Boris de Schlœzer et Alexandre Scriabine
Dialogue d’un Européen et d’un anti-Européen
p. 111-122
Texte intégral
1La rencontre de Boris de Schlœzer (1881-1969) avec Alexandre Scriabine (1872-1915) date de 1902 et marque le début d’une profonde amitié. Ils deviennent même parents suite au mariage d’Alexandre Scriabine avec la sœur de Schlœzer, Tatiana, en 1904. Le jeune Boris joue auprès de Scriabine, de 10 ans son aîné, le rôle d’Eckermann auprès du grand Goethe, notant ses paroles (alors que lui écrit très peu), discutant de ses projets et à ce titre participant réellement à l’œuvre du compositeur, centrée sur l’idée d’art total.
2Leurs entretiens sur les questions cruciales de la destinée de l’art et de la vocation de l’artiste sont à l’origine de l’ouvrage de Schlœzer Scriabine. La personnalité. Le mystère, écrit en 1923 en russe et qui ne sera traduit en français qu’en 1975, avec une préface de Marina Scriabine1. Les idées que Schlœzer y développe trouvent un écho dans les nombreux articles qu’il consacre au compositeur dans les revues et les dictionnaires français et russes, y compris dans la presse des émigrés russes à Paris2. Ces textes réunis laissent entrevoir ce qu’aurait été le second volume du Scriabine que Boris de Schlœzer avait envisagé, mais non concrétisé, sous le titre Scriabine. Œuvre musicale3. L’article « Scriabine » paru en 1953 dans le deuxième volume de la Musique russe dirigée par Pierre Souvtchinsky4 fait la synthèse des idées de Boris de Schlœzer sur le compositeur russe qui ont évolué et se sont affinées tout au long d’un demi-siècle5.
3Ces écrits d’un homme de culture européenne par sa formation et par son implication dans la vie intellectuelle et artistique de toute l’Europe sont bien plus que les réflexions d’un critique sur un compositeur profondément russe, lui-même également poète, philosophe, mystique, en plus de sa vocation musicale. Il s’agit en effet d’un véritable dialogue, parfois d’une polémique que Boris de Schlœzer laisse entrevoir dans ses écrits grâce auxquels nous avons accès au plus près aux idées des deux interlocuteurs. Ces idées se forgent et s’affirment dans cette confrontation autour de leurs visions différentes de la force orphique de l’art, du « Moi » du créateur face à son œuvre, ou encore de l’appartenance des artistes russes à la grande culture européenne.
4Ce dialogue dont nous suivrons les étapes est également un dialogue avec l’Europe et ses grandes idées qui inquiètent ou inspirent nos deux interlocuteurs. Boris de Schlœzer montre comment le Mystère de Scriabine – que nous analyserons dans un second temps et qui se veut une réponse à une Europe qui se dessèche aux yeux de Scriabine – est en même temps en résonance profonde avec les mythes fondateurs de celle-ci. Enfin, nous verrons comment la participation à ce banquet intellectuel nourrit par la suite les réflexions propres de Boris de Schlœzer et de son entourage.
Une culture européenne malade
5Ce dialogue se déroule autour de l’interrogation cruciale sur les destinées de l’art qui anime toute l’œuvre de Scriabine et devient l’axe central de l’étude de Schlœzer sur le compositeur.
6« Quelle est la valeur de l’œuvre de Scriabine ? Autrement dit, quelle place lui revient parmi les bâtisseurs du royaume du Beau ? », s’interroge Boris de Schlœzer6. Cette façon de poser la question invite d’emblée à considérer son œuvre en rapport avec l’héritage de ses prédécesseurs, au premier rang desquels figurent les noms des grands artistes et philosophes européens.
7Alexandre Scriabine, qui a passé de nombreuses années à l’étranger, connaissait de près la culture européenne qui fut souvent féconde pour sa propre création : Le Divin Poème, son chef-d’œuvre et son premier credo de créateur est composé en 1904 près de Genève et exécuté pour la première fois à Paris où ont été joués, lors des saisons de Serge Diaghilev, son concerto pour piano et sa deuxième symphonie. Prométhée, son œuvre emblématique, a été créé en 1908 à Bruxelles, renversant le mythe qui veut que le déracinement assèche le génie (mythe déjà battu en brèche par un Tourgueniev écrivant à Paris son chef-d’œuvre Les récits d’un chasseur). La vie de Scriabine en Suisse, en Italie, aux USA devient l’occasion de plusieurs rencontres et d’échanges qui ouvriront son art vers un nouvel horizon.
