qui s’est lui aussi attaché à dégager des régimes d’expérience dans son ouvrage Philosophie des jeux vidéo1. Les régimes d’expérience de Triclot sont des complexes socio-historiques dont le pilier est l’écosystème constitué par la liaison homme-machine. Ils rendent compte de l’évolution du plaisir pris aux jeux vidéo, et donc, in fine, du développement des formes de jeux, en critiquant ainsi une approche réductrice qui unifierait le plaisir (le fun) et l’expérience de jeu2. Si nous partageons cette dernière visée théorique en postulant une diversité des plaisirs ludiques, la portée de nos recherches n’est pas la même, parce que nous mettons au centre l’attention aux éléments sensibles plutôt que la liaison homme-machine. Cela a alors pour effet de délier l’un des nœuds importants du régime d’expérience triclotien qui cherche à penser ensemble la production et la réception des jeux vidéo3. En ce sens, les régimes d’expériences présentés ici ont quelque chose de plus local pour les jeux vidéo et s’insèrent dans la perspective plus vaste de Triclot, qu’ils entendent préciser du côté de la réception.
4Cette localité est cependant la condition nécessaire pour que ces régimes d’expérience aient, d’une autre manière, une portée plus vaste. Partant de l’attention, et rayonnant dans toutes les manifestations de l’expérience vidéoludique, nous espérons mettre au jour les conditions d’émergence d’un plaisir sensible ludique qui se retrouverait alors dans des pratiques autres que les jeux vidéo et qui puisse en même temps interroger nos conceptions du plaisir sensible et de son émergence en général. Sauf mention contraire, le terme est donc à entendre en notre sens, plutôt qu’en celui de Triclot.
5S’il y a attention aux règles, il y a donc attention à des objets techniques. Partant, l’expérience du jeu fermé, si elle place la technicité des objets en son centre, fait partie de ces expériences sensibles techniques dont nous avons montré l’existence. Cette première hypothèse ne va pas de soi puisque nous avons vu que le rapport à l’objet technique peut être une relation technique ou bien une relation d’usage. Il ne faut alors pas identifier l’expérience sensible technique et le jeu fermé, mais interroger les rapports entre jeu fermé, relation technique permettant pareille expérience et relation d’usage. Notre hypothèse est que le jeu fermé englobe les cas de relation technique et de certaines relations d’usage qui restent comprises dans les cadres généraux de l’expérience sensible technique.
6La détermination de ces cadres sera donc l’une des tâches principales de ce chapitre et rejoint l’un des enjeux majeurs évoqués en introduction. Nous demandions en effet si ce caractère sensible technique était au croisement de deux domaines, le technique et l’esthétique, ou bien si la technique était à l’origine d’un rapport spécifique qui soit capable d’approfondir de manière plaisante notre rapport au sensible. Afin de répondre à cet enjeu, nous partirons de la constitution attentionnelle de l’expérience esthétique afin d’en mesurer la proximité avec l’expérience sensible technique : celle-ci n’est-elle qu’un cas particulier de l’expérience esthétique ou une relation différente au sensible ? La deuxième solution sera la nôtre ce qui nous ramène alors à un autre enjeu important : les jeux vidéo, et le jouer en général, sont-ils étrangers au jeu constitutif de l’expérience esthétique ou bien une certaine modalité du jouer s’y intègre-t-elle ? La réponse sera que le jeu ouvert constitue cette modalité.
Propriétés attentionnelles de l’expérience esthétique
7Puisque nous situons notre étude au niveau des processus attentionnels un point de départ des plus intéressants pour nous est le livre de Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique4, qui propose précisément une approche de ce type et traite, de manière ponctuelle, des jeux vidéo. Mais avant de voir la manière dont Schaeffer aborde le médium vidéoludique, une clarification méthodologique s’impose. En effet, ce choix de penser à l’aide d’un vocabulaire cognitiviste pose la question de l’articulation avec le vocabulaire esthétique, hérité en partie de Kant, qui est le nôtre et notamment avec la notion de jeu, comme accord dynamique vivifiant.
8Schaeffer note en préambule à son livre que la philosophie esthétique ne peut ignorer les recherches faites dans les disciplines cognitives, dans la mesure où les deux domaines s’attachent à comprendre et à décrire un état d’esprit infléchi « d’une manière caractéristique », ce à quoi nous souscrivons, bien entendu5. Mais quelle place a alors la tradition purement philosophique au sein de cette nouvelle configuration du champ de la recherche ? Il est remarquable que Schaeffer, s’il s’inscrit dans la tradition ouverte par Kant dans la Critique de la faculté de juger, utilise quasi exclusivement un vocabulaire issu des disciplines non philosophiques pour décrire les processus à l’œuvre dans une attention de type esthétique. L’expression la plus synthétique de ce qu’il caractérise comme une expérience esthétique nous semble alors la suivante :
« Dès lors que nous sommes engagés dans une activité attentionnelle et dès lors que le régulateur de la reconduite/cessation de cette activité est la valence hédonique instantanée, nous sommes dans le cadre d’une expérience esthétique6. »
9Nous analyserons un peu plus finement ce qu’est une « activité attentionnelle » dans le cours du chapitre, mais notons d’ores et déjà qu’il s’agit selon Schaeffer d’un mode qui se distingue d’une relation active au monde selon la partition suivante :
« Lorsque nous sommes engagés dans un processus d’attention, nous adaptons nos représentations au monde alors que lorsque nous sommes engagés dans un faire nous essayons d’adapter le monde à nos représentations7. »
10En analysant finement les différents processus cognitifs (émotifs, attentionnels, hédoniques) à l’œuvre dans la relation esthétique à un objet, Schaeffer utilise indifféremment les termes « expérience » et « relation » esthétique. Le premier des deux passages cités est, dans le livre, entouré par deux phrases qui parlent, elles, de relation esthétique, sans qu’il soit possible d’établir une distinction de sens entre les deux termes. Que les deux termes soient interchangeables peut certes se justifier par le fait que tout prédicat esthétique est bien un prédicat qui porte sur la relation que nous avons à un objet et non sur l’objet en tant que tel8. Mais cette équivalence est aussi à mettre en relation avec l’une des thèses principales de Schaeffer selon laquelle « l’expérience esthétique fait partie des modalités de base de l’expérience commune du monde9 ». Alors que le terme « expérience » pourrait renvoyer à un moment privilégié, remarquable et remarqué, penser « expérience » et « relation » comme des termes équivalents revient à dire que tout enclenchement de la mécanique attentionnelle selon les modalités évoquées constitue une expérience esthétique.
11Or, cette équivalence entre « expérience » et « relation » peut être contestée. Il se trouve qu’après avoir écrit quelques-unes des lignes du paragraphe précédent, j’ai levé les yeux de mon écran et ai vu, par les fenêtres de la bibliothèque, le bâtiment de la Sorbonne et un coin de ciel, à la fois bas et lumineux. Cette vision m’a arrêté quelques instants, parce qu’elle avait quelque chose de reposant pour les yeux comme pour l’esprit. Être arrêté ne signifie pas pour autant que j’ai été inactif durant ces quelques instants ; bien au contraire, mon regard s’attachait à la texture du ciel, qui apparaissait comme également dense et diaphane. Tout cela n’a duré que quelques secondes, le temps d’une pause, car la nécessité de reprendre l’écriture s’est fait rapidement sentir. Pour le dire avec les termes de Schaeffer, « la valence hédonique instantanée » n’a été que très peu de temps le régulateur de ma conduite, puisque le plaisir de contempler le ciel a cédé au bout de quelques secondes devant la nécessité du travail. À n’en pas douter, il s’agissait bien là d’une activité attentionnelle (centrée sur la texture du ciel) qui témoignait d’une relation esthétique aux propriétés sensibles de ces quelques instants.
12Mais, dans le même temps, Schaeffer, parle de l’attention esthétique comme « d’une attention ouverte, où elle accueille, avec bienveillance pourrait-on dire, tout ce qui se présente à elle, sans exclusive et sans se hâter vers une conclusion […]10 ». Cette idée d’ouverture contient deux dimensions : la non-imposition de schémas pré-établis et le dynamisme. À une perception plus quotidienne qui va subsumer les informations sensibles sous des catégories pertinentes (telle plante est un aliment, telle plante est toxique) en recherchant des marqueurs de ces catégories et arrêtant l’exploration sensible une fois l’objet catégorisé, la relation esthétique ne s’y arrête pas, voire réinterroge des schématisations trop rapidement effectuées11. Cette non-imposition n’est pas une expérience statique : si, d’une certaine manière, le spectateur absorbé devant un tableau paraît mettre entre parenthèses le monde qui l’entoure, cette attitude est bien davantage la marque d’une réception dynamique et active, tentant de rendre compte de la richesse sensible de l’œuvre, plutôt que d’une réception passive. En ce sens, la stupéfaction ou la sidération qui peuvent nous saisir devant une œuvre ne peuvent être que des moments extrêmes et transitoires, des limites de l’expérience esthétique elle-même.
13Il me semble pourtant qu’une telle ouverture était, ici, ou absente, ou trop brièvement développée pour être aperçue. Certes, il y a eu accueil, mais cet accueil servait une finalité de détente et avait pour horizon l’attitude convenable pour la rédaction. Autrement dit, l’attitude de travail dans laquelle j’étais n’a pas laissé se développer pleinement ce moment attentionnel, qui s’est retrouvé in fine incorporé dans le rythme du travail lui-même. En ce sens, s’il paraît bien que ce moment de pause avait pour base une relation esthétique, il semble plus douteux qu’il puisse être décrit comme une expérience esthétique à part entière. En effet, s’il faut se fier à, et ne pas chercher à réduire, « l’amplitude sémantique » que note Marianne Massin au tout début d’Expérience esthétique et art contemporain, le terme d’expérience indique, par la racine per, « une percée, un risque et un approfondissement12 ». Si nous nous retrouvons dans cette triple caractérisation, de quelle manière entendons-nous ces termes ?
14Le terme de « percée » semble de prime abord rendre compte du moment inaugural de l’expérience esthétique et, à ce titre, semble pouvoir être associé à deux mouvements distincts : le fait pour l’objet de l’expérience de se détacher des phénomènes ordinaires et de son apparence ordinaire même13, comme une pointe jusqu’ici submergée qui perce une surface, et, inversement, la percée de l’expérience qui travaille l’objet, qui l’ouvre pour une expérience plus complète, à l’image cette fois d’une percée dans les lignes ennemies qui ouvre le chemin au reste de l’armée. Cette image militaire ne doit pas donner à croire qu’il existe une relation antagoniste entre le sujet et l’objet de l’expérience esthétique. Bien plutôt cherchons-nous à souligner à travers elle l’idée que la percée n’est pas simplement une ouverture, mais est en même temps une invitation à poursuivre le chemin ouvert, puisque la percée militaire n’a de sens que si elle est suivie par le reste de l’armée. Si ces deux mouvements sont distincts, ils ne sont pas pour autant contraires, et c’est dans leur articulation que réside la spécificité, nécessairement composite, de l’expérience esthétique.
15Articuler ces deux dynamiques ne signifie pas chercher laquelle est le point de départ de l’expérience elle-même, car cela semble relativement indifférent : sans doute certaines expériences esthétiques adviennent parce qu’un objet frappe nos sens et perce le voile de nos habitudes, manifestant une disponibilité à sentir qui n’était pas nécessairement aperçue et consciente. Mais l’inverse semble également vrai ; il est possible pour une expérience esthétique de n’advenir qu’après un travail consciemment actif du sujet, travail de perception qui serait plus qu’une simple disponibilité, mais bien une élaboration de l’expérience faisant advenir cette percée intérieure qui semble pourtant provoquée par l’objet lui-même. Ainsi l’expérience esthétique n’est pas qu’une simple expérience passive de réception, ce que le premier sens que nous retenions de percée pouvait incorrectement laisser supposer, mais il faut au contraire souligner la dimension active du travail de la sensibilité dans son avènement. La percée dessine ainsi un chemin à suivre, ce qui sera accompli, au prix d’un « risque » par le travail d’« approfondissement », et ne désigne donc pas seulement un moment inaugural14, mais la survivance de ce moment inaugural, du « petit sillon » tracé par la rencontre avec l’objet15, toujours renouvelé. Il faut ainsi se garder d’un contre-sens : le terme de percée n’implique pas le caractère fugitif de l’expérience esthétique et de son commencement, qui ne pourrait advenir que face à l’objet dans le temps de sa découverte, mais elle admet une temporalité plus large qui inclut la fréquentation de l’œuvre, le retour à cette fréquentation et toute l’élaboration de ce complexe de sensation en quelque chose de « culturellement partageable16 ».
