Chapitre V. Photographiées ou invisibles
p. 115-150
Texte intégral
« Dans une lumière éblouissante » : icônes et mythes photographiques
1Le xxe siècle est désigné comme celui qui a vu la naissance d’une « civilisation de l’image1 ». Les États-Unis en sont sans doute les précurseurs, au service de la construction d’une « Amérique-image », vaste imagier dans lequel le mouvement des droits civiques a pris sa place, d’autant plus que la télévision devenait durant ces mêmes années un média de masse2.
2Si selon W. E. B. Du Bois « le problème du xxe siècle est celui « de la ligne de couleur » alors la photographie est sans doute son révélateur premier, car elle a contribué à associer les Africains-Américains à des stéréotypes dévalorisants qui confortaient le racisme3. Les combats contre la discrimination sont par nature des combats pour l’image, pour le sens qui est donné au corps de l’autre, à son propre corps aliéné par le racisme : « Le champ de la représentation demeure un terrain disputé4. » Les représentations racistes opposaient deux stéréotypes : une catégorie du « bon Noir » qui inspire la pitié, issue de la littérature abolitioniste, et des images de Noirs dangereux et animalisés, liés à la suprématie blanche, issues notamment du film de D. W. Griffith, The Birth of a Nation5. Le racisme met en péril les différents aspects qui définissent un individu, sa couleur, mais aussi son genre, et sa sexualité. Pour cette raison le sexisme et le racisme dans leurs formes les plus violentes sont liés d’une manière pathologique, comme en attestent les scènes de lynchage avec castration, que Leigh Raiford identifie comme des spectacles étroitement liés à la photographie, ou comme les nombreuses agressions contre les femmes noires le rappellent aussi6.
3Dès le xixe siècle, la photographie était le lieu d’un affrontement pour imposer une image valorisante ou dégradante. Le pouvoir de l’image est pleinement reconnu et la critique culturelle bell hooks remarque que le mouvement « pourrait être caractérisé autant comme une lutte à propos des images que comme un combat pour l’égalité des droits […]7 ». La photographie a été mise au service d’une « visibilité émergente » par laquelle la présence visuelle des Noirs et de leur action produit une nouvelle subjectivité noire, et de nouvelles formes d’action politique8. « La photographie alors offrait aux activistes un moyen apparemment démocratique et polyvalent par lequel ils pouvaient visuellement référencer, recadrer ou rejeter les catégories politiques dominantes9. » Les médias ont pesé sur le déroulement des événements : « Ils ont donné à l’Amérique une fenêtre ouverte sur ce qu’était la ségrégation. Et cela, l’Amérique ne l’avait jamais vu auparavant10. »
4Les photographies plus connues du mouvement des droits civiques constituent des lieux de mémoire facilement identifiables Ces images, qui emportent l’adhésion, peuvent s’établir dans un second temps comme des photos-événements « auxquelles [Robert Taft] reconnaît un “effet”, un “impact” ou une “influence” sur la vie et l’histoire nationales11 ». Le « pouvoir » des images est désormais une évidence12. Comme le souligne l’historien et critique Maurice Berger : « Il n’y a aucun doute que les images ont influencé la façon dont les Américains voient et pensent la race13. » King souligna cette capacité de la photographie qui « capture [la brutalité de la police] dans une lumière éblouissante, qui révèle la vérité nue au monde entier14 ». Certaines de ces photographies deviennent de véritables icônes, ainsi définis par Vicki Goldberg : « Le mot icône s’étend aujourd’hui à des images séculaires qui ont une telle prise sur les émotions ou sur l’imagination qu’elles sont devenues des archétypes15. » Ces deux aspects se complètent : la photo-événement acquiert un pouvoir sur le cours de l’histoire, dans le moment même où les événements se déroulent, tandis que l’icône installe dans le temps un sens symbolique, qui perdure hors du contexte de la prise de vue. Certaines photographies des mobilisations pour les droits civiques ont été des événements avant de devenir des symboles, qui participent souvent d’un récit simplifié de l’histoire de ces mobilisations. Kathryn Nasstrom évoque ainsi « plusieurs décennies de filtrage et de déformation du mouvement, qui commença avec la représentation contemporaine par les médias et qui fut amplifié par les chercheurs qui s’appuyaient énormément sur [celle-ci]16 ».
5Ces photographies de presse – car elles appartiennent le plus fréquemment à cette catégorie – peuvent être abordées comme un corpus spécifique de « photographies du mouvement social », pour désigner « non seulement le sujet de ces photos, mais aussi leur objectif politique17 ». Martin A. Berger distingue deux phases dans leur genèse : la première, durant les années 1950, produit des images conformes à une politique de respectabilité, qui a pour objectif de dénoncer la violence des partisans de la suprématie blanche18. À l’inverse, les images du Black Power sont souvent provocatrices : elles présentent des Africains-Américains acteurs de leur destin, et auteurs de leurs propres images, mais elles peuvent aussi être utilisées à charge, afin de dénoncer la violence du mouvement noir.
6Depuis les années 1990, les recherches sur ces images, celles d’un mouvement « incroyablement photogénique », se sont multipliées19. La profusion de photographies ne doit pas dissimuler à l’inverse ce qui n’est pas montré, notamment le rôle des femmes, qui semblent parfois avoir « disparu du cadre », et cette question n’a été jusqu’alors que peu abordée par les historiens20.
7L’absence des femmes dans les photographies de presse des médias qui suivent les mobilisations est une constante des années 1950 aux années 1970, elles ne sont pas dans le cadre. Il faut envisager les « événements historiques » du point de vue du genre et constater que les situations dans lesquelles les femmes jouent le premier rôle sont souvent tenues pour mineures et n’accèdent pas au statut d’événements en tant que tels21. La longue absence des Africaines-Américaines dans le récit dominant et dans l’historiographie se complète d’une absence dans les photographies de presse. Le racisme est autant lié à l’invisibilité sociale qu’au regard, et dans les villes du Nord il tend souvent à rendre les Noirs transparents, comme le raconte l’éditeur franco-américain André Schiffrin. Ce dernier s’est rendu compte qu’il avait grandi dans un New York où il ne semblait pas y avoir de Noirs : « Quand je marchais dans le quartier de Manhattan où j’habitais, il n’y avait pas de nègres, comme nous disions alors, sauf quelques domestiques22. » Une absence que Ralph Ellison a traduite sous une forme métaphorique :
« Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Poe ; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides – on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir23. »
8Mais cet homme invisible a sa contrepartie féminine, qui cumule trois discriminants qui éloignent les objectifs et les caméras : la « triple contrainte » de la classe, de la race et du genre24. Et quand bien même certaines photographies de militantes sont bien connues, comme celles de Rosa Parks, c’est au service d’une image déformée de son action.