8Pourtant, Scriabine se sentait étranger face à la culture européenne occidentale de son temps et, même, « soulignait brutalement son hostilité » face à elle, comme le rapporte son biographe (p. 200). Ce jugement ne concerne pas les quelques génies avec lesquels il trouve des convergences : la lecture de Novalis et du musicologue français Jules Combarieu le conforte dans l’idée de la puissance orphique de l’art ; il voit dans la théorie de l’art syncrétique de Wagner des points communs avec sa propre idée d’art total, même si la synthèse wagnérienne est vite rejetée pour son caractère trop formel. Cette consonance avec les créateurs européens est parfois inconsciente : il affirme la primauté du mouvement sans jamais avoir lu une ligne de Bergson, de même, note Schlœzer, « il n’a pas remarqué Nietzsche » (p. 195), alors même que la parenté profonde de ses héros avec le Surhomme nietzschéen est évidente pour son biographe. Ainsi Scriabine, qui se défend de toute influence européenne, se trouve, selon Schlœzer, « sur un même terrain » que Nietzsche (p. 195). Scriabine condamne comme lui la culture européenne, en ce qu’elle est décadente et mécanique et en ce qu’elle propose, sous le nom de progrès, un formidable projet d’asservissement humain. Scriabine insiste particulièrement sur son caractère matériel et utilitaire (p. 201) qui se retourne contre son créateur. Créée par l’homme, cette culture s’oppose à lui, à ses élans, le privant de sa liberté créatrice par des règles et des normes rigides et asséchant ainsi l’art en tarissant sa source. La vie théâtrale dans le Paris d’avant-guerre, médiocre et artificielle à ses yeux, est le signe d’une humanité qui renonce à elle-même, prend un masque et se laisse aller aux apparences trompeuses du monde (p. 188).
9Mais, à la différence de Nietzsche, John Ruskin, Léon Tolstoï et non sans l’influence de son ami Boris de Schlœzer, Scriabine ne demande pas de détruire toutes les formes culturelles établies.
10Il rêve de redonner « du mouvement à [ce] puissant édifice de la culture européenne afin de rendre à la vie culturelle […] son dynamisme et faire renaître en l’homme la conscience immédiate déjà perdue de sa puissance créatrice infinie » (p. 203).
11Sans en nier la valeur, il n’y voit qu’« un moyen par lequel l’homme s’élève à un degré supérieur de son existence » (p. 203). C’est une création appelée à être dépassée dans une création nouvelle.
12Boris de Schlœzer nous donne un témoignage unique sur la façon dont se bâtit cet édifice grandiose où les éléments de la culture et de la conscience européenne, fortement critiqués, ne sont finalement pas rejetés mais réintégrés pour devenir des pierres d’une construction nouvelle transfigurée par la volonté du nouveau créateur.
Le Mystère comme voie de salut pour la culture
Le Mystère ou un rêve d’union de toute l’humanité
13Qualifié de Mystère, ce projet n’a jamais été réalisé, et a à peine été noté. C’est grâce à Boris de Schlœzer que nous en avons des traces écrites et identifiables dans des catégories culturelles existantes. Ce Mystère, avec une majuscule, est la clé de toute son œuvre, écrit Boris de Schlœzer (p. 109), la seule qui permette d’identifier la place de Scriabine parmi « les bâtisseurs du royaume du Beau » et de comprendre ses Poème Divin, Poème d’extase et Prométhée comme des faibles reflets de ce feu qui brûle dans son cœur et cherche à enflammer l’humanité dans un grandiose acte liturgique. Le contenu de ce Mystère est l’histoire de l’humanité dans son ensemble – et de chaque âme en particulier (p. 185) ; son premier acte est envisagé au bord d’un lac en Inde mais il doit ensuite embrasser le monde entier. Sa durée doit être de sept jours, conformément aux sept étapes initiatiques qui mèneront à la transfiguration finale de l’humanité réunie dans une extase commune.