16Venons-en alors à cette idée de risque. S’il faut rendre au terme « expérience » son sens étymologique « [d’]avancée aventureuse dans le franchissement des limites17 », alors toute expérience en ce sens fort, parce qu’elle est « aventureuse », porte en elle la possibilité de son échec, échec qui ne serait pas vécu comme un événement trivial. Ce risque tient d’abord au fait de quitter le confort et l’habitude pour explorer les possibilités et les limites de sa propre sensibilité. Ce qui menace alors le sujet, dans ce cas, peut être rangé sous deux catégories principales : le risque de la déception et le risque de l’inconfort. Le premier indique une résistance trop grande de l’objet face aux efforts déployés par le sujet, pour des raisons qui peuvent être diverses. Mais ce risque reste bénin, quoique significatif, car une expérience esthétique décevante reste une expérience dont il est possible de rendre compte et peut être une expérience fertile si l’on reconnaît pourquoi les différentes dynamiques esthétiques, bien que mises en place, ont échoué. La déception reste partageable culturellement, par la critique notamment, et est donc la conséquence, quoique de manière négative, d’une attitude esthétique bien réglée.
17En revanche, sous le second aspect, nous désignons un risque plus radical par lequel ce travail de déshabituation sensible provoque un inconfort chez le sujet. Cet inconfort, dû à la nécessité non pas de se départir totalement de sa subjectivité, mais d’accepter que cette dernière soit interrogée par l’objet de l’expérience sans que nous puissions contrôler absolument ce processus, peut avoir deux issues. La première est un retour à la déception : l’on ferme brutalement le livre que l’on tenait entre ses mains, pour ne plus le rouvrir, parce que l’on n’est pas satisfait de ce que cette « avancée aventureuse » nous a livré. La seconde est le mouvement inverse : le douloureux, le désagréable peuvent être éprouvés comme tel et être appréciés sensiblement en reconnaissant la fécondité de telles expériences pour notre propre intelligence du sensible. Il faut donc se garder d’associer trop rapidement expérience esthétique et expérience naïvement heureuse18. Mais sans doute la frontière est-elle mince entre une expérience féconde et le moment où le fragile équilibre se dérègle et fait basculer le sujet dans une forme d’inconfort qui anesthésie son rapport sensible ou le force à l’interrompre. Ainsi, ce « risque » de l’expérience esthétique peut-il être nommé plus précisément comme étant la rencontre avec l’insoutenable.
18Reste enfin l’idée « d’approfondissement » qui va de pair avec la dimension déjà étudiée de « percée » et la précise un peu plus : nous retrouvons l’idée selon laquelle l’expérience esthétique n’impose pas de schémas pré-établis, mais poursuit l’exploration sensible de l’objet sollicité. Il est cependant à noter que ces deux termes, non-imposition de schémas pré-établis et approfondissement, ne sont pas sur le même plan : le premier est une description de mécanismes cognitifs qui peuvent être mis en place ailleurs que dans l’expérience esthétique ; le second est un terme plus large, tentant de rendre compte de la qualité dynamique vécue de l’expérience esthétique et qui comprend ces mécanismes cognitifs à titre de conditions de possibilité. Sur ce point, « approfondissement » est sans doute un terme encore trop générique tant il est clair que nous n’approfondissons pas de la même manière une expérience sensible et nos connaissances scientifiques. Comment caractériser plus précisément cette dynamique alors ?
19Cet approfondissement de la perception dans le cadre de l’expérience esthétique est, comme nous l’avons déjà évoqué, une résistance à notre tendance à trouver des marqueurs définitifs permettant de catégoriser l’objet d’une perception. Il ne s’agit pas de supprimer cette perception première, sans quoi rien ne saurait avoir de forme ou de sens, mais de savoir ne pas s’en contenter. Que faut-il faire alors ? Massin remarque que l’attention esthétique « demande des actes de réopacification, de libération, d’étrangéisation, tout en donnant accès à un univers propre, mais partageable19 ». Nous voudrions retenir particulièrement le premier de ces termes, comme étant le plus spécifiquement sensible. Cela ne veut pas dire que libération (comme le fait de se libérer « des urgences pratiques » et des « modes de perception habituelle ») et étrangéisation (comme le mouvement de se rendre étranger à soi-même que nous avons déjà évoqué) ne sont pas constitutifs de l’expérience esthétique20, mais qu’ils en sont moins caractéristiques. En effet libération et étrangéisation se retrouvent également, par exemple et quoique selon une dynamique différente, dans l’activité philosophique : le travail d’un concept est à la fois une libération du mot travaillé de son sens habituel en même temps qu’une étrangéisation du philosophe en vue de se changer lui-même. À l’inverse, la réopacification, qui n’est pas simplement le fait d’éclairer, de préciser ou de donner de la consistance, nous semble un processus propre à l’expérience esthétique, parce qu’elle est le geste sensible qui dynamise l’expérience et a pour conséquence la libération et l’étrangéisation.
20En effet, comme le dit Schaeffer, « l’œuvre d’art n’est pas une énigme » dont il faudrait réussir à trouver la solution21. En comprenant ici la mention de l’œuvre d’art comme un paradigme de l’objet esthétique, et en nous autorisant à penser que cette remarque peut valoir aussi pour un paysage ou pour tout objet esthétisé, cette citation éclaire la dynamique intellectuelle et sensible propre à la réopacification. Rendre, à nouveau, opaque n’est pas rendre confus, mais multiplier, infiniment peut-être, indéfiniment sans doute, les points à élucider pour comprendre et développer la relation sensible particulière entretenue avec l’objet. La réopacification est donc le fait de rendre la résistance sensible de l’objet plus riche, sans prétendre énoncer une vérité qui éclairerait l’objet en sa totalité et serait la solution de l’énigme. Mais qu’est-ce qui guide alors cette dynamique ? Massin remarque que l’expérience esthétique « libère des possibles et ouvre un avenir sans le déterminer22 ». L’abandon de l’imposition de schémas pré-établis, la libération de l’objet des intérêts immédiats font que ce mouvement de réopacification entraîne le sujet à découvrir des particularités sensibles. Au fond, l’expérience esthétique nous invite à une « quête23 » dont nous ne saisissons pas totalement l’objet, ce qui est le garant de son caractère ouvert et inépuisable.
21Cette définition de l’expérience esthétique selon la triple dynamique de la percée, du risque et de l’approfondissement étant faite, peut-elle s’appliquer à cette anecdote qui m’a vu lever la tête de mon manuscrit ? Bien plus que la percée, c’est bien la suspension momentanée de l’écriture qui était directrice dans cette expérience. Toute prise de risque sensible, toute tentative de pousser l’étrangéisation de ma propre sensibilité, était donc maintenue à distance, justement parce que la nécessité de travail planait toujours et me semblait plus impérieuse que la « valence hédonique immédiate24 », pour le dire avec le vocabulaire de Schaeffer. En conséquence le processus d’approfondissement, nécessairement amorcé, n’a pu être mené à son terme puisque l’ouverture de l’expérience a été aussitôt refermée par le retour à l’écran d’ordinateur. Cette apparition du ciel à travers la fenêtre ne se distinguait pas du rythme même du travail parce que la conscience de la nécessité de travailler rabattait ce moment sur une fonction de repos. S’il y a bien eu une courte relation esthétique, l’économie d’ensemble de ce moment ne permet pas de le qualifier comme expérience esthétique, actant ainsi la séparation entre ces deux notions.
22Ainsi, pour qu’une relation esthétique soit éprouvée comme une expérience esthétique, il faut qu’elle soit saisie non comme simple relation, mais bien comme une dynamique au sein de notre propre existence, qu’elle se détache par elle-même des autres qualités de moment qui l’entourent en suivant ce mouvement de réopacification que nous avons mis en avant. Il ne suffit pas de noter l’existence d’une relation esthétique pour pouvoir parler d’expérience esthétique. Certes, Schaeffer a raison de considérer que l’esthétique est un mode commun de l’expérience, ouvrant ainsi la nécessité et le devoir de développer cette faculté. Mais, que la notion d’expérience esthétique coïncide strictement avec celle de relation esthétique semble bien plus problématique. Ce que nous essayons de montrer est qu’un processus cognitivement identique n’est pas nécessairement vécu selon la même qualité, que ce soit à cause de sa durée ou du contexte dans lequel ce moment attentionnel surgit. Là où Schaeffer annonçait vouloir comprendre l’expérience esthétique « indépendamment de son objet25 », il nous semble au contraire que c’est dans la caractérisation du lien vécu entre l’expérience et son objet que réside la spécificité de l’expérience esthétique sur la simple relation esthétique. Le paradoxe de l’approche de Schaeffer est que, si la mise en place d’un certain mécanisme attentionnel est suffisant pour parler d’expérience esthétique, il faut alors dire que l’on peut avoir une expérience esthétique sans s’en apercevoir, tant elle est courte ou incluse dans le rythme d’une autre tâche. L’objet dans l’expérience esthétique doit donc être caractérisé, non pas comme simple matérialité, mais comme réseau d’intention : tout objet, comme objet vécu selon un temps et un lieu précis, ne se prête pas à une expérience esthétique. Ici, l’objet ciel, pris dans une relation à mon travail, n’était pas suffisant pour être le soutien d’une expérience esthétique, même si une brève relation esthétique a pu se nouer.
23Même à présent, en ayant repris et travaillé ce moment, au point que son souvenir est devenu pour moi particulièrement clair et signifiant, il me semble difficile de considérer ce moment comme une expérience esthétique. Car de quelle manière est-il signifiant ? Il est vrai que je l’ai décrit comme s’il s’agissait d’une expérience esthétique, mais sa valeur et sa signifiance ne résident pas tant dans le contenu de l’expérience elle-même que dans l’analyse de l’articulation entre le plaisir sensible pris à cette rapide contemplation du ciel et la globalité de mon expérience. Au fond, si ce moment n’est pas une expérience esthétique, il reste une relation esthétique dont la valeur est d’interroger la manière de nous rapporter au monde qui nous entoure. La relation esthétique est donc la condition nécessaire, mais non suffisante, de l’expérience esthétique qui s’organise, à partir de et dans une percée, autour d’une quête ouverte caractérisée par la réopacification du sensible et par l’étrangéisation du sujet et ayant pour risque l’insoutenable.
24Nous en arrivons alors pleinement au problème méthodologique que nous annoncions puisque nous nous trouvons avec trois vocabulaires différents pour parler de la relation et de l’expérience esthétique : le vocabulaire lié à l’attention emprunté à Schaeffer, celui des dynamiques structurant l’expérience emprunté à Massin et le concept de jeu hérité de Kant. La première chose à remarquer est que ces trois ensembles de termes se trouvent à deux niveaux différents d’analyse. Les concepts de Schaeffer, parce qu’ils décrivent des comportements à un niveau largement subconscient, peuvent difficilement rendre compte de la différence qualitative vécue entre une expérience esthétique au sens plein et l’expérience de pause en regardant le ciel déjà décrite longuement. Au contraire les images de la percée ou de la réopacification n’opèrent pas à un niveau souterrain, mais à celui de la perception de notre propre expérience.
25Si une analogie partielle peut aider à comprendre où nous voulons en venir, évoquons brièvement la pratique du chant. Sans aucun doute les meilleurs chanteurs sont ceux qui ont une connaissance du fonctionnement anatomique du chant, mais, dans la performance elle-même, cette connaissance est peu aisément mobilisable en tant que telle. La finesse musculaire et motrice elle-même est approchée lors des cours, ou corrigée en plein concert, par le biais d’images et de métaphores qui ne rendent que grossièrement compte de la réalité physiologique de l’acte du chant26. C’est par ce biais ce que le mécanisme anatomique du chant est rendu sensible et que l’acte de chanter est travaillé et amélioré. L’image ne peut bien sûr pas se substituer à une connaissance anatomique solide, mais les deux s’éclairent et se guident l’une l’autre dans le cadre de la pratique. Ces métaphores ont donc une vertu dynamique en ce qu’elles permettent, mieux que la seule connaissance scientifique, de donner une direction à l’acte du chant. Que garder de cet écart pour notre sujet ? L’analogie ne saurait être parfaite, dans la mesure où la philosophie procède davantage par concept que par image. Néanmoins une tâche de la philosophie en général, et de la philosophie esthétique en particulier, est bien de mettre au jour ou d’inventer de tels concepts pratiques qui modifient et guident la perception que nous avons de nos expériences et qui rendent comptent, voire qui éclairent, ce que les données scientifiques disent à un autre niveau.
