Chapitre II. L’apport des jeux vidéo à une pensée technique du sensible
p. 73-122
Texte intégral
1Le premier chapitre a permis de définir l’approche de ce livre comme étant tout à la fois technique et sensible et il s’agit à présent de montrer deux choses : la fécondité de cette approche technique pour penser les jeux vidéo et le jouer en général et, en retour, la fécondité des jeux vidéo pour renouveler les cadres de la philosophie esthétique.
2Nous avions évoqué en introduction la double différence que recouvrait le couple game et play : du côté des formes ludiques, d’abord, entre un jeu réglé, détachable de la personne jouant par une objectivation de ses règles, et un jeu plus libre mettant en avant la créativité propre de la personne jouant ; en suivant une ligne de partage épistémologique ensuite, entre une approche par les jeux comme systèmes et une approche par le jouer comme expérience. Concernant le premier aspect, les différents exemples déjà évoqués jusqu’ici ont montré jusqu’à quel point les jeux vidéo pouvaient se rattacher à l’une ou l’autre de ces formes ludiques. Cette diversité n’a pourtant pas empêché certains théoriciens de donner la priorité à une forme sur l’autre.
3C’est le cas notamment de Jesper Juul dans Half-Real qui effectue une jonction entre les dimensions ludiques et épistémologiques1 : parce que les objets-jeux réglés sont pensés comme ayant davantage de valeur intrinsèque que les formes plus libres du jouer, s’ensuit une valorisation de l’approche épistémologique consistant à penser les jeux comme des systèmes. Or cet alignement des deux sens du terme game suscite deux difficultés. La première est que la théorie prend un tour normatif : en définissant un objet parfait qui serait le véritable objet de la ludologie, une part de la production vidéoludique se retrouve de facto aux marges de cette théorie. Ne serait-ce pas se condamner à penser imparfaitement les jeux vidéo que de discriminer, indépendamment de la qualité particulière de ceux-ci, entre des jeux vidéo qui seraient pleinement jeux et d’autres qui seraient des objets essentiellement boiteux ? Paradoxalement, l’approche de Juul, poussée à un point qui dépasse l’intention de son auteur, semble presque rejoindre les conclusions pourtant hostiles à la ludologie de Robson et Meskin : les jeux vidéo comme catégorie philosophique n’auraient pas grand intérêt, seule celle de jeu aurait une valeur épistémologique.
4La seconde concerne l’articulation entre les deux faces de l’opposition game/play. En effet, une approche par le play peut elle aussi valoriser un type ludique spécifique, nommément les activités rattachées au jeu libre : c’est, à grands traits, ce que propose Anne Boissière. D’un autre côté, l’approche par le play de Mathieu Triclot constitue une réponse à ce qui est perçu comme une étroitesse de la part de Juul : l’approche par expérience permettrait de penser une unité phénoménologique de l’expérience vidéoludique, qui engloberait une diversité irréductible des pratiques. Or, cette voie amène-t-elle à confondre ce qui ne devrait pas l’être ou bien au contraire est-il nécessaire de délier l’alliance entre sens ludique et épistémologique de game et play ?
5L’hypothèse de ce livre est qu’une définition technique du jeu permettrait justement de légitimer cette approche par l’expérience, à laquelle nous nous rattachons, en disant que jeu libre et jeu fermé sont des genres au sein d’un même domaine technique du jouer. Le péril est alors le suivant : est-ce qu’en pensant le jeu et donc le geste ludique comme un cas particulier du geste technique nous ne diluons pas à notre tour la spécificité du domaine ludique ?
6Cette question nous mène au deuxième objectif de ce chapitre : donner une définition non plus seulement du jeu, mais des jeux vidéo, qui soit à la fois technique et sensible. Néanmoins, ce livre ne vise pas à constituer une esthétique des jeux vidéo en bonne et due forme, ce qui nécessiterait un ouvrage spécifiquement consacré à cette entreprise. Il s’agira donc ici de s’en tenir aux traits qui permettent de montrer à la fois la spécificité et la problématicité des jeux vidéo. Plus modestement, à travers l’attention au geste et à l’image, nous aimerions simplement souligner le pouvoir heuristique des jeux vidéo : montrer ce qui, dans leur expérience, résiste aux catégories établies de la pensée philosophique et oblige à repenser notre rapport au sensible. Si les outils théoriques forgés ici ont vocation à être valables au-delà de la seule sphère vidéoludique, ce n’est cependant pas un hasard qu’ils soient nés des jeux vidéo.
De la définition des jeux à celle de la culture ludique
Jesper Juul et le « modèle classique » des jeux
7Après en avoir brièvement présenté les tenants et aboutissants, il est nécessaire d’en venir au texte même de Jesper Juul et particulièrement à sa définition en six points du jeu dans son ouvrage Half-Real :
« Un jeu est un système basé sur des règles avec un résultat variable et quantifiable, où différentes valeurs sont assignées à différents résultats, où le joueur fait un effort pour influencer le résultat, où le joueur est émotionnellement attaché au résultat et où les conséquences de l’activité sont négociables2. »
8Si cette définition a le mérite de l’exhaustivité, elle nous intéresse particulièrement par le statut que lui confère Juul. Plus qu’une définition, elle serait censée constituer en même temps le « modèle classique des jeux3 » (classic game model).
9Mais que signifie alors être un « modèle classique » ? D’une part, cela veut dire que les six propositions qui constituent la définition de Juul sont autant de conditions « nécessaires et suffisantes » pour être un jeu4. D’autre part, un paragraphe plus bas, Juul précise que :
« Ce modèle des jeux est la fondation sur laquelle les jeux sont construits. Il correspond à la pellicule des films ; il est comparable à la toile de la peinture et aux mots du roman. […] De plus, ce modèle ne lie pas les jeux à un médium spécifique, en conséquence de quoi les jeux sont transmédiatiques de la même manière que l’est le récit5. »
10L’argument présenté ici est censé asseoir l’approche par le game comme la seule approche légitime pour parler des jeux et des jeux vidéo6. Leur matière serait donc une structure formelle et immatérielle, qui n’userait de matériaux tangibles comme des pions en bois ou d’un ordinateur qu’à titre de simples supports. Les conséquences de cette position trouvent leur expression la plus claire dans un tableau, reproduit ci-après (ill. 4), qui distingue entre les jeux, les non-jeux et les cas limites7. Sont appelés jeux ceux qui satisfont aux six parties de la définition, les « cas limites » étant alors ceux qui satisfont à la plupart de ces règles. Or, bien loin d’être d’obscures œuvres d’avant-garde constituant des exceptions jamais répétées, nous retrouvons parmi ces cas limites SimCity8, jeu vidéo particulièrement important dans la mesure où il a engendré à sa suite un genre particulier, le city-builder. Nous traduisons assez librement ce terme par « jeu de gestion-construction », plutôt que par la traduction littérale « jeu de construction de ville », parce que la formule ludique qui s’y trouve peut être adaptée à des simulations de parcs d’attractions ou de studios de cinéma9. SimCity s’écarterait du modèle classique, dans la mesure où ses règles ne valorisent pas d’issue, car il s’agit d’un jeu sans fin. Certes, il y a des règles à suivre si le joueur veut voir grandir et prospérer sa ville, mais le point à partir duquel il considérera qu’il a fini sa partie et qu’il n’a rien à ajouter est laissé entièrement à son appréciation. Rien ne témoigne plus de cette liberté que la possibilité, dès le premier épisode, de déclencher des catastrophes naturelles pour regarder la ville brûler, si tel est notre bon plaisir.
Ill. 4. – Diagramme des jeux et non-jeux de Jesper Juul (Half-Real, p. 44).
Du centre vers la périphérie, on passe donc des « jeux » aux « cas limites » à des « non-jeux ». Les six camemberts centraux correspondent aux six parties de la définition vue plus haut. Les cinq cas-limites sont (en partant du bas, dans le sens horaire) : les jeux de hasard ; les paris au petit bonheur ; les paris éclairés ; les jeux de rôle papier ; les simulations sans fin. Les six « non-jeux » sont (en partant du plus à gauche, dans le sens horaire) : le commerce et la guerre noble ; le jeu libre ; la fiction hypertextuelle ; « Ring-a-ring o’ roses » (exemple de comptine enfantine) ; raconter une histoire ; Le jeu de la vie de Conway ou regarder le feu dans l’âtre.
11Comment alors les game studies peuvent-elles parler de SimCity comme d’un jeu s’il ne remplit pas toutes les « conditions suffisantes et nécessaires » ? C’est ici que l’identification postulée entre modèle et matière formelle des jeux prend toute son importance. Si Juul reconnaît que les jeux vidéo, à la suite des jeux de rôle, s’écartent de ce modèle classique, cela ne constitue pas un argument contre la pertinence renouvelée de ce modèle. Il soutient au contraire que « le modèle classique de jeux est sans doute devenu plus facile à identifier maintenant que les jeux vidéo ont évolué au-delà de ses limites10 » car la diversité des jeux vidéo forcerait à s’entendre sur ce modèle, afin de s’entendre sur le sens à donner au terme « jeu » (game). Le modèle garderait sa pertinence interprétative parce que l’absence d’un de ses caractères, dans le cas de SimCity l’existence d’un but fixe, devrait être analysée comme un écart par rapport à ce modèle. Quant à la nécessité d’en repasser par lui pour comprendre la teneur ludique d’un jeu, elle viendrait du fait que ce modèle ne correspondrait pas à une norme arbitraire, mais bien à la matière dont seraient faits les jeux.
12La définition de Juul est attaquable sous au moins trois angles : d’abord sur son contenu lui-même11, sur le flou qui entoure le partage entre « cas-limites » et « non-jeux » et, c’est le seul aspect que nous développerons ici, sur l’identification de ce modèle à une « matière transmédiale ». Dans l’introduction de son livre, Juul faisait de ce modèle l’équivalent de « la pellicule des films », de « la toile de la peinture » et des « mots d’un roman12 ». La mise en équivalence de ces trois objets, déjà problématique en soi, est rendue encore plus difficile à élucider par la variation rencontrée dans la conclusion qui considère cette fois-ci que « le modèle classique des jeux » est un « noyau technique » similaire « [aux] lettres d’un roman, [aux] ondes sonores de la musique et [aux] images du cinéma13 ». Il paraît difficile d’accorder que la pellicule et les images sont une seule même chose (réserve qui vaut également pour les mots et les lettres) et l’impression de flou déjà présente face à certains des aspects de la théorie de Juul en ressort encore grandie. Prenons-le cependant au mot et tentons de voir la relation qui unit la pellicule au cinéma, puisqu’il s’agit de la première image mobilisée. Admettons que la pellicule est bien « la base » ou le « noyau technique » des films en ce qu’elle fixe l’image et permet son mouvement (ce qui demande de faire abstraction du cinéma numérique, mais passons). Elle n’est alors pas le véhicule neutre de l’art puisque le format et le procédé chimique de fixation donnent des résultats esthétiques différents.
13Si la pellicule est de la matière cinématographique, c’est bien parce qu’elle admet des modifications et un travail de ses propriétés : un film tourné en 70 mm et en couleur n’est pas plus ou moins du cinéma, ou un « cas limite », qu’une œuvre filmée en 35 mm et en noir et blanc. Or c’est précisément cette flexibilité de la matière que Juul rejette dans la mesure où les six qualités constituantes d’un jeu ne souffriraient pas d’exception, ou même de discussion, sauf à ce que le jeu en question devienne un « cas limite » ou autre chose qu’un jeu. Il y aurait alors une forme pure du jeu, forme à partir de laquelle se constituerait une hiérarchie des savoirs autour de l’objet jeu, dans la mesure où les cas limites ne seraient que des déviations, peut-être intéressantes, mais néanmoins accidentelles, et incapables de faire évoluer l’essence des jeux. En conséquence, la comparaison entre la pellicule et cette construction théorique proposée par Juul nous apparaît comme erronée.
14Ainsi, dire que ce modèle est la matière des jeux apparaît peu probant à cause de son caractère normatif : que la plupart des jeux se conforment à cette série de propositions ne veut pas dire pour autant qu’il soit nécessaire d’en passer par ce modèle pour penser l’entièreté du domaine des jeux. Davantage, il nous semble que des objets comme SimCity ou With Those We Love Alive ne peuvent être que mal pensés par une théorie qui les considère dès le départ comme des objets problématiques et nous ne voyons donc vraiment pas pourquoi il faudrait accorder à cette définition, dont Juul reconnaît lui-même qu’elle a été dépassée par les jeux vidéo14, un privilège épistémologique15.
15En revanche, la proposition de Juul nous semble une manière tout à fait adéquate de définir une catégorie bien spécifique de jeux : les jeux compétitifs dans lesquels l’issue de la partie est en même temps l’issue du jeu, catégorie qui englobe à la fois la manille, le Monopoly ou encore le football. Par conséquent, les six critères identifiés par l’auteur danois ne sont pas des critères nécessaires, mais des critères suffisants pour définir un objet ou une pratique comme jeu. Les écarts observés par rapport à ces critères doivent alors être compris, non comme des écarts ontologiques, mais comme des variations sensibles amenant des manières inédites de jouer. L’enjeu est alors de trouver l’élément qui assure une continuité entre ces différentes formes de jeu et qui permettrait de les penser sans les hiérarchiser sur le plan ontologique.
Le jeu comme rôle non ordinaire
16Cet élément sera double puisqu’il s’agit à la fois de la notion de rôle, comme définition technique des jeux, et de la constitution, à partir des rôles ludiques, d’une culture ludique. Pour arriver à ces conclusions, et pour mieux comprendre la place que nous accordons aux travaux des ludologues comme Juul pour la définition du jeu, nous nous inspirons d’un problème définitionnel issu du champ des études littéraires et plus particulièrement de l’approche, et de la solution, proposées par Gérard Genette dans Fiction et diction16.
17La position défendue par ce dernier apparaît le plus clairement dans ce passage :
« La littérarité, étant un fait pluriel, exige une théorie pluraliste qui prenne en charge les diverses façons qu’a le langage d’échapper et de survivre à sa fonction pratique et de produire des textes susceptibles d’être reçus et appréciés comme des objets esthétiques17. »
18Cette pluralité des manières de concevoir ce qui fait d’un texte de la littérature, entendue comme art du langage, s’organise en deux catégories : la « poétique essentialiste » et la « poétique conditionnelle ». À la poétique essentialiste sont associés les noms d’Aristote et de Jakobson puisque les deux, de manière différente, ont assigné un marqueur objectif de littérarité au texte : la fiction, chez le premier, la fonction poétique, chez le second. Être une fiction ou être un texte visant la fonction poétique du langage serait alors une condition nécessaire et suffisante pour être un texte littéraire. Le péril de telles conceptions apparaît alors : il serait ainsi impossible de considérer des ouvrages comme Le Peuple de Jules Michelet ou Les Essais de Montaigne comme des œuvres littéraires, malgré leurs qualités d’écriture. C’est alors par la référence à de tels textes que se construisent les poétiques conditionnelles, reconnaissant la capacité des textes à être appréciés pour leur beauté, malgré, ou bien de concert avec, une fonction première historique ou argumentative. La distinction entre le littéraire et le non-littéraire n’est alors plus ontologique, mais évaluative et esthétique.
19Or, ces deux catégories ne s’excluent pas, ou plutôt Genette dénie-t-il à la poétique conditionnelle la prétention de se substituer à toute poétique essentialiste. En effet, adopter uniquement une position conditionnaliste reviendrait à dire qu’un mauvais roman n’est pas de la littérature et que Britannicus de Racine n’est un objet littéraire que par une suite ininterrompue de jugements de goût et non en vertu de sa forme intrinsèque de pièce de théâtre, qui suggère à son lecteur d’adopter à son égard une approche esthétique18. Faire droit à cette objection ne conduit-il pas alors à accorder une supériorité, ou du moins une priorité ontologique, à la poétique essentialiste ? Cela se pourrait si la poétique essentialiste et les objets qu’elle inclut dans son champ étaient pensés comme conditionnant les critères de la réception esthétique, et donc de la poétique conditionnelle. Or telle n’est pas la position de Genette qui considère que critère ontologique et critère esthétique sont chacun des conditions suffisantes, mais non nécessaires, de la littérature, mais qu’il est nécessaire qu’un texte littéraire tombe dans l’une ou l’autre des deux catégories.