14Ce caractère cosmique de l’œuvre est à l’opposé de l’idée que Scriabine se fait de la création culturelle européenne : celle-ci tendrait « vers une cristallisation définitive, où l’on tente de justifier la vie par la quantité de biens produits7 ». Malgré cette divergence radicale, Schlœzer montre que Scriabine bâtit son édifice avec les artistes et les penseurs européens dont il inclut l’héritage comme un germe d’où peut naître une création nouvelle. Son Héros, qui accomplit le mystère et réveille l’humanité de son sommeil, ressemble fort à Zarathoustra. Cependant, au lieu de s’élever au-dessus des hommes, il les appelle à la liberté à sa suite. Le biographe rapporte ainsi l’idée de Scriabine : « mû par son amour à l’égard [des hommes], il voulait allumer en eux le soleil de la joie et se fondre dans cette joie avec eux. C’est dans ce but qu’il acceptait les sacrifices et les souffrances » (p. 115). Ce but, il le poursuit avec une persévérance et une volonté sans faille dont on aurait du mal à discerner la source sans le guidage savant du chroniqueur. Scriabine, nous apprend-il, a lu et médité Le Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer (p. 137) mais, souligne Schlœzer, l’aspiration au pouvoir, l’aspiration à une liberté parfaite, le « je veux » de Scriabine n’émane pas de lui, mais passe « à travers » lui, remontant du plus profond (p. 99). Et c’est par là que son âme byronienne trouve un apaisement car son affirmation de soi ne passe plus par l’opposition à l’autre (p. 77), tout comme Zarathoustra, avec lui, devient altruiste.
Réécriture des mythes européens
15Cette idée de Mystère, confuse et difficile à saisir, Boris de Schlœzer nous aide à l’appréhender en montrant, avec aisance et intelligence, combien elle plonge dans les mythes européens revisités à la manière du compositeur. Elle a pour but de transformer l’humanité et le monde par la révélation de ce qu’il est profondément, d’actualiser ses potentialités secrètes. Imaginons un Faust qui s’élève véritablement à un degré supérieur de son existence, s’y maintient durablement et le partage avec le reste de l’humanité, accomplissant le rêve de Goethe dans la partie finale de son second Faust. Pour Scriabine, en effet, l’œuvre d’art est un acte, son Mystère devait être un moyen réel de transfiguration8. Au-delà du mythe faustien, le compositeur russe est Orphée ou Amphion qui croit toucher hic et nunc les cordes de l’âme de chaque homme, en l’éveillant à son tour à la création contre les forces du chaos libérées par le déclenchement de la Grande Guerre, dont Scriabine semble pressentir déjà la ruine qu’elle représente pour la culture. Il est plus encore Prométhée, qu’il incarne dans sa musique pour partager ce don qu’il a reçu comme un feu capable d’embraser les cœurs et les réunir dans une extase transfiguratrice. Nous pouvons le pressentir dans les derniers accords de son Prométhée, « poème du feu ». En les écoutant nous sommes au seuil du Mystère tel que Scriabine le conçoit. Boris de Schlœzer précise :
« Si, par exemple, l’exécution du Prométhée imprègne les corps des auditeurs de vibrations particulières, perturbant la matière vivante et morte de façon invisible dans un mouvement rythmique uniforme, cette exécution crée dans une salle de concert une âme collective unique, réunissant toutes les psychés individuelles, y compris celle de celui qui l’a engendrée, qui l’a fait naître dans les cœurs » (p. 171).
16Plus le public est nombreux, plus cet effet est fort, par l’accumulation des énergies et des volontés des participants. Imaginons alors l’effet qui serait celui de l’exécution d’un Mystère qui « vibre » dans les rythmes de l’univers et fait de chaque homme son acteur, unique et collectif.
17Chacun des mythes ainsi repris est un appel à la création. L’identification du compositeur avec Faust, Orphée, Prométhée lui donnait l’assurance dans « la réalisation de [son] Mystère et de son efficacité sur tous les plans de l’être » (p. 164). L’accord fondamental du Prométhée, une véritable innovation de Scriabine, permet d’en entendre une réalisation partielle, dans le langage musical qui le rend dans sa durée et se prolonge dans les cordes de l’âme. Cet accord à six notes formé de quartes et de tritons est souvent comparé à un cristal à six faces. Base musicale du Prométhée, il est en même temps le symbole de la plénitude, représentée au bas de la partition par un chandelier à 6 branches, chiffre sacré qui définit sa structure : Prométhée contient 606 mesures, dans un mouvement circulaire, encore souligné par le retour des couleurs produites grâce à un clavier spécial qui associe les sons avec les couleurs. « L’incendie » final est ici une expérience unificatrice, l’art devient « un vin précieux », pour citer Boris de Schlœzer9.