26Les termes déjà évoqués, et surtout celui de réopacification, semblent justement, avec l’idée de jeu des facultés, rentrer dans cette catégorie de concepts pratiques, qui s’incorporent dans l’expérience, aident à nommer à celle-ci, et influent directement sur notre capacité à sentir les choses, sans pour autant réduire la particularité des perceptions en agissant comme des schémas pré-établis. Là réside l’intérêt de parler de réopacification et de conserver l’image, parce que, de même que les images utilisées par le chanteur modifient sa perception du flux d’air, avoir en tête l’idée de réopacification apporte avec elle son propre lot d’images connexes (ne serait-ce que par le jeu de ces élucidations qui amènent à une opacité) capables donc non seulement de décrire, mais d’enrichir l’expérience non de manière fantaisiste, mais de manière accordée à la réalité du processus subconscient.
27Mais qu’est-ce qui, dans notre cas, garantit cet accord ? C’est là qu’intervient le concept de jeu comme accord dynamique non réglé. Rappelons que chez Kant, qu’il y ait du jeu entre les facultés s’oppose précisément à la détermination de concepts réglés par l’entendement qui rendraient compte de manière objective et définitive de l’objet27. Partant, ce concept nous apparaît comme la manière adéquate de transposer au niveau conscient le type d’activité attentionnelle qui refuse et réinterroge les catégorisations quotidiennes et univoques, que notait Schaeffer28. La relation esthétique est le début de ce jeu, mais l’expérience esthétique ne commence que lorsque nous reconnaissons ce jeu en nous. Or, reconnaître le jeu dans l’expérience et entrer de plain-pied dans ce jeu est ce que nous avons justement refusé de faire en regardant le ciel à travers la fenêtre de la bibliothèque, stoppant ainsi la réopacification du ciel qui avait débuté.
28Par là, il appert que la réopacification et les autres dynamiques mises en évidence sont des formes de ce jeu. La réopacification est un accord dynamique non réglé entre élucidation et opacité, entre la recherche de la particularité sensible et sa reprise culturellement transmissible ; l’étrangéisation est un accord dynamique non réglé entre l’affirmation de soi et la déprise totale du sujet, déprise qui est vécue de manière négative dans le risque de l’insoutenable. Les termes extrêmes de ces couples notionnels ne sont pas des options entre lesquelles choisir, ou les deux éléments hiérarchisés, mais les termes d’un accord construit par et dans le jeu composite et « impur » de l’expérience esthétique29.
L’expérience sensible technique comme cadre du jeu fermé
Le caractère intéressé de l’expérience des jeux vidéo
29Cette détermination plus précise de l’expérience esthétique étant faite, revenons au livre de Schaeffer qui, comme nous le mentionnions plus haut, rencontre assez tôt les jeux vidéo : ceux-ci sont convoqués à titre d’exemple pour mettre en place une distinction entre « attention distribuée » et « attention focalisée », capitale pour la compréhension des mécanismes attentionnels de l’expérience esthétique30. Avant d’en arriver à ce point cependant, Schaeffer est parvenu à la conclusion que l’expérience esthétique se caractérise par un « surinvestissement attentionnel » ou plutôt que « certaines formes spécifiques de ce surinvestissement de l’attention [sont] caractéristiques de ce mode d’attention31 ». Ce surinvestissement est en effet le point commun à trois « symptômes » de l’esthétique qui ont été identifiés, au cours d’un dialogue avec l’approche de Nelson Goodman, dans les pages précédentes : densification attentionnelle, saturation attentionnelle et exemplification32. Nous nous intéresserons ici particulièrement au phénomène de saturation, en précisant que ces concepts sont autant de composantes, au niveau attentionnel, du jeu réopacifiant que nous venons d’identifier.
30Par saturation, il faut entendre la tendance à ne pas restreindre, pour des raisons d’usage, les différents aspects d’un objet lorsque nous portons notre attention sur lui. Ainsi, face à un tableau, notre attention ne se focalise pas sur le simple tracé d’un trait, mais également sur sa couleur, son épaisseur, la matière avec laquelle il a été tracé, et ainsi de suite, sans que cette liste puisse être limitée a priori33. S’oppose à cette attitude ce que Schaeffer nomme « la dynamique schématisante », que nous avons déjà rencontrée à propos des plantes : face à une plante inconnue que nous tentons d’identifier, nous réduisons le nombre de critère pertinent afin de trouver un critère de ressemblance pour comprendre l’origine et la nature de la plante en question, ce qui constitue un schème conceptuel34. La pertinence du critère considéré est alors toujours fonction d’un contexte d’action ou d’usage de la part du sujet attentif. Or, il semble d’abord que ce soit ce genre d’attention qui se trouve mobilisée par les jeux et par les jeux vidéo. L’important pour progresser dans un jeu est ainsi de savoir reconnaître qui est un ennemi et qui n’en est pas ou, plus généralement, avec quels éléments il est possible d’interagir ou pas. Cela suppose de regarder tout le décor d’un jeu vidéo en y projetant le schème d’action contenu dans les règles, ce qui renvoie à la dimension d’affichage que nous pointions au chapitre précédent.
31Schaeffer, quant à lui, ne traite pas directement d’un jeu vidéo mais convoque une étude anglaise sur les compétences visuelles et le traitement de l’information, qui établit une comparaison entre une population de joueurs et de non-joueurs35. Le résultat de l’étude est alors que les jeux vidéo sont de véritables terrains d’entraînement attentionnel : une pratique régulière permet une meilleure gestion des goulots attentionnels (situations qui résultent d’une « disparité entre le nombre de stimuli qui frappe la rétine en un laps de temps donné et la capacité de traitement attentionnel36 ») ou une meilleure rapidité dans le traitement des informations visuelles. Une telle pratique n’est donc pas vaine, mais permet de développer des compétences réutilisables dans des situations attentionnelles similaires. Ce faisant, Schaeffer veut montrer que l’expérience esthétique est elle aussi une mobilisation de ces capacités attentionnelles, afin d’entériner le caractère ordinaire de celle-ci, quoique selon des dynamiques différentes. Mais pourquoi être parti de l’étude des jeux vidéo pour prouver cela ?
32Ce point de départ est justifié d’abord par une parenté entre expérience vidéoludique et expérience esthétique, exprimée en ces termes :
« L’étude [de Green et Bavelier] a mis en évidence que l’exercice des activités attentionnelles, même lorsqu’elles s’exercent dans un cadre pragmatiquement déconnecté, ce qui est le cas de l’expérience esthétique, est en lui-même une source d’apprentissage, non pas au sens où il produirait des connaissances déclaratives mais au sens où il affine nos capacités de discrimination37. »
33Or, l’étude de Green et Bavelier ne parle à aucun moment d’expérience esthétique. Il faut donc comprendre que Schaeffer comprend l’expérience vidéoludique comme une expérience « pragmatiquement déconnectée » au même titre que l’expérience esthétique. Comment entendre cette expression ? Si nous nous souvenons que ta pragmata désigne, en grec ancien, les affaires de la cité, ce qui a donc trait à la vie publique des citoyens, il faut alors entendre que l’expérience vidéoludique, à l’instar de l’expérience esthétique, suspend ce cours ordinaire de la vie tout en utilisant des mécanismes attentionnels réutilisables dans lors de situations réclamant un engagement pragmatique. En effet, dans les pages suivantes, Schaeffer, lorsqu’il évoque des aspects mis en avant par l’étude de Green et Bavelier, c’est-à-dire la résistance aux goulots d’attention et la différence entre traitement sériel et traitement parallèle38, le fait uniquement en situation d’expérience esthétique en délaissant à peu près complètement les jeux vidéo.
34Or ces quelques pages vont préciser le sens de « pragmatiquement déconnectée » dans une direction très problématique pour l’application de cette expression aux jeux vidéo. En effet, par deux fois39, Schaeffer insiste sur l’absence de tâche immédiate dans l’expérience esthétique comme étant le facteur qui permet son « ouverture » au sensible. Cette absence est primordiale dans l’économie de l’expérience esthétique puisque, pour Schaeffer, la condition même du passage à une attitude esthétique est :
« une dépragmatisation de la relation attentionnelle, ce qui signifie que nous sommes invités à traiter les informations en mettant entre parenthèses ce qui serait leur signification et pertinence dans le cadre de nos interactions en cours avec le monde40 ».
35Faut-il comprendre ce terme comme une reprise, sous un autre vocabulaire, du désintéressement kantien, que nous avons déjà reconnu à la fois comme un critère pertinent de l’expérience esthétique, mais aussi comme ne pouvant être appliqué au jeu vidéo pour caractériser une expérience de jeu orientée vers l’accomplissement de la tâche fixée par les règles ? En partie, mais il faut surtout remarquer que, bien que ce ne soit pas précisé à ce moment-ci du livre, cette déconnexion pragmatique contient en fait deux niveaux : « la constitution d’une enclave pragmatique41 » et la « dépragmatisation ». Or, les jeux vidéo et l’expérience esthétique ont en commun d’être des « enclaves pragmatiques » qui suspendent le cours ordinaire du monde, mais leur point commun s’arrête à ce premier niveau.
36En effet, au moment d’aborder le troisième aspect mis en avant par l’étude de Green et de Bavelier, la différence entre attention distribuée et attention focalisée, Schaeffer repart cette fois de la description d’une expérience vidéoludique pour la différencier d’une expérience esthétique :
« La plupart des jeux d’action possèdent en effet une structure d’action duelle dans laquelle des phases d’action alternent avec des phases de transition invitant à l’exploration visuelle d’un environnement à structure spatiale diversifiée d’où vont surgir de nouveaux ennemis42. »
37Cette phrase décrit en effet très bien le rythme de la progression dans les jeux de tirs modernes, dans lesquels les escarmouches sont assez nettement séparées des séquences d’exploration et de dialogue43. Notons au passage que cette tâche d’exploration visuelle n’est pas limitée au repérage des ennemis, mais également à celui des éléments de décor pouvant servir couverture, des objets de soin ou d’objet arbitrairement désignés comme devant être collectés44. Quoi qu’il en soit, nous sommes d’accord avec Schaeffer pour dire que cette phase d’exploration visuelle se fait sur le mode de l’attention distribuée c’est-à-dire lorsque « le sujet balaie le champ perceptuel sans privilégier aucune zone » là où l’attention focalisée est « une attention dans laquelle le sujet est attiré, dirigé, vers la localisation de sa cible avant qu’elle n’apparaisse45 ». Dans ce second cas, le champ de perception n’est plus homogène, mais est structuré et hiérarchisé en zones pertinentes et zones non pertinentes.
38Pourquoi alors cette inflexion donnée à l’attention distribuée équivaut-elle à la constitution d’une enclave pragmatique ? Parce que la prédominance d’une attention distribuée se retrouve « dans l’attention standard : toute situation perceptive d’attente indéterminée est gérée selon le mode de l’attention distribuée46 ». Ainsi, pouvoir apprécier une situation selon ce mode, c’est ne pas avoir l’attention accaparée par une tâche requérant une focalisation. Un jeu d’action alterne entre phases qui privilégient l’une ou l’autre forme d’attention, mais il constitue dans son ensemble une enclave pragmatique par rapport au monde courant, parce qu’il crée une sollicitation de l’attention distribuée plus importante qu’à l’ordinaire47. En revanche, c’est dans l’articulation entre ces phases d’attention que réside la différence avec l’expérience esthétique. En effet, dans un jeu d’action comme Spec Ops, ces phases ont pour vocation de se résoudre en des combats qui sont les moments de péril ludique, durant lesquels le joueur peut perdre. Si, après avoir été abattu, nous recommençons sur-le-champ la même séquence de jeu, parce que le positionnement des ennemis ne varie que peu, l’attention distribuée n’est plus nécessaire et une préfocalisation plus efficace permettra peut-être une meilleure réussite du combat.