20En transposant un peu vite ce raisonnement au domaine des jeux, il semblerait possible de dire que Juul propose une vision relativement pertinente de cette « poétique essentialiste », à laquelle il faudrait adjoindre une approche « conditionnelle », qui serait peut-être représentée par les play studies. Or cette transposition n’est pas possible de manière aussi simple car le statut de la littérarité chez Genette n’est pas comparable au statut des jeux chez Juul. La littérarité présuppose en effet qu’il existe des textes qui peuvent ou non être littéraires ; c’est-à-dire que la définition d’un texte est extérieure à la définition de la littérature, ou, du moins, que le problème de la définition d’un texte n’est pas un problème littéraire. Transposons cet état de fait aux jeux sous forme de question : y a-t-il, dans un jeu, un élément essentiel qui serait comparable au texte dans l’expression « texte littéraire », qui serait donc défini de manière non ludique, de même que ce qu’est un texte n’est pas une question littéraire ?
21Le chapitre précédent, à travers l’exemple des échecs, a déjà donné une direction pour répondre : il y a une technicité propre aux jeux qui se retrouve à la fois dans les gestes ludiques demandés et dans les règles comme objectivation de gestes. Mais comment définir plus précisément celle-ci ? Pour cela, nous aimerions reprendre un commentaire de Stéphane Chauvier à propos des travaux de Roger Caillois, qui s’est attaché à classifier les jeux (entendus comme des activités) en fonction des expériences que ceux-ci font éprouver. À un axe allant des expériences réglées le plus complètement (ludus), comme les échecs, aux expériences de jeu libres (paidia) dont le chahut est sans doute l’exemple extrême, se superposent quatre catégories qui vont définir à la fois des types ludiques et des types de plaisir ludique : l’agôn, comme recherche de la compétition, l’aléa, comme recherche du hasard, l’ilinx, comme recherche d’une perte de contrôle par le vertige et la mimicry, comme recherche du travestissement et du jeu de rôle19.
22Or, d’après Chauvier, cette dernière a un statut différent des autres catégories20. C’est en effet par l’extension de la mimicry que le domaine du jeu peut être étendu à la vie entière, lorsque toute la société est perçue comme un theatrum mundi dans lequel chacun joue un rôle ne renvoyant pas à un être profond. Or, l’idée d’un rôle à jouer était déjà au centre de la définition par Chauvier du jeu (game) comme système visant une action pratique du joueur lorsque celui-ci écrivait que l’on « [entre] dans un jeu comme on entre dans un rôle pratique21 ». Le terme rôle n’a pas ici le sens psychologique de personnage à incarner, mais est à comprendre en un sens que nous qualifions de technique : assumer un rôle, c’est assumer une gestuelle qui n’est pas la nôtre. En conséquence, en empruntant cette idée à Chauvier, mais en ne retenant pas ses autres critères de définition, notamment la possibilité de la défaite, nous proposons le couple de définitions suivant : jouer, c’est assumer un rôle qui n’est pas ordinaire. En retour, ce qui définit techniquement un jeu, c’est sa manière d’inventer un rôle non ordinaire et de le faire exister.
23Cette conception pose le problème suivant : est-ce qu’alors tout n’est pas jeu ? Est-ce que nous ne diluons pas totalement le jeu et son domaine ? Il faut en fait séparer cette question en deux objections distinctes : le problème de savoir si toute activité, si la vie elle-même est un jeu et le problème de savoir si, avec cette définition, nous n’annexons pas indûment des domaines d’invention aisthésique au sein desquels la notion de rôle est présente, comme le théâtre ou la danse. À la première question, nous répondrons d’une manière semblable à celle de Chauvier. Il est sans doute possible de voir son métier comme un jeu, de soutenir que celui qui est en train d’écrire ces lignes assume un rôle de philosophe qui ne saurait être sa personnalité ordinaire et que tout ce que nous entreprenons est frappé d’une « inconséquence existentielle22 ». Une telle attitude indique la fortune métaphysique du concept de jeu et renforce l’idée selon laquelle un jeu se déroule dans un lieu ou dans un temps en dehors du réseau de causes et de conséquences vécu comme étant l’existence ordinaire. Mais cette extension possible tient davantage à une attitude métaphysique qu’à une attention tournée vers le geste et vers sa qualité technique et sensible. Cette extension du domaine du jeu, si elle est loin d’être indue, dépasse le cadre de notre étude en déplaçant la question du jeu vers des problèmes éthiques, qui ne sont pas propres à notre définition technique des jeux.
24Vient ensuite l’objection du théâtre et de la danse : est-ce que nous n’affaiblissons pas leur sens et leur portée à les considérer comme des jeux ? Remarquons que, si le théâtre est un jeu, notre définition nous obligeant à le considérer comme tel, sa qualité ludique n’est pas pour autant ce qui le définit le mieux ou le plus complètement de même que, pour emprunter un exemple à Roger Pouivet, le fait qu’une statue soit en bronze ne veut pas dire que c’est dans son caractère bronzé que réside le trait décisif qui la désigne comme statue23. Pouivet mobilise cet exemple afin de faire une différence entre l’unité et l’identité : il est vrai que le bloc de marbre et la statue sont un, mais il est faux de dire qu’ils sont la même chose car ils n’ont pas les mêmes propriétés : on peut détruire une statue en la défigurant sans que cela ne détruise en tant que tel le bloc de marbre qui la constitue. Un raisonnement similaire peut être appliqué ici. Le théâtre n’est pas moins un jeu que la construction des châteaux de sable, mais sa richesse sensible réside en même temps, et sans doute de manière plus déterminante, dans le fait qu’il est une représentation, une mise en scène ou encore un rapport spécifique à un texte littéraire. La spécificité ludique du rapport au sensible n’est donc pas ce qui transparaît nécessairement, surtout du point de vue du spectateur24. Que le jeu soit constituant de la danse ou du théâtre ne signifie pas que la richesse sensible de la danse et du théâtre repose entièrement dans leur constitution ludique.
25Mais cette définition par la technicité a surtout une conséquence importante pour la définition du terme « jeu » lui-même puisque cette technicité est portée à la fois de manière objective par les règles d’un jeu (game) et par les gestes qui constituent le fait même de jouer (play), que ces gestes soient définis par des règles ou soient ceux d’un jeu libre, comme la construction d’un château de sable. La définition de la qualité ludique par la technicité permet donc d’envisager une continuité du game au play en se situant sur un autre plan que cette division. Cela ne signifie pas que nous remettons entièrement en cause la distinction entre game et play, mais que nous en limitons la portée à une dimension locale. Que les jeux réglés (game) n’aient pas le même sens métaphysique que le jouer des jeux libres (play), ainsi que le prétend Chauvier, nous pouvons l’accepter. Mais cette distinction ne peut fonder une préférence épistémologique pour définir le jeu dans toute son ampleur, car un tel acte de définition est une question technique ; jeux réglés et jeu libre renvoient au même concept technique de jeu comme rôle non ordinaire.
26Alors, si un jeu est un rôle non ordinaire, quel besoin avons-nous de distinguer entre une approche conditionnaliste et une approche essentialiste ? Revenons à l’argumentation de Genette dans laquelle il faut distinguer non pas deux, mais trois niveaux : la littérarité (I) est une qualité, définie de manière conditionnelle ou essentielle, qui confère le statut d’œuvre littéraire (II) à un texte (III), sollicitant de la part du lecteur une réception sensible spécifique aux textes. Or, lorsque nous définissons le jeu comme un rôle non ordinaire, nous ne définissons pas le niveau II, qui serait l’œuvre-jeu, mais le niveau III, analogue au texte, c’est-à-dire le niveau qui définit les potentialités sensibles selon lesquelles un jeu est apprécié de manière spécifiquement ludique.
27Toute la difficulté vient du fait que la langue française nous permet de distinguer entre la textualité, comme ce qui définit un texte, et la littérarité, comme qualité sensible d’un texte permettant de l’apprécier pour lui-même, là où nous manquons de vocabulaire pour distinguer entre la ludicité, comme ce qui définit un jeu (III), et la ludicité, comme la qualité sensible d’un jeu permettant de l’apprécier pour lui-même (I). Cette distinction est pourtant cruciale pour comprendre les exemples suivant :
Le Peuple de Jules Michelet est un texte (III) qui peut être apprécié comme une œuvre littéraire (II) pour la littérarité (I) de son écriture. Il peut également être lu comme un document historique, auquel cas il est un texte (III) qui va être jugé selon d’autres critères que ceux de la littérarité (I).
Une représentation de Britannicus est un jeu (III) qui, en tant que pièce de théâtre, va, de manière générale, être appréciée sensiblement selon des critères propres aux théâtres, et non comme œuvre-jeu (II) selon des critères propres à la ludicité (I).
With Those We Love Alive est un jeu (III) qui peut être apprécié comme une œuvre-jeu (II) pour la ludicité (I) de ses mécaniques. Il peut également être vu comme un texte (III) et peut alors être apprécié comme une œuvre littéraire (II) pour la qualité littéraire (I) de son écriture.
28Cette absence de distinction nous semble, à grands traits, s’expliquer historiquement : alors qu’il a fallu distinguer des textes qui sont des œuvres faisant l’objet d’une réception sensible de ceux qui n’en sont pas, les jeux n’ont pas même été considérés comme des œuvres faisant l’objet d’une réception sensible spécifique jusqu’à une époque fort récente ; la nécessité de cette distinction n’existait pas. Or, la conscience de cette absence de distinction permet de jeter un œil nouveau sur les thèses de Juul : les critères du « modèle classique » des jeux réglés étaient censés définir pour le chercheur danois un jeu (III), mais cela échoue, car ces critères se comprennent bien mieux comme désignant une famille d’œuvres-jeux (II) (les jeux compétitifs multijoueurs) et donc comme des critères essentialistes de ludicité (I). Plus largement, cela signifie que jeux libres et jeux réglés ne s’opposent pas ontologiquement comme deux domaines de jeux (III) distincts, mais comme deux genres de jeux, de même que la poésie et le roman sont deux genres de textes, qui trouvent leur place au sein de la littérature.
29En décalquant alors la structure de la pensée de Genette nous arrivons à l’énoncé suivant : la ludicité (I) est une qualité, définie de manière conditionnelle ou essentielle, qui confère le statut d’œuvre-jeu (II) à un jeu (III), sollicitant de la part du récepteur une réception sensible spécifique aux jeux (III). Si l’ensemble des œuvres littéraires constituent alors la littérature, nous disons que l’ensemble des œuvres jeux forment la « culture ludique ». Nous utilisons ce terme par référence la « culture technique » de Simondon25. Cette proximité d’appellation se justifie d’autant plus que la culture ludique est une part relativement autonome de la culture technique, dans la mesure où la spécificité qui l’organise est indissociablement technique et sensible.
30Partant, nous ferons désormais nôtre l’ampleur sémantique du mot français « jeu » en disant que le Monopoly et la construction de châteaux de sable sont des jeux en un même sens : comme des œuvres-jeux qui demandent toutes deux à un joueur d’assumer un rôle non ordinaire et participant à une même culture ludique à partir de laquelle une appréciation technique et sensible spécifiquement ludique est possible. Cette formulation peut se contracter de la manière suivante : un jeu est ce qui mobilise la culture ludique, expression qui, pour être parfaitement comprise, doit être confrontée à un exemple volontairement pris aux marges de ce qui est traditionnellement considéré comme un jeu.
31Cet exemple sera Night Tune, de Pol Clarissou, qui est bien présenté comme un « game » sur la page itch.io qui lui est consacrée26. Le joueur y contrôle un passager d’une voiture roulant, sans pilote humain, de nuit. Les seules interactions possibles consistent à promener le regard, puisque le point de vue est en première personne, à allumer ou à éteindre le plafonnier et à mettre une musique de son choix sur l’autoradio, à partir de la discographie stockée sur son ordinateur. Cette dernière action n’est possible que si la lumière est allumée ; le morceau sélectionné est alors joué à travers un filtre lo-fi très sec, qui ne laisse passer que les fréquences aiguës, et à faible volume, donnant à tout enregistrement un aspect lointain et sale.
Fig. IV. – Pol Clarissou – Night Tune.
32Ce qui relie d’abord Night Tune au monde des jeux vidéo est la technologie utilisée, puisque celui-ci est développé avec le logiciel Unity, devenu relativement commun, car à la fois très malléable et simple d’utilisation, dans le milieu du jeu vidéo indépendant. Cependant, une application créée avec Unity n’est pas nécessairement utilisée comme un jeu – il est possible de produire une application militaire avec ce logiciel27. Par ses contraintes, un tel logiciel informe les possibilités du produit fini et contribue à créer une parenté avec les jeux, parenté qui peut, ou non, être exploitée. Or, nous souhaitons montrer que c’est par cette parenté avec les jeux vidéo, au niveau du travail du sensible numérique, que réside la richesse de Night Tune. En effet, dans les jeux en première personne, quel que soit le genre, le joueur dirige la direction du regard et les mouvements globaux du corps (marcher en avant, en arrière ou faire des pas de côté). Le corps numérique répond parfaitement aux inputs du joueur et ne connaît aucun problème de coordination entre ses différents membres. Or, ce que Night Tune simule, c’est justement la pesanteur et la fatigue du corps : lorsque le joueur éteint le plafonnier, l’angle de rotation de la tête s’élargit, et il devient possible de regarder défiler, par les vitres, des lumières qui semblent ne tenir à rien sur terre. La musique, d’éloignée et sèche, devient enveloppante, par le retour de l’entièreté des fréquences basses et médiums, et par un volume sonore plus important. Mais surtout, la caméra, notre tête virtuelle, est attirée en permanence vers le bord droit, avec un angle de rotation qui simule le roulement d’une tête fatiguée venant s’endormir sur l’épaule. De temps en temps, les paupières se ferment puis se ré-ouvrent. À l’opposé des corps toujours dispos des jeux de tirs ou de course, Night Tune propose un corps numérique qui lâche prise et devient difficilement contrôlable, invitant son joueur à se laisser bercer à travers lui.
33Tout cela constitue-t-il un jeu ? Une approche par le game comme celle de Juul refuserait nettement de parler de la sorte. Une approche plus cailloisienne lui accorderait peut-être le titre de jouet, au sens où il s’agit d’un objet qui peut être le support d’une activité ludique, sans pour autant être porteur de règles. Il serait alors possible de lui trouver une parenté avec le manège et d’en faire une expérience de jeu liée à une version douce de l’ilinx, du vertige. Mais il est également possible considérer que Night Tune n’est qu’une variation en trois dimensions des animations d’ambiance qui accompagnent l’écoute sur les programmes numériques de lecture de musique28, faisant ainsi de lui une chaîne hi-fi à la fois étrange et peu adaptée à sa tâche. Mais, pour saisir toute la richesse sensible de Night Tune, celui-ci doit être apprécié comme un jeu. L’originalité de son mécanisme d’assoupissement ne prend sa pleine valeur que lorsqu’il est ramené à l’infinité de jeux vidéo dans lesquels la tête n’est qu’une caméra chevillée sur un corps rigide, épousant parfaitement les axes de celui-ci et ne connaissant aucune forme de fatigue sinon en cas d’extrême blessure. Ce qui le rattache aux jeux vidéo, c’est donc une manière de travailler la matière numérique et le sensible informatique, dans une direction qui permet une prise de conscience des conditions motrices qui définissent habituellement l’effort et donc la technicité des jeux en première personne. Ainsi, pour être apprécié pleinement, Night Tune demande d’être familier de la culture ludique, à la fois technique et sensible. Notre approche des jeux se fait donc ici conditionnaliste puisque nous disons que ce qui constitue une pratique ou un objet comme œuvre-jeu, c’est d’être apprécié d’une manière ludique. Ce faisant, nous avons déplacé l’objet de notre examen puisque, de la recherche de la définition d’un jeu, nous sommes arrivés à la définition de la culture ludique, comme ensemble des œuvres-jeux et ensemble des déterminations techniques et sensibles qui font apprécier ludiquement ces jeux.
34Précisons donc ce que recouvre le verbe « mobiliser », qui renvoie en fait à un double processus. D’une part, le jeu lui-même mobilise la culture ludique en construisant un rôle non ordinaire de manière technique, à l’aide de règles et de mécaniques de jeu. D’autre part, il demande au joueur de mobiliser sa culture ludique pour être capable d’apprécier le jeu dans sa richesse technique et sensible, en fonction du rôle qu’il y tient. La notion de rôle est ce qui permet de différencier la référence à la culture ludique de sa mobilisation : la présence de références visuelles aux jeux vidéo (comme les barres de vie et la transformation des adversaires défaits en argent), et la construction même du scénario, similaire à celui d’un jeu de combat, ne font pas du film Scott Pilgrim vs. The World29 un jeu vidéo, justement parce que ces emprunts ne sont que visuels et non moteurs. En revanche, la lourdeur de la tête dans Night Tune est bien une mobilisation par le fait qu’elle est liée mécaniquement, et donc techniquement, à d’autres jeux vidéo.