18Son commentaire en effet nous est nécessaire pour mieux saisir la façon dont la pensée de Scriabine dépasse les pièges de l’individualisme occidental et à quel point elle est pénétrée de la conscience eschatologique et collégiale russe.
« Non seulement pour admettre, mais même pour comprendre entièrement l’appel de Scriabine à accomplir le dernier Mystère, l’Europe contemporaine aurait dû vivre un bouleversement spirituel considérable, une véritable révolution de l’esprit, et se régénérer complètement »,
note Schlœzer dans la conclusion de son livre (p. 201).
19Pourtant avant d’être russe ou européenne, cette pensée est scriabinienne, déterminée par la forte personnalité de l’auteur. L’analyse par Boris de Schlœzer du passage complexe chez le compositeur de l’affirmation du « moi » du créateur, en passant par la prise de conscience de sa solidarité avec le reste des hommes (p. 180), vers l’effacement de sa personnalité propre dans un « Moi supérieur », « un Moi qui communie à l’existence universelle » (p. 187) montre à quel point cette pensée touche à l’universel par son ampleur et sa visée qui s’expriment dans le Mystère.
Mystère en Europe
20Il est marquant que ce Mystère, malgré son caractère trop « russe » et étranger à la conscience européenne (p. 201), ait eu des échos un peu partout en Europe chez des auteurs qui cherchent à leur façon des chemins de salut et croisent la quête de Scriabine, au moins sous la plume de Boris de Schlœzer.
21Mallarmé déjà qualifiait de « Mystère » son projet théâtral de « Passion pour l’humanité », y consacrant lui aussi sa vie entière jusqu’à son dernier souffle, avec le même constat : « plus je m’en rapproche, plus il m’échappe10 ». Tandis que Mallarmé voyait son Mystère dans le domaine purement esthétique, Scriabine réaffirme avec le sien l’œuvre d’art comme Acte (p. 192), comme « cérémonie » susceptible de réellement changer l’ordre du monde.
22Paul Valéry monte en 1931 un « ballet liturgique », Amphion, avec la danseuse juive russe Ida Rubinstein, disciple de Scriabine, recherchant lui aussi à réaliser l’acte orphique de l’union des acteurs et du public dans une extase atteinte au moyen des arts, au premier rang desquels, tout comme Scriabine, Valéry place la musique11.
23En 1935, dans The Rock, sa version personnelle du mystère, T.-S. Eliot semble illustrer presque littéralement la construction du Temple qu’envisage Scriabine pour la célébration de son Mystère et qui est déjà une part de celui-ci. Comme l’écrit Boris de Schlœzer : « les constructeurs du Temple étaient participants de l’acte lui-même » (p. 186).
24De nombreux artistes européens, dans toutes les langues et par les moyens de tous les arts, ont ainsi contribué à incarner l’idée du Mystère comme vivante et nécessaire12. Sans que l’on puisse parler d’influence directe, ils sont, tout comme Alexandre Scriabine, « sur un même terrain » (p. 195), confrontés à la même attente et au même besoin que le compositeur russe exprime dans quelques vers du Poème de l’Extase retrouvé dans ses brouillons après sa mort et rapportés par Boris de Schlœzer :
Мир ожидающий,
Мир истомленный!
Ты жаждешь быть созданным,
Ты ищешь творца
O monde qui attend,
Monde brisé !
Tu as soif d’être bâti,
Tu cherches un créateur13
Appel à la création
25Ce testament – où l’homme est appelé à la création par l’univers lui-même – est formulé par le biographe d’Alexandre Scriabine avec un enthousiasme partagé, avec une érudition égale, qui fondent la défense de Scriabine face à ses critiques, de son vivant tout comme aujourd’hui.