39Nous voyons alors que s’il y a bien enclave pragmatique, il ne pourrait y avoir pleinement dépragmatisation dans la mesure où les jeux substituent à une tâche ordinaire une tâche ludique qui leur est propre. Tout autre est le cas de l’expérience esthétique pour laquelle, si une alternance d’attention distribuée et d’attention focalisée est également notable, ce sont les phases d’attention distribuées qui prédominent dans l’économie de l’expérience. À propos d’un petit corpus d’expériences esthétiques, fictionnelles ou vécues, ayant comme point commun une promenade, en train ou venant d’être faite, Schaeffer note que :
« Les descriptions [de ces expériences] mettent en avant l’importance des phases d’attention distribuées dans la dynamique temporelle des expériences en question. En fait, c’est dans ses retours à des phases d’attention distribuée que l’expérience esthétique se ressource, se redynamise et prend un nouveau départ48. »
40La différence avec les jeux vidéo comme Spec Ops apparaît ici aussi comme grande : les phases d’attentions distribuées dans ce dernier sont peut-être des respirations, mais ce sont surtout des préparations à l’attention focalisée nécessitée par l’action, là où l’attention distribuée est architectoniquement plus constitutive de l’expérience esthétique. C’est en effet par l’attention distribuée que peut surgir la saturation attentionnelle. Or, dans le cas des jeux vidéo, l’attention distribuée suit une tâche à accomplir, puisqu’elle doit permettre de repérer des éléments interactifs et répond donc également à des schèmes d’actions, alors que dans le cas de l’expérience esthétique, aucune tâche autre qu’attentionnelle n’intervient49.
41Ce point est capital, car nous avons vu lors de la section précédente en quoi l’approfondissement propre à l’esthétique était tributaire d’une quête. Et c’est bien parce que cette quête est perpétuellement inachevée, et que ce qui est poursuivi n’apparaît pas immédiatement dans une clarté certaine, que le jeu esthétique est possible. Or, un jeu vidéo demande une tâche à accomplir, tâche qui s’appelle d’ailleurs dans certains genres de jeu une « quête50 ». Sans vouloir surdéterminer outre-mesure cette identité de vocabulaire, il nous semble raisonnable de s’interroger de la manière suivante : comment une quête indéterminée esthétique pourrait-elle naître si une quête bien déterminée et ludique oriente vers sa résolution les différents mécanismes attentionnels du joueur ? Il nous semble que ces deux types de quête sont antagonistes car ils réclament des dynamiques contradictoires, parce que présupposant une articulation différente de nos mécanismes attentionnels. Faut-il alors dire que l’intérêt pour une tâche ludique bloque toute possibilité d’une expérience approfondissant notre rapport sensible ou bien peut-il être à l’origine d’un rapport spécifique qui ne serait pas apparu sans lui ?
Définition de l’expérience sensible technique
42À cette question, nous répondons que, au travers de cet intérêt orientant l’attention du joueur vers une tâche, réside la possibilité d’une expérience approfondissant le sensible d’une manière originale, car se structurant d’une manière autre que l’expérience esthétique. Un exemple est ici nécessaire pour guider cette réflexion et j’aimerais reprendre et développer mes réflexions sur 74:78:6851, qui ont déjà été présentées par ailleurs52. Ce jeu très court, une partie durant rarement plus d’une minute, propose de diriger une entité de forme abstraite. En ramassant des points d’énergie, le joueur peut créer une copie de cette entité par la simple pression d’une touche. Or, ces copies ne sont pas que de simples reflets de l’avatar, mais bien d’autres instances du joueur. Partant, la puissance de calcul nécessaire pour que le jeu fonctionne correctement augmente, ce qui fait baisser la vitesse de rafraîchissement des images, qui donne l’illusion du mouvement lorsqu’elle est supérieure à vingt-quatre images par seconde. Débutant à soixante images par seconde, cette vitesse de rafraîchissement peut tomber jusqu’à cinq images par seconde, point à partir duquel le jeu considère que le joueur a gagné la partie. La condition de victoire n’est alors pas autre chose que de forcer le jeu à ne plus fonctionner correctement.
Ill. 12. – Écran de départ de 74:78:68.
43La manière dont les auteurs font usage, comme élément de règle, de ce qui est censé en être le support est remarquable. En effet, l’immense majorité des jeux prennent la diffusion de leurs images sur un écran, à une vitesse supérieure ou égale à vingt-cinq images-cadres53 par seconde, comme un acquis. Les moments durant lesquels un jeu ralentit inopinément sont en principe vécus comme le symptôme d’un problème, soit d’une inadaptation de la console ou de l’ordinateur au jeu, soit d’un mauvais travail des développeurs. 74:78:68, quant à lui, force le joueur à continuer de jouer malgré la difficulté à effectuer des mouvements précis alors que le jeu apparaît comme une suite d’images plus ou moins fixes et non plus comme un mouvement continu. Plus le joueur suit l’objectif du jeu, plus ce dernier tend à devenir injouable. Il en résulte ainsi une expérience qui interroge le rapport des jeux vidéo à leur matière numérique et la limite du jeu en tant qu’objet jouable. Or cette interrogation se fait par l’expérience même de jeu qui, si elle se résume par les mots, s’éprouve en même temps dans l’effort que demande le jeu pour la réussite de la tâche ludique.
44Alors que l’écran passe d’un affichage fluide à un affichage haché, les gestes physiques du joueur pour déplacer son avatar (maintenir un appui sur des flèches de direction) restent constants : 74:78:68 propose ainsi l’expérience d’une désynchronisation progressive entre les mouvements du corps physique et leur traduction par la machine. Résister à cette désynchronisation constitue déjà un rôle ludique original dans la mesure où la prise d’information à l’écran et le déplacement de l’avatar ne sont pas rendus périlleux par une accélération des éléments visuels, comme dans le cas du jeu d’arcade traditionnel54, mais par la fragmentation de ceux-ci en une suite d’images fixes procurant moins une impression de ralentissement qu’une impression de lourdeur. Parce que l’espace devient illisible et qu’il devient difficile de juger et d’anticiper les mouvements de l’avatar, alors que nos mouvements physiques ne sont, eux, pas entravés, le joueur a presque l’impression de se débattre, comme si l’écran avait gagné un caractère visqueux alourdissant la sensation de déplacement procurée par le jeu.
45Ce que nous avons décrit dans les deux derniers paragraphes est la manière dont, à travers l’effort du joueur, apparaît la technicité de 74:78:68 qui brouille la frontière entre le support de jeu et la règle du jeu à travers un effort qui montre une double volatilité du rôle vidéoludique : volatilité du rôle vidéoludique en général qui est à la merci d’une désynchronisation informatique et volatilité de ce rôle particulier dont le but est de s’anéantir lui-même en cherchant cette désynchronisation. Or cette technicité apparaît par un processus de réopacification du sensible : la manipulation amène la réussite, mais le plaisir ludique pris au jeu n’est pas que le plaisir de la réussite, mais est celui de sentir qu’il existe une plus grande profondeur sensible de nos gestes dans leur rapport aux règles et à la tâche ludique qu’elles fixent.
46Certes, le joueur qui, au cours de sa partie, devient attentif à cette richesse sensible et technique de ses gestes perd peut-être un peu de la concentration nécessaire pour accomplir cette tâche le plus diligemment possible. Mais cette appréciation porte toujours sur les règles et leurs effets et n’annule pas cet intérêt pour l’objectif du jeu : il ne suffit en effet pas de jouer à 74:78:68 pour en arriver à une telle appréciation, il faut déjà relativement bien jouer pour sentir cette richesse parce qu’elle est inséparable d’une attention intéressée à réaliser la tâche fixée par le jeu. L’intérêt pris à la réalisation d’un objectif ludique est donc, non pas ce qui vient limiter le déploiement de la richesse sensible, mais ce qui rend possible ce déploiement en direction de la technicité du jeu. Il faut cependant noter un changement par rapport à l’expérience esthétique : là où celle-ci s’organisait autour d’une quête ouverte et indéfinie, l’expérience sensible s’organise ici autour d’une quête dont l’horizon est défini par la technicité.
47En conséquence, la dynamique de l’expérience esthétique qu’est l’étrangéisation, ainsi que le risque que constitue l’insoutenable, s’en trouvent altérés. Si l’étrangéisation consiste à se rendre étranger à soi-même, il semble d’abord que les jeux vidéo, en nous offrant de nouvelles identités, de nouveaux mondes à explorer, offrent de belles occasions pour celle-ci. Mais cela pose deux problèmes : d’une part, au sein des jeux vidéo, pareils éléments sont plutôt de l’ordre de l’accessoire aux règles, d’autre part, si nous avons raison de penser que le luthier jugeant de la « chorégraphie opératoire55 » de ses gestes ou de ceux d’un autre, rentre dans le cadre de l’expérience sensible technique, il semble difficile d’appeler « étrangéisation » le fait d’approfondir sensiblement son propre métier.
48La dynamique à l’œuvre en ce cas, nous préférons l’appeler « l’enrôlement », par référence au fait que toute opération technique est un rôle pratique, non ordinaire dans le cas des jeux, ordinaire dans le cas d’un métier. Que ce soit pour jouer à un jeu vidéo ou pour fabriquer des violons, cette dynamique est double. S’il y a toujours un jeu entre l’affirmation et la déprise du sujet, ces deux termes à accorder ne sont pas situés sur le même plan. Parce que le geste technique doit réaliser ce qui est réclamé par le rôle, une part non négligeable de ce dernier est liée à l’usage, usage qui se définit par autre chose que la richesse sensible de ce même rôle et qui définit le cadre dans lequel la richesse sensible du geste ou de l’objet technique se déploie. L’affirmation du sujet manifeste donc nécessairement une maîtrise du rôle. Mais à partir de et dans cette maîtrise, se ménage la possibilité d’une déprise, qui considère, pour elle-même, la richesse sensible technique qui apparaît dans le geste maîtrisé.
49Par là, la déprise ne peut être que partielle, ce qui modifie le risque de l’expérience. La corruption de la dynamique d’étrangéisation, amenait l’insoutenable, quand, ici, la corruption de l’enrôlement amène le risque de l’insurmontable, lorsque le rôle ne peut être maîtrisé. Ce risque apparaît sous deux conditions liées à la maîtrise : le défaut d’exécution et le défaut d’imagination technique. Le premier, qui est courant dans les jeux vidéo, désigne le fait de se retrouver bloqué par une tâche dont nous comprenons les réquisits, mais que nous ne parvenons pas à exécuter à cause de la saturation de l’information à l’écran ou bien d’une difficulté à coordonner nos mouvements à cause de la rapidité du jeu, par exemple. De telles situations peuvent cependant permettre d’entrevoir plus ou moins complètement la technicité du jeu, même si elles ne permettent pas de l’éprouver pleinement, car elles peuvent constituer des moments normaux de l’expérience de jeu56.
50La seconde forme est plus radicale et concerne cette fois-ci autant le sujet qui est en train de réaliser un geste technique que celui qui est face à un objet ou un geste réalisé par quelqu’un d’autre. Ainsi, lors d’une récente visite au musée du Compagnonnage de Tours, j’ai pu déambuler entre les outils et réalisations de différents corps de métiers, des maréchaux-ferrants aux sabotiers. Cette visite fut fort décevante car les outils étaient proposés sans autres explications que leurs noms. En conséquence, les objets me semblaient désespérément muets : ne sachant pas à quoi ils servaient, n’étant que peu informé des processus de fabrications du sabot, il m’était impossible d’y projeter mon schéma corporel et d’imaginer l’effort qui devait, pour un œil exercé, être lisible dans ces instruments. L’insurmontable est ici plus radical dans la mesure où la nature même de la tâche est cachée et qu’il ne semble pas y avoir de moyens pour réussir par soi-même à surmonter cet état quelque peu hébété57.
51En conséquence, l’expérience sensible technique s’organise, à partir de et dans une percée, autour d’une quête déterminée par la maîtrise technique, caractérisée par la réopacification du sensible et par l’enrôlement du sujet et ayant pour risque l’insurmontable. Néanmoins, il reste encore une hésitation majeure quant à son statut et à son rapport avec l’expérience esthétique. Nous avons insisté sur l’idée que l’intérêt pris à l’accomplissement d’une tâche n’est pas une limitation du jeu intérieur, comme cela est le cas dans le jugement de goût appliqué kantien, mais ce qui permet au jeu de se déployer. En revanche, il est clair que ce déploiement se fait d’une manière, non pas moins libre, mais sans doute moins ample que dans le cadre d’une expérience esthétique, à cause de la nécessité de maintenir une maîtrise technique ou une tension vers l’acquisition de cette maîtrise. Il est alors légitime de demander si cette expérience sensible technique ne serait pas en fait qu’un cas particulier de l’expérience esthétique.