35Ainsi, la culture ludique se distingue au sein de la culture technique comme ce qui concerne la technicité des gestes et des objets qui rendent possible d’assumer des rôles non ordinaires. Contrairement à l’usage théâtral du terme, nous n’entendons pas ici nécessairement le rôle comme le fait d’assumer un personnage au sein d’une fiction. Il n’y a pas de fiction mimétique dans le fait de jouer aux cartes, mais être un joueur de manille, pour le temps que dure le jeu30, est un rôle différent de celui qui constitue la personne ordinaire que nous sommes. Cet aspect étant commun à tous les jeux comment caractériser plus spécifiquement les jeux vidéo et les rôles que ceux-ci nous font endosser ?
36La nécessité d’isoler les jeux vidéo comme une catégorie remarquable parmi les autres jeux a été mise en lumière par le chapitre précédent : parce qu’ils informent le cyberespace et le sensible informatique, ils possèdent une qualité sensible commune qui les distingue des jeux tangibles. Ce sensible informatique est, rappelons-le, construit autour d’une traduction, le plus souvent sur un écran, de gestes enregistrés, appelés inputs. Mais en quoi cela diffère-t-il des jeux traditionnels ? Jouer au Monopoly31, n’est-ce pas traduire en cases avancées un résultat aux dés, donc joindre deux chaînes causales qui n’ont pas de lien nécessaire entre elles ? Certainement, mais il faut voir alors que le dépositaire de cette traduction c’est le joueur qui, par son geste de manipulation, devient un relais entre le dé et le pion. Or, dans le cas des jeux vidéo, c’est la machine qui est dépositaire de la traduction en transformant un geste en une représentation visuelle, auditive et parfois haptique.
37En conséquence, notre définition, technique et sensible, des jeux vidéo sera alors la suivante : un jeu vidéo est un appareil d’enregistrement et de traduction numériques32 d’inputs qui mobilise la culture ludique, la référence à la culture ludique étant nécessaire pour éviter qu’un jeu vidéo et un traitement de texte partagent la même définition. Trois remarques sont nécessaires à son sujet. La première est l’absence de référence à l’image dans la définition, alors que l’aspect visuel est présent dans le suffixe même « vidéo ». Indépendamment du fait que tout ce qui apparaît sur un écran n’est pas nécessairement une image (nous reviendrons sur ce point dans une section prochaine), la réalité de la production vidéoludique, qui compte aussi bien des jeux en mode texte comme With Those We Love Alive33, des jeux dans lequel le sonore est la seule ressource pour s’orienter comme A Blind Legend34 ou encore des dispositifs dans lesquels la notion même d’écran disparaît, comme Johann Sebastian Joust35, demande d’envisager la « traduction numérique » d’une manière ouverte.
38La deuxième concerne la dénomination d’« appareil ». En référence au sens, certes vieilli et littéraire, de « déploiement des apprêts, des moyens destinés à donner éclat et magnificence à une cérémonie, à un événement, à une opération, etc.36 », nous entendons par ce terme un ensemble technique qui confère un pouvoir à celui qui l’utilise, ressenti comme une augmentation ou une amélioration de nos possibilités d’action. Or, quelle réalité technique ce terme générique recouvre-t-il dans le cas du jeu vidéo ? À cette interrogation, une réponse évidente semble d’abord s’imposer : un jeu vidéo est un logiciel, c’est-à-dire un programme qui a besoin d’un ordinateur pour fonctionner et qui se distingue de celui-ci37. Or il est parfois difficile de séparer certains jeux des éléments matériels avec lesquels ils sont joués. Johann Sebastian Joust, évoqué à l’instant, est bien un programme qui a été codé, mais il est tout autant défini par son code que par la manière très atypique de jouer qu’il propose : avec des manettes transformées en interface par des boules de couleur et sans recours à un écran. Sans aller jusqu’à cet extrême, le design d’un jeu d’arcade passait également, au temps où ceux-ci n’étaient accessibles que dans des bars ou dans des salles dédiées, par le design du cabinet dont il était inséparable, design qui pouvait avoir un impact sur l’expérience de jeu elle-même38. Un jeu vidéo est donc, jusqu’à un certain point, inséparable de l’interface matérielle qui est la sienne, dans la mesure où c’est sur et par elle que les mouvements du joueur s’effectuent et sont définis.
39La troisième concerne la notion de geste. Si dans la définition même nous n’entendions que les gestes physiques, les différentes descriptions de jeux que nous avons données alternaient entre description des gestes physiques et de leurs conséquences à l’écran. C’est qu’un geste vidéoludique complet est la somme de ces deux parts, la traduction numérique pouvant être vécue comme un prolongement, et non comme une simple conséquence, des mouvements physiques. Si cette articulation est le résultat du jeu, il faut néanmoins comprendre comment l’appareil vidéoludique met en relation l’espace physique et le cyberespace afin d’affiner davantage notre compréhension de la spécificité technique et sensible des jeux vidéo.
Les jeux vidéo se jouent-ils avec des instruments ?
40L’élément essentiel pour que le joueur puisse jouer à un jeu vidéo est qu’un dispositif puisse faire le lien entre son corps physique et le monde numérique, en enregistrant ses gestes physiques. C’est le rôle du contrôleur, terme générique que nous utiliserons pour désigner à la fois les manettes, les claviers, les sticks d’arcade, les capteurs de mouvement et tout autre type de dispositifs d’interactions plus expérimentaux. Toute la question est alors de savoir si ce terme de « contrôleur » a une teneur conceptuelle propre ou bien s’il se rapporte à une autre catégorie d’objets techniques. Or, une comparaison faite à la fois dans les discours universitaires et dans ceux des professionnels peut ici orienter notre propos : la comparaison des jeux vidéo avec un instrument de musique39. Ce débat a pour nous une double valeur heuristique ; il permet à la fois de déterminer un peu plus la constitution technique des jeux vidéo au niveau matériel tout en nous permettant de réfléchir à la spécificité du jouer vidéoludique.
41Partons alors de la distinction entre outils et instruments proposée par Simondon : l’instrument étend la sensibilité humaine, tandis que l’outil étend le potentiel d’action humaine40, distinction qui recouvre moins une différence d’objet qu’une différence de fonction. Pour reprendre un exemple simondonien déjà évoqué, le rabot41 apparaît au départ comme un outil dans la mesure où il permet de raboter le bois, ce que le corps humain seul ne peut faire. Or, il est en même temps un instrument puisqu’il permet de sentir la structure du morceau de bois, ce que Simondon appelle sa « forme naturelle », permettant ainsi une prise de forme moins violente pour la matière qu’une découpe industrielle. En ce cas, un outil est toujours en même temps un instrument pour qui a acquis un savoir-faire lui permettant de percevoir l’état de la matière à travers et au moyen de l’outil-instrument. En revanche, si tout outil semble avoir en même temps une vertu instrumentale, la réciproque n’est pas vraie. Tous les instruments de mesure sont uniquement des instruments qui rendent lisible une information autrement sensible (le thermomètre qui transforme la température ressentie en indication visuelle) ou qui ne le serait autrement pas (le compteur Geiger pour les radiations, rendues sensibles de manière visuelle et/ou auditives) sans offrir par eux-mêmes une nouvelle puissance d’action.
42De prime abord, l’appellation d’outil, et donc d’outil de jeu, semble appropriée pour désigner les contrôleurs dans la mesure où ils rendent possible l’action du joueur au sein du cyberespace. L’écran ou le baffle auraient une fonction instrumentale en rendant sensibles les fluctuations électriques de l’ordinateur. Cependant, avec la technologie du retour haptique, qui donne des informations en faisant vibrer le contrôleur, ceux-ci peuvent aussi être dotés d’une fonction instrumentale puisqu’un événement ayant lieu dans le monde du jeu devient perceptible grâce au contrôleur lui-même : ainsi dans Project Zero, la vibration de la manette indique la présence d’un fantôme qu’il s’agit d’exorciser en le photographiant, simulant tout à la fois une sorte de sixième sens de l’héroïne Miku et la tension qu’elle ressent face à une apparition spectrale42.
43Il y a cependant une difficulté à adopter de la sorte ce modèle pour le sensible numérique. La bipartition simondonienne présuppose en effet un rapport analogique entre l’homme et la matière : la résistance ressentie à travers le rabot est une sensation qui dit quelque chose de l’état du bois et qui ne saurait être autre parce qu’elle dépend de la forme même du rabot. Or, dans le cas d’un contrôleur de jeux vidéo, un retour haptique de même durée et de même intensité peut vouloir dire deux choses entièrement différentes selon le jeu utilisé. Les vibrations longues qui signalent les spectres de Project Zero, dans le cadre d’un jeu de course, signifient toute autre chose : elles signalent le plus souvent un changement de terrain sous les roues du véhicule ou imitent une montée dans les tours du moteur d’icelui43. Nous nous retrouvons alors devant l’alternative suivante : la relation analogique est-elle constitutive de la relation technique entre l’outil ou l’instrument et son porteur ou bien est-ce un aspect accidentel, ce que Simondon ne pouvait bien sûr pas anticiper ?
44Pour résoudre cette question, passons par le livre L’instrument de musique, de Bernard Sève. Celui-ci remarque d’abord que la catégorisation simondonienne irait contre l’usage courant de la langue puisque les instruments de musique, en élargissant les possibilités d’action humaine par la création de nouveaux sons rentreraient dans la catégorie des outils44. Ainsi, sans invalider la pertinence de la définition simondonienne pour d’autres champs, Sève considère que les instruments de musique relèvent d’une autre catégorie d’instruments, à partir de la distinction suivante : « le travailleur accomplit des gestes avec son outil pour travailler la matière, le musicien accomplit des gestes sur son instrument pour produire des sons45 ».
45La différence langagière remarquée par Sève peut être explicitée en comparant la dimension instrumentale du rabot par rapport à celle de la guitare basse. En maîtrisant le rabotage, le charpentier est capable de percevoir trois types de sensation de manière bien plus fine que le novice. Il y a tout d’abord les sensations liées aux gestes et au corps : assurance de la prise, caractère non traumatique du geste, souplesse dans l’exécution… Par extension, ces sensations peuvent être rapportées au rabot lui-même : la facilité d’un mouvement peut être l’indice de la plus ou moins grande qualité de la lame. Enfin, il y a les sensations qui renvoient à une réalité externe au corps, médiée par l’instrument : telle résistance dans le geste signale une violence faite au bois. Or, quand Simondon dit que l’instrument augmente notre sensibilité, il entend uniquement ce deuxième type de sensation : l’instrument donne accès à une qualité extérieure que le simple toucher digital ne saurait révéler. Voilà pourquoi la matière est travaillée « avec » un instrument : celui-ci est un relais vers une réalité extérieure qui lui préexiste.
46Il est délicat d’envisager dans les mêmes termes un instrument de musique. Un bassiste expérimenté est lui aussi capable de percevoir plus finement les sensations du premier et du troisième type, celles relatives à l’usage de son propre corps et celles relatives à son instrument. Mais il n’y a pas de perception du son, comme air mis en mouvement par des vibrations, au moyen de l’instrument. L’instrument ne travaille pas l’air comme le rabot travaille le bois : le son est certes distinct de l’instrument, mais il en est le prolongement et non une réalité entièrement indépendante. Bien sûr, un son qui frise très légèrement peut, pour l’oreille exercée, indiquer un mauvais pincement de corde sur le manche, ou une différence d’un ou deux commas être l’indice d’un accordage imprécis, mais cette perception est le fait d’un geste d’écoute, c’est-à-dire d’un autre geste que le geste instrumental lui-même. Un instrument de musique ne travaille pas seulement une matière, mais travaille sa matière, le son musical, en la faisant exister comme matière46.
47Cette première distinction doit être complétée par une seconde, entre l’instrument d’existence et l’instrument de production. Au sein des arts, Sève distingue ces deux catégories de la sorte :
« Les instruments et machines employés dans les autres arts [que la musique] sont des instruments de production, mais non des instruments d’existence : le pinceau sert à produire le tableau, mais il disparaît quand ce dernier est achevé47. »
48L’œuvre musicale n’existe pour Sève que « sous condition organologique48 », c’est-à-dire comme le prolongement d’un geste en train d’être fait. Elle requiert donc la coprésence d’un musicien, d’un instrument et d’un jeu les réunissant pour exister. Cette distinction est d’importance car elle permet de définir l’une des spécificités de la musique : elle serait, pour Sève, « le seul art qui use d’instruments49 », « instruments » désignant ici uniquement les instruments d’existence. Accepter alors cette manière de diviser le champ des instruments entre les instruments d’existence et les instruments de production, c’est en même temps prendre le risque de faire fonctionner les concepts de Sève contre lui-même, si jamais il devient indéniable qu’il y a une qualité instrumentale dans les jeux vidéo.
49Ce concept d’instrument d’existence réunit selon nous trois critères : faire exister une matière sensible (I) comme prolongement détachable de l’instrument (II) par le jouer (III). L’examen de ces trois critères ne pourra cependant être fait qu’en réglant au préalable l’hésitation suivante : quel est le bon niveau de comparaison ? Est-ce le contrôleur qui doit être comparé avec l’instrument ou bien est-ce plutôt un jeu vidéo comme tel qui serait comparable à un violon50 ? La réponse la plus évidente apparaît de prime abord être le contrôleur dans la mesure où celui-ci est, à l’instar d’un instrument, un objet manipulable, qui peut parfois imiter grossièrement la forme d’instrument de musique comme la guitare.
50Mais cette apparence matérielle se heurte au premier point de notre définition : puisque nous avions défini au chapitre précédent la matière sensible du jeu vidéo comme étant le cyberespace, celui-ci n’existe pas grâce au contrôleur, mais grâce à la part computationnelle de l’ordinateur qui fonctionne grâce à l’alimentation électrique. Le geste sur le contrôleur ne produit pas directement ce qui est vu à l’écran, mais doit d’abord être traité et traduit de manière numérique. Or, en suivant les critères de Sève, cette absence de continuité entre un geste et son prolongement, et la nature numérique même de ce prolongement, excluraient les contrôleurs de la catégorie des instruments. Sève insiste en effet sur la nécessité d’une continuité énergétique : l’instrument transforme une énergie corporelle en un autre type d’énergie, les ondes sonores, transformation qui se fait uniquement par le geste sur l’instrument et qui est donc analogique51.
51Précisons. Bien que cette distinction ne se trouve pas chez Sève, il nous faut distinguer deux processus dans la création d’une matière sensible : la venue à l’existence et l’entretien de cette existence. Sur un instrument comme une guitare, les deux sont liés : donner un coup de plectre sur une corde (venue à l’existence) sollicite en même temps la caisse de résonance qui amplifie et fait durer le son (entretien) selon des paramètres (principalement la force du coup de plectre dans ce cas) qui procèdent du mouvement corporel initial. Si des gestes d’entretien seuls existent, comme par exemple l’usage des pédales au piano qui est distinct de la frappe des marteaux sur les cordes, c’est bien dans la concomitance de ces deux processus d’existence que réside la nature instrumentale des instruments et leur continuité énergétique. Lorsque cette concomitance est rompue, nous nous trouvons aux prises avec un cas limite (l’orgue, dans la mesure où le souffle qui entretient le son n’est pas produit par le musicien, mais par un mécanisme distinct52) ou bien avec des cas qui ne sont pas considérés comme des instruments, comme certains dispositifs utilisant l’ordinateur pour générer un son.
52Sève, citant Claude Cadoz, considère en effet que « l’ordinateur n’est pas un instrument » dans la mesure où la technologie numérique repose nécessairement sur une source électrique indépendante du geste humain et parce que l’entretien du son est le fruit du calcul53. En effet, il n’est pas nécessaire d’avoir un contrôleur en forme de violon pour faire entendre un son de violon, appuyer sur une touche suffit. La lutherie électronique a donc toujours quelque chose d’arbitraire, par la forme du contrôleur et par le fait qu’elle pourrait générer du son sans passer par un geste de jeu, contrairement à la lutherie traditionnelle dans laquelle les sons d’un instrument sont fonction de la facture de celui-ci. Cela amène Sève à considérer les synthétiseurs comme des objets situés « à la frontière » des instruments de musique54 et pris dans une relation d’infériorité, sinon musicale, du moins ontologique par rapport aux instruments analogiques traditionnels puisque, pour Sève, « le geste, c’est la nostalgie du jeu instrumental dans les néo-instruments tout tissés de calcul55 ».