26Schlœzer parcourt en effet les différentes étapes de l’évolution scriabinienne, de sa période du « Surhomme » (pendant lequel il s’oppose au monde et ne le voit que comme un matériau pour l’artiste) jusqu’au sentiment de l’unitotalité (vseedinstvo) de l’univers. Ce processus mystique ne signifie cependant pas perdre sa personnalité, car pour Scriabine, rapporte Schlœzer, « seule une personne qui s’épanouit verra Dieu14 ». En révélant sa pensée complexe et souvent contradictoire, Schlœzer cherche à en montrer la « valeur vitale » et à la saisir en mouvement, telle qu’il la voit naître et se développer. « Il pensait devant nous, créant ses théories à brûle-pourpoint », écrit-il (p. 164-165). Le compositeur, de son côté, apprécie particulièrement les connaissances philosophiques de Schlœzer qui lui permettent d’affiner sa pensée et l’aident à « créer consciemment », comme il en exprime le souhait dans ses Carnets. Dans ce processus réciproque, fixant leurs vifs débats, Schlœzer passe souvent au « nous » comme s’il s’agissait de présenter une conclusion commune. Ainsi celle-ci, que « la beauté réellement sauvera le monde » car l’œuvre d’art, où le beau trouve sa réalisation, est un acte et non un simple objet (p. 184).
27Les idées de Boris de Schlœzer se nourrissent à leur tour de ses discussions avec Scriabine et surtout des « instants d’extase créative » vécus ensemble15. On peut en entendre l’écho dans les œuvres de fiction de Schlœzer16, de même que dans sa critique : la conception du « moi mythique », décrite notamment dans son second ouvrage sur Gogol17, remonte à une discussion avec Scriabine qui analysait la tragédie de Gogol comme le déchirement entre sa personnalité et son œuvre (p. 62)18, sa médiocrité dans la vie quotidienne et le caractère génial des Âmes mortes. Elle aboutira à ce geste terrible où l’auteur jette au feu son œuvre devenue son ennemie. C’est probablement ce « moi mythique », sans déchirement tragique, que Boris de Schlœzer observait en Alexandre Scriabine lui-même, notamment lorsqu’il était en proie à son extase créatrice : « “l’esprit est entré en lui”. […] J’ai pensé à cette expression quand soudain l’ineffable apparaissait à travers l’image humaine de Scriabine, aimable, précise, équilibrée et harmonieuse », note son chroniqueur (p. 64).
28Les écrivains contemporains, nombreux à entourer Boris de Schlœzer à différents moments de sa vie19 se reconnaissent à leur tour dans cette idée. « Le théorème du moi mythique m’a subjugué. J’ai reconnu chez moi cette dualité20 », avoue par exemple l’écrivain Michel Vinaver, jeune ami de Boris de Schlœzer, qui l’a fréquenté de 1949 à ses derniers jours.
29À travers l’exemple de Michel Vinaver, d’ailleurs, nous voyons comment Boris de Schlœzer finit par devenir lui-même l’incarnation du type de créateur dont rêve Alexandre Scriabine, c’est-à-dire celui qui, du fait de créer, éveille à son tour à la création libre, pure et désintéressée. En effet, au début des années 1960, au moment d’une crise personnelle, où Michel Vinaver, en panne d’écriture, hésite entre sa carrière de chef d’industrie et sa vocation de dramaturge, il rend visite à son ami Boris. « Il m’a secoué », témoigne-t-il laconiquement21. Le résultat sera, peu après, la parution de Par-dessus bord qui couronne aujourd’hui l’œuvre du dramaturge mondialement connu, joué aux États-Unis, en Russie et au Japon, à la manière de son œuvre-somme.