52Pour répondre à cette question, il ne faut plus seulement s’intéresser à la structure attentionnelle de l’expérience, mais au plaisir et au jeu qui y sont trouvés. Nous avons montré qu’il y a des formes de jeu différentes, mais sont-elles des variations d’un même type de jeu ou bien les développements parallèles et analogues de deux jeux différents ? Pour donner un tour plus général à cette question en partant de l’idée que le plaisir sensible est issu de ce jeu : le plaisir pris à l’expérience sensible technique est-il une forme de plaisir esthétique ou bien manifeste-t-il l’existence d’un plaisir sensible technique autonome et, partant, d’un jeu technique différent du jeu esthétique ? Cette question, qui concerne non plus seulement l’expérience, mais le jugement d’appréciation sensible afférent, sera le nœud problématique principal de la seconde partie de ce livre. En attendant, noter la structuration différente de l’expérience esthétique et de l’expérience sensible technique est suffisant pour le propos du chapitre, qui est de déterminer les régimes d’attention des jeux vidéo.
Le jeu fermé comme source de culture
53Il est donc à présent temps de présenter plus en détail l’opposition entre jeu fermé et jeu ouvert, dont l’origine dans notre propos est la double possibilité, pour un joueur, de jouer en étant attentif aux règles ou en étant attentif à ce qui est accessoire aux règles. Ce terme de « jeu fermé » est à comprendre en référence aux idées de Roger Caillois dont le livre Les jeux et les hommes s’ouvre sur un moment de définition polémique du jeu58. Caillois y pense le jeu comme une « dépense59 », ce qui attaque directement la thèse huizingienne de la fécondité culturelle du jeu60. Là où le jeu chez Huizinga rayonne dans les différentes formes de culture existantes, puisqu’il en constitue l’origine, il apparaît bien plutôt chez l’auteur français comme une activité fermée sur elle-même et « improductive61 ». En effet, cette dépense est rendue possible par le fait que « le domaine du jeu est […] un univers réservé, clos, protégé : un espace pur62 ». Jouer, c’est donc se couper du cours de l’existence, que ce cours soit profane ou sacré63.
54Cette coupure ne serait pourtant pas du même ordre que celle instaurée par le fait de se retrancher dans une lecture. L’idée sous-jacente est que la lecture, bien qu’elle constitue aussi, comme acte localisé dans le temps, un certain retrait du monde, amène une expérience réutilisable en société, ce qu’on peut tout simplement nommer une forme de culture. Elle transforme le sujet, là où le jeu, n’étant que divertissement, ne ferait que le délasser ; à ce propos, il est remarquable que l’effacement de la limite claire entre jeu et expérience non jouée constitue pour l’auteur une « corruption des jeux64 ». La dépense est donc avant tout un concept qui a une valeur structurelle, liée à l’idée de divertissement et sanctionne au fond tout écart avec le domaine du productif, que ce productif soit envisagé au sens économique ou de manière large comme ce qui produit la société et la conduite des hommes.
55Mais cette dépense, au-delà de son aspect théorique, peut aussi être ressentie dans l’expérience, à deux niveaux au moins : physique et symbolique. Ainsi, la pratique d’un sport peut être vécue comme une manière de se dépenser, c’est-à-dire de dépenser son énergie en pure perte, eu égard aux besoins de la vie quotidienne. Mais que veut alors dire dépenser un symbole ? Pour Caillois, il s’agit de l’usage d’attributs sacrés détournés de leur fonction rituelle, dans le cadre du carnaval, par exemple65. Il est possible de retrouver, au sein des jeux vidéo, un processus similaire dans une certaine forme de référence à des éléments culturels, par exemple dans le salome66 de Stephen Lavelle. Le but de ce jeu est de diriger, en vue subjective, une tête qui roule dans un environnement qualifiable de lunaire. Le jeu est donc extrêmement difficile puisque l’impression d’effectuer des roulades en permanence peut induire un fort vertige, augmenté par des distorsions sonores, ou bien une hilarité certaine devant l’incapacité à se diriger correctement67. La référence au mythe de Salomé, et donc à la tête coupée de Jean le baptiste, permet de justifier la règle ludique, mais sans que le jeu ne semble apporter quelque chose de consistant à ces figures, telles qu’elles ont été construites par différentes œuvres au cours des siècles. Il y a bien, dans ce cas, un jeu avec ces éléments, c’est-à-dire un réinvestissement de leur sens, pour une tâche qui leur est in fine étrangère ; ce processus, qui neutralise la portée culturelle des figures qu’il mobilise, est ce qui est rendu par le terme de « dépense ».
56Cette vanité du jeu n’empêche pourtant pas Caillois de penser le jeu comme un phénomène à la fois important et nécessaire. Simplement, et il est en ceci très kantien, les jeux ne sont pensés qu’en termes de divertissement. Les jeux peuvent ainsi « rendre propre [les hommes] à contribuer utilement à enrichir et à fixer les styles de culture », mais ne font pas œuvres de culture eux-mêmes parce qu’ils sont stériles68. Parler, a contrario, de « jeu ouvert », c’est dire que cette vision cailloisienne des jeux est incomplète, que la dépense de ses éléments ne saurait résumer à elle seule toutes les attitudes ludiques, et que certains éléments accessoires aux règles résistent à ce processus de dépense, ce que nous avons déjà vu avec, entre autres, les exemples de Rez ou de Wandersong. Appeler ces expériences du « jeu ouvert » signifie également que nous considérons de telles expériences non comme des écarts par rapport à une expérience ontologiquement plus ludique, mais bien comme des phases de jeu à part entière, ce que la prochaine section s’emploiera à prouver. Mais nous devons d’abord marquer une autre différence par rapport à la pensée de Caillois, afin de considérer l’articulation entre le jeu fermé et l’expérience sensible technique69.
57Nous choisissons de parler de jeu fermé parce que le processus de dépense des éléments accessoires aux règles, en tant que neutralisation de la portée signifiante ordinaire de ces éléments en fonction de ce qui est réclamé par les règles, et qui fait que ces éléments sont sentis « comme en passant », nous semble effectivement être une dimension propre des jeux. Il y a bien une clôture des jeux dont la superficialité des références peut éventuellement être un marqueur ; néanmoins, la distinction jeu ouvert/jeu fermé, telle que nous la pensons, n’est pas une distinction entre jeu stérile et jeu source de culture. Cela reviendrait en effet à établir une hiérarchie entre ces deux régimes d’expérience qui transformerait le jeu en un objet boiteux, vain dans sa forme la plus pure, mais plus digne lorsqu’il rencontre un élément qui dépasse sa clôture. Il y a, selon nous, une dimension culturelle qui n’apparaît que dans le jeu fermé, au sens où nous cultivons par là notre faculté de sentir, et que nous avons déjà présenté : la technicité sensible du rôle qui constitue le jeu en train d’être joué, comme part de la culture ludique et de la culture technique.
58L’exemple de 74:78:68 nous a mis en présence de pareille situation. L’expérience de jeu rapportée ne partait pas d’une relation d’usage aux mécaniques du jeu, mais d’une relation technique à celles-ci : elle mettait au jour la profondeur sensible de ce qui apparaît à l’écran et des manipulations du joueur dans leur lien aux règles et à la tâche ludique proposée. Or, la description que nous en donnions n’était pas à comprendre comme une analyse distanciée de l’objet, mais tentait de rendre compte du plaisir ludique spécifique à 74:78:68 : nous prenons plaisir à ce jeu parce que nos gestes brouillent la frontière entre la règle et le support, et parce qu’ils sont la source d’un jeu entre la désynchronisation physique/numérique comme base du rôle vidéoludique et comme destruction de ce même rôle. Cette expérience sensible de la technicité reste dans le cadre du jeu fermé, puisque l’attention du joueur reste dans l’attention à ce qui est réglé ; elle ne fait qu’approfondir la dimension sensible de cette relation réglée au jeu, par et dans l’effort réalisé pour accomplir la tâche ludique.
59Il faut alors se garder d’identifier le jeu fermé comme régime d’expérience et l’expérience sensible technique. Cette dernière est une expérience d’appréciation sensible des jeux et de leur technicité au travers de la relation sensible que nous entretenons avec eux. Or comme nous l’avons déjà dit, la routine née de la maîtrise ou, a contrario, la nécessité d’avoir l’esprit entièrement accaparé à la tâche à cause de sa difficulté, instaurent une relation d’usage bien plus qu’une relation technique, qui subordonne plus complètement l’objet et le geste techniques à la fin poursuivie. Cette relation d’usage, tant qu’elle vise l’accomplissement mécanique du jeu pour lui-même ou de manière compétitive, fait partie du jeu fermé. Or, si nous comprenons que ces deux formes de jeu fermé sont liées par un même type d’attention aux règles, comment comprendre qu’elles soient réunies sous un même régime d’expérience alors que notre premier chapitre avait opposé relation d’usage et relation technique ?
60Pour comprendre cela, repartons d’une conclusion de la première section de ce chapitre : nous avons vu que l’existence d’une relation esthétique était distincte de l’existence d’une expérience esthétique dont elle est la condition nécessaire. L’expérience esthétique, en déployant les formes du jeu à l’œuvre dans la relation esthétique, est certes un approfondissement du sensible, mais aussi un approfondissement de la relation elle-même. Cette dernière n’y est plus inféodée à une dynamique extérieure, l’alternance du repos et du travail dans le cas de l’exemple que nous donnions. Partant, le plaisir sensible éprouvé dans la simple relation esthétique, en tant qu’il provient du jeu à l’origine de celle-ci70, est comme une forme larvaire qui se transforme grâce au déploiement des différentes dynamiques constitutives de l’expérience esthétique.
61L’image de la forme larvaire essaye de rendre une double idée. D’abord, l’emploi figuré du mot, que l’on retrouve à la fois sous la forme « larvé » et « larvaire », indique, d’après le Trésor de la Langue Française informatisé quelque chose « qui existe de manière sourde, latente, qui ne se manifeste pas complètement71 ». C’est ce dernier sens que nous souhaitons évoquer : le plaisir sensible n’est approfondi pleinement que lorsque le jeu à son origine est lui-même pleinement aperçu et senti, et donc au centre de l’attention. Or cet approfondissement est moins la complétion d’un état précédent qu’une transformation qui peut prendre des tours, sinon inattendus, du moins indéterminés à l’origine, ce qui est la seconde raison qui nous a fait retenir cette image de la larve. En transposant cette réflexion dans le cadre sensible technique qui est le nôtre, nous disons que la relation d’usage n’est pas l’opposé de la relation technique sensible : elle est bien plutôt ce qui limite le jeu qui est à son origine (de même que le rythme du travail avait limité, temporellement et dynamiquement, le jeu esthétique dans notre exemple du ciel et de la bibliothèque) et maintient le plaisir sensible technique dans cet état larvaire.
62Or pareille situation d’usage est sans aucun doute la plus courante dans les jeux, lorsque notre attention est entièrement accaparée par la solution d’un problème, ou par l’exécution du geste décisif qui permettrait de remporter un tournoi. Ces situations font ressentir un plaisir sensible lié à l’effort effectué et donc à la technicité des jeux, distinct du simple plaisir de la réussite72. La différence d’avec l’expérience sensible technique est alors que, là où celle-ci va considérer l’effort fait par le joueur pour lui-même, la relation d’usage n’accorde qu’une valeur instrumentale à l’effort. Puisque nos régimes d’expérience ont alors pour but d’expliciter les conditions d’émergence du plaisir ludique, nous comprenons l’importance architectonique de l’expérience sensible technique pour le jeu fermé : c’est en elle que s’observent le plus clairement à la fois les dynamiques générales qui singularisent ce type de plaisir et l’approfondissement particulier du plaisir spécifique à chaque jeu.