53Cette conclusion peu favorable à la dimension instrumentale de tout appareil numérique peut néanmoins être amendée en revenant à la source des travaux de Sève, l’article « Musique, geste et technologie » de Claude Cadoz. Si ce dernier a effectivement bien écrit que « l’ordinateur n’est pas un instrument », la suite du passage est au moins aussi importante :
« L’ordinateur n’est pas un instrument, mais une représentation d’instrument. […] Envisagé ainsi, l’ordinateur donne une nouvelle dimension au processus de création en y intégrant explicitement, en amont de l’acte instrumental, la construction d’une représentation du dispositif instrumental. Cette construction-représentation offre une latitude nouvelle : la possibilité pour l’homme de se placer dans une relation “de type instrumentale”, une représentation de relation instrumentale où la liberté d’échapper aux contingences du réel lui permet de créer de nouveaux mondes imaginaires56. »
54Cette « représentation d’instrument » imite la continuité énergétique propre aux instruments : si, ontologiquement, la manipulation d’informations par des inputs est sans doute plus proche du geste du chef d’orchestre que du geste du violoniste57, le geste sur le contrôleur est vécu comme relevant du second cas de figure plutôt que du premier. Cette proximité peut alors aller dans la direction d’une imitation de l’instrument analogique (lorsqu’un contrôleur à quatre-vingt huit touches noires et blanches renvoie un son de piano) ou bien au contraire explorer de « nouveaux mondes imaginaires » qu’ils soient une combinaison d’un geste et d’un son nouveau, ou de deux gestes et sons incompatibles analogiquement, comme un mouvement d’archet laissant entendre un son de caisse claire.
55Ces « nouveaux mondes imaginaires » sont, dans le cadre de l’article de Cadoz, strictement musicaux, mais ses réflexions peuvent être étendues aux jeux vidéo puisque les possibilités d’action au sein d’un jeu vidéo varient sur une même échelle entre l’imitation (les jeux de courses joués avec un contrôleur en forme de volant et de pédalier) et l’exploration de nouvelles associations entre un geste et une action à l’écran (appuyer sur un clavier déclenche un coup de poing, un saut ou une boule de feu). Puisque ces possibilités ne sont pas déterminées par le contrôleur seul, mais par l’alliance d’un contrôleur et d’un logiciel, la bonne échelle pour la comparaison avec l’instrument de musique n’est pas le contrôleur, mais le jeu vidéo lui-même. Comme appareil de traduction, le jeu vidéo fait exister une puissance d’action inédite en un point du cyberespace, de même que l’instrument de musique électronique fait exister une qualité sonore qui lui est propre.
56Un jeu vidéo est-il, pour le dire comme Cadoz, une « représentation d’instrument » d’existence alors ? Rappelons la définition de l’instrument que nous donnions plus haut : faire exister une matière sensible (I) comme le prolongement détachable d’un instrument (II) par le jouer (III). Nous venons de voir le premier point et il s’agit à présent de s’intéresser au second : cette puissance d’action est-elle détachable de l’instrument ? La réponse semble d’abord évidente : si le jeu vidéo en lui-même est la bonne échelle pour une comparaison avec l’instrument de musique, alors nous voyons mal comment celui-ci pourrait se détacher de lui-même.
57Afin d’établir la spécificité de la musique Sève avait envisagé des cas comparables aux jeux vidéo par l’absence de détachement entre la matière sensible et ce qui la produit, nommément les marionnettes et les arts du cirque. À propos de ces derniers, celui-ci notait deux choses :
Les agrès sont certes distincts du corps, mais ils ne font pas exister une matière distincte d’eux-mêmes comme le violon émet du son : ils ne peuvent qu’être mis en mouvement et/ou offrir de nouvelles possibilités de mouvements au circassien58. Il rejoignent alors les outils/instruments au sens simondonien.
Selon Sève, l’œuvre circassienne met moins en avant le résultat des gestes que l’habileté dont les gestes font montre59. Conséquemment, l’œuvre circassienne n’est pas vraiment détachée des agrès qu’elle utilise : elle se retrouve dans la relation entre un corps humain et ces agrès.
58Partant, balles de jonglage, roue Cyr et mât sont désignés par Sève comme des « accessoires de jeu60 » plutôt que comme des instruments de jeu.
59Parler des jeux vidéo (tant à propos de leur part logicielle que des contrôleurs) comme d’« accessoires de jeu » semblerait alors conséquent. Bien plus, les jeux tangibles usent eux aussi d’accessoires plutôt que d’instruments d’existence : la raquette et la balle de tennis ou les fléchettes sont bien plus comparables à des agrès de cirque qu’à des instruments de musique car l’intérêt pris au spectacle du sport réside davantage dans l’appréciation de l’habileté des sportifs et sportives que dans la trajectoire dessinée par leur projectile61. Cependant, cette explication ne nous satisfait pas, parce qu’elle manque une spécificité des jeux vidéo liée au caractère médiateur, entre une part physique et une part numérique, du contrôleur. Nous avons déjà dit que le contrôleur n’est pas un instrument. Il nous faut montrer à présent qu’il n’est pas non plus un accessoire et, bien plus, qu’il est paradoxalement ce grâce à quoi jouer à un jeu vidéo est vécu comme l’instauration d’une relation instrumentale entre un joueur et une matière sensible.
60Pour comprendre cela, revenons à Rocket League62 et plus particulièrement aux diffusions des parties des joueurs et joueuses professionnelles, qui s’organisent en différents championnats. Le téléspectateur ne voit à l’écran qu’un montage de différents points de vue sur le monde numérique (ceux des joueurs et joueuses ou d’une caméra surplombant l’action). Lors des grands événements, des médaillons sont rajoutés sur les côtés, montrant les joueurs et joueuses en pleine action ; ceux-ci ne permettent pas de discerner leurs gestes sur leur contrôleur, mais simplement leurs mimiques faciales en réaction aux événements de la partie. Il est vrai qu’il n’est pas besoin de voir ces gestes physiques pour apprécier leur habileté : la finesse du contrôle aérien de la voiture ou les angles de tirs improbables font suffisamment montre de celle-ci et peuvent être analysés par qui désire reproduire pareils mouvements, dans la mesure où les inputs réalisés et leur timing peuvent en être déduits. Or, il est difficile d’imaginer la même chose pour un sport comme le tennis : une vue qui ne montrerait que les trajectoires de la balle sans montrer les coups et les mouvements du corps qui en sont à l’origine apparaîtrait comme bien partielle et ne pourrait servir de support d’apprentissage.
61De plus, bien que la manière de jouer se rattache davantage au sport qu’au jeu musical, la posture du joueur de jeux vidéo rappelle davantage celle du musicien que celle du tennisman. Par posture nous n’entendons pas seulement que les instruments de musique et les jeux vidéo sont en majorité joués assis et avec des mouvements principalement digitaux ou brachiaux. Nous voulons dire aussi que, dans ces deux cas, contrairement au tennis ou aux arts du cirque, le produit des gestes physiques (l’œuvre musicale et les déplacements du véhicule de Rocket League) ne se trouve pas exactement dans le même espace que le musicien/joueur avec son instrument/contrôleur. Un spectateur a besoin de voir le joueur de tennis, parce que ce dernier n’est pas seulement un opérateur, il fait partie du jeu et configure les dynamiques ludiques de l’espace : par ses déplacements, il ouvre des angles, en referme d’autres et c’est lorsque la balle est derrière lui que la tension ludique se relâche car le spectateur sait qu’il ne parviendra plus à la rattraper. Pareillement, l’espace de jeu du circassien inclut nécessairement le corps de celui-ci, dans la mesure où c’est bien son habileté à manier l’agrès, dont il n’est pas toujours séparé, qui est appréciée.
62À l’inverse, pour apprécier un jeu musical, il n’est pas nécessaire de voir le musicien en train de jouer, bien que cela puisse indéniablement apporter une profondeur supplémentaire à l’écoute, et le son lui-même peut suffire, pour l’oreille exercée, à reconstituer les gestes du jeu. Cela s’explique par le fait que l’instrument de musique et le musicien n’occupent pas un même espace, la salle de concert, de la même manière : les premiers sont des corps solides, le dernier une onde sonore. De manière proche, dans les jeux vidéo, les joueurs ont des gestes de jeu sur leur contrôleur qui vont être transformés en éléments traduits numériquement au sein d’un espace distinct63, le cyberespace, dans lequel ni le joueur, ni le contrôleur ne sont puisque celui-ci se trouve au-delà du dispositif de traduction des calculs – l’écran, le plus souvent. Par ce saut de l’espace physique à l’espace numérique, le produit des gestes physiques est détachable de l’objet sur lequel les gestes sont exercés64. Ainsi, bien que n’étant pas un instrument, le contrôleur est ce qui permet de ressentir le fait de jouer aux jeux vidéo comme une relation instrumentale parce que ce même contrôleur n’a pas d’existence au sein du cyberespace.
63Or, il existe d’autres familles de jeux dans lesquels il n’est pas nécessaire au spectateur d’avoir accès aux mouvements physiques pour comprendre ce qui est en train de se passer : les jeux de plateau comme les échecs et les jeux de cartes comme la manille. Nous retrouvons alors la distinction entre les espaces de jeu que nous posions en introduction, en différenciant ceux qui sont le lieu des gestes ludiques et ceux qui sont la trace matérialisant des opérations et mouvements mentaux, les exemples cités appartenant à ce deuxième cas. La situation du joueur de Rocket League emprunte alors à ces deux types d’espaces tangibles de jeu : il ne peut exister de Rocket League mental car le terrain numérique est un lieu pour des gestes ludiques, mais il s’agit d’un espace de jeu qui est en même temps la trace d’autres actions de jeux qui ont lieu en dehors de ce lieu, sur un plan tangible et non numérique.
64Cette idée est cruciale pour comprendre la spécificité des jeux vidéo par rapport aux jeux tangibles. Les jeux vidéo inventent certes de nouvelles qualités gestuelles, mais en rester à ce point ne permet pas de les distinguer des jeux tangibles, qui inventent aux aussi pareilles qualités. Les jeux vidéo créent par le geste un rapport nouveau à l’espace de jeu qui explique une part de leur attrait et de leur plaisir spécifique : ils inventent un espace de jeu au sein duquel nous pouvons jouer sans y être65, espace qui fait voir les traces de mouvements ludiques extérieurs à lui, en même temps qu’il est un lieu pour des gestes ludiques qui sont les prolongements des premiers.
Ill. 5. – Plateau de jeu de 7 Grand Steps: What Ancients Begat.
Souce : Mousechief.
65Cette affirmation doit être immédiatement précisée à cause d’un double soupçon. Premièrement, par cette définition, n’excluons-nous pas du champ vidéoludique les jeux vidéo adaptant des jeux de cartes ou de plateau (échecs, Solitaire) ou inventant des plateaux numériques propres, comme par exemple 7 Grand Steps : What Anciens Begat66 ? Nullement. Effectuer les actions comme déplacer les pions ou insérer des jetons dans une fente dans 7 Grand Steps demande de maîtriser le contrôle de la souris, c’est-à-dire de maîtriser un espace en deux dimensions au lieu de trois, sans relief, qui ne tient donc pas compte des apparences contradictoires de verticalité et d’horizontalité du plateau de jeu et où le clic n’a pas les mêmes effets selon la zone d’appui. Le déplacement du curseur est ici le prolongement de la souris et le rapport du joueur à son curseur comme potentiel d’action au sein d’un espace s’inscrit dans la relation que nous avons caractérisée plus haut : nous jouons dans un espace, sans y être. Simplement, 7 Grand Steps utilise cette relation à l’espace comme une condition de son activité ludique et non comme une ressource ludique travaillée par cette activité. Par là, nous pouvons déduire que ce rapport spécifique à l’espace est moins une propriété vidéoludique qu’une propriété du numérique, propriété que les jeux vidéo ont exploitée et développée bien plus que n’importe quel autre type de logiciel67.
66À l’issue de cette section, il appert que, si les jeux vidéo ne se jouent pas avec un instrument, du moins le contrôleur peut se définir comme ce qui crée et maintient une relation instrumentale entre la part physique et la part numérique du geste vidéoludique. Reste néanmoins un dernier point à éclaircir. Si la qualité instrumentale se définit comme ce qui fait exister une matière sensible (I) comme le prolongement détachable d’un instrument (II) par le jouer (III), alors il est temps de nous occuper du point III, afin de comprendre davantage ce qu’est le jouer vidéoludique et si la comparaison avec la musique est, ou non, justifiée.
À quel jeu jouons-nous devant un jeu vidéo ?
67Repartons des analyses de Sève sur le jouer musical. Ses propriétés peuvent être ramenées aux trois points suivants :
Que le jeu soit ce qui fait exister la matière sensible implique que les nuances du geste instrumental contribuent à la distinction du son. Autrement dit, une part du geste reste lisible dans l’œuvre produite. Ce qui différencie pour Sève un « clavier d’ordinateur » d’un clavier de piano est la perte des nuances gestuelles : quel que soit le rythme de frappe, l’intensité de l’attaque sur le clavier, le mot du traitement de texte ne contient aucune des qualités gestuelles qui l’a fait naître68.
Par rapport à la partition, le jeu est ce qui échappe à la notation, révélant ainsi que la partition est une notation incomplète de l’œuvre et non son empreinte69. Le jeu musical est ainsi une qualité de rapport et de liaison entre les différents sons, qui vaut aussi pour les musiques improvisées70, pour lesquelles une partition ne peut être établie qu’après coup ; c’est toute la différence qui existe entre « faire les notes » et jouer de la musique71.
Le jeu n’existe qu’avec le risque de son échec, exemplifié en musique par la fausse note. Cela crée une tension spécifique qui fait tout le prix du concert et de la virtuosité72.
68Tous ces points mériteraient plus amples discussion pour comprendre les rapprochements et écarts possibles entre jouer vidéoludique et jouer musical, mais nous développerons ici uniquement le second point, qui est le plus crucial pour notre propos73. L’usage de la partition est une idiosyncrasie musicale, mais elle permet de mettre en valeur la spécificité du jeu musical comme qualité de liaison entre les différentes unités discrètes que sont les notes. Face à une partition, le musicien dispose donc d’une marge d’interprétation définie par de nombreux critères techniques (possibilités de son instrument ou de son jeu) ou esthétiques (traités d’ornementations), marge au sein de laquelle son jeu donnera à son interprétation un caractère musical unique. Prolonger l’idée de partition à titre de métaphore permettra cependant de comprendre l’une des différences majeures du jouer vidéoludique d’avec le jeu musical.
Ill. 6. – Gitaroo Man.
L’image présente une transition entre deux phases. Au centre, sont visibles les symboles colorés des boutons de manette. Sur le côté gauche, apparaissent les éléments demandant de relier appui d’un bouton et orientation du joystick.
Souce : Koei.
69Ce prolongement métaphorique a été proposé par la musicologue Fanny Rebillard qui, dans une conférence donnée à Montpellier, a caractérisé les jeux traditionnellement appelés « jeux de rythme », voire « jeux musicaux » de « jeux-partitions74 », appellation qui nous semble parfaitement justifiée. Prenons alors comme exemple Gitaroo Man75 qui alterne entre deux phases de jeux distinctes : celles durant lesquelles le joueur doit appuyer sur un bouton lorsque l’icône représentant celui-ci atteint le centre de l’écran, et celles durant lesquelles le joueur doit combiner un appui sur un bouton et une direction au joystick lorsque des formes rappelant les perforations des cartes pour orgue de Barbarie atteignent le même point central76. Rater un input se traduit alors, non par une fausse note, mais par une perte de points de vie et par un arrêt partiel ou total de la musique jouée en playback (qui reprend dès qu’un input est correctement réalisé) ; cet arrêt partiel est la seule influence qu’a le joueur sur la musique diffusée.
70En effet, la performance du joueur n’est évaluée que dans son adéquation avec une mesure prédéfinie par la part logicielle du jeu. Parce que le joueur n’est pas un métronome, lorsque celui-ci effectue un input, le jeu vidéo lui attribue une note : au plus proche de la pulsation, il sera gratifié d’un « perfect » et, entre ce point et celui où le jeu vidéo juge son joueur comme n’étant pas en rythme, avec la mention « miss » (raté), existent plusieurs valeurs intermédiaires (« great, good, ok »). Chercher l’adéquation parfaite avec chacun des temps à marquer revient donc à les comprendre comme des entités aussi discrètes que les notes sur une partition. Il n’est pas possible de développer un style particulier dans la manière de jouer, en jouant subtilement en avance ou en retard par rapport à la pulsation : il s’agit de se conformer le plus strictement possible à la mesure du jeu. Ainsi, contrairement au jouer musical, il existe un stade idéal du jouer dans le cas de Gitaroo Man : ce serait la partie qui ne réaliserait que des « perfect », obtenant ainsi le meilleur score possible et qui serait la même pour tous les joueurs et joueuse parvenant à la réaliser. Là où le jouer musical tend vers l’expression d’une spécificité de l’interprétation, jouer à un « jeu-partition » efface au contraire toute possibilité d’une telle expression, parce qu’il substitue à la marge d’interprétation une marge d’erreur.