30Michel Vinaver dédie un exemplaire du livre Par-dessus bord paru en 1972 aux éditions l’Arche à Mamie, femme de Boris et « à la mémoire de Boris de Schlœzer », décédé trois ans plus tôt. Celui-ci demeure un « ami merveilleux qui m’a tant et tant bousculé que je m’en suis sorti (je crois), de l’auberge… Car Par-dessus bord est issu de son exigence ». Nous terminerons sur le mot par lequel Michel Vinaver témoigne de ce que fut Boris de Schlœzer pour les créateurs en devenir :
« À le côtoyer, on apprenait que l’intellect ne dessèche pas mais nourrit l’émotion. Aucune séparation entre sa vie quotidienne (savoureuse, dense, tendre, riche de tout un arsenal d’humeurs, de passions, de facultés de jouissance et de souffrance), son rapport à l’art (un rapport d’amant jamais assouvi, avec la musique, la peinture, le cinéma, la littérature…), sa quête philosophique. Ses trois champs chez lui se reliaient. L’émotion esthétique était alimentée, magnifiée par l’exercice de la pensée. Mais aussi, lorsqu’un débat avec lui « éclatait » (c’est le mot) au plan des idées, c’est-à-dire lorsqu’on partait à la recherche de la vérité la plus générale possible, tout se passait comme si la pulsion du quotidien, la relation corporelle, devenaient plus fortes encore. À son contact s’évanouissait tout complexe d’être un intellectuel22. »
31Ce banquet intellectuel dont témoigne Vinaver est sans nul doute l’image de l’expérience vécue par Boris de Schlœzer lui-même dans ses échanges avec Alexandre Scriabine dont l’œuvre annonce, selon lui, une « époque culturelle nouvelle23 » et dont il devient un passeur en Europe et ailleurs, inspirant de nouveaux créateurs.
Bibliographie
Boris de Schlœzer sur Alexandre Scriabine
Schlœzer Boris de, Скрябин. Личность. Мистерия (La personnalité. Le mystère), vol. I, Berlin, Grani, 1923, 356 p.
Schlœzer Boris de, Alexandre Scriabine (traduit par Maya Minoustchine), introduction de Marina Scriabine, Paris, Librairie des Cinq continents, 1975, 223 p.
Schlœzer Boris de, Alexander Skrjabin auf seinem Weg zum Mysterium, mit einer Dokumentation der Auseinandersetzungen um Leonid Sabanejews Skrjabin-Buch von 1916 sowie einem Essay von Andreas Wehrmeyer; eingeleitet, herausgegeben und aus dem Russischen übersetzt von Ernst Kuhn ; Berlin, Verlag Ernst Kuhn, 2012.
Schlœzer Boris de, « Скрябин и его музыка » (Scriabine et sa musique), in Русские ведомости (Bulletins russes), 1909, 21 février.
Schlœzer Boris de, « Об экстазе и действенном искусстве » (De l’extase et de l’art agissant), in Музыкальный современник (Contemporain musical). 1916, nos 4-5, p. 145-156.
Schlœzer Boris de, « От индивидуализма к всеединству » (De l’individualisme à l’unitotalité), in Apollon, 1916, nos 4-5, p. 48-63.
Schlœzer Boris de, « Записка о Предварительном Действии » (Note à propos de l’Acte Préalable), in Русские Пропилеи (sous la dir. de M. Gerchenzon), vol. 6, Moscou, 1919, p. 99-119.
Schlœzer Boris de, « Два полюса русской музыки » (Deux pôles de la musique russe), in Современные записки (Annales Contemporaines), 1921, no 7, p. 341-350.
Schlœzer Boris de, « Alexandre Scriabine », in La Revue musicale, 1921, no 9, juillet, p. 28-46.
Schlœzer Boris de, « Два течения русской музыки » (Deux courants de la musique russe), in Окна (Fenêtres), Paris, 1923, livre II, p. 237-260.
Schlœzer Boris de, « Scriabine », in Revue Pleyel, 15 avril 1925, p. 16-19.
Schlœzer Boris de, « Alexandre Scriabine », in Le Ménestrel, 8 mai 1925, no 19, p. 205-206.
Schlœzer Boris de, « Alexandre Scriabine », in Musique russe. Études réunies par Pierre Souvtchinsky, Paris, PUF, Bibliothèque internationale de musicologie (dirigée par Gisèle Brelet), 1953, vol. II, p. 229-248.
Schlœzer Boris de, « Scriabine et l’extase », in Encyclopédie des musiques sacrées (sous la direction de Jacques Porte), Paris, Labergerie, 1968-1973, vol. III, 1971, p. 293-298.
Bibliographie d’Alexandre Scriabine
Scriabine Alexandre, Поэма Экстаза (Le poème de l’Extase) (texte de l’édition originale publiée à compte de l’auteur en 1906, par l’imprimerie centrale de Genève).
Scriabine Alexandre, Письма (Lettres) (publiées par Léonide Sabaneev), Moscou, 1923 (en russe).