63Cette identité du plaisir est la conséquence d’une parenté des expériences au niveau attentionnel, qui considèrent le rapport aux règles et à la tâche fixée par elles. La prépondérance de ce type d’attention est donc ce qui détermine avant tout le jeu fermé, ce qui permet d’inclure une troisième situation en son sein : celle de l’ennui ludique. Examinons ainsi Super Columbine Massacre RPG !73 (ci-après Super Columbine), jeu dans lequel les personnages jouables sont Eric Harris et Dylan Klebold, les auteurs du massacre de Columbine en avril 1999, et proposant une approche résolument documentariste, les dialogues du jeu étant par exemple extraits de certaines archives personnelles d’Harris et de Klebold. Le système utilisé est celui des jeux de rôle comme Final Fantasy IX74 : lorsque l’avatar croise un lycéen, au sein d’un environnement permettant des déplacements en temps réel, une nouvelle fenêtre de jeu s’ouvre et un combat au tour par tour se déclenche. Les actions de combat, principalement le tir, ne sont pas simulées de manière directe, comme dans un jeu de tir en première personne, mais grâce à des menus textuels permettant de sélectionner les options désirées, comme le montre l’image ci-dessous.
Ill. 13. – Phase de combat dans Super Columbine Massacre RPG !
64Or ces combats ne présentent aucune difficulté ludique, la plupart des victimes mourant en une seule rafale et ne donnant pas de coups suffisamment puissants pour menacer les personnages dirigés par le joueur. Cette absence de challenge sert le propos du jeu, qui tente de rendre compte de l’horreur du massacre : il montre la disproportion des rapports de force et laisse le temps au joueur, par la lenteur et le caractère haché du rythme, de prendre conscience de cette horreur. Ici, la mécanique de jeu aide à porter le sens, car cette possibilité de réflexion sur ses actions auraient été bien moindre dans un jeu de tir en temps réel mobilisant des réflexes et une plus grande dextérité. La suspension de l’accomplissement de la tâche ludique, aisée à mettre en place grâce au tour par tour, mécanique autorisant le joueur à prendre tout le temps qu’il veut pour choisir ses actions, permet à ce même joueur de se détacher de l’attention aux seules règles pour examiner le rapport entre les règles et le propos du jeu. Nous sommes alors dans une expérience de jeu ouvert qui n’a, pour l’instant, rien d’ennuyeux.
65Mais si cette prise de conscience est frappante lors du premier combat, qu’en est-il lors du deuxième ou du troisième ? Il semble qu’elle soit plus difficilement présente à l’esprit du joueur à cause de la répétitivité de la situation. De plus, une deuxième partie du jeu, plus métaphorique dans son approche de la signification du massacre, se déroule aux Enfers, avec des ennemis qui posent cette fois-ci un vrai défi au joueur. Une manière de contourner un peu cette difficulté est de traquer méthodiquement tous les élèves et de les tuer tous pour accumuler le maximum de points d’expérience et ainsi augmenter les caractéristiques de combat d’Eric Harris et de Dylan Klebold, les rendant plus forts et résistants. Il s’agit donc de racler le jeu75 en répétant des dizaines de fois la même séquence, peu intéressante du fait du manque délibéré d’enjeu ludique des combats, ce qui provoque l’ennui et neutralise totalement le sentiment de malaise éprouvé la première fois.
66L’ennui est ici le fruit d’un inconfort intérieur dû à la lutte entre deux tendances : entre la nécessité de rester derrière l’écran pour accomplir la tâche fixée par les règles et le désir d’aller faire quelque chose de plus intéressant ailleurs. Comparons cela avec l’ennui au théâtre où l’inconfort provient d’une lutte entre une tendance insatisfaite de son désœuvrement, qui pousse à se lever de son siège ou à souhaiter rapidement la tombée du rideau afin de faire autre chose, et une tendance qui souhaite rester dans son siège, devinant confusément qu’il vaut la peine de rester en ce lieu et de rester dans cette posture sans tâche à accomplir. Une manière de tromper cet ennui est alors de laisser l’attention se détacher du spectacle pour « penser à autre chose », ce qui peut servir de moment de repos attentionnel et permettre de mieux revenir par la suite au spectacle.
67Or, dans le cas de Super Columbine, l’attention est obligée de rester concentrée sur la tâche à accomplir, rendant impossible ce vagabondage des pensées. Il serait possible d’opposer à cela les remarques d’Hannah Arendt sur le fait que les tâches répétitives favorisent un retour vers soi76, mais la répétition ici ne parvient jamais au stade de la routine qui permettrait d’atteindre cet état. La répétition se fait toujours avec de légères variations aléatoires : les combats ne présentent pas tous le même type d’adversaire et il faut marcher un nombre indéfini de pas pour atteindre à nouveau les combats. Il n’est donc pas possible d’instaurer une véritable routine rythmique qui permettrait de libérer l’attention de cette tâche fastidieuse. Ce qui était ouvert s’est refermé.
68L’ennui ici est fastidieux, ou, de manière plus générale, pénible. Cette pénibilité empêche le jeu ouvert, dans la mesure où la répétitivité détourne l’attention des éléments accessoires aux règles. Mais cette répétitivité ne détourne pas l’attention de la tâche ludique : elle force au contraire à garder de l’intérêt pour une tâche autrement inintéressante, ce pourquoi cette expérience est une forme, pénible, du jeu fermé. L’ennui n’est pourtant pas une expérience de réception anormale ; la pénibilité n’empêche pas le joueur de rester accroché à son contrôleur, de même que l’ennui au théâtre ne fait pas lever de son fauteuil dès ses premiers signes. Le type d’ennui n’est cependant pas le même. Parce qu’ils requièrent d’accomplir quelque chose, les jeux vidéo, ennuient d’une manière moins libre que les arts vivants, en rendant plus difficile le relâchement de l’attention.
Le jeu ouvert est-il pleinement une manière de jouer ?
69L’exemple de Super Columbine nous permet de retrouver une situation similaire à celle de Rez au chapitre dernier : une même situation de jeu peut être abordée par le joueur à partir d’une attention dirigée vers ce qui est réglé ou bien vers ce qui est accessoire aux règles. Notons néanmoins une différence entre les deux situations. Dans Rez c’est l’attention à la qualité musicale du jouer qui dirige les mouvements du joueur et qui se trouve par là même accomplir la tâche ludique fixée par les règles. Dans Super Columbine, cette attention à la mise en scène de l’horreur et de l’absurdité de la tuerie suit et accompagne les actions motivées par les règles, et, par sa force sensible, relègue au second plan ces éléments réglés, du moins tant que la répétitivité de la tâche n’émousse pas cette force. Mais cette différence entre une ouverture qui précède ou qui procède de l’action de jeu est due à la différence de rôle de ces jeux (le premier imite certains aspects du jeu musical quand le second insuffle un sens polémique et original à des mécaniques vidéoludiques classiques) et ne doit pas masquer leur point commun essentiel : les éléments accessoires aux règles n’y sont plus sentis « comme en passant », mais deviennent centraux dans l’attention du joueur.
70À l’univocité du jeu fermé, centré autour de l’aspect technique, s’oppose une grande diversité des manières d’appréhender un jeu selon régime du jeu ouvert. Ainsi, apprendre comment fonctionne la législation encadrant le redécoupage des cartes électorales aux États-Unis en jouant à The ReDistricting Game77, est très clairement une expérience de jeu ouvert, dans la mesure où elle contrevient à la clôture du domaine du jeu telle qu’elle est pensée par Caillois. La démarche pédagogique de ce jeu78 est garante de son ouverture et oriente l’expérience vers un intérêt autre que celui porté à la résolution des situations ludiques proposées. Le jeu est utilisé de façon instrumentale pour dire d’une autre manière ce que les livres d’histoire disent par ailleurs : que le scrutin d’arrondissement est constitué de « mares stagnantes », pour reprendre les mots d’Aristide Briand, dont un découpage savant permet d’orienter très fortement le résultat.
71Il ne faut pas lire un reproche dans cette idée d’usage instrumental du jeu, au contraire, pouvoir manipuler des frontières virtuelles pour faire en sorte que nos candidats soient élus, rend sensible, et, au sens propre, « à portée de main », un processus largement abstrait et lointain pour tout citoyen non engagé dans une fonction politique. The ReDistricting Game est ainsi un bon exemple de ce qui a été nommé par Ian Bogost la « rhétorique procédurale » comme manière de transmettre des idées, et surtout de persuader, non par le langage, mais par la performance79. Ainsi, le régime d’expérience du jeu ouvert nomme également la possibilité d’apercevoir le contenu politique d’un jeu, que ce contenu soit un message explicite ou un présupposé implicite80, et doit donc logiquement inclure aussi des approches sociologiques ou géographiques, entre autres exemples. Toutes ces approches, toutes ces manières d’ouvrir l’attitude ludique et de considérer ainsi les jeux vidéo à l’égal des formes culturelles comme le cinéma ou la littérature, sont pertinentes et nous ne pouvons prétendre rendre compte des spécificités de chacune en parlant de jeu ouvert.
72En revanche, si elles font toutes parties du jeu ouvert, c’est qu’elles présupposent que le jeu vidéo est une œuvre qui, par ses qualités sensibles, est apte à porter un message ou un sens et que ce sens n’est pas issu d’un détournement de son usage. Avant donc d’en venir à l’éventuel sens politique ou social des jeux vidéo, il faut donc convenir que les jeux vidéo sont un travail remarquable du sensible, non pas seulement en un sens technique, mais en un sens qui échappe en partie à l’accomplissement de la tâche demandée par les règles. Si ce travail du sensible peut être apprécié pour son sens politique, il peut en même temps être apprécié pour lui-même, en rendant le joueur attentif à la relation esthétique qui se noue entre le jeu et lui-même, le menant ainsi à une expérience esthétique. Ainsi, de même qu’il nous paraissait pertinent d’isoler l’expérience sensible technique comme paradigme du jeu fermé, de même nous prendrons le régime esthétique d’ouverture comme paradigme du jeu ouvert, parce qu’il est le plus apte à dégager les spécificités du médium vidéoludique et les mécanismes sensibles présidant à toute autre donation de sens possible.
73Mais cette ouverture de l’expérience n’abolit pas la nécessité d’accomplir la tâche ludique pour progresser dans le jeu. Ici, il faut distinguer entre l’exemple de Rez, où l’ouverture de l’expérience est concomitante de l’action périlleuse, et notre lecture de la séquence d’escalade dans Remember Me au chapitre précédent, dans laquelle le basculement dans le jeu ouvert nécessite la suspension de pareille action. Rez montre bien à lui seul que l’opposition entre jeu ouvert et jeu fermé ne recouvre pas une séparation entre inactivité et activité du joueur au sein du monde ludique. Mais il semble cependant légitime de demander si la combinaison entre une attention à ce qui est accessoire aux règles et la suspension de toute activité dans le monde du jeu est bien encore une forme de jouer81 ?
74Avant de répondre à cette question, il faut en fait ajouter un troisième cas de figure : le cas où une attention à ce qui est accessoire aux règles va de pair avec une activité non périlleuse dans le monde du jeu, ce qui se retrouve, par exemple, dans Monument Valley82, jeu développé pour les téléphones tactiles et les tablettes. Dans celui-ci, toucher l’écran permet deux types de mouvement : lorsqu’il y a simplement un rapide appui, sans glissement, l’avatar du joueur se déplace à l’endroit indiqué. En revanche, lorsque le joueur imprime un mouvement dans une direction, en faisant rapidement glisser son doigt sur une zone identifiée comme interactive (par la présence d’un levier ou d’une couleur de terrain spéciale) l’environnement est modifié, créant de nouvelles routes à parcourir. Une telle structure est semblable à beaucoup d’autres de jeux dit d’énigmes, mais l’originalité de Monument Valley est de proposer un jeu avec la perspective isométrique, en faisant du contrôle du point de vue une mécanique déterminante pour la résolution des niveaux.
Ill. 14. – Début du niveau « La boîte » dans Monument Valley.
Source : Ustwo Games.
Ill. 15. – Fin du niveau « La boîte » dans Monument Valley.
Source : Ustwo Games.