Rosa Parks, images de l’injustice
9Parmi les images les plus connues des premières années du mouvement pour les droits civiques, figure la photographie célèbre de Rosa Parks dans un bus (figure 9), qui est une mise en scène produite le lendemain de la victoire du boycott des transports à Montgomery. Il ne s’agit pas au sens strict d’un portrait, puisqu’elle n’est pas seule. Cependant la célébrité de Rosa Parks éclipse l’identité de l’inconnu assis derrière elle. Cette image, reproduite des milliers de fois, y compris dans le cadre de commémorations officielles, semble démentir l’invisibilité des femmes dans ces événements. Cependant elle participe à la mise en place d’une légende, assez éloignée de la réalité.
Figure 9. – Rosa Parks Riding The Bus, le 21 décembre 1956.

Source : Bettmann/Getty Images.
10Cette image n’est pas exactement celle qu’on croit : le 20 décembre 1956, lorsque le boycott triomphe enfin, Rosa Parks ne peut fêter l’événement comme des milliers le font alors en montant dans un bus : sa mère est malade et elle doit rester chez elle. Cette photographie a donc été prise le lendemain par les journalistes du magazine Look, et l’homme assis derrière elle est Nicholas Chriss, un journaliste de l’agence UPI25. Il dira ensuite qu’elle parlait peu et qu’elle semblait vouloir savourer ce moment toute seule26. Son portrait met en avant les normes de la respectabilité. Aussi bien ses vêtements – tailleur, manteau et chapeau – que sa posture attestent de la dignité d’une véritable lady, dont la figure a été mise au service du récit classique de « la couturière fatiguée27 ». Du point de vue de ses revenus, elle est proche des milieux les plus modestes. Par ailleurs, toujours vêtue d’une tenue soignée, comme pour aller à l’église, elle inspire le respect, c’est une personnalité à laquelle tous les Noirs de Montgomery peuvent s’identifier, par-delà les différences de classe28. Le boycott est soutenu par les femmes de l’élite noire, mais dans la pratique, il concerne avant tout les ouvrières et employées modestes, qui sont la majorité des passagers des bus de la ville. Essentiellement il s’agit d’une mobilisation de ces femmes, des domestiques pour la plupart, qui quittent quotidiennement leur quartier pour se rendre dans les quartiers blancs de leurs employeurs, marchant ainsi durant des heures.
11Ce sont elles qui préparent les pancartes pour les manifestations, qui coordonnent le système des véhicules mis en place pour suppléer aux bus boycottés : elles sont la majorité des marcheuses du boycott29. De par son attitude, par son apparence « respectable », Rosa Parks la « couturière » est en ce sens une figure mobilisatrice à l’intersection des classes, proche par ses revenus modestes des milliers de femmes employées comme domestiques, mais dont la vie et la tenue offrent les gages de la respectabilité, selon les normes de l’élite noire30. Le mythe construit autour de sa personne consiste en une forme de distorsion de l’histoire, au point de masquer la réalité de son engagement, « une vie entière de révolte », derrière l’accumulation de clichés, photographiques et autres, qui nous orientent vers un récit apaisé, quitte à le vider de son contenu, pour présenter une femme « comme les autres », en laissant de côté son implication militante ancienne et constante31.
12Sur cette photographie, son visage est fixé sur l’extérieur et elle semble songeuse. Elle ne laisse percevoir aucune émotion et son attitude contraste avec les images publiées la veille dans la presse, de foules souriantes et joyeuses. Tournée vers la vitre, elle est plongée dans ses pensées. Cette image composée pourrait évoquer le motif récurent en peinture de la femme à sa fenêtre32. Les fenêtres séparent dans la peinture occidentale les espaces opposés de la respectabilité et de la sécurité à l’intérieur, et le danger d’être exposée aux regards à l’extérieur. La photographie du bus s’inscrit dans ces mêmes modèles. Par ailleurs le regard de Rosa Parks renforce l’impression de nostalgie, de mélancolie, et contribue à donner un sentiment de fragilité, conforme aux stéréotypes qui montrent une femme faible, victime d’une injustice, ces représentations qui ont accompagné le boycott.
13Il s’agit de médiatiser la manière dont des femmes « convenables » sont maltraitées, afin de démontrer comment la ségrégation va à l’encontre de la bienséance. De fait, le manque de respect des conducteurs de bus de Montgomery envers les Noirs, et d’abord envers les femmes, était une des questions les plus litigieuses depuis des années. Il y va de la dignité des femmes, et par là même, potentiellement, de la virilité des maris33. Souriante et appliquée, Rosa Parks donne l’image d’une subordonnée respectueuse et de nombreuses photographies la représentent dans son emploi de couturière, supposé féminin et inoffensif. Dans le magasin où elle est employée, les Noirs peuvent faire leurs courses, mais ils ne peuvent ni essayer les vêtements, ni les faire ajuster dans l’atelier du rez-de-chaussée où elle travaille. Sa profession est le plus souvent décrite comme celle de couturière (seamstress) alors qu’en réalité elle est plus qualifiée, soit assistante-tailleur34. Cette manière de la déqualifier participe également de cette image d’une victime. On pourrait ajouter qu’elle l’américanise en l’associant parfois explicitement à une couturière célèbre, Betsy Ross, (1752-1836) à qui on attribue d’avoir cousu le premier drapeau américain.
14Ces photographies, par leurs mises en scène, témoignent de l’utilisation consciente du pouvoir de l’image au service du combat contre la ségrégation. L’historienne du cinéma Linda Williams écrit que :
« Le mouvement des droits civiques fut le moment lors duquel les Africains-Américains commencèrent à modeler leur rôle en fonction de leur conscience du pouvoir que représente le spectacle de la souffrance racialisée35. »
15Bien sûr, l’image était depuis longtemps un outil militant, et celles produites par le mouvement abolitioniste sont bien connues. Mais le mouvement pour les droits civiques est l’occasion d’une systématisation de l’usage de l’image de l’injustice, dans le but d’influencer l’opinion publique. La grande presse, sauf évidemment celle du Sud, propose des images de retenue, d’humilité, quand il s’agit des Africains-Américains. Ces photographies sont favorables aux mobilisations mais souvent aussi condescendantes, et en tension avec ce que les activistes souhaitent montrer d’eux-mêmes, loin du rôle de victimes passives. Le pathos utilisé en ce qui concerne Rosa Parks, la plus représentée durant le boycott, finit par masquer la réalité de sa personne, à commencer par le fait qu’elle militait depuis vingt ans.
16Ces représentations sont la forme sous laquelle Rosa Parks est entrée dans la mémoire collective, puis a été commémorée. Son entrée au panthéon national se fait sous la désignation de « mère du mouvement des droits civiques », lorsque, après son décès le 24 octobre 2005, elle est enterrée dans l’enceinte du Capitole à Washington. Elle est la 31e figure nationale à être ainsi honorée, mais la première femme. Cette cérémonie consacre son importance dans le récit national, comme une femme « “calme”, “humble”, “douce” et “jamais en colère”, le New York Times la proclame “matriarche accidentelle du mouvement des droits civiques36” ». Ainsi elle est présentée comme si elle s’était trouvée dans cette situation par hasard37.
17Elle reste ainsi figée dans le courage d’une unique journée, et de fait peu connaissent aujourd’hui son militantisme avant le boycott et encore moins son engagement constant par la suite, après qu’elle se soit installée à Detroit. Cette mise en mémoire participe à un récit qui tient plus du conte que de la réalité.