Scriabine Alexandre, Notes et réflexions : carnets inédits (traduction du russe, introduction et notes par Marina Scriabine), Paris, Klincksieck, 1979.
Scriabine Alexandre, Prometheische Phantasien (Fantaisies prométéiennes), traduit et introduit par Oskar von Riesemann, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1924 ; Munich, Gräfelfing, W. Wollenweber, 1968.
Bibliographie sur Alexandre Scriabine
Tompakova Olga, « A. H. Скрябин и Б. Ф. Шлецер (A. N. Scriabine et Boris de Schlœzer) », in Ученые записки Государственного мемориального музея А. Н. Скрябина (Notes savantes du musée mémorial d’État A. Scriabine). Fascicule 3, Moscou, 1998, p. 180-192.
Kelkel Manfred, Alexandre Scriabine : un musicien à la recherche de l’absolu, Paris, Fayard, 1999.
Sabaneev Léonide, Воспоминания о Скрябине (Souvenirs sur Scriabine), Moscou, 1926.
Scriabine Marina, « Alexandre Scriabine », in Cahiers canadiens de la Musique, 1971, p. 13-33.
Scriabine Marina et Frémiot M., « A. N. Scriabine », in Encyclopédie de la Musique, Paris, Fasquelle, 1961, vol. III, p. 688-691.
Notes de bas de page
1 Шлецер Б. Ф., Александр Скрябин. Берлин, Грани, 1923. Traduit en français en 1975 par Maya Minoustchine : Boris de Schlœzer, Alexandre Scriabine (avec introduction de Marina Scriabine), Paris, Librairie des Cinq continents, 1975. La réédition de cet ouvrage, aujourd’hui épuisé, va paraître en traduction révisée dans la série d’ouvrages de Boris de Schlœzer publiés depuis 2009 dans la collection « Æsthetica » dirigée par Pierre-Henry Frangne et Roger Pouivet aux PUR.
2 Voir la bibliographie à la fin de l’article.
3 Boris de Schlœzer traverse au début de l’année 1923 une tragédie personnelle qui le mène le 21 mars à une tentative de suicide. Le rétablissement prend plusieurs mois et Schlœzer, en revenant à la vie, passe à plusieurs autres projets urgents parmi lesquels les traductions de Léon Chestov, les contributions à la presse musicale française et russe et l’écriture de son propre premier roman (inédit, archives de Boris de Schlœzer, Mairie de Monaco/Médiathèque Communale).
4 Boris de Schlœzer, « Alexandre Scriabine », Musique russe, études réunies par Pierre Souvtchinsky, Paris, PUF, Bibliothèque internationale de musicologie (dirigée par Gisèle Brelet), 1953, vol. II, p. 229-248.
5 Les sept articles les plus représentatifs de cet ensemble, écrits en russe et en français entre 1916 et 1969, sont inclus dans la nouvelle édition de l’ouvrage Scriabine. Voir la note 1.
6 Boris de Schlœzer, Alexandre Scriabine, op. cit., p. 24. Toutes les citations du Scriabine renvoient à cette édition avec le numéro de la page entre parenthèses.
7 Voir Boris de Schlœzer, « Два полюса русской музыки » (Deux pôles de la musique russe), in Современные записки (Annales Contemporaines), 1921, no 7, p. 341-350, article repris dans la nouvelle édition du Scriabine de Boris de Schlœzer. Le rapport de Boris de Schlœzer lui-même aux idées et à la culture de l’Europe est beaucoup plus complexe. Européen par ses origines (Belge du côté maternel, descendant d’un émigré d’Allemagne au xviiie siècle du côté paternel) et par son mode de pensée (trilingue, auteur d’une thèse sur l’Égoïsme soutenue à Bruxelles en 1901, d’innombrables articles sur les génies européens dans La Revue Musicale, la NRF ; passeur de l’œuvre de Chestov et de Bounine dans le monde francophone), il défend, dans le milieu des émigrés, les valeurs de la culture européenne. Elle vit certainement sa crise mais, perçue comme unificatrice et universelle, c’est elle qui « constituera le fondement d’une nouvelle civilisation » après toutes les épreuves traversées, Boris de Schlœzer, Compte rendu de l’ouvrage du prince N. S. Troubetskoï, « L’Europe et l’humanité », Annales Contemporaines, no 4, 1921, p. 380-381.