75Or ces énigmes ne sont pas très difficiles et, la plupart du temps, après une ou deux manipulations, le joueur n’a plus qu’à faire avancer son personnage, ce qui ne présente plus aucune difficulté ludique. Il semble alors, ce qui est corroboré par la présence d’une fonction « appareil photo » permettant de prendre des captures d’écran à n’importe quel moment, que les niveaux du jeu soient construits autant pour être regardés que pour être résolus. Cela est particulièrement sensible au chapitre viii, « La boîte ». Confronté à une boîte, le joueur, selon l’angle par lequel il l’ouvre, découvre plusieurs pièces différentes. Une fois les quatre premières énigmes réussies, et après avoir actionné deux manivelles, la boîte se déploie en une sorte de château qui se reconfigure à chaque passage de l’avatar sur un interrupteur. Cette dernière séquence est dénuée de toute difficulté, et même de tout véritable choix de la part du joueur ; l’attention peut alors se concentrer sur le « déballage » de la boîte, qui va contre toutes les évidences de la physique puisque ce qui en sort ne pouvait être contenu dès l’abord en son sein.
76Monument Valley, à ce moment, bien que jeu vidéo, se rapproche du jouet. Les gestes qui effleurent l’écran convoquent deux expériences proches, mais distinctes, de l’enfance : les mains qui écartent les murs d’une maison de poupée ou bien le couvercle d’une boîte à jouets, découvrant des éléments statiques, mais aussi les mains qui remontent une boîte à musique afin de déclencher un ballet mécanique. Le caractère tactile de l’écran a ici une grande importance : le jeu par écran tactile n’est pas moins médiat que le jeu par la souris, mais il contraint de manière moins stricte la posture et donc le ressenti moteur, en favorisant l’évocation du jouet. Ce qui est alors esthétiquement riche dans les mouvements de Monument Valley, ce n’est pas la disproportion quasi magique entre un geste léger et ses conséquences démesurées (faire pivoter sur lui-même un monde à la géométrie impossible), ce qui est une description technique du rôle du jeu. Monument Valley convie à l’expérience d’une tactilité chargée de souvenirs moteurs, sans prétendre s’y substituer, et qui se trouve prise dans un jeu entre le sensible physique et le sensible numérique, jeu dans lequel l’intérêt porté à la réalisation de la tâche est neutralisé voire quasiment absent, par la trivialité de la tâche à accomplir.
77Où situer cet exemple par rapport aux deux autres ? D’un côté, il semble proche de Rez : il est lié à une activité diégétique du joueur et le système de jeu semble avoir été pensé pour permettre le jeu ouvert. D’un autre côté, il semble proche de Remember Me : l’activité n’étant pas périlleuse, l’appréciation esthétique est dissociée de l’effort ludique propre au jeu et concerne une qualité sensible qui semble accessoire, parce que possiblement non aperçue ; le joueur pressé, ou insensible, peut bien appuyer le plus rapidement possible sur les interrupteurs, juste pour faire avancer le jeu, ce qui revient à une attitude de jeu fermé. Or, cette dernière remarque pointe une donnée importante : la détermination du régime d’expérience, n’est pas qu’une question de design, mais elle peut être le reflet d’une décision du joueur quant à sa manière d’aborder le jeu.
78Certes, un jeu sans véritable histoire, demandant au joueur de récolter de l’énergie pour créer des doubles de lui-même, tout en suivant des yeux un monde avec peu de contraste et où l’animation devient de plus en plus saccadée, comme 74:78:68, oriente son joueur vers l’attention aux règles, là où Monument Valley, par le design de ces niveaux et l’absence de véritable menace pour l’avatar, est bien plus propice à laisser l’attention du joueur vaguer hors des règles. Il semble alors possible de dresser une carte des affinités entre genre ludique et régime d’expérience, mais sans donner à ces liaisons une valeur absolument contraignante. Au-delà de ces affinités, le joueur possède une part active dans la détermination de son régime d’expérience. L’exemple de Remember Me montre bien comment, un élément accessoire aux règles a frappé mon attention et que, refusant d’en rester à une perception « comme en passant » de ces éléments, j’en suis venu à accueillir cet élément et à l’approfondir par les dynamiques de l’expérience esthétique. Revenons alors à la question que nous posions au départ, à savoir si cette expérience pouvait encore être pleinement une expérience du jouer. Y répondre négativement reviendrait à nier deux choses : nier qu’il y ait une continuité entre l’expérience de Rez et celle de Remember Me, continuité que nous avons tenté de mettre en valeur avec l’exemple de Monument Valley comme chaînon entre les deux ; et surtout nier que le jouer soit un phénomène protéiforme qui puisse prendre une certaine distance à soi dans son expérience même.
79Or nier ces deux propositions reviendrait à considérer le jouer comme une exception par rapport aux autres formes culturelles. Ainsi, lorsque Roland Barthes, dans S/Z, entreprend d’écrire sa lecture de la nouvelle Sarrasine de Balzac, il précise bien, dans un article annonçant la parution dudit livre, qu’il s’est agi pour lui de décrire ces moments où l’on lève la tête du livre, où l’on stoppe le cours de la lecture pour laisser infuser en soi le texte83. Ainsi le temps de la réception n’est pas un temps homogène et alterne entre des moments d’attention forte à l’œuvre et d’attention plus distante à la matérialité de celle-ci. En revanche, la manière dont ces différents moments rythment une expérience de réception, leur place relative dans la constitution de cette expérience, n’est sans doute pas transposable d’un art à un autre. Ainsi, lever les yeux d’un texte dont nous maîtrisons complètement la temporalité de la réception ne peut avoir exactement le même statut que le fait d’arrêter un film pour décortiquer la composition d’un plan, en s’abstrayant de la temporalité imposée par l’objet. Les jeux vidéo ne font pas exception à cette complexité de la réception, même s’il est difficile de systématiser la place de ces moments de retrait dans l’expérience de jeu. Dans un jeu au tour par tour, pareils moments ne se distinguent pas vraiment du temps de l’action ludique, qui ne se fait pas nécessairement les yeux rivés sur l’écran. À l’inverse, dans un jeu en temps réel, se détacher de l’écran et du contrôleur pour ne rien faire est bien davantage ressenti comme une interruption du cours du jeu, sans être une interruption du jouer, de même que lever la tête de son livre interrompt le cours de celui-ci, sans interrompre en tant que telle l’expérience de lecture.
80Il faut donc se défaire de l’idée selon laquelle jouer se limite à la tentative de progression au sein du jeu par une activité du joueur. Être retenu par un détail du jeu (Remember Me) stoppant l’activité et la progression est autant du jouer que l’activité au sein du monde du jeu qui ne vise pas la progression au sein de celui-ci84 ou bien lorsque nous regardons le jeu progresser sans qu’il y ait activité au sein du monde de notre part. Ce dernier cas peut être exemplifié par les séquences cinématiques, mais également, d’une manière plus décisive, par 4’33” of Uniqueness85 de Petri Purho, sorte d’adaptation vidéoludique du fameux 4’33” de John Cage. La seule interaction avec l’ordinateur réclamé est de lancer le jeu. Passé ce geste inaugural, le jeu présente une fenêtre dans laquelle la couleur blanche va, pendant quatre minutes et trente-trois secondes, remplacer peu à peu la couleur noire. Le jeu doit être joué avec une connexion à Internet car le programme contrôle en permanence si d’autres joueurs ou joueuses, dans la pièce d’à côté ou à l’autre bout du monde, lancent le jeu. Or, si une seconde personne se connecte alors que nous sommes en train de jouer, la partie est perdue : le but du jeu est donc d’être le seul au monde à jouer à ce jeu pendant un peu plus de quatre minutes.
81Cette expérience d’une unicité somme toute très minimale est néanmoins troublante à cause du jeu qu’elle noue entre isolement et connexion. L’acte même d’y jouer est un isolement : l’on se retrouve seul devant son écran, à ne rien faire d’autre que regarder un lent mouvement de couleurs, avec la certitude, puisqu’elle est mesurée, que nous sommes seuls au monde dans ce cas. En même temps, le jeu consiste à jouer cet isolement, comme on jouerait de l’argent dans une machine à sous, en laissant le hasard décider de notre sort puisque lancer le jeu, c’est se connecter au réseau qui peut mettre en relation instantanée deux parties éloignées du globe au travers d’un point du cyberespace. Il y a quelque chose d’écrasant dans ce sentiment : parce que le jeu ne simule pas de lieu où agir, cela donne l’impression, depuis notre chambre, que le terrain de jeu est en fait le monde entier. Et ce point du cyberespace qu’est 4’33” of Uniqueness n’est qu’à peine un point de rencontre : il est plutôt celui d’une collision puisque l’arrivée d’un joueur chasse l’autre, sans possibilité de dialogue, ramenant alors le premier joueur dans une autre forme d’isolement, dans lequel la possibilité de la connexion comme partage est impossible. Le temps de la partie est ainsi un temps de vertige : en nous amenant la preuve dérisoire que nous sommes uniques, d’une unicité menacée par le jeu lui-même, 4’33” of Uniqueness donne en même temps les conditions pour méditer, de manière inquiète, sur la petitesse de notre place dans le monde, entre isolement et connexion.
82Pareille expérience relève clairement du jeu ouvert : cette unicité n’est pas dépensée par les règles, mais elle s’approfondit dans la temporalité du jeu, jusqu’à un point de vertige existentiel qui peut être insoutenable. Mais que dire alors du joueur qui ouvre le jeu et va lire un article sur un site Internet puis revient au bout de quatre minutes et demie voir s’il a gagné ou perdu sa partie ? Nous pouvons penser que son expérience sensible est moins riche, et qu’affronter le risque de l’ouverture, c’est davantage « jouer le jeu », comme le dit l’expression. Cela n’en reste pas moins une manière valide de jouer, qui cherche simplement à tenter le hasard sans vertige existentiel : nous sommes toujours dans une situation au cours de laquelle le jeu progresse indépendamment de notre activité, mais le régime d’expérience est alors celui du jeu fermé, parce que le joueur s’attarde, de manière distraite, sur l’accomplissement de la tâche ludique.
83L’hétérogénéité du jouer ne réside donc pas seulement dans les diverses articulations entre activité et progression, mais dans le fait que, en droit, chaque séquence de jeu peut être expérimentée de deux manières différentes : par rapport aux règles et à l’effort définies par celles-ci (jeu fermé) et par rapport aux éléments accessoires aux règles, normalement dépensées par l’effort du joueur (jeu ouvert). Or, l’exemple de 4’33” of Uniqueness offre un exemple particulièrement parlant quant à la manière dont se construit le jeu fermé. En effet les éléments permettant l’ouverture du jeu ne sont même plus présents aux marges de la perception, pour être saisis « comme en passant », ils sont complètement neutralisés par le fait de jouer en faisant autre chose en même temps, en renonçant ainsi à la possibilité même de faire l’expérience de cette unicité fragile. Faut-il alors dire qu’il existe des expériences plus fermées ou plus ouvertes que d’autres ? Peut-on dégager des expériences du jeu fermé et du jeu ouvert qui accentueraient les traits généraux de ceux-ci ?
84Faute de place, je ne puis ici qu’indiquer ce que sont ces expériences, qui existent bel et bien, en remettant leur étude complète à un volume sur l’esthétique des jeux vidéo. À l’extrême du jeu fermé se trouve le régime de la compétition, visible à la fois dans les jeux vidéo s’organisant comme des pratiques sportives et dans la pratique du speedrun, consistant à finir le plus rapidement possible un jeu donné. Celle-ci rend particulièrement visible la neutralisation des éléments accessoires aux règles. Par exemple dans un speedrun de Final Fantasy IX, toutes les phases de dialogue sont passées à une telle vitesse qu’il n’est jamais question de lire quoi que ce soit : le dialogue se transforme en exercice rythmique puisqu’il s’agit de marteler un unique bouton pour faire défiler le plus vite possible les bulles de texte86.
85À l’inverse, lorsque toute difficulté ludique a été neutralisée, du côté du jeu ouvert, se trouve l’expérience de la promenade dont le rôle ludique consiste simplement à arpenter un monde fictionnel. Cette expérience peut à la fois se retrouver dans un jeu source de difficultés ludiques, comme Final Fantasy IX, lorsque le joueur choisit de ne pas se presser et de prendre le temps de déambuler dans le monde du jeu pour en admirer un aspect, ou bien peut s’autonomiser pour être l’unique rôle ludique proposé, ce qui donne le genre vidéoludique des walking simulators, auquel se rattachent, par exemple, Dear Esther87 ou Sacramento88.
Notes de bas de page
1 Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 97-99.
2 Ibid., p. 42-43.
3 Je remercie ici Mathieu Triclot d’avoir attiré mon attention sur ce point lors de ma soutenance.
4 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2015.