L’héroïne du mélodrame d’un jour
18Les stéréotypes qui composent le portrait de la femme respectable sont réunis : douce, discrète, elle a été le symbole d’un combat qui ne relève que de la dignité personnelle, pas d’une lutte collective. Elle n’est plus une activiste, mais l’objet accidentel d’un procès, un des nombreux dossiers juridiques préparés et défendus par la NAACP. qui ne reflète ni son militantisme constant, ni ses idées ou sa radicalité, ni même la réalité du moment photographié : elle était bloquée chez elle le jour de la victoire, ce qui renseigne sur le rôle attribué aux femmes, contraintes de s’occuper de leur famille quoi qu’il advienne. La photographie date, comme nous l’écrivions, du jour d’après.
19Ainsi iconisée, Rosa Parks est inoffensive et figée – c’est le propre de l’icône – dans un instant, celui d’un geste qui relève plus de la dignité personnelle, que d’une lutte collective. L’image a le pouvoir de simplifier pour mieux masquer la complexité, voire ici pour déformer complètement la réalité38. Le spectateur est conduit à mémoriser une ou deux idées, le calme, l’acte individuel, l’Amérique apaisée. Cette mise en scène, avec la présence d’un Blanc assis derrière elle, suggère que désormais elle peut s’assoir devant – c’était l’objet du déclenchement du boycott, à savoir que les Noirs avaient un espace réservé à l’arrière et devaient laisser leur place en cas d’affluence39. La ségrégation était un système juridique complexe qui dépendait dans le cas présent de deux autorités : la juridiction ségréguée de l’Alabama mais aussi les règlements de la compagnie des bus à Montgomery. D’autres villes, par exemple Mobile, avait un système moins défavorable : une fois assis, les passagers noirs n’étaient plus tenus de se lever. À Montgomery, l’avant du bus pouvait éventuellement être occupé par des Africains-Américains, mais cela dépendait du bon vouloir du chauffeur, et en cas d’affluence ils étaient systématiquement debout, et les Blancs assis. Dans le cas de Rosa Parks, le chauffeur, James Fred Blake, lui demanda de se lever. Par ailleurs le bus vide de cette photographie ne reflète absolument pas ce que vivaient les habitants de Montgomery, et celui-ci avait été affrété pour les besoins de la presse. L’angle de la prise de vue, légèrement en contre-plongée, avec une perspective qui s’ouvre sur la série de fenêtres, renforce cette impression de vide. Le bus désert renvoie à un acte strictement individuel, ce que le sénateur républicain Bill Frist qualifie par ces mots : « Son refus de céder son siège, courageux et qui affirmait des principes, n’était pas une tentative consciente de changer la société, mais un acte isolé qui visait à restaurer la dignité de l’individu40. »
20D’autres photographies de Rosa Parks participent de ce type de représentation. Les deux autres clichés les plus connus sont ceux de son arrestation, l’un où elle donne ses empreintes digitales à un policier, et l’autre, une photographie anthropométrique dite face-profil, prise par la police. Là encore il y a confusion : ces photos qui passent pour celles de son arrestation du 1er décembre 1955, datent en fait du 22 février 1956. La veille, 115 leaders du boycott (un nombre réduit ensuite à 81) ont été inculpés et certains décident de se rendre à la police le lendemain pour éviter de laisser Martin Luther King Jr. seul en prison41. Ces images témoignent de la manière dont la presse blanche fait preuve d’« un effort déterminé à présenter le mouvement des droits civiques comme non-menaçant42 ».
21Le caractère mélodramatique de ces images, celle du bus, celles de l’arrestation, s’inscrit dans un schéma narratif conventionnel : la victime innocente fait face à des forces supérieures, mais des péripéties tourmentées conduisent à une fin heureuse qui voit la justice triompher et le courage du héros récompensé43. Ce schéma, le même par exemple que celui qui guide la Case de l’Oncle Tom, est appliqué aux événements de 1955, pour mieux les intégrer dans une structure simple et marquante44. Ainsi l’héroïne Rosa Parks devient le lieu d’un conte moral, de même que son nom est chargé au fil des années de diverses valeurs déconnectées de la réalité des faits45. Le succès de ce récit tient à sa force mélodramatique, et définit le racisme et la ségrégation d’une manière extrêmement restrictive : assise ou pas assise, devant ou derrière. La seule clé d’interprétation offerte est de comprendre que des enjeux plus larges, mais non précisés, sont cachés derrière ces règles injustes, qui symbolisent l’ensemble des discriminations. La résolution simple qu’offre la photo – Rosa Parks peut enfin s’assoir – est la preuve visuelle et rassurante que la question a été réglée une bonne fois pour toutes. Le pouvoir de l’image tient dans cette capacité à simplifier un conflit politique en une question morale lié à un espace limité, une ville, un bus.
22Les photographies peuvent être stockées, appropriées, transmises, montrées. La métonymie du portrait, la photographie finissant par signifier la personne elle-même, se double d’une mise en abyme, par laquelle la photographie en tant qu’objet participe à la chosification de son sujet, comme l’écrit Susan Sontag : « Les photographies objectifient : elles transforment un événement ou une personne en quelque chose qui peut être possédé46. » Alors que ce processus se démultiplie, les images les plus connues sont reproduites à de nombreuses reprises, par exemple dans des biopics, tel le téléfilm de Julie Dash, The Rosa Parks Story, qui met en scène en les animant les différentes photographies de Rosa Parks47. Le titre de ce téléfilm met à distance l’héroïne, comme si elle n’était plus que le simple support d’une histoire, qui peut s’intégrer sans encombre dans le « récit officiel du progrès national48 ».
23Un tel conte moral participe de la réconciliation nationale selon les lignes du « fratricide rassurant », décrit par Benedict Anderson, cet oubli sélectif qui métamorphose les conflits en simples querelles familiales49. La disparition, hors de la mémoire collective, de la fureur raciste des Blancs du Sud, va de pair avec la célébration de personnages emblématiques tels Rosa Parks et Martin Luther King Jr., afin de construire une mémoire consensuelle, plus à même de s’intégrer dans un récit national dans lequel tous les Africains-Américains seraient devenus des citoyens à part entière.
24Rosa Parks n’est pas la première femme à défier la ségrégation dans les bus, et elle-même avait déjà affronté en 1943 le même conducteur, James F. Blake, qui lui avait demandé d’entrer par la porte de derrière50. Comme le rappelle Robin Kelley, « contrairement à l’image populaire de la résistance calme de Parks, la plupart des femmes noires étaient souvent peu religieuses et beaucoup étaient militantes. On note littéralement des dizaines de cas de femmes assises dans la section blanche des bus, qui affrontaient les conducteurs, les contrôleurs et les passagers blancs51 ». Ces faits n’ont pas entraîné de mouvements collectifs, et n’ont été relayés par la presse. Rosa Parks prend sa place dans la galerie des figures de héros qui « aux États-Unis plus qu’ailleurs peut-être, […] sont fabriqués en fonction du rôle qu’ils peuvent jouer dans la diffusion, par la religion civique, de l’idéologie nationale52 ». Rosa Parks, telle que la représentent ces photos, jamais triomphante, toujours discrète et parfois menacée, n’offre pas d’image « héroïque » au sens commun d’un héros valeureux, et donc masculin ou masculinisé. Elle fait partie d’une autre catégorie, celle des héros-martyres, qui souffrent pour faire triompher la justice. Le timbre qui en 2013 honore sa mémoire, à l’occasion du centenaire de sa naissance, semble reproduire la posture de son visage dans le bus, tourné modestement vers le sol et qui détourne le regard, semblant refuser sa glorification.