71La métaphore de la partition proposée par Rebillard nous semble alors particulièrement adéquate, afin de suggérer la différence, voire l’opposition, entre jouer vidéoludique et jouer musical. Le problème est alors de savoir quelle est la portée à donner à cet exemple. Il semble abusif de dire que tous les jeux vidéo sont des « jeux-partitions », sauf à galvauder le concept lui-même, qui cherchait avant tout à décrire le lien existant entre la pratique du joueur et les éléments sonores d’un jeu. Néanmoins, il nous semble que ces jeux poussent à l’extrême une propriété de tous les jeux vidéo et une propriété commune à l’ensemble des jeux proposant une alternative entre victoire et défaite, qu’ils soient tangibles ou vidéoludiques.
72La première propriété, commune aux jeux vidéo, est la nécessité pour le joueur de se conformer à des motifs gestuels, conformité qui est mesurée puis récompensée ou punie par le programme. C’est au fond l’un des présupposés des analyses purement par input de Triclot77 : réussir un tir, un saut sur une plateforme ou un virage en épingle, peuvent se réduire à des motifs rythmiques qu’il s’agit d’entrer au bon moment et qui peuvent être transcrits en une liste abstraite de commandes à entrer78. Les jeux comme Gitaroo Man montrent simplement cette formule à son plus haut niveau de rigidité : contraint par la musique, le joueur ne peut prendre son temps pour trouver la bonne combinaison d’input (contrairement à un jeu d’énigme où le temps est souvent illimité pour trouver la bonne combinaison) ou bien disposer d’une marge de manœuvre dans son cheminement et donc sur le moment et sur la manière dont il va aborder les difficultés ludiques.
73Avant d’être une interaction avec une machine, un jeu vidéo est donc potentiellement une expérience à sens unique, qui voit le corps du joueur se plier aux exigences rythmiques et gestuelles d’un programme jugeant sa performance. Cet aspect se voit particulièrement dans l’épreuve du 100 m de Track & Field79, qui tout en étant un classique des jeux vidéo, est en même temps une expérience limite, parce qu’elle nous apparaît constituer l’expérience la plus minimale du jeu vidéo80. Dans ce jeu simulant différentes épreuves d’athlétisme, le 100 m se joue de la manière suivante : il faut marteler le plus vite possible un seul bouton, la vitesse du personnage à l’écran étant indexée sur la fréquence des inputs. Or ce qui se passe à l’écran n’est d’aucune utilité pour orienter l’action ludique : aucune haie n’apparaît qui demanderait une nouvelle manipulation dans un timing précis et il est parfaitement possible de jouer au jeu le dos à l’écran, en se guidant uniquement sur les indices sonores pour le départ et pour l’arrivée. L’écran présente une traduction des gestes physiques, qui rend sensible la manière dont la machine départage le vainqueur, mais ne nécessite pas la projection du joueur dans l’espace simulé pour agir en son sein.
Ill. 7. – L’épreuve du 100 m de Track & Field.
Source : Konami.
74Gitaroo Man n’est alors qu’un raffinement et qu’une complexification de cette expérience pauvre et dépouillée du 100 m de Track & Field. Dans Gitaroo Man certes, les mouvements de notre joystick font pivoter U-1, le personnage principal, et une note réussie lors des phases d’attaques fait lancer des éclairs à sa guitare. Mais ces actions ne sont pas vraiment vécues comme le prolongement des gestes du joueur : U-1 n’est pas toujours à l’écran, notamment à cause de coupes entre différents plans imitant le langage cinématographique, et, surtout, ces images ne sont pour le joueur qu’au second plan. Comme le montrait l’illustration 6, le premier plan est occupé par ce qu’il semble opportun d’appeler des tablatures : l’indication des touches à utiliser et la stylisation du mouvement du joystick sont en effet bien plus comparables aux doigtés d’une tablature de luth qu’aux notes d’une partition qui ne disent rien de la manière physique de faire les notes sur l’instrument. Par leur proéminence à l’écran, ces éléments sont l’objet principal de l’attention du joueur et les gestes de celui-ci sont alors vécus davantage comme la réponse au déroulement inexorable de cette tablature à laquelle il tente de se conformer. Il y a donc moins interaction avec le logiciel que réaction à un processus qui impose son rythme.
75Pouvons-nous alors encore parler de relation instrumentale dans ces deux cas ? Oui, car nous disposons bien d’une puissance d’action dans le cyberespace, mais cette puissance d’action est difficile à circonscrire. Réussir un input a en effet plusieurs conséquences dans Gitaroo Man : faire disparaître le symbole du bouton à presser, faire baisser la jauge de points de vie de l’adversaire et entretenir le playback de la musique. Ces actions sont avant tout des mesures de cette adéquation que le joueur tente de maintenir avec le jeu lui-même et sont donc secondaires par rapport à la manipulation effectuée sur la manette. Il est donc difficile de répondre à la question « que fait le joueur dans Gitaroo Man ? » par une allusion à ce qui se passe à l’écran, contrairement à Rocket League où l’on dira plus volontiers que le joueur saute et touche la balle, en assimilant ses actions à celles de son avatar. Il ne faut pas comprendre cela comme un défaut des jeux comme Gitaroo Man mais plutôt que toute puissance d’action vidéoludique se situe quelque part entre ces deux pôles :
Celui où la traduction numérique des gestes ne sert qu’à mesurer l’adéquation des gestes physiques au logiciel. La part physique des gestes est alors suffisante pour décrire la tâche ludique proposée. La puissance d’action a alors quelque chose de désincarné dans la mesure où le prolongement du geste physique n’est pas localisable précisément à l’écran.
Celui où la traduction numérique des gestes n’est pas vécue comme une simple mesure, bien qu’elle le soit ontologiquement, mais (par différents mécanismes comme la projection d’un schéma corporel ou l’immersion au sein d’un monde fictionnel) comme une interaction localisable en un point du cyberespace. En ce cas la tâche ludique du jeu est décrite adéquatement par la part physique des gestes et par leur prolongement numérique.
76Cette recherche d’adéquation à une mesure rigide, que les « jeux-partitions » mettent en avant, semble donc singulariser le jouer vidéoludique, à condition que nous puissions l’observer dans un jeu qui soit moins contraint et déterministe que Gitaroo Man. Sur ce point, un témoignage précieux est celui de David Sudnow, sociologue et pianiste jazz américain, qui, au début des années 1980, s’est pris de passion pour le jeu Breakout81 qu’il a tenté d’aborder comme une nouvelle forme d’instrument et travaillé en conséquence, expérience relatée dans le livre Pilgrim in the Microworld82. Breakout est le premier jeu de casse-briques : une raquette dans la moitié inférieure de l’écran est dirigée par le joueur afin de renvoyer une balle contre un mur formé de plusieurs briques, briques qui disparaissent au contact de la balle, le but étant de n’en laisser aucune sur le terrain de jeu.
77Sudnow commence alors par travailler le jeu comme un instrument de musique, en cherchant une régularité dans ses parties, comme on travaillerait une mélodie au piano pour la jouer parfaitement, en cherchant notamment à réaliser à tout prix une séquence d’ouverture parfaite qui mobiliserait une mémoire gestuelle pareille à celle de la pratique instrumentale83. Cette approche qui amenait Sudnow à dire que Breakout n’était « pas du tout un jeu » [not at all a game] mais « une grille, un objet avec des propriétés connues et fixées qui n’était pas plus un adversaire que mon piano […]84 » échoue. Sudnow se rend compte qu’il ne développe pas un « véritable savoir-faire » (true skill) comparable à celui d’un instrument dans la mesure où la répétition de motifs n’entraîne pas une répétition de plus en plus assurée comme le ferait le travail d’un instrument85. Finalement, alors qu’il regardait des joueurs dans une salle d’arcade, il prend conscience que son approche allait contre le dessein même du jeu, qui avait été originalement créé pour ce genre de lieu avant d’être adapté pour console. Dans le confort de son logis, Sudnow pouvait rejouer à volonté les cinq premiers coups parce qu’il n’avait qu’à appuyer sur un bouton pour réinitialiser sa machine, ce qui est impossible en salle d’arcades : le jeu n’y redémarre qu’après une perte effective du joueur et si celui-ci accepte de remettre une pièce dans la machine.
Ill. 8. – Breakout.
Source : Atari.
78Partant, l’équilibre de Breakout consiste à permettre au joueur de développer une certaine familiarité avec le jeu pour qu’il pressente une réussite possible, tout en le mettant suffisamment en péril pour qu’il paye davantage. Cela est bien résumé par la formule suivante : « la trajectoire de la balle a une régularité vaguement prédictible86 », le « vaguement » indiquant bien qu’un jeu comme Breakout ne peut être maîtrisé avec la même intimité assurée qu’un instrument ou qu’un morceau de musique, d’autant que certains choix de game design, bien loin de simplifier la vie du joueur, la lui complexifie : plus l’angle de renvoi de la balle est ouvert, plus son contrôle devient difficile. Or, la raquette même du joueur génère de tels angles, lorsque la balle rebondit contre ses extrémités, tandis que le huitième rebond de la partie est nécessairement ouvert si le joueur n’est pas parvenu à entamer une certaine portion du mur87.
79Sudnow, ayant réalisé cela, comprend alors la chose suivante :
« et alors que je pensais que comprendre le programme était la clef [pour bien jouer], suivre [following] le programme était ce qui importait vraiment88 ».
80« Suivre » signifie ici se soumettre au rythme et aux accidents offerts par le jeu puisqu’il a été pensé pour un type de savoir-faire89 qui inclut ces accidents plutôt que pour un savoir-faire capable d’éliminer entièrement toute action hasardeuse. Or, une fois cette transformation dans son rapport au jeu advenue, Sudnow revient brusquement à l’idée selon laquelle Breakout constitue un « instrument » pour jouer un « jazz pour les yeux, à la fois super-cérébral et clair comme de l’eau de roche, en provenance de la Silicon Valley90 ». Ce retour du modèle instrumental s’explique par le fait que Sudnow comprend à présent Breakout comme l’improvisation d’un chemin91 par l’anticipation des coups à venir et par la faculté de s’adapter à un résultat qui n’était pas exactement celui visé. Mais, si nous sommes d’accord pour parler ici d’improvisation, il nous semble que l’improvisation dont il est question devrait nous éloigner de la référence musicale plutôt que nous en rapprocher.
81Face aux pièges et surprises que lui présente le jeu, le joueur tente bien de mettre en place des stratégies, qui lorsqu’elles ont été particulièrement incorporées et répétées tiennent plus de la routine que de l’improvisation, que ce soit la séquence de déplacement d’une raquette dans Breakout ou une stratégie d’engagement dans Rocket League. Mais si, face à un nouvel ennemi ou suite à un imprévu, le joueur se voit obligé d’improviser, c’est pour éviter d’être dépassé par l’imprévu et rester dans la marge d’erreur tolérée par la machine. À l’inverse, l’improvisation musicale semble bien plutôt faire surgir de l’imprévu esthétiquement riche sur une grille musicale qui doit rester stable. Plus largement, les dynamiques de l’improvisation sont inverses parce que jeu musical et jouer ludique s’organisent, face à l’imprévisible, selon des dynamiques inverses : le jeu musical est une conduite de l’imprévisible, pour instaurer une continuité entre des éléments musicaux discrets, le jouer ludique est une réaction face à l’imprévisible comme péril, par la planification ou par l’improvisation, pour éviter que ce péril n’entraîne un game over et brise la continuité de l’action de jeu.
82Cette spécificité du jouer ludique comme réaction à l’imprévisible, consacre alors le geste vidéoludique comme un geste de réaction, aspect qui apparaissait également en creux dans l’exemple de Gitaroo Man dans lequel les gestes du joueur étaient provoqués par ce qui apparaissait à l’écran afin de rester en adéquation avec le rythme du logiciel. Néanmoins cette qualité de réaction à l’imprévisible semble concerner uniquement les jeux exposant leur joueur à un péril ludique. Quant à la dimension d’adéquation au rythme de la machine, nous avons vu qu’elle apparaît particulièrement dans certains jeux, mais était reléguée au simple rang de condition d’existence dans ceux qui, par leur game design, rendent moins sensible cette rigidité de la mesure. Pouvons-nous alors imaginer un jeu vidéo qui, sans imiter absolument le jeu musical, proposerait du moins d’un type de jeu qui en serait proche ? Et si oui, faut-il comprendre le jouer ludique comme une espère séparée du jeu musical ou bien imaginer un continuum entre le geste de réaction face à l’imprévisible et le geste de conduite de l’imprévisible ? C’est la première option que nous défendons, au travers de trois exemples qui permettront de voir comment le jeu vidéo peut imiter d’autres formes du jouer, notamment musicales.
83Commençons par évoquer Wandersong92. Dans ce jeu de Greg Lobanov, le joueur incarne un barde qui tente de sauver le monde en ayant pour tout talent celui de chanter, talent qui s’apparente souvent à un pouvoir magique, dans la mesure où sa voix permet de faire pousser des plantes jusqu’à des zones inaccessibles ou de changer le sens du vent, toujours pour accéder à de nouvelles zones de jeu (voir fig. V). Le contrôle du chant reprend un système déjà présent une dizaine d’années auparavant dans Aquaria93 : le joueur peut faire apparaître une roue autour de son avatar, roue divisée en huit segments, qui renvoient chacun à une note d’une gamme94 (plus l’octave de la tonique), afin de jouer des mélodies. Néanmoins les schèmes de contrôle pour faire apparaître ladite roue présentent une différence majeure, qui influe sur le rapport du joueur à la musique qu’il produit.
Fig. V. – Greg Lobanov – Wandersong.
84Aquaria se joue principalement à la souris. Pointer un endroit de l’écran et maintenir enfoncé le bouton gauche, fait avancer Naija, l’avatar, dans cette direction. Or pour faire apparaître la roue et jouer des notes, il faut appuyer sur le bouton gauche de la souris et pointer avec le curseur la part colorée désirée pour faire entendre la note chantée. Il est donc fort peu pratique de se déplacer et de chanter en même temps, bien que cela soit physiquement possible en appuyant sur les deux boutons en même temps. En ce cas, parce que les deux commandes utilisent les déplacements de la souris, viser une note fait en même temps bouger l’avatar dans une direction qui n’est pas nécessairement celle désirée : il n’est ainsi pas possible de se déplacer vers le haut tout en jouant un do grave, dans la mesure où il s’agit de la note placée le plus bas sur la roue. En conséquence, faire apparaître cette roue et faire chanter l’avatar n’est fait que de manière statique, aux endroits dans lesquels l’usage de cette mécanique est requise. Le chant est en effet magique : par exemple, jouer la suite de note do-ré-mi permet de faire léviter certains objets comme de lourdes roches bloquant le passage. Ces combinaisons de notes sont révélées au fil du jeu et la tâche ludique est alors de comprendre quelles combinaisons doivent être utilisées à quel endroit avant de les exécuter, non par intérêt musical, mais comme une suite d’inputs attendus et mesurés par le logiciel, qui se trouvent prendre pour le joueur une forme musicale.
85Wandersong reprend une mécanique similaire lorsqu’il s’agit de faire grandir des plantes pour les utiliser comme plates-formes ou de changer la direction des vents afin de faire planer le barde vers la fin du niveau : le jeu attend une séquence d’input précis, qui fait de l’aspect sonore des gestes un accessoire plaisant, mais qui ne motive pas ces mêmes gestes. En effet c’est bien plutôt la valeur directionnelle que la dimension sonore des gestes qui est pertinente dans ces séquences : pour faire souffler le vent vers la droite puis vers le bas, il faut jouer la note correspondant à ces directions dans la roue, qu’importe le résultat sonore que cela donne. Cependant, contrairement à Aquaria, déplacer le barde et jouer des notes n’utilisent pas la même partie du contrôleur : les déplacements sont gérés à l’aide du stick gauche de la manette, et les notes à l’aide du stick droit. Il est ainsi possible de se déplacer et de chanter en même temps, ce qui permet au joueur de faire chanter librement le barde sur son chemin pour accompagner ses déambulations.
86Cette possibilité de chanter librement est exploitée à différents endroits de Wandersong : quelques séquences demandent au joueur de réaliser une courte improvisation, et certains dialogues, lorsqu’il y a un choix à faire, requièrent du joueur de jouer les notes de son choix, à l’exception de la première et de la dernière. Lui est ainsi offert la possibilité de créer ligne mélodique et ornementations exprimant le contenu du dialogue. De plus, il est aussi possible de chanter pendant les phases de dialogues qui ne le requièrent pas, puisque le défilement du texte est alors géré par un autre bouton, manière de s’approprier un peu plus le rôle du barde en jouant musicalement les sentiments qu’il exprime. Cette dissociation du déplacement et du chant, crée donc la possibilité de choisir l’occasion de son chant et de le dissocier de l’adéquation au programme nécessaire pour progresser dans le jeu.