5 Ibid., p. 13 et p. 45.
6 Ibid., p. 198.
7 Ibid., p. 316.
8 Le premier chapitre du livre consacre justement cette équivalence puisqu’il est nommé « la relation esthétique comme expérience ». Voir ibid., p. 41-44.
9 Ibid., p. 12.
10 Ibid., p. 49.
11 Ibid., p. 58-59.
12 Massin Marianne, Expérience esthétique et art contemporain, Rennes, PUR, coll. « Æsthetica », 2013, p. 21.
13 Marianne Massin insiste justement sur ce caractère de rupture du cadre habituel de la perception. Voir ibid., p. 40.
14 De manière générale, ces trois termes nous semblent moins désigner trois propriétés hétérogènes que trois facettes d’un même tout que constituerait l’expérience esthétique.
15 L’expression, empruntée à Proust, se retrouve chez Marianne Massin. Voir ibid., p. 49.
16 Ibid., p. 42. Ce qui distingue ainsi l’expérience esthétique de l’hallucination, et qui en fait donc une véritable « intelligence du sensible » est que l’élaboration même de l’expérience se déploie grâce et au sein d’un univers de références qui viennent enrichir la perception elle-même et notre intelligence de cette perception. Sur ce point, voir Saint Girons Baldine, L’acte esthétique. Cinq réels, cinq risques de se perdre, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2008, p. 47.
17 Massin, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 47.
18 Ibid., p. 56-57.
19 Ibid., p. 40.
20 Nous verrons justement que c’est dans la déliaison de la réopacification et de la libération que réside la spécificité de certaines expériences du jeu vidéo, qui en font des expériences sensibles d’un autre genre que l’expérience esthétique.
21 Schaeffer Jena-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 179.
22 Massin Marianne, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 58.
23 L’expression est utilisée à plusieurs reprises par Massin. Voir, par exemple, ibid., p. 49.
24 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 198.
25 Ibid., p. 12.
26 Pour reprendre certaines images utilisées par le contre-ténor Pierre Kuzor (communication personnelle) imaginer que l’on « boit sa voix » est une manière d’aider à garder une même ligne de souffle en ayant l’impression que l’on inspire l’air au lieu de l’expirer, ou bien que l’on cherche à « frapper un gong », quelque part entre les yeux, afin de maintenir l’émission le plus haut possible, pour timbrer la voix, tout en gardant un dynamisme du souffle.
27 Kant Immanuel, CFJ, op. cit., § 9, p. 196.
28 Schaeffer Jean-Marie, L’Expérience esthétique, op. cit., p. 58-59.
29 Sur cette impureté de l’expérience esthétique, voir Massin Marianne, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 147-149.
30 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 63-76.
31 Ibid., p. 62.
32 Ibid., p. 55-63. Il est à remarquer que la troisième catégorie, celle d’exemplification, est beaucoup plus liée que les autres aux spécificités esthétiques de l’approche de Goodman. Pour une critique de celle-ci, voir Pouillaude Frédéric « L’expression en danse : au-delà de l’exemplification ? », in Angelino Lucia (dir.),Quand le geste fait sens, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, 2015, p. 35-50.
33 Ibid., p. 57.
34 Ibid., p. 58-59.
35 Green C. Shawn et Bavelier Daphne, « Action Video Game Modifies Visual Selective Attention », Nature, vol. 423, 2003, p. 534-537.
36 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 66.
37 Ibid., p. 65.
38 Notons que ces termes n’apparaissent pas dans l’étude de Nature elle-même et que la glose de Schaeffer se fait très distante par rapport à son point de départ.
39 Ibid., p. 67 « l’attention esthétique n’a pas de tâche au sens fort du terme », et p. 71 « une dynamique attentionnelle sans tâche assignée ».
40 Ibid., p. 205.
41 Schaeffer Jean-Marie, loc. cit.
42 Ibid., p. 71.
43 Un bon exemple de cette tendance est sans doute Spec Ops: The Line, Berlin, Yager Development, 2K Games, 2012 à opposer, par exemple, à un autre jeu de tir comme Unreal, Cary, NC, Epic Games, GT Interactive, 1998. Alors qu’Unreal jouait sur la concomitance de l’exploration et du combat, ce qui créait une tension permanente car chaque angle de couloir pouvait cacher un ennemi, Spec Ops délimite des zones précises d’escarmouche qui sont, au bout d’un temps, reconnaissables grâce à certains arrangements architecturaux.
44 Cette nécessité de jongler entre différentes tâches, et donc différentes stratégies attentionnelles, est précisément ce qui est à la base de la distinction proposée par Green et Bavelier entre jeu d’action (qui demandent de gérer plusieurs tâches à la fois) et jeu de contrôle (qui demandent de ne se concentrer que sur une seule tâche à la fois, l’exemple qu’ils donnent de cette catégorie étant Tetris). Le résultat de la dernière de leurs cinq expériences tend à confirmer le bien-fondé de cette distinction. Voir Green C. Shawn et Bavelier Daphne, « Action Video Game Modifies Visual Attention », art. cité, p. 537.
45 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, p. 72.
46 Schaeffer Jean-Marie, loc. cit.
47 À cela s’ajoute le fait que les jeux vidéo sont des fictions et s’inscrivent donc dans le régime de « feintise ludique » qui caractérise celles-ci pour Schaeffer, nécessairement en retrait par rapport au monde ordinaire. Schaeffer ouvrait d’ailleurs son ouvrage sur la fiction avec l’évocation de la réception du jeu vidéo Tomb Raider. Voir Schaeffer Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1999, p. 7-11.
48 Schaeffer Jean-Marie, L’expérience esthétique, op. cit., p. 75.
49 Le fait de marcher n’est ainsi pas une tâche dans la mesure où, puisqu’il n’y a pas d’obstacle ou d’autres piétons à éviter, elle ne mobilise pas de ressources attentionnelles particulières et soutient bien plutôt le rythme de l’expérience esthétique.
50 On distingue alors les quêtes principales des quêtes secondaires. Les premières sont obligatoires et font avancer le scénario du jeu tandis que les secondes sont optionnelles et n’ont pas forcément d’influence sur le développement général de l’histoire.
51 74:78:68, Mohov Serguey, Bodet Fabian et Duquesne Clément, 2012.
52 Morisset Thomas, « Entre la lutherie et les jeux vidéo : penser un jugement de goût technique », Sciences du jeu, no 11, op. cit., [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdj.1801], consulté le 13-02-2022.
53 Une image est toujours la projection d’un état du logiciel, dans la mesure où la vitesse de rafraîchissement des images n’est pas seulement un rythme de diffusion, mais un rythme de calcul : à chaque image correspond un état du programme. Le ralentissement des images ne détruit donc pas seulement l’illusion du mouvement, mais les conditions du jeu comme enregistrement des inputs. Ce caractère spécifique, à la fois informatique et visuel des images, comme reflet d’un état du programme, fait que l’anglais parle de frame, ce que nous traduisons par « image-cadre ».
54 Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 150-156.
55 Buob Baptiste, « De l’adresse », art. cité, p. 86.
56 Pour une analyse de l’échec et de la répétition dans le jeu NO THING, voir Morisset Thomas, « Le joueur et le musicien », art. cité, p. 188-189.
57 En revanche, dans un jeu d’énigme, le plaisir ludique consiste justement à déployer une imagination technique pour venir à bout d’une situation sans issue apparente.
58 Caillois Roger, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 31-38.
59 Ibid., p. 33 et p. 36.
60 Huizinga Johan, Homo ludens, proeve eener bepaling van het spel-element der cultuur (1938), traduction par Cécile Seresia, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, p. 74-77.
61 Ibid., p. 35.
62 Ibid., p. 37-38.
63 Là où Huizinga met en évidence le lien existant entre jeu et rituel, Caillois s’attache à montrer que là où il y a sérieux et mystère, malgré une proximité des apparences, il ne peut y avoir jeu. Si le temps rituel est séparé du temps séculier, il n’en est pas pour autant clos, mais ouvert sur une dimension spirituelle ou cosmique, ouverture qui fait défaut au jeu.
64 Caillois Roger, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 112-113.
65 Ibid., p. 33-34.
66 Salome, Lavelle Stephen, Increpare, 2011, [https://www.increpare.com/2011/07/salome/], consulté le 13-02-2022.
67 Le schème de commande est spécifique au jeu puisqu’il s’agit de contrôler trois axes de rotation : rotation vers l’avant et l’arrière, rotation vers la gauche ou la droite et pivot à 360o degré sur place.
68 Ibid., p. 121 et p. 9.
69 Cet écart par rapport à Caillois qu’est le concept de « jeu ouvert » ne revient pas à adopter les thèses de Huizinga.
70 Nous exposerons plus complètement cet argument au chapitre iv.
71 Article « larvaire », TLFI, [https://www.cnrtl.fr/lexicographie/larvaire], consulté le 13-02-2022.
72 Cet aspect sera également abordé en détail dans le prochain chapitre.
73 Super Columbine Massacre RPG !, Danny Ledonne, 2005.
74 Final Fantasy IX, op. cit.
75 Par ce terme, que nous empruntons à une proposition d’Antonin Congy, nous tentons de traduire le terme anglais to grind the game, qu’il faudrait littéralement traduire par « moudre le jeu ». L’idée étant ici de faire tout ce qu’il est matériellement possible (que ce soit, dans le cas de Super Columbine, de tuer tout le monde ou, dans des jeux moins morbides, de récolter tous les objets optionnels) pour qu’il ne reste rien de caché ou de laissé de côté dans l’univers du jeu, le terme de racler nous semble plus approprié.
76 Arendt Hannah, The Human Condition (1958), trad. Georges Fradier, Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Lévy, coll. « Agora », 1983, p. 197-198 (note 1).
77 The ReDistricting Game, Swain Chris, University of Southern Carlifornia, 2007, [http://www.redistrictinggame.org/game.php], consulté le 13-02-2022.
78 Celui-ci a été conçu au sein d’une université américaine pour « éduquer les citoyens, provoquer leur engagement et leur rendre le pouvoir au sujet du redécoupage électoral » (educate, engage, and empower citizens around the issue of political redistricting). Ce texte est extrait du descriptif du jeu, consultable à l’adresse [http://www.redistrictinggame.org/about.php], consulté le 13-02-2022.
79 Bogost Ian, Persuasive Games. The Expressive Power of Videogames, Cambridge, MA, MIT Press, 2007, p. 28-39.
80 Pour prendre un exemple canonique au sein des games studies, voir par exemple les lectures de géographes ou d’urbanistes de Sim City, Wright Will, op. cit., qui soulignent comment les règles du jeu tendent à produire une urbanisation typiquement américaine et une gestion libérale de la ville. Voir Rufat Samuel et Ter Minassian Hovig, « Video games and urban simulation: new tools or new tricks? », Cybergeo: European Journal of Geography, 2012, [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cybergeo.25561], consulté le 13-02-2022.
81 Pour Alexander Galloway, dans les scènes cinématiques ou bien dans ce genre de moments durant lesquels nous regardons ce qu’il se passe dans le jeu sans progresser « le jeu est présent, mais le jouer est absent » (the game is still present, but play is absent). Voir Galloway Alexander, Gaming, op. cit., p. 10. Je traduis.
82 Monument Valley, Londres, Ustwo Games, 2014.
83 Barthes Roland, « Écrire la lecture » (1970), in Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, coll. « Point Essais », p. 33-36.
84 Ces activités peuvent être de deux genres. Il y a tout d’abord les activités cosmétiques au sein du jeu (changer l’apparence ou l’accoutrement de l’avatar, par exemple) mais aussi les activités au sein du monde du jeu qui sont indifférentes à l’accomplissement de la tâche ludique, comme une errance dans le monde du jeu juste pour le plaisir d’admirer le paysage.
85 4’ 33” of Uniqueness, Petri Purho, 2009, [https://www.kloonigames.com/blog/games/4mins33secs], consulté le 13-02-2022.
86 Voir le speedrun d’Ysangwen enregistré dans l’émission de Chauvière Yann dit « CdV » et Renan « RealMyop » Letoqueux, Speedgame : Final Fantasy IX en moins de 11 heures ?, émission vidéodiffusée, Fougères, Nesblog, 2015, [https://youtu.be/3s9fOcGzbew], consulté le 13-02-2022.
87 Dear Esther, Brighton, The Chinese Room, 2012.
88 Sacramento, Delphine Fourneau, 2016, [https://dziff.itch.io/sacramento], consulté le 13-02-2022.
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