25Ces images témoignent d’une politique de la respectabilité rendue visible, qui correspond aux objectifs d’une mobilisation qui, dans un premier temps, étaient limités et modérés. Le mouvement qui débute à Montgomery porte tout d’abord uniquement sur certains aspects de la ségrégation, avant de s’élargir à d’autres objectifs et de symboliser bien plus qu’une question de places dans les bus. Rosa Parks a été arrêtée le 1er décembre 1955, c’est-à-dire un jeudi. Le vendredi 2 décembre, une organisation de femmes noires de la classe moyenne, le Women’s Political Council, décide en accord avec la NAACP que le cas de Rosa pourrait être l’occasion d’appeler à la mobilisation. Le boycott du lundi 5 décembre est un succès éclatant et l’assemblée qui se tient le soir même donne naissance à la Montgomery Improvement Association (MIA), qui réunit différents pasteurs et leaders noirs de Montgomery53.
26Après 1956 Rosa Parks cesse d’intéresser les grands médias, si ce n’est pour des reportages répétés qui se limitent toujours au 1er décembre 1955, comme si elle n’avait pas été active durant toute la durée du boycott, soit plus d’une année, ni après. D’autres photographies, comme celles qui la montrent aux côtés de Malcolm X, sont beaucoup moins diffusées. Pourtant elle se déclara proche de Malcolm X, qu’elle rencontra d’ailleurs trois fois durant les années 1960, et elle est présente le 12 avril 1964, lorsqu’il prononce son discours The Ballot or the Bullet, dans lequel il revendique le recours à la violence si nécessaire54. Mais à cette date, elle a largement disparu des médias, et cette association avec Malcolm X ne correspond pas du tout avec la manière dont Rosa Parks continue d’être représentée.
27D’une manière générale, les mobilisations dont les femmes ont été les principales actrices ont été beaucoup moins médiatisées, et bien plus vite oubliées. Pour ne donner qu’un exemple parmi d’autres, en 1959 une campagne d’inscription sur les listes électorales est menée à Atlanta, par la Ligue des électrices noires de Géorgie. En 1944, avec l’arrêt Smith v. Allwright, la Cour suprême a jugé illégales les primaires blanches organisées dans les États du Sud pour exclure les Noirs. En 1946, l’Atlanta Urban League (la section locale de la NUL) réunit une coalition qui inclut républicains et démocrates noirs, ainsi que les représentants de la NAACP.
28Les femmes sont l’aile marchante de cette nouvelle organisation, l’Atlanta Negro Voters League (ANVL), rapidement renommée Georgia League of Negro Women Voters. Le succès est important, 14 368 Noirs s’inscrivent sur les registres électoraux. Cependant la presse ne rend quasiment pas compte de l’action des femmes55. L’historienne Kathryn Nasstrom montrent comment elles ont été exclues de la mémoire de cet événement, alors qu’une « histoire officielle » s’est mise en place dès que la campagne se termina56. Ce sont d’autres sources, photographies et journaux intimes par exemple, qui révèlent leur rôle à l’échelle de la communauté, dans une mobilisation dont les leaders sont des hommes. Ou plutôt, ceux qui sont considérés comme les leaders. La photographie ci-dessus (figure 10) a été prise chez Ruby Georgia Parks Blackburn (1901-1982), un pilier de la Georgia League of Negro Women Voters, qui tient un salon de beauté à Atlanta57. En 1932, elle avait organisé le club To Improve Conditions (TIC), qui proposait diverses activités aux femmes noires. Dans cette image, des institutrices et une directrice d’école se réunissent pour préparer les élections de 1960.
Figure 10. – Des militantes de la Georgia League of Negro Women Voters autour de Ruby Blackburn qui fait la démonstration du fonctionnement d’une machine à voter, Atlanta, 1959.

Source : Ruby Parks Blackburn papers, Archives Division, Auburn Avenue Research Library on African-American Culture and History, Photographs, Series V.
29Les femmes sont le plus souvent photographiées chez elles, dans l’espace domestique qui leur est alors assigné, lieu de l’intimité associé à la féminité, l’« espace de l’innocence58 ». Ainsi le National Council of Negro Women (NCNW) se réunit pendant longtemps chez Mary McLeod Bethune, tandis que la NAACP et la NUL ont des locaux publics, occupés par les hommes. Cette absence des photographies documentant le rôle des femmes a contribué à inscrire la domination masculine dans la mémoire collective. En 2004 une enquête auprès de 2 000 lycéens sur le panthéon des Américains célèbres aboutit à ces résultats : Martin Luther King arrive en tête avec 67 % des réponses, Rosa Parks est seconde avec 60 %. Si on isole le choix des Africains-Américains, alors on obtient 82 % pour King59. Par ailleurs, une telle évaluation de la célébrité ne dit rien des stéréotypes que ces images véhiculaient, attribuant aux Africaines-Américaines faiblesse et passivité.
Images rassurantes
30Les photographies des événements de 1957 à Litlle Rock, en Arkansas, constituent un autre lieu de mémoire du mouvement. Le gouverneur de cet état sudiste, Orval Eugene Faubus, refusait l’intégration raciale et donc l’admission d’Elizabeth Eckford dans un lycée qui devait pourtant, selon la loi, mettre en place la déségrégation. Dans un cliché pris par le jeune Will Counts et reproduit ci-dessous, on découvre la violence d’une jeune blanche, Hazel Massery (1942-), qui hurle sur Elisabeth Eckford, l’une des neuf jeunes Noirs bravant la « ligne de couleur » de cet établissement où elle venait d’être admise. Cette image bien connue montre au premier plan Elisabeth Eckford, suivie de près par un groupe de jeunes femmes blanches hostiles. L’attitude d’Hazel Massery ne peut que choquer le public, car elle est à l’opposé de la retenue dont une jeune fille du Sud est supposée faire preuve. À l’inverse Elisabeth Eckford apparaît fragile et digne, en accord avec la politique de non-violence, qui vise à souligner la violence et les invectives des partisans de la suprématie blanche (ces deux adolescentes, malgré ces journées de tension, sont devenues des années plus tard, alors qu’elles étudiaient ensemble, des amies60).