87Nous voyons alors que l’imitation vidéoludique du chant possède deux natures différentes, liées à deux manières différentes de jouer : une adéquation au programme qui se trouve avoir une composante sonore (qui est la seule véritablement disponible dans Aquaria) et une dimension plus libre, qui se rapproche beaucoup plus de la qualité instrumentale qui définit le jeu musical. Or ces qualités du jouer sont liées à des séquences distinctes : la première lorsque se présente une difficulté ludique demandant une suite précise d’inputs pour être résolue, la seconde en l’absence de pareille difficulté. Cette plasticité témoigne du fait que les jeux vidéo se définissent moins par une forme spécifique du jouer, que par un jeu avec les puissances d’actions, jeu qui ne concerne pas seulement la part physique des gestes ou son prolongement numérique, mais aussi la qualité du jouer qui assure leur liaison. Certes, leur nature informatique et l’alternative entre victoire et défaite tend à rendre la première forme de jouer plus prégnante et plus spécifique à ce médium. Mais un jeu vidéo peut être composé uniquement de séquences cherchant au maximum à éloigner son joueur de cette recherche de l’adéquation à un programme, comme l’exemple de Night Tune le montrait.
88Une difficulté surgit alors : alors que nous cherchions à penser les jeux vidéo au-delà de la distinction entre jeu réglé et jeu libre, ne sommes-nous pas en train de réintroduire celle-ci ? En effet, en parlant de Wandersong, nous avons opposé les moments où le chant du barde était contraint par les règles du jeu, afin de réaliser une mélodie déterminée indépendamment de toute musicalité, et ceux où le joueur avait la liberté de choisir ses notes en fonction de leur musicalité. Ces moments sont distincts, et la distinction est aisément lisible à l’écran en fonction de la présence ou non d’obstacles ludiques avec lesquels le chant interagit. L’alternative est alors la suivante :
Ou bien ces différentes manières de jouer s’appliquent à des moments nécessairement différents, selon une ligne de partage qui semble recouvrir celle passant entre jeu libre et jeu réglé.
Ou bien ces différentes manières de jouer sont des attitudes ludiques qui, lorsque le game design le permet, sont des manières différentes d’aborder des séquences identiques.
89C’est cette deuxième option que nous allons suivre en présentant le troisième jeu annoncé, Rez95.
90Rez se présente avant tout comme un « jeu de tir sur rail » (rail-shooter) : dans un environnement en trois dimensions, l’avatar du joueur avance tout seul sur un chemin prédéterminé, sans embranchement ni détour possible, et la seule action disponible est de verrouiller et de tirer sur différents vaisseaux et créatures, à l’hostilité parfois relative, croisant notre chemin. Sur cette base classique, Rez rajoute un élément important : tirer permet en même temps de construire l’environnement sonore du jeu96. En effet, chaque ennemi produit, lorsqu’il est touché, un son distinct qui vient enrichir le fond musical, une pulsation et des nappes électroniques volontairement dépouillées pour laisser de la place aux événements sonores résultant du jeu du joueur97. La nécessaire arythmie des mouvements du joystick par rapport à la musique est ici corrigée par le jeu lui-même : la résolution tant sonore que ludique des actions du joueur se fait toujours en accord avec la pulsation de la bande-son.
91Partant, le jeu laisse une marge interprétative à son joueur qui peut prendre des décisions non seulement par rapport à l’évaluation du péril immédiat, mais par rapport à ce qu’il a envie d’entendre musicalement. Par exemple, très tôt dans le premier niveau, une vague de quatre petits vaisseaux apparaît (voir fig. VI). L’agencement de cette séquence vise à nous familiariser avec les commandes du jeu et ces quatre vaisseaux en lignes permettent au joueur de tester sa capacité à verrouiller quatre cibles de suite (en passant son viseur sur les quatre vaisseaux tout en maintenant enfoncé le bouton de tir) avant de tirer (par relâchement du bouton), ce qui se traduit au niveau sonore par quatre coups de charleston (signalant le verrouillage d’une cible) suivi d’une mélodie à quatre notes. Mais il est aussi possible de jouer en ne verrouillant qu’une cible à la fois et donc d’obtenir une alternance entre un coup de charleston et une note, décision qui peut procéder de facteurs liés à l’accomplissement de la tâche prescrite par les règles, mais aussi de facteurs uniquement musicaux, et donc extérieurs à cette tâche réglée.
Fig. VI. – Mizuguchi Tetsuya – Rez.
92Dans des moments comme celui-ci, la métaphore du « jeu-partition » prend un tour nouveau et, au fond, plus musical : les vaisseaux apparaissent comme des notes et le joueur a un certain contrôle sur la manière dont ces éléments musicaux sont liés les uns aux autres, imitant donc en partie le jeu musical. Mais si l’attention à cette qualité de liaison n’est pas difficile dans un moment comme celui que nous avons décrit, elle semble difficilement mobilisable dans un moment où les cibles apparaissent à grande vitesse ou quand une stratégie optimale dans la gestion des verrouillages et des tirs est requise. Cela ne signifie pas que la dimension sonore n’est pas importante dans ces moments : au contraire, elle fait partie de ce qui définit la puissance d’action spécifique de Rez. Mais cela indique deux choses. D’une part, que toute production de sons par un joueur n’est pas nécessairement le fait d’un jouer musical. D’autre part, que Rez propose moins une hybridation d’un jouer vidéoludique et d’un jouer musical, qui témoignerait d’un continuum, que deux manières de jouer avec des éléments similaires : un jouer ludique tel que nous l’avons défini à la section précédente qui est enrichi par des éléments sonores et un jouer qui imite en partie le jeu musical, et qui se trouve accomplir en même temps l’objectif fixé par les règles.
93L’intérêt de Rez réside dans sa capacité à rapprocher tellement ces deux modalités du jouer qu’elles deviennent quasi indiscernables pour un spectateur extérieur. Les deux modalités réclament un même mouvement, le verrouillage et le tir réussi sur un ennemi par appui et relâchement, qui n’est pourtant pas exactement le même geste, parce qu’il ne procède pas de la même intentionnalité chez le joueur. Ainsi, ces modalités du jouer sont avant tout des attitudes ludiques qui peuvent, en droit, être vécues par le joueur à partir d’une même séquence de jeu en fonction des éléments auxquels celui-ci accorde davantage son attention.
94En ce sens, telle est du moins notre hypothèse, l’opposition entre jouer ludique et jeu musical n’est qu’un cas particulier au sein d’une opposition plus large entre un jouer qui est avant tout attention à la tâche ludique fixée par les règles et un jouer qui est avant tout attention à ce qui est accessoire aux règles, pour reprendre les catégories fixées par notre introduction. La réception des jeux vidéo apparaît alors comme une pratique hétérogène, mobilisant une pluralité des modes du jouer, aspect qu’il nous faut préciser à travers le rapport des jeux vidéo à leurs images, avant d’en étudier plus profondément les mécanismes.
L’amphibologie des images vidéoludiques
95Si certains jeux vidéo peuvent se passer d’écran, ce dispositif reste, de manière écrasante, le dispositif le plus commun pour représenter l’espace ludique. Cependant, dès l’origine du médium, tout ce qui est vu à l’écran n’est pas nécessairement une image. Si nous remontons, en suivant Mathieu Triclot, aux premières années des jeux vidéo, il est remarquable de voir côte à côte deux formes de représentations à l’écran : l’une, graphique, avec Spacewar!98, qui a engendré les jeux d’arcades, et l’autre textuelle, dont le développement est parallèle à cette autre forme de narration interactive qu’est le jeu de rôle, et qui fut constitutif du régime d’expérience (au sens de Triclot) universitaire des jeux vidéo99. Ce sont ces jeux purement textuels, ou qui ne font usage de l’image qu’à titre purement ornemental, qui ont engendré les jeux d’aventure en deux ou trois dimensions, mais qui continuent de garder une pertinence sensible en tant que genre, comme l’exemple du récent With Those We Love Alive le montre.
96Néanmoins, la majorité des jeux proposent une image coextensive à l’écran, à l’intérieur de laquelle du texte peut être inséré comme c’est le cas, par exemple, dans Final Fantasy IX100, dans lequel du texte est présent sous forme de bulles de dialogues apparaissant et disparaissant au rythme des pressions du joueur sur les boutons. Cette distribution entre le texte et l’image peut néanmoins s’inverser au sein même de ce jeu, comme le montre l’illustration 10, qui représente ce que le vocabulaire vidéoludique nomme un « menu ». Sous ce terme est entendu l’écran fixe, ou la suite d’écrans fixes, en deux dimensions, à majorité textuelle, grâce auquel il est possible de modifier des paramètres du jeu externes à la diégèse, comme le volume sonore, ou bien ayant des conséquences au sein d’icelle, comme l’équipement des personnages. Sur la capture d’écran présentée, nous distinguons des images, les portraits des différents personnages, mais l’ensemble, composé de ces portraits, du texte et d’illustrations graphiques comme la main pour signaler ce qui est actuellement sélectionné par le joueur, constitue-t-il une image ? Il est alors temps de définir plus précisément ce terme que nous avons jusqu’ici entendu en un sens très large, comme représentation graphique apparaissant sur un support.
Ill. 9. – Scène de dialogue dans Final Fantasy IX.
Source : Squaresoft.
Ill. 10. – Menu de Final Fantasy IX.
Source : Squaresoft.
97Notre thèse est qu’un sujet peut se rapporter à une représentation graphique de deux manières différentes, actualisant deux dynamiques possibles de telles représentations : la dynamique d’affichage et la dynamique imageante. Par affichage, nous désignons la capacité d’une représentation graphique à manifester et à rendre compte d’un processus ou d’un état de fait particulier qui lui est par ailleurs étranger, en lui donnant une forme sensible. Ainsi l’affiche publicitaire manifeste-t-elle, pour celui qui passe devant, l’existence dans le monde de tel ou tel produit. Cette dynamique d’affichage n’est pas propre à l’image, et il n’est d’ailleurs pas certain que toute image puisse être vue comme une affiche101. À vrai dire, le paradigme de l’affichage est sans doute textuel : ce sont par exemple les papiers qui, au lendemain d’élections, ornent les murs des bureaux de vote et affichent le résultat. De telles affiches rendent compte du processus de comptage et d’élection, en présentant, autant qu’en représentant, les résultats, afin de les rendre accessibles au public. Ainsi, une représentation peut être un affichage, mais tout affichage n’est pas une image. En tout cas, considérer une représentation graphique ou textuelle selon sa dynamique d’affichage, ce n’est pas considérer la représentation pour elle-même, mais comme un relais vers quelque chose, sinon de plus vaste, du moins de différent d’elle.
98À l’inverse, considérer pleinement une représentation graphique comme une image revient à la considérer selon une dynamique interne qui considère pour elles-mêmes les propriétés sensibles de la représentation graphique. Contrairement à l’affiche qui n’est qu’un relais, qui rend sensible une dynamique extérieure, l’image a donc une existence propre, qui peut éventuellement dénoter, sur le mode symbolique, des propriétés générales (ainsi le lion symbolisant le courage) qui ne sont pas des états de faits précis. Ce double aspect est particulièrement important pour comprendre une pratique qui va justement jouer sur l’ambiguïté de cette valeur de la représentation graphique : la publicité. Ainsi, pensons à une vieille affiche publicitaire pour une célèbre marque de boisson gazeuse : des skieurs sont dessinés dans une posture dynamique alors qu’au premier plan une femme souriante tient une bouteille de ladite boisson, affichant par là l’existence et la disponibilité pour le consommateur de celle-ci. Or par le recours à des images n’ayant que peu de rapport avec le produit vanté, un brouillage entre les deux fonctions s’effectue. Les skieurs en action dénotent à la fois une idée de dynamisme sportif et de santé, ainsi qu’une certaine aisance sociale et l’univers enneigé évoque quant à lui le froid. Pareilles qualités, qui sont propres à l’image et à la scène qu’elle compose, vont alors pouvoir être déportées sur le produit. Cette scène hivernale devient un moyen d’afficher, et de vanter, la fraîcheur de la boisson et de l’associer avec l’aspect sportif de l’image. L’art publicitaire est donc un art qui boucle sur lui-même : au lieu d’afficher directement un produit, il affiche une image qui va construire un imaginaire au produit afin d’être vu comme une propriété même de ce produit.
99Ce passage par les mécanismes de l’art publicitaire souligne combien la dynamique d’affichage n’est pas intrinsèque à une image, mais dépend également du contexte d’exposition et de réception de cette image. Considérons l’affiche réalisée par Alphonse Mucha pour la marque de papier à cigarette Job102. Quand bien même cette marque existe encore, parce que son identité visuelle n’est plus la même et parce que cette affiche a plus de cent ans aujourd’hui, elle n’est plus perçue comme affichant les qualités supposées d’un produit existant, même si savoir que cela a été le cas est sans doute nécessaire pour analyser l’œuvre pleinement. Parce que l’actualité de son affichage a disparu, elle est pleinement rendue à sa condition d’image dont nous pouvons admirer la composition ou la stylisation de la coiffure et analyser la place dans l’œuvre générale de Mucha. Ainsi, percevoir pleinement une représentation selon sa dynamique intrinsèque et imageante ne va pas toujours de soi et dépend également du contexte de la réception. Si image et affichage peuvent désigner des produits de manière objective (un tableau est une image, une affiche un affichage), l’affichage est également une fonction qui peut être endossée par l’image, ce qui fait valoir cette distinction autant sur le plan de l’objet que sur le plan de la réception.
Ill. 11. – Mucha – Femme blonde fumant.
100Revenons alors au menu de Final Fantasy IX présenté ci-devant. Si notre distinction entre l’image qui a sa dynamique propre et l’affichage qui manifeste une dynamique externe a quelque raison d’être, alors le menu est un affichage et non une image. Le menu révèle et rappelle que l’écran est un relais, une visualisation de l’état informatique du logiciel, en proposant de modifier les paramètres de la simulation en passant outre la diégèse du jeu. Le menu ne nous retient pas car, comme l’affichage des résultats un lendemain d’élection, il doit avant tout être fonctionnel ; l’usage des portraits des personnages est à comprendre également sous cette catégorie de l’affichage : cela rend l’information plus lisible en signalant que telle zone du menu donne accès aux paramètres et caractéristiques propres à tel personnage. Or, que ce qui apparaisse à l’écran soit toujours l’affichage d’un état informatique est vrai que nous soyons face à un jeu vidéo en mode texte ou usant de graphismes. La question qui se pose est alors la suivante : l’usage de graphismes donnant à ce qui apparaît à l’écran l’aspect d’une image est-il suffisant pour faire oublier au joueur cette condition d’affichage et lui faire percevoir la représentation graphique qui lui fait face comme une image ou comme un enchaînement temporel d’images ?
101Pour répondre à cette question, nous analyserons une image extraite du tout début du jeu Remember Me, jeu d’action-aventure dans lequel le joueur incarne Nilin, résistante amnésique dans un Paris futuriste103. Le jeu est vu en troisième personne avec une caméra mobile qui suit généralement l’héroïne à quelques mètres derrière ses épaules. Or, dans la situation ludique présentée par la figure VII, la caméra s’est déportée très loin de Nilin, en plongée, offrant ainsi au joueur un panorama plus large pour une séquence d’escalade, afin qu’il aperçoive plus facilement le chemin à emprunter. À mesure que Nilin progresse sur la paroi, apparaissent dans le champ de vision, au premier plan, des crânes d’androïdes, comme fichés sur des piques. Qu’ils soient ainsi exhibés comme des trophées témoigne de la dangerosité de la zone où notre personnage s’apprête à entrer et la disproportion d’échelle entre les masques et Nilin, grâce au jeu sur la profondeur de champ, renforce l’atmosphère d’hostilité du jeu. Au-delà de cette lecture de la composition comme envoyant un avertissement au joueur, il nous semble possible de lire ce plan comme disant quelque chose de la place de la mémoire dans le jeu.
Fig. VII. – Remember Me.
Source : Dontnod.