8 « Dans l’idée du compositeur, toutes ses œuvres tendaient alors vers un but unique, allaient dans une même direction et préparaient la transfiguration de l’homme par leur influence sur les auditeurs », note Boris de Schlœzer (p. 110).
9 Boris de Schlœzer, Scriabine, op. cit., chap. ii, « Artiste », VI.
10 Voir ses lettres 15 ou 22 juin 1865 à Henri Cazalis, Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes I, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 678.
11 Boris de Schlœzer leur consacre son article « Amphion, mélodrame de Paul Valéry et Arthur Honegger », soulignant, sur le plan musical, une forte influence de Stravinsky : « le début de la “scène liturgique” rappelle d’une façon frappante un passage d’Apollon Musagète », Comprendre la musique : contributions à La nouvelle revue française et à La revue musicale (1921-1956), édition établie et présentée par Timothée Picard, Rennes, PUR, coll. « Æsthetica », 2011, p. 317.
12 Voir la monographie collective : Renaissances du Mystère en Europe, fin xixe-début xxie siècle. Quel Mystère pour la modernité ?, textes réunis par Anne Ducrey et Tatiana Victoroff, Strasbourg, Fondation PUS, coll. « Configurations Littéraires », 2015, 391 p.
13 Nous traduisons.
14 Ce chemin est exposé, dans les grandes lignes, dans la communication « De l’individualisme à l’unitotalité » lors de la soirée commémorative à la Société moscovite Alexandre Scriabine un an après la mort du compositeur, texte repris dans le Scriabine réédité aux PUR.
15 Boris de Schlœzer, Scriabine, op. cit., chap. ii, « Artiste », VII.
16 Schlœzer écrit dans son dernier roman autobiographique : « poètes, musiciens, peintres, nous ont toujours révélé un autre monde, celui de la liberté. Imaginaire donc irréel dira-t-on. Je l’appellerais plutôt surréel, mais d’autant plus enchanteur qu’il est notre œuvre, d’autant plus précieux qu’il n’a ni poids, ni consistance, qu’il ne nous contraint pas » (Mon nom est personne, Paris, Seghers, 1969, p. 23). Le nom de Scriabine, à la différence de plusieurs autres créateurs qui l’accompagnent dans sa vie (Leon Chestov, Igor Stravinsky, Alexandre Benois…) n’est pas prononcé, mais il est en filigrane de ce roman sur la puissance créatrice de l’œuvre d’art dont la présence même dans le monde participe à son harmonisation.
17 Boris de Schlœzer, Nicolas Gogol : l’homme et le poète ou les frères ennemis (avant-propos de Gaétan Picon), Paris, L’Herne, 1972, 365 p. Le premier ouvrage, sous le titre Gogol, est édité chez Plon en 1932 (2 éd. : J.-B. Janin, 1946, 231 p).
18 Boris de Schlœzer le développe dans un des articles parus dans la presse des émigrés russes, consacré à la particularité de l’art de Scriabine dans la musique russe : « la destruction de la seconde partie des Âmes mortes de Gogol est certes une grande perte, mais le drame vécu par l’auteur est plus significatif et important que n’importe quel chef-d’œuvre et Gogol n’a pas payé un prix excessif pour avoir enrichi et approfondi sa vie intérieure », « Два полюса русской музыки » (Deux pôles de la musique russe), in Современные записки (Annales contemporaines), 1921, no 7, p. 348.
19 Le volume collectif en hommage à Boris de Schlœzer contient plusieurs témoignages de ce genre : voir Boris de Schlœzer, Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges-Pompidou/Pandora Éditions, 1981 (avec les articles d’Yves Bonnefoy, André Boucourechliev, Noël Delvaux, Gilbert Gadoffre, Henri Gouhier, Gaëtan Picon, Georges Poulet, Jean Rousset, Jean Starobinski, Michel Vinaver).
20 Entretien personnel avec Michel Vinaver du 17 mars 2017.
21 Ibid.
22 Michel Vinaver, « Éléments d’un portrait », in Boris de Schlœzer, Cahiers pour un temps, op. cit., p. 80-81.
23 Boris de Schlœzer, « Скрябин и его музыка » (Scriabine et sa musique), in Русские ведомости (Bulletins russes), 1909, 21 février.
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