31Cette photographie appartient à une catégorie des très nombreuses images violentes qui mettent en place la figure du héros-martyre. Parmi d’autres, tout aussi célèbres, citons celle prise par Bill Hudson du lycéen Walter Gadsden attaqué par les chiens policiers à Birmingham, le 4 mai 1963. Les enfants avaient été appelés à manifester contre les discriminations. Cet épisode, connu sous le nom de Croisade des enfants, a suscité des débats au sein des leaders du mouvement, quant à savoir s’il fallait ou non exposer ainsi les plus jeunes. Le pasteur James Bevel (1936-2008), qui avait participé à la formation du SNCC, proposa qu’ils participent activement et ouvrent les cortèges, afin de démontrer le caractère pacifique des mobilisations. John F. Kennedy, après avoir visionné les images de la terrible répression du 3 mai 1963, qui montraient des chiens policiers lancés contre les enfants, réagit ainsi : « Le mouvement des droits civiques devrait remercier Dieu de lui avoir offert Bull Connor. Il l’a aidé autant qu’Abraham Lincoln61. » L’objectif recherché par James Bevel était atteint.
Figure 11. – Will Counts. Hazel Bryan poursuit Elizabeth Eckford qui se rend au lycée, Little Rock, 4 septembre 1957.

Source : Wikimedia commons, [https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Elizabeth_Eckford.jpg].
32Cette stratégie avait été longuement préparée. Bayard Rustin, un pacifiste radical, et Glen Smiley, un permanent de la FOR qui avait étudié la non-violence mise en œuvre par Gandhi, sont envoyés en 1955 à Montgomery afin de présenter à King cette tactique. Mais cette politique, ainsi que Martin Luther King Jr. la définit, porte en elle-même l’auto-défense : « Ne jamais autoriser qui que ce soit ou quoi que ce soit à vous dicter vos actes62. » L’objectif est de rechercher la tension, de créer une crise, selon un schéma qui obéit à quatre étapes rigoureusement définies : 1) Manifestations non-violentes ; 2) Résistance des racistes ; 3) Les « Américains de bonne volonté demandent une intervention fédérale au nom de la décence » ; 4) « L’administration, face à la pression du mouvement de masse, initie des mesures immédiates et soutient une solution législative63. » L’usage de ces photographies qui montrent ces héros-martyres participe de cette stratégie.
33Cependant ces photographies choquantes ont des effets ambigus, et si certaines sont devenues des images iconiques, c’est en s’intégrant à un discours sous-jacent qui n’est pas exempt de racisme. Cela peut sembler paradoxal, tant le choc visuel évoque tout d’abord une dénonciation évidente. Mais ces images de Noirs dominés, frappés et impuissants perpétuent le contrôle des corps noirs par les Blancs64. Inversement, certaines images restent absentes, telle la photographie insoutenable du cadavre mutilé d’Emmett Till, qui n’est plus reproduite durant les années du mouvement. Cette « absence visuelle » est corrélée à la place symbolique complexe que l’enfant noir occupe dans l’imaginaire blanc : l’enfance permet d’échapper temporairement aux règles de la ségrégation, et il est toléré jusqu’à la puberté que les enfants noirs puissent jouer avec des blancs65. Ce récit qui représentent les Africains-Américains comme des victimes passives, participe du soutien des libéraux du Nord au mouvement.
34Mais la sympathie des libéraux n’est pas sans condition, elle s’adresse à des organisations modérées dont les objectifs s’intègrent sans difficulté au programme du Parti démocrate. Les proches de Martin Luther King Jr. l’avertissent à différentes reprises des limites à ne pas franchir. Ainsi en 1965, la campagne d’inscription sur les listes électorales lancée par le SNCC et la SCLC piétine et les mobilisations sont sauvagement réprimées, comme lors du « dimanche sanglant », le 7 mars 1965, lorsque la police à cheval charge la foule de manifestants à Selma. King propose alors notamment un boycott économique contre l’ensemble des produits de l’Alabama, et demande à Johnson que tout investissement prévu dans cet État soit reporté66. Un conseiller de King, Stanley Levison, l’avertit contre une telle politique :
« La coalition de Selma et Montgomery, soutenue par des millions d’Américains, n’est pas une coalition dont le programme serait sans limite. Elle est rassemblée autour d’un objectif limité. Fondamentalement, il s’agit d’une coalition pour des changements modérés, pour des améliorations graduelles qui doivent être atteints sans bouleversements excessifs en modifiant doucement les anciens schémas […] Elle n’est militante que contre la violence la plus choquante et l’injustice la plus flagrante. Elle ne vise pas de changements radicaux67. »
35Le racisme, tel qu’il est montré dans différentes photographies, est un acte violent lié à la situation du Sud et au passé esclavagiste. Dans ce sens, ces images – Elizabeth Eckford à Little Rock, les chiens de Birmingham en 1963 – rassurent sur l’innocence du Nord, qui peut se croire exonéré de ce crime, dont seuls les Blancs du Sud seraient coupables68. Cette profusion d’images propose une vision d’un Sud presque barbare69. L’appel à la honte, à l’empathie, n’implique d’ailleurs pas que le spectateur choqué soit un partisan de l’égalité raciale, mais uniquement qu’il soit choqué par la violence des Sudistes. Ces photographies doivent être interprétées dans leur contexte, celui des grands médias du Nord, pour rendre compte de l’usage qui en est fait au service de la bonne conscience libérale70. La place que les militantes occupent dans ces photos correspond aux rôles genrés auxquels elles sont souvent cantonnées, y compris au sein du SNCC.
« The right man at the right place », division genrée du travail au sein du SNCC
36Les recherches se sont développées à propos de la place des femmes dans le mouvement depuis les années 1980 : « Pionnières et passeuses de relais », tel était le titre d’un colloque, en 1988 à Atlanta71. Constatant avec Lawrence Guyot, un ancien militant du SNCC, que « les jeunes et les femmes étaient en tête du combat », ces historiennes et sociologues ont ouvert la voie aux recherches à ce propos72. Elles ont montré le rôle essentiel des femmes mais aussi la manière dont « les concepts traditionnels de leadership et de politique avaient rendu le militantisme des femmes invisible73 ». En effet les tâches qu’elles accomplissent ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du politique. Ainsi les militants du SNCC qui se rendent dans les petites villes du Sud sont nommés « field worker », militants sur le terrain, pour les différencier de celles et ceux qui remplissent des tâches administratives, parmi lesquels les femmes sont nombreuses. Avant d’aller plus loin, rappelons en quelques mots comment le SNCC s’est formé.
37Le Student Nonviolent Coordinating Committee, ou SNCC, est né dans la foulée de la vague des sit-in qui débute le 1er février 1960. Ce jour-là, à Greensboro en Caroline du Nord quatre étudiants du North Carolina Agricultural and Technical State University (NCA&T), une université noire, se rendent à la cafétéria du magasin Woolworth dans l’intention d’y protester contre la ségrégation qui interdit aux Africains-Américains d’être servis à table. Ils s’attentent à être arrêtés, mais il n’en est rien, et ils quittent le magasin à la fermeture plus d’une heure après. Le mercredi, c’est un groupe encore plus nombreux qui vient occuper les 26 sièges du comptoir, rejoints dans l’après-midi par trois étudiants blancs. L’événement fait tache d’huile et à la mi-avril plus de 50 000 étudiants, Noirs et Blancs, ont participé à ces actions dans tout le Vieux Sud, dans 75 localités différentes, avec plus de 2 000 étudiants arrêtés74. En août 1961, plus de 70 000 Noirs et Blancs ont pris part à des sit-in75.