102Comparons cette image à la figure VIII, extraite de Final Fantasy IX, dans lequel le groupe de personnages fait face à des masques blancs géants qui, s’ils marquent plus de diversité dans les formes que ceux de Remember Me, prennent eux aussi pour base un masque neutre. Ces grands masques parlants sont les porte-paroles d’une civilisation ancienne et gardiens de la mémoire du monde d’Héra, où se déroule l’action de Final Fantasy IX. L’organisation spatiale est inverse de celle de Remember Me : le groupe est statique sur une plate-forme et la caméra est en contre-plongée, accentuant la majesté des masques transmettant leur savoir aux mortels dirigés par le joueur. Or, dans Remember Me, ces masques d’androïdes, qui ont été croisés par le joueur lors de l’introduction du jeu alors que la mémoire de Nilin était effacée, renvoient au contraire à l’amnésie et à l’entreprise responsable de celle-ci104. Ainsi le plan de Remember Me résonne comme un écho inversé de celui de Final Fantasy IX : la mémoire n’est plus une sagesse éternelle, qui conserve et sur laquelle s’appuyer, mais un champ de bataille où plus rien n’est sûr et qu’il faut reconquérir105, ce qui est renforcé par le mouvement essentiellement ascensionnel de Nilin dans l’ensemble de la séquence dont nous avons extrait ce plan.
Fig. VIII. – Final Fantasy IX.
Source : Squaresoft.
103Analysé de la sorte, le plan que nous avons isolé est compris selon sa dynamique imageante. Or, si le récit de ma propre expérience de jeu peut ici être invoqué, cette analyse ne fut possible qu’en lâchant la manette quelques instants. Mais ce geste physique de lâcher la manette s’accompagnait en même temps d’un changement dans l’attention à l’écran. Afin de pouvoir admirer la composition de l’image dans son ensemble, il a fallu au préalable lâcher ce qui retenait jusque-là mon attention : la paroi qu’escaladait Nilin dont je scrutais la surface pour discriminer entre les endroits où il était possible de s’accrocher et ceux où cela était impossible. Cette scrutation, non pertinente pour la phase d’analyse esthétique du plan comme image, a ensuite repris ses droits lorsqu’il a fallu reprendre la manette en main afin de continuer le jeu. Or cette scrutation des éléments interactifs, par opposition à ce qui n’est que du décor, revient à considérer ce qui apparaît à l’écran comme l’affichage des éléments ludiques pertinents selon le code. Ainsi, le même plan d’un jeu vidéo est susceptible d’une double lecture : ou bien comme image ayant sa dynamique propre, ou bien comme affichage renvoyant à des règles garanties de manière informatique. La différence entre ces deux lectures est ici maximale dans le cas de Remember Me, puisque ce ne sont pas les mêmes éléments qui sont mis au centre de l’expérience selon l’attitude, ludique ou spectatorielle106, adoptée par le joueur.
104Entre dynamique imageante et dynamique d’affichage, les jeux vidéo proposent une nouvelle variation : là où la publicité amenait à confondre image et affichage au profit de l’affichage, l’attitude ludique considérant le bon accomplissement de la tâche qui s’impose à elle met au contraire de côté ce qui participe de la dynamique imageante et empêche celle-ci de se déployer pleinement dans l’attention du joueur. Il ne s’agit pas de dire que les jeux vidéo comme médium sont entièrement étrangers aux images : l’exemple même de Remember Me et la mise en scène délibérée par les développeurs de ce passage montre bien qu’un tel rapport est possible dans les jeux vidéo. Mais il semble occuper une place problématique dans l’économie du jeu, s’il demande de lâcher le contrôleur pour se déployer pleinement. La question qui se pose est alors celle de la valeur de l’attitude ludique face à l’image : en ignorant la plus grande partie de la dynamique imageante, est-ce que l’attitude ludique ne constitue pas un rapport appauvri à ce qui pourrait être une image, en négligeant ses spécificités pour la réduire à un affichage ? Ou bien ce passage à l’affichage engage-t-il un déplacement du rapport à l’image venant l’enrichir sur un autre plan ?
105Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur les propos de l’historien de l’art Jean-Claude Bonne, recueillis par Emmanuel Coquery pour un article à plusieurs voix intitulé « Y a-t-il une lecture symbolique de l’ornement ?107 ». À cause de la spécificité de la question posée et de la nature même de l’objet de recherche de Bonne, l’architecture romane, toutes deux bien étrangères à notre propos, nous ne prétendons pas que ce qui est dit dans cet entretien s’applique tel quel au jeu vidéo, mais nous croyons y déceler suffisamment d’analogies pour que ces propos servent de guide à nos propres élaborations conceptuelles. Remarquons déjà que, au-delà de la « lecture symbolique » promise par le titre, Coquery précise les enjeux de l’article en posant la question suivante : « Dans quelles conditions peut-on faire parler l’ornement d’une dimension politique, religieuse, spirituelle, philosophique, littéraire ou simplement intellectuelle108 ? », sans que celles-ci soient pour autant « hétérogènes » à l’ornement. Ainsi le problème n’est pas tant de savoir si de telles lectures ou dimensions sont possibles, mais de cerner les « conditions » de leur possibilité. Or c’est bien, nous aussi, une question de conditions de réception de l’image qui nous intéresse.
106Cette précaution liminaire étant prise, la perspective de Jean-Claude Bonne est la suivante : contre une approche trop formaliste des ornements qui tend à réduire leur capacité à participer au sens de ce qu’ils ornent, il argumente en faveur de cette participation au travers d’une spécificité sensible de la réception des ornements. Bonne écrit alors, à propos des « dispositifs locaux » des églises romanes que :
« À la différence d’un programme iconographique, qui demande une attention particulière, cette ornementation s’appréhende latéralement, comme en passant, dans la dynamique des pratiques (pèlerinage, offices, procession, lecture et chant sacrés, dévotions diverses…). En cela, l’ornemental, à défaut d’une signification discursive et symbolique explicite, a au moins un sens expressif (intensif, qualificatif…) qui est éprouvé voire même agi109 […]. »
107L’ornement n’est donc pas l’élément central de l’attention, mais participe à la qualité générale de ce qui est éprouvé, non pas seulement d’une manière plaisante et accessoire, mais comme un élément rajoutant du sens à une pratique ou à une attention première. L’idée selon laquelle l’ornement est non seulement « éprouvé » mais « agi » lors d’une pratique religieuse va dans ce sens. En rester à l’idée que l’ornement est « éprouvé » lors d’une procession, ce serait encore séparer le sens de la procession et le sens de l’image ornementale, et cela laisserait le soupçon que cette saisie du sens de l’image est incomplète, par rapport à une saisie qui placerait l’image ou le bas-relief au centre de son attention. Que « l’ornemental » soit « agi » amène à l’inverse l’idée que la qualité motrice du geste de dévotion, du chant ou de la déambulation est altérée et que l’ornemental est senti par le geste lui-même.
108Pourquoi cette conception nous retient-elle pour le jeu vidéo ? Il est certain que la pratique vidéoludique et les pratiques de dévotion dans une église romane sont deux activités on ne peut plus éloignées : l’une est simulée, l’autre est pleinement agie et elles poursuivent des finalités très différentes. Mais dans les deux cas, un sujet, joueur ou officiant, doit effectuer une tâche pratique ou un déplacement et ce, au sein d’un espace surdéterminé pour donner du sens à ses mouvements au moyen d’une organisation spatiale particulière et d’un recours à des images complétant cette organisation. Ce rapprochement pourrait cependant apparaître comme problématique en remarquant que les pratiques de dévotion ou du chant liturgique, si elles se font avec les images, ne se font pas dans les images, alors que les gestes du joueur, parce qu’ils sont traduits en un mouvement à l’écran, ont les images pour destination. S’il y a bien une projection par le joueur de ses capacités motrices dans un espace simulé, cet état ne nous semble pas entretenir avec la pratique rituelle une différence de nature, mais seulement de degré. Mais dans ce cas, peut-on vraiment dire que l’image est perçue « latéralement », terme évoquant l’apparition de l’élément ornemental à la périphérie du champ de vision, alors que le joueur de jeu vidéo est assis juste en face de son écran ?
109Prenons alors pour exemple One Finger Death Punch110. Ce jeu, en deux dimensions, constitue une variation sur le genre du beat ‘em up, genre dans lequel l’avatar du joueur arpente un niveau en repoussant, à mains nues ou avec des armes blanches, de très nombreux ennemis. Dans le cas présent, comme le montre la figure IX, l’avatar du joueur, tenant une position centrale, doit repousser des vagues d’ennemis surgissant de la gauche et de la droite, à un rythme effréné. La composante rythmique est d’importance : le joueur doit appuyer sur le bouton d’action vers la gauche ou d’action vers la droite ni trop tôt ni trop tard, lorsque les ennemis sont dans une zone marquée par le hud111 et doit donc être en permanence capable de dire de quel côté se trouve la menace la plus pressante.
Fig. IX. – One Finger Death Punch.
Source : Silver Dollar Games.
110En général, les beat ‘em up attribuent un bouton à chaque type de coups (coup de poing, de pied, balayette…) donnant donc au joueur le choix du mouvement effectué. Or, dans One Finger Death Punch, le type de coup donné est choisi aléatoirement par la machine : le joueur ne contrôle que la direction de l’attaque, mais pas si celle-ci sera portée au visage ou au ventre, en sautant ou non, avec les poings ou avec les pieds. Cela permet d’éviter d’enchaîner les mêmes animations stéréotypées de manière rigide et donne ainsi aux combats un aspect de chorégraphie martiale, les animations étant inspirées d’arts martiaux asiatiques. Mais cette qualité chorégraphique peut difficilement être regardée pour elle-même, le regard du joueur étant en permanence attiré par le hud qui indique où se trouvent les ennemis et si ceux-ci sont à portée de frappe. Bien que l’avatar soit au centre de l’écran, il n’est donc pas le centre de l’attention du joueur. Ses mouvements, qui ont une dynamique imageante, et la présence même de celui-ci, ne sont alors sentis que « comme en passant », donnant par là une consistance visuelle au rôle pratique endossé par le joueur. Ainsi, toute partie, tout élément d’une image, quelle que soit sa position dans le champ perceptif et quelle que soit sa forme, peut faire l’objet de cette appréciation « latérale » lorsqu’il participe à définir la qualité d’une appréhension sensible dont il n’est pas un élément central.
111Est-ce cependant suffisant pour qualifier ce rapport d’ornemental ? Cela semble difficile, du moins à partir du texte de Jean-Claude Bonne, qui parle d’un temps et d’une tradition iconique trop éloignées de la nôtre, et qui nous a avant tout servis de passerelle heuristique pour nos propres réflexions. Plus modestement, nous nous contenterons donc de garder deux idées de ce dialogue avec l’ornement. D’abord, que la dynamique imageante d’une image de jeu vidéo, lorsque le joueur est concentré sur l’accomplissement de règle, est sentie « comme en passant », à des degrés sans doute divers, en fonction des jeux et des joueurs. Ensuite, que le fait de percevoir « comme en passant » les éléments d’une image n’est pas propre aux jeux vidéo. Reste alors à comprendre s’il existe une spécificité des jeux vidéo quant à la place de ce « comme en passant » dans l’expérience vidéoludique générale et dans la manière même dont cette qualité d’attention se construit.
⁂
112Au cours de ce chapitre, trois résultats importants ont émergé. D’abord la nécessité d’une double définition du jeu et de la culture ludique. La définition du jeu comme rôle non ordinaire, d’ordre avant tout pratique, permet d’inscrire le jouer dans le domaine technique et celle de culture ludique permet de lui conserver une autonomie sensible comme pratique de réception, permettant ainsi de distinguer des œuvres-jeux, sur un mode essentialiste ou sur un mode conditionnaliste. Partant, la définition des jeux vidéo comme appareil d’enregistrement et de traduction numérique d’inputs mobilisant la culture ludique est rendue possible, ce qui constitue notre deuxième acquis.
113Mais cette définition, qui permet d’unir techniquement et sensiblement l’ensemble des jeux vidéo, ne doit pas masquer une amphibologie certaine des jeux vidéo, qui est le troisième point annoncé. En effet, à travers l’exemple du rapport aux images et, plus largement, de l’opposition entre deux formes de jouer, la réception des jeux vidéo apparaît comme écartelée entre le pôle du réglé et celui de l’accessoire aux règles. En décrivant alors plus complètement ces expériences et leurs rapports, et parce que le pôle du réglé met en avant la technicité des jeux vidéo, nous pourrons alors mieux comprendre la place de la technique au sein d’une théorie plus générale de l’expérience sensible.
Notes de bas de page
1 Juul Jesper, Half-Real. Video Games Between Real Rules and Fictional World, Cambridge, MA, MIT Press, 2005.
2 Juul Jesper, Half-Real, op. cit., p. 36. Toutes les traductions de ce livre sont de mon fait. Il est à remarquer que Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 18, donne une traduction différente, car basée sur la première occurrence de cette citation, p. 6 du livre de Juul, qui ajoute « formel » (formal) à « système » et « optionnels » (optional) pour compléter « négociables ». Le second texte est ici préféré car c’est celui qui est discuté le plus en longueur dans l’ouvrage et parce que le retrait de ces deux termes semble peu significatif.
3 Juul Jesper, Half-Real, op. cit., p. 7. Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 21 choisit de traduire par « modèle général du jeu », traduisant l’esprit plutôt que la lettre. Il est en effet important de rapporter classic à model plutôt qu’à game dans la mesure où ce modèle pour Juul n’est pas que le modèle des jeux classiques, mais constitue en même temps le modèle à partir duquel il faut continuer à juger les jeux non classiques. Je me permets de traduire game par « des jeux », pour éviter que la locution singulière « du jeu », qui désigne ici le game, soit confondue avec « du jeu » au sens de play.
4 Ibid., p. 7.
5 Ibid., loc. cit.
6 On observe en effet la disqualification quasi totale de l’expérience. Le seul aspect évoqué est un engagement dit « émotionnel » excessivement basique, puisque seules la gratification et son absence sont envisagées comme des catégories pertinentes. Voir sur ce point Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 19.
7 Juul Jesper, Half-Real, op. cit., p. 44.
8 SimCity, Will Wright, Maxis, 1989.
9 C’est respectivement le cas de la série des Theme Park et de The Movies.
10 Juul Jesper, Half-Real, op. cit., p. 198.
11 Pour une critique de celui-ci, voir Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 19 sq.
12 Juul Jesper, Half-Real, op. cit., p. 7.
13 Ibid., p. 197-198.
14 Ibid., p. 19.
15 Cette prétention épistémologique s’explique sans doute en partie en remettant cette définition dans le contexte de l’émergence des game studies : la légitimité de ces dernières est au fond mieux assurée en faisant des jeux un domaine séparé, nécessitant un savoir universitaire lui-même autonome à cause de ses propriétés formelles. C’est la lecture que propose Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 19.
16 Genette Gérard, Fiction et diction (1991), Paris, Seuil, coll. « Point Essais », 2004, p. 91-109.
17 Ibid., p. 109.
18 Ibid., p. 108.
19 Caillois Roger, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige (1958), éd. revue et augmentée (1967), Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 45-91. Sur l’origine problématique de ces catégories et sur leur valeur civilisationnelle pour Caillois, voir Di Filippo Laurent, « Contextualiser les théories du jeu de Johan Huizinga et Roger Caillois », Questions de communication, no 25, Nancy, Presses universitaires de Nancy/Éditions universitaires de Lorraine, 2014, p. 281-308. Sur la pertinence, malgré cela, de ces catégories pour penser l’expérience vidéoludique, voir Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 52-58.
20 Chauvier Stéphane, Qu’est-ce qu’un jeu ?, op. cit., p. 67-71.
21 Ibid., p. 48.
22 Ibid., p. 89.
23 Pouivet Roger, Philosophie du rock, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 2010, p. 102-113.
24 Il est cependant possible de travailler une telle part ludique. C’est par exemple le cas de Situation Rooms du collectif Rimini Protokoll, présenté notamment en 2014 au théâtre des Amandiers, à Nanterre. Cette pièce déambulatoire pour vingt spectateurs munis de tablette, et où aucun acteur n’est directement présent, en demandant au spectateur d’endosser des rôles et d’accomplir des actions (comme servir du thé à une autre personne) présente de grandes similitudes avec le jeu de rôle.
25 Simondon Gilbert, Du mode d’existence d’existence des objets techniques, op. cit., p. 22. Simondon dit que cette culture est la « connaissance adéquate » qui saisit « le sens de l’évolution » de l’objet technique, donc qui est capable de saisir la concrétisation d’un objet, au niveau de ses éléments ou de son lien à un ensemble technique (ce qui est précisé p. 200-201, par ce qu’il nomme « l’attitude technologique »). Il ne s’agit pas de dire que la « culture ludique » est une « connaissance adéquate » sur le mode techno-scientifique qui est celui que Simondon appelait de ses vœux, mais que ce qui unit les œuvres-jeux est la capacité à déceler et à connaître les liens sensibles et techniques entre les différentes œuvres.