38Ce type d’action place les participants dans une situation dangereuse, qui conduit souvent à l’arrestation, à la différence des boycotts. D’autres sit-in avaient déjà eu lieu auparavant, comme à Orangeburg en Caroline du Sud en 1956, mais ils n’avaient pas alors déclenché une telle réaction en chaîne comme c’est le cas en 196076. Cette mobilisation des étudiants s’appuie sur les noyaux militants qui préexistaient, ceux de la NAACP et d’autres activistes, ces « centres locaux du mouvement », définis par l’historien Aldon Morris comme des « organisations sociales au sein de la communauté dominée qui mobilisent, organisent et coordonnent l’action collective en vue d’atteindre les objectifs communs du groupe77 ». Ainsi rapidement une nébuleuse contestataire faite de petits groupes déterminés se développe.
39Il n’échappe pas aux dirigeants de la NAACP ou de la SCLC, qu’une situation nouvelle est en train de se développer, qui pourrait être exploitée par ceux qui sauront utiliser l’énergie de la jeunesse. La NAACP avait d’ailleurs fondé une organisation de jeunesse dès 1935, le NAACP Youth Council, dont Rosa Parks animait un groupe à Birmingham en 1955. Le rôle d’Ella Baker, alors directrice exécutive de la SCLC, est déterminant dans la naissance d’une nouvelle organisation indépendante. Elle a bataillé durant des années au sein de la NAACP, puis de la SCLC, pour faire entendre la voix de la base (« local people »). Elle a joué, comme nous l’avons décrit, un rôle fondamental, dans les années 1940, dans la mise en place des réseaux de militants de la NAACP dans le Sud. Son action a contribué à faire naître une génération de militants locaux, qu’elle a formés et encouragés, tels Amzie Moore, qu’elle rencontre en 1944, ou Rosa Parks, qui assiste à une session de formation qu’elle anime en 1946 à Jacksonville. Son fil conducteur tient en un précepte : « Les opprimés doivent être à la tête de la mobilisation quand il s’agit de se relever78. » Baker prend l’initiative d’une conférence les 15, 16 et 17 avril 1960, à l’université Shaw de Raleigh, en Caroline du Nord. Elle a repéré dans la presse les noms de quelques jeunes qu’elle invite, soit près de deux cents personnes, auxquelles s’ajoutent des observateurs d’organisations de la FOR, du CORE, et du syndicat étudiant, la National Student Association79. Le congrès de fondation du SNCC réunit finalement 120 étudiants venus de 56 universités et lycées de 12 États du Sud80.
40Stokely Carmichael (1941-1998) est l’un d’entre eux : étudiant à Howard, à Washington, une célèbre université historiquement noire, il remarque la manière dont les leaders de la SCLC manœuvrent pour tenter de les mettre sous leur protection, et comment ils se répartissent les jeunes à « harponner », selon ses termes. « Le Docteur King avait l’idée de créer une organisation de jeunesse liée à la SCLC, qui ferait concurrence à la NAACP […]. Mais Mme Baker avait une vision bien plus élevée, inspirée dans son audace par sa foi inébranlable dans la capacité des gens ordinaires, y compris les plus jeunes, à se diriger eux-mêmes81. » Ella Baker est fermement convaincue que « Les jeunes ne devraient pas être manipulés. Leur énergie, leur idéalisme, ne devraient pas être récupérés82. » Elle obtient que James Lawson, étudiant en théologie à Nashville et membre de la FOR, préside l’assemblée, et elle circule de groupe en groupe pour défendre l’idée d’une nouvelle organisation, indépendante des pasteurs et de celles qui existaient déjà. Son rôle est déterminant pour permettre à une nouvelle expression du mouvement de voir le jour, plus impatiente et plus radicale. Elle a le sentiment qu’« il est inutile de tenter de refréner [les jeunes], car c’est l’enthousiasme à l’état pur, un barrage qui a été submergé par les flots qui y étaient retenus depuis des années, il faut que ce mouvement suive son propre cours83 ».
41La plupart des participants ne sont pas politisés, et ils sont même souvent hostiles à toute aide qui viendrait de la gauche radicale, de peur d’être associés à elle. Ainsi ils refusent par exemple que Bayard Rustin, clairement identifié comme un social-démocrate, soit invité à prendre la parole lors de la prochaine conférence du SNCC, prévue pour octobre84. Cela n’empêche pas que son essai, publié en 1942 par la FOR, The Negro and Nonviolence, soit lu par tous les membres du SNCC85. De fait dans un premier temps leurs motivations sont aussi personnelles, et ils cherchent à « garantir les moyens de leur mobilité sociale et économique86 ». Ella Baker assiste à toutes les réunions importantes, et conseille sans commander. Selon James Forman, « sans elle le SNCC n’aurait pas vu le jour87 ».
42Cette organisation, qui n’était en avril 1960 qu’un projet, prend forme à partir d’octobre 1960, lors de sa deuxième conférence. Les premières activités du SNCC, désignées par l’expression « action directe », sont pour l’essentiel les sit-in, dont l’objectif est d’obtenir la déségrégation d’un lieu. Puis en 1961 ses militants participent aux Freedom Rides, ces voyages en car inter-États, entrepris par de jeunes militants noirs et blancs, afin de briser la ségrégation des transports. Robert Parris Moses (dit Bob Moses), un jeune enseignant de mathématiques, quitte son emploi et rejoint le SNCC durant l’été 1960. Il rencontre dans le Mississippi d’anciens militants de différentes organisations, comme Amzie Moore (1911-1982) du groupe local Regional Council of Negro Leadership, fondé en 1951, à Mound Bayou dans le delta du Mississippi. Moore est prêt à l’aider, à la condition de donner la priorité à l’action en faveur de l’inscription sur les registres électoraux. Cette rencontre donne sa nouvelle orientation au SNCC, et sans elle et sans l’action de Robert Moses, il est probable que le SNCC n’aurait jamais vu le jour. Il lance à partir de 1961 la campagne de McComb dans le comté de Pike dans le sud du Mississippi, qui devient la matrice des activités que le SNCC développe par la suite, consacrées à l’inscription des électeurs noirs. Dès lors les militants SNCC se rendent dans des villes du Sud « profond », où la ségrégation est la plus stricte et la haine raciale la plus féroce. Le militantisme sur le terrain et les tâches administratives qu’il nécessite sont distinguées et codifiées.
43Pour coordonner son action, le SNCC est amené à développer un petit appareil administratif. Grâce à un système de collecte de dons très efficace, il est rapidement en situation de salarier de nombreux militants, par exemple 11 dans le sud de la Géorgie, 20 dans le Mississippi au début 196388. Dans cet État, six bureaux différents sont ouverts et des dizaines d’autres dans tout le pays – jusqu’à 70, si on comptabilise les simples boîtes postales dans les plus petites villes89. Son centre à Atlanta emploie 12 permanents qui coordonnent 60 responsables de terrain et 121 bénévoles. En 1965, ce sont plus de 200 militants qui sont salariés, répartis dans tout le Sud, ce qui nécessite une organisation de plus en plus complexe. Le SNCC leur demande des rapports avec une périodicité au moins mensuelle. De nombreuses notes internes circulent, par fax et par courrier ; des tracts, des brochures et des journaux sont publiés, dont Student Voice qui pendant cinq ans, de juin 1960 à 1965, crée un lien entre les groupes locaux. Édité et imprimé à Atlanta, le journal devient hebdomadaire en 1963, même si sa périodicité demeure un peu irrégulière. En août 1964, le service de communication du SNCC, sous la direction de Julian Bond, expédie plus de 40 000 exemplaires de chaque numéro dans tout le pays90.
44Ces activités diffèrent tant par le ratio hommes/femmes qui y participent, que par le prestige qui y est associé. L’activité la plus valorisée et la plus dangereuse consiste dans les campagnes en faveur de l’inscription sur les listes électorales, dans les petites villes et les campagnes du Sud où une embuscade ou un coup de feu menacent à tout moment. L’historien Charles M. Payne écrit à propos des Freedom Schools, ces écoles alternatives développées à l’initiative de Charles Cobb et Robert Moses à partir de l’été 1964, lors de la campagne dite du Freedom Summer, que leurs activités n’avaient qu’un prestige limité91. De même les fonctions officielles au sein du SNCC reflètent une division genrée très nette. Les présidents successifs du SNCC sont tous des hommes92. De même, les fonctions de directeur de projet sont majoritairement attribuées à des hommes, et dans le cas contraire c’est souvent parce qu’aucun ne voulait du poste93. Diane Nash, leader étudiante à l’université de Fisk (Nashville), est la directrice administrative.
45L’effacement des femmes du récit est étroitement lié à cette division genrée du travail. Charles M. Payne insiste pour distinguer d’une part l’action militante de propagande et de mobilisation de son organisation d’autre part, afin de faire apparaître et par là même reconnaître les tâches les plus banales, les moins en vue, celles que précisément les femmes accomplissent : « Les hommes dirigeaient mais les femmes organisaient. […] Elles allaient de porte en porte, elles étaient plus souvent présentes dans les meetings et les manifestations et tentaient plus fréquemment de se faire inscrire sur les listes électorales94. » Ce rôle d’organisatrices invisibles, en coulisse, loin des médias, est dans la continuité d’une longue histoire des inégalités de genre. La militante du SNCC, Bernice Johnson Reagon, met en avant les ruptures que le mouvement a permises de ce point de vue :
« Vous devez comprendre que j’ai grandi dans une église où les femmes s’asseyaient d’un côté […] et les hommes de l’autre. La chaire était au centre et la seule fois où les femmes y montaient c’était pour la Journée Internationale des Femmes. Avec le mouvement […] j’ai vu pour la première fois des femmes monter en chaire parce que c’était des leaders, comme Fannie Lou Hamer, qui n’était même pas pasteur95. »
46Historiquement le rôle des femmes dans les Églises noires était limité aux activités liées à la famille et à l’éducation96. Mais dès lors que le mouvement n’est plus considéré uniquement à l’échelle nationale, avec ses seuls leaders emblématiques, mais comme la somme d’une multitude de mouvements locaux, les militantes « réapparaissent », comme nous l’avons illustré avec l’exemple de l’Atlanta Negro Voters League à partir de 1946.
47Ella Baker tout comme Septima Clark associent toutes deux la structuration autoritaire du mouvement du haut vers le bas à la domination de leaders masculins, à commencer par celle des pasteurs de la SCLC97. Pauli Murray, avocate et activiste, dénonce elle aussi l’autoritarisme du groupe des pasteurs baptistes98. Septima Clark, qui est d’une autre génération, critique également Martin Luther King Jr. pour sa volonté de tout contrôler. De son côté elle cherche plutôt à favoriser l’autonomie de ceux dont elle assure la formation : « Je les forme à prendre la parole par eux-mêmes99. » Elle affirme que sans cela elle n’aurait jamais pu travailler et militer auprès des communautés rurales du Mississippi et d’Alabama. Ella Baker cultive ce même lien avec les communautés locales. Il y a donc une dimension spatiale qu’il faut mettre en relation avec la définition de ce qu’est un leader, selon qu’il soit « au sommet » ou au contraire qu’il, ou elle plutôt, remplisse le rôle de relais entre les communautés et le mouvement. Cette fonction de relais n’est pas exclusivement féminine, mais ce sont surtout des femmes qui s’y illustrent, et Belinda Robnett propose de repenser ce qu’est le leadership au travers du concept de « militante-relais », ou « bridge-leader100 ». Ce rôle de « pont » renvoie d’une certaine manière aux fonctions traditionnelles qui échoient aux femmes, comme le remarque Charles Payne : « Elles gèrent toujours les relations sociales101. » Les normes genrées continuent de les lier à l’espace domestique, et il n’est pas étonnant que leurs tâches militantes y soient souvent apparentées. Elles font ainsi le lien entre les communautés locales et la sphère politique représentée par les organisations nationales102.
48Ces militantes du terrain sont ainsi des relais entre les différentes échelles de l’activité politique. Si elles sont souvent limitées à des responsabilités locales, leur action est cruciale à ce niveau, et c’est celui où le mouvement se construit d’une manière concrète. Elles organisent les mobilisations et selon Belinda Robnett, certaines d’entre elles sont de véritables « professionnelles » du militantisme, comme Septima Clark ou Ella Baker. Il faut noter par ailleurs que ce sont souvent elles qui bousculent les notables noirs locaux, comme les enseignants, les représentants des sociétés d’assurance, de pompes funèbres, ces différentes professions dans lesquelles une petite élite noire avait trouvé une place du fait de la ségrégation de ces activités. Cette élite, souvent conservatrice, était peu encline à remettre en question le statu quo, du fait que la ségrégation lui avait permis d’occuper une position particulière au sein de la minorité, et d’y « réussir » relativement103. Il ne faut donc pas opposer strictement une échelle locale du mouvement, qui serait plus populaire et plus rebelle, à l’échelle nationale, plus conservatrice et institutionnelle, mais tenir compte des liens entre la multiplicité de mobilisations locales et la dynamique du mouvement national. La presse nationale amplifie l’écho de certaines mobilisations locales, et celles-ci acquièrent parfois une dimension nationale, c’est d’ailleurs la stratégie poursuivie par la SCLC104. Dans cet entre-deux, de nombreuses femmes s’illustrent, parmi lesquelles la plus célèbre est évidemment Rosa Parks.