26 Night Tune, Pol Clarissou, 2012, [https://polclarissou.itch.io/night-tune], consulté le 13-02-22. Itch.io est une plate-forme de diffusion spécialisée dans les jeux indépendants. Voir fig. IV.
27 Notamment dans le domaine de la thérapie des soldats revenant du front, un aspect documenté sous forme de film par Harun Farocki, Serious Games I-IV, 2009-2010. Il faudrait en fait appliquer à ces simulateurs le même argument que nous présentions pour le théâtre et pour la danse : ils sont constitués par des jeux, mais leur qualité ludique ne permet pas de les définir entièrement.
28 Ces modules de « visualisation de la musique » ont en effet été intégrés à des programmes populaires d’écoute de la musique sur PC, notamment le lecteur Windows Media Player, installé de base sur tous les ordinateurs disposant de Windows.
29 Edgar Wright, Scott Pilgrim vs. The World, 2010.
30 Un jeu de cartes constitue cependant ce qu’Olivier Caïra nomme une « fiction axiomatique » en tant qu’il crée un « univers combinatoire » qui ne possède aucune vertu documentaire (voir Caïra Olivier, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échecs, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 66-67). Cependant, nous n’en venons pas pour autant à utiliser la définition proposée par Grandjean Guillaume, « Jeu vidéo : un Art – oui, mais de quoi ? », Séminaire InGame, Paris, École Normale Supérieure, 3 novembre 2015, qui parle du jeu vidéo comme d’une « fiction d’action », bien que ses analyses des mécaniques de jeu soient assez proches de nos préoccupations (qu’il soit ici remercié de m’avoir fait parvenir la transcription de cette conférence). En effet, les exemples de fictions axiomatiques proposés par Caïra ne concernent que des jeux de plateau. On peut se demander alors si la dimension de performance sportive, à cause de l’effort physique, n’est pas une limite à cette fictionnalité au sein des jeux, ce pourquoi nous en restons à la notion de rôle.
31 Monopoly, Charles B. Darrow, Parker Brothers, 1935.
32 L’usage du terme numérique ici ne revient pas à nier le fait selon lequel la technologie analogique a joué un rôle dans le développement des jeux vidéo, ni à exclure les jeux utilisant des circuits analogiques du champ des jeux vidéo. D’ailleurs, Perény Étienne, Images interactives et jeu vidéo, op. cit., p. 60 rappelle ainsi bien que « toute visualisation interactive est restée, jusqu’à ces dernières années, purement cathodique et donc complètement analogique ». Un ordinateur était donc toujours l’assemblage d’un processeur numérique et d’un dispositif d’affichage analogique. Nous nous rallions ici à l’usage commun du terme numérique, comme désignant la part non physique des interactions et processus informatiques, bien qu’il ne soit pas toujours d’une exactitude absolue.
33 With Those We Love Alive, Porpentine, op. cit.
34 A Blind Legend, Villeurbanne, DOWiNo, 2016.
35 Johann Sebastian Joust, Copenhague, Die Gute Fabrik, 2013.
36 C’est la définition qu’en donne le Trésor de la Langue Française Informatisé, consultable ici : [http://www.cnrtl.fr/definition/appareil], consulté le 13-02-2022.
37 Cette évidence s’ancre notamment dans le fait qu’acheter un jeu vidéo revient à acheter un logiciel, gravé sur un DVD ou bien à télécharger directement sur notre disque dur.
38 Un exemple intéressant est ainsi celui de Missile Command, Dave Theurer, op. cit., évoqué au chapitre précédent. Le cabinet de celui-ci possédait au départ des lumières au-dessus de l’écran, qui indiquaient le statut des cités à protéger, donc comme élément ludique et non purement décoratif. Elles ont été enlevées lorsque les concepteurs se sont rendu compte que cela attirait trop le regard des joueurs hors de l’écran. Il s’agit donc bien d’une décision de game design destinée à améliorer la qualité de l’expérience de jeu à propos d’un élément du jeu vidéo non situé dans le cyberespace. Sur ce point, voir Rubens Alex, « The Creation of Missile Command and the Haunting of Its Creator, Dave Theurer », Polygon, 15 août 2013, [https://www.polygon.com/features/2013/8/15/4528228/missile-command-dave-theurer], consulté le 13-02-2022.
39 Nous avons traité cette question dans un chapitre d’ouvrage qui comprend des développements parallèles à celui-ci, tout en précisant certains points laissés ici de côté. Voir donc Morisset Thomas, « Le joueur et le musicien : approche philosophique des jeux instrumentés », in Liege Game Lab, Entre le jeu et le joueur : écarts et médiations, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Jeu/Play/Spiel », 2023, p. 183-197.
40 Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 161.
41 Simondon Gilbert, L’individuation, op. cit., p. 53.
42 Project Zero (2001), Tokyo, Tecmo, Wanadoo, 2002.
43 Le problème est aussi que ces vibrations peuvent donner une information sur la nature de ce sol, en signifiant que l’adhérence y est moindre, ou bien être simplement cosmétiques dans les jeux dans lesquels la qualité du sol n’influe pas sur la tenue de route.
44 Sève Bernard, L’instrument de musique, op. cit., p. 171.
45 Ibid., loc. cit.
46 Cette relation peut être complexifiée dans le cas des instruments à archets, comme le violon. La maîtrise de l’archet permet sans doute au violoniste de ressentir la qualité d’une corde ou le besoin de remettre de la colophane sur le crin pour diminuer la résistance des boyaux, autant que l’écoute du son. Sève (Ibid., p. 153) précise simplement que certains instruments de musique ont besoin « d’instruments d’instruments » pour sonner. Pour le dire de manière plus précise, l’archet est un outil/instrument (au sens simondonien) d’un instrument de musique qui, par l’usage même qui en est fait, résiste à la catégorisation simondonienne.
47 Ibid., p. 84.
48 Ibid., p. 86 sq. Sève ne prétend pas parler des musiques enregistrées qui sont pour lui de la musique en un sens différent du mot.
49 Ibid., p. 81 sq.
50 Du côté des développeurs, on retrouve explicitement cette idée chez Ismaïl Rami, « Rami Ismail’s Top 10 Games of 2018 », Giant Bomb, 24 décembre 2018, [https://tinyurl.com/39wmj76j], consulté le 13-02-2022, qui compare le jeu Dead Cells à un instrument de jazz. Du côté universitaire, Triclot Mathieu, « Comprendre le jeu par le geste », colloque Penser (avec) la culture vidéoludique, UNIL GameLab (dir.), université de Lausanne, 5-7 octobre 2017, [https://youtu.be/Jm_EVAbDAPk], consulté le 13-02-2022, utilise, à titre de métaphore, un vocabulaire musical pour comprendre les qualités rythmiques des gestes vidéoludiques. C’est alors plutôt le contrôleur qui semble être comparé avec l’instrument.
51 Sève Bernard, L’instrument de musique, op. cit., p. 65-66.
52 Ibid., p. 162.
53 Cadoz Claude, « Musique, geste, technologie », in Les nouveaux gestes de la musique, Genevois Hugues et Vivo Raphaël de (dir.), Marseille, Éditions Parenthèses, 1999, p. 47-92, p. 91, cité dans Sève, L’instrument de musique, op. cit., p. 66.
54 Ibid., p. 188.
55 Ibid., p. 162.
56 Cadoz Claude, « Musique, geste, technologie », art. cité, p. 91.
57 Cadoz oppose énergie et information. Ainsi, un chef d’orchestre transmet des signaux à son orchestre. Ses gestes ne sont donc pas des gestes instrumentaux dans la mesure l’énergie motrice à leurs origines n’est pas transmise aux instrumentistes. Voir ibid., p. 66.
58 Sève Bernard, L’instrument de musique, op. cit., p. 85.
59 Ibid., loc. cit.
60 Ibid., loc. cit.
61 Ou plutôt l’appréciation de la beauté des trajectoires est liée dans une certaine mesure à l’appréciation de l’habileté technique de celles et ceux qui ont réalisé le geste. Nous rentrons ici dans le cas de l’appréciation sensible technique que le reste de ce livre espère définir et mettre en valeur.
62 Rocket League, Psyonix, op. cit.
63 La différence entre l’occupation par d’autres moyens d’un même espace (musique) et la traduction vers un espace distinct (jeux vidéo) ne saurait être minorée. Nous attirons simplement l’attention sur le fait que cette dissymétrie spatiale entre le joueur et l’œuvre explique la parenté entre posture du musicien et posture du joueur. Elle est en même temps un argument supplémentaire pour ne pas les confondre.
64 La même remarque que nous faisions à propos de la musique vaut également pour les jeux vidéo : voir un joueur jouer peut approfondir l’expérience vidéoludique d’un spectateur, de même que dimension gestuelle d’un concert permet d’approfondir le rapport à la musique. Cela est particulièrement vrai pour les jeux qui ont une dimension particulièrement originale ou spectaculaire dans les gestes physiques qu’ils réclament, souvent grâce à l’usage de contrôleurs peu communs.
65 Sur cette question de la réalité de l’espace des jeux vidéo, nous renvoyons à l’ouvrage collectif de Ter Minassian Hovig, Rufat Samuel et Coavoux Samuel (dir.), Espace et temps des jeux vidéo, Paris, Questions Théoriques, coll. « Lecture>Play », 2012 et particulièrement aux articles de Gauvain Leconte, de Pascal Garandel et de Mathieu Triclot.
66 7 Grand Steps: What Ancients Begat, Keith Nemitz, Mousechief, 2013.
67 La question serait alors de savoir si les jeux qui inscrivent cette possibilité au cœur de leur game design seraient intrinsèquement plus vidéoludiques que ceux qui ne font qu’utiliser cette possibilité à titre de condition technique. Nous ne le pensons pas, mais ne pouvons traiter à fond cette question ici.
68 Sève Bernard, L’altération musicale, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2002, p. 98.
69 Sève, L’instrument de musique, op. cit., p. 198-202.
70 Sève minimise d’ailleurs la différence entre l’improvisation et l’interprétation d’une œuvre écrite en disant que « le jeu musical est indivisiblement interprétation et improvisation ». Voir Sève Bernard, L’altération musicale, op. cit., p. 114.
71 Sève, L’instrument de musique, op. cit., p. 198-199.
72 Ibid., p. 308-309.
73 Un mot cependant à propos du premier. Lorsque Sève dit qu’un traitement de texte ne laisse pas de trace gestuelle, il parle du produit fini qu’est le texte. Or le moment d’un jeu vidéo est, en lui-même, une pratique de réception : la nécessité d’une liaison sensible, même si celle-ci n’est pas lisible pour un observateur qui n’aurait accès qu’à l’écran, est éprouvée par le joueur qui est le premier public d’un jeu.
74 Rebillard Fanny, « Le joueur interprète ? Exploration de l’interactivité dans Proteus », colloque Artgame, Jacques Emmanuelle (dir.), université Montpellier III, 22 novembre 2013. Une version remaniée a été publiée par l’autrice sur le site Academia.
75 Gitaroo Man (2001), Keiichi Yano, Tokyo, iNiS, THQ, 2002.
76 Ces séquences correspondent respectivement aux moments où U-1, le personnage principal, se protège de la musique adverse et aux moments où il use de sa propre guitare électrique comme arme musicale.
77 Triclot Mathieu « Comprendre le jeu par le geste », art. cité.
78 Nous trouvons ainsi dans Juul Jesper, Half-Real, op. cit., p. 70 une solution complète du jeu en mode texte The Hobbit qui indique tous les inputs à rentrer pour parvenir à la fin. Il est ainsi possible de finir le jeu extrêmement rapidement, sans prendre le temps de lire ou de réfléchir. Cette méthode pourrait être appliquée à tous les jeux dans lesquels l’aléatoire ne joue aucun rôle dans le comportement des ennemis ou dans la progression au sein du niveau et constituer une sorte de partie idéale.
79 Track & Field, Tokyo, Konami, Konami, 1983.
80 Ou, pour le dire comme Triclot, il nous semble que cette épreuve du 100 m est, plus que le Solitaire, « le plus petit jeu vidéo possible » à cause de sa quasi-indifférence à ce qui est traduit numériquement. Voir Triclot Mathieu, Philosophie du jeu vidéo, op. cit., p. 41.
81 Breakout, Sunnyvale, CA, Atari, 1976. La version à laquelle joue Sudnow est celle sortie quelques années plus tard sur la console Atari 2600.
82 Sudnow David, Pilgrim in the Microworld. Eye, Mind and the Essence of Video Skill, New York, Warner Books, 1983. Toutes les traductions du livre sont de mon fait.
83 Voir le chapitre « Practice », ibid., p. 109-143.
84 Ibid., p 103-104.
85 Ibid., p. 156-158.
86 Ibid., p. 188.
87 Ibid., p. 92-93.
88 Ibid., p. 157.
89 Sudnow réhabilite ce terme pour l’activité vidéoludique, quoiqu’en un sens restreint, comme le montre le sous titre-même de son livre Eye, Mind and the Essence of Video Skill (L’œil, la main et l’essence du savoir-faire vidéo).
90 Ibid., p. 191. « Supercerebral crystal clear Silicon Valley eye jazz ».
91 Ibid., p. 184 et 191.
92 Wandersong, Greg Lobanov, 2018.
93 Aquaria, Alec Holowka et Derek Yu, Bit Blot, 2007.
94 Wandersong propose une gamme de do majeur, Aquaria une gamme de do mixolydien.
95 Rez, Tetsuya Mizuguchi, Tokyo, United Game Artists, 2001, réed. augmentée, Rez Infinite, Tetsuya Mizuguchi, Tokyo, Enhance Inc., 2016.
96 Cette remarque vaut aussi pour l’environnement visuel. Le jeu se présente lui-même comme un dispositif synesthésique qui marierait la couleur au son et à une dimension tactile, via le retour haptique de la manette ou de dispositifs créés spécialement pour le jeu.
97 Cette relation, qui tend à faire du joueur l’élément mélodique par rapport à la bande-son du jeu qui fournirait la base harmonique, peut néanmoins s’inverser. Le combat contre Earh[Giga] en est un bon exemple : la bande-son est extrêmement présente avec une mélodie jouée dans les aigus d’un synthétiseur. Les tirs du joueur, quant à eux, ne déclenchent, en dehors des sons de verrouillage, qu’un bref accord imitant un chœur de voix qui se place légèrement en retrait dans le mix, mais offre des ponctuations rythmiques parfois inattendues par rapport au rythme binaire assez simple de la mélodie.
98 Spacewar!, Steve Russell, 1962.
99 Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., p. 116-126.
100 Final Fantasy IX, Squaresoft, op. cit.
101 Il semblerait d’abord possible de dire que toute peinture d’arbre, parce qu’elle est une représentation d’arbre, affiche l’existence d’arbre dans le monde. Cette vérité, triviale et générale, ne nous apparaît pas comme un état de fait « précis », contrairement au fait de renvoyer à une marque unique ou à un processus politique délimité historiquement.
102 Mucha Alphonse, Femme blonde fumant, lithographie, 66,7 × 46,4 cm, 1896.
103 Remember Me, Paris, Dontnod, Capcom, 2013.
104 Le monde de Remember Me met en effet en scène une entreprise proposant une véritable économie de la mémoire : il y est possible de télécharger ses souvenirs dans un dispositif ad hoc et de les revivre à volonté, ou bien d’effacer tout ou partie de sa mémoire, pour la remplacer par des souvenirs fabriqués. Au début du jeu, Nilin subit cette dernière opération de force.
105 L’un des pouvoirs donné au joueur, au travers de Nilin, est justement de revivre et de réécrire les souvenirs de certains personnages.
106 Nous posons l’opposition ludique/spectatoriel en ces termes, comme si ce régime spectatoriel ne faisait pas vraiment partie du jeu, mais nous inclurons ce moment spectatoriel dans un sens plus large de l’attitude ludique au chapitre suivant.
107 Coquery Emmanuel et al., « Y a-t-il une lecture symbolique de l’ornement ? », Perspective : actualité en histoire de l’art, 1 | 2010, Paris, INHA, p. 27-42.
108 Ibid., p. 28.
109 Ibid., loc. cit.
110 One Finger Death Punch, Silver Dollar Games, 2013.
111 Acronyme signifiant « head-up display », c’est-à-dire « affichage tête haute » et désignant toutes les informations, le plus souvent non diégétiques, se superposant au monde du jeu pour aider à l’orientation du joueur. Le hud tire son nom de sa fonction première, dans l’aviation militaire : il s’agit d’une technologie permettant de projeter sur la vitre du cockpit les informations de vol afin que le pilote n’ait pas à baisser les yeux sur ses instruments dans des situations critiques.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017