49Mais à l’échelle nationale seuls les leaders masculins sont reçus et écoutés par les autorités. Ils sont les premiers à avoir accès aux médias, et les seuls finalement admis à négocier. De ce fait, ils gardent la maîtrise du cours des événements, du moins tant qu’ils ne sont pas rejetés et taxés d’« Oncle Tom », c’est-à-dire d’une forme de servilité vis-à-vis du pouvoir blanc105. Les clivages idéologiques, mais aussi les clivages de classe ou de genre, se recoupent et s’inscrivent dans l’espace. L’échelle locale et ses enjeux comme ses acteurs, et souvent ses actrices, peuvent être en contradiction avec la politique décidée nationalement par les directions des organisations, tout en restant liés par les mêmes dynamiques.
50Les femmes sont aussi actives que les hommes, mais bien moins reconnues. Certes, il est difficile d’évaluer le prestige de l’action militante autrement que par une évaluation subjective. Pour analyser les inégalités de genre au sein du SNCC, la sociologue Bernice McNair Barnett a réalisé 36 entretiens avec d’anciens militants qui avaient été actifs le Sud, 13 femmes et 23 hommes, pour déterminer ce qui à leurs yeux comptait le plus dans les activités du groupe106. Les porte-paroles, les stratèges et les idéologues arrivent nettement en tête. Or, ces rôles sont essentiellement tenus par des hommes. Les activités les plus féminisées, à savoir mobiliser, récolter des fonds, ou enseigner, sont perçues comme moins essentielles.
51Afin d’identifier les spécificités de l’activité des militantes, Jenny Irons, elle aussi sociologue, propose une typologie des dangers. Elle distingue un activisme à haut-risque, un autre qui l’est un peu moins, et enfin un « activisme-maternel » (« activist mothering »), défini par son rôle discret de protection, telle qu’une mère pourrait apporter107. Le militantisme des militantes blanches du SNCC est souvent moins risqué, du fait que les agresseurs sont motivés par le racisme et que la violence contre elles demeure un tabou108. Une autre manière de classer les activités des militantes est de distinguer leurs rôles, sans jugement de valeur quant à ce classement. Selon Teresa Nance, on peut en distinguer trois : la « mama » (qui telle une mère nourrit, protège, et loge les activistes), la militante, et l’amie109. Charles Sherrod, directeur de projet du SNCC, conseillait ainsi aux militants du SNCC qui s’installaient dans des villes du Sud de chercher le soutien d’une mère « adoptive » : « il y a toujours une “mama110” ». Cette figure n’est pas une simple prolongation du mythe de la « mammy », l’esclave de maison, qui dans les mythes du Sud figure une « nounou111 ». Elle en est plutôt le contraire, la « mama » résiste aux pressions et aux menaces que lui valent tous les services qu’elle rend aux activistes112. Il s’agit d’une discrète rebelle, véritable antithèse d’Aunt Jemima113. Elle est l’amie, la conseillère, le soutien financier, celle qui garde les enfants, ou qui permet de se cacher114. Comme on le voit ces trois rôles, de « mama », de militante et d’amie, se complètent sans s’exclure. Dans les régions rurales du Mississippi, ce sont des femmes qui les premières, et parfois les seules, prêtent main-forte au SNCC, comme le relève John Lewis :
« Un groupe de gens qui nous permirent de trouver du courage dans ces communautés, ce sont les femmes, les mères matriarches qui dans de très nombreux foyers commandaient. […] Dans ces petites villes et dans ces fermes isolées, personne n’était plus prêt, plus enthousiaste et volontaire pour monter dans le train de la liberté que les femmes115. »
52Pour ce qui est des militantes du SNCC, la plupart sont des étudiantes, car elles ont plus de temps libre, sans être freinées, ni par les responsabilités familiales, ni par le risque, bien réel, de perdre leur emploi. La plupart des militantes qui étaient domestiques ou enseignantes étaient licenciées lorsque leurs activités politiques devenaient trop visibles116. Ainsi Rosa Parks dut quitter Montgomery un an après la victoire du boycott, faute de pouvoir encore y travailler.
53Charles Payne souligne comment ses étudiantes des années 1990-2000 souhaitaient découvrir dans l’histoire du mouvement de libération noire, les femmes dans d’autres rôles que les tâches considérées essentiellement féminines (secrétariat, organisation). À partir de leurs représentations actuelles, et de leur volonté d’émancipation, elles auraient aimé découvrir davantage de militantes guideuses d’hommes, ou bien armées, tout ce qui va à l’encontre des stéréotypes genrés117. Mais il remarque qu’à vouloir ainsi prendre les normes à contre-pied, le risque est finalement de reproduire les normes de genre à l’envers, c’est-à-dire d’imiter des comportements supposés masculins, plutôt que de s’interroger sur l’échelle de valeurs qui sous-tend l’héroïsation, une hiérarchie qui valorise la force et un type de leadership exclusivement détenu par les hommes. En effet la manière même de définir le leadership est restrictive, et prend comme critère l’accès aux médias et la capacité à négocier avec les autorités à l’échelle nationale.
54La participation de nombreuses militantes au SNCC a été décisive dans le renouveau du féminisme noir, car elles ont remis en question les rapports de genre en son sein. De ce point de vue l’année 1965 marque une rupture, alors que le rapport officiel publié par Patrick Moynihan met en cause le rôle des femmes au sein des familles africaines-américaines.
Le rapport Moynihan et la rébellion de Watts, 1965
55La conjonction de différents événements, entre 1964 et 1965, constitue un tournant important pour le mouvement noir, à commencer pour les Africaines-Américaines. C’est d’abord la rupture de la coalition libérale, qui était réunie autour de l’objectif de la lutte contre la ségrégation, puisque les lois sur les droits civiques sont désormais votées. Ce sont aussi les premières grandes émeutes, à Harlem en 1964, puis Watts en 1965. Enfin en mars 1965 est publié le rapport Moynihan, qui cherche à distinguer une structure familiale particulière dans la minorité noire. Les polémiques qu’il a suscitées ont joué un rôle important dans le renouveau du féminisme noir118.
56Il est connu sous le nom de son auteur, Daniel Patrick Moynihan (1927-2003), mais s’intitule en réalité The Negro Family: The Case For National Action. Moynihan, sociologue et homme politique démocrate, est depuis 1961 assistant du secrétaire d’État au travail, au sein du US-Departement of Labor. Le président démocrate Lyndon Johnson a initié en janvier 1964 une politique dite de guerre contre la pauvreté, et les travaux de Moynihan sont destinés à guider la politique fédérale. Entre les lignes l’idéal familial qui lui sert de modèle est celui de la famille nucléaire blanche, c’est-à-dire un archétype largement imaginaire. Moynihan constate que le nombre élevé de mères célibataires noires va de pair avec un chômage important chez les hommes, et avance l’idée de causes internes à la pauvreté des ghettos. Il présente les familles monoparentales comme un échec, et en cela il partage les angoisses de son temps à propos de la dissolution des liens familiaux. Son court rapport fait l’événement : il est cité, et tronqué, par la presse, dans une simplification qui tend à dédouaner la société américaine de toute responsabilité quant à la persistance de l’exclusion sociale des Noirs. À l’inverse, il est aussi rapidement dénoncé comme stigmatisant, empreint de racisme, par les partisans aussi bien du nationalisme noir que par les militants des organisations plus modérées, notamment par Martin Luther King. Cette polémique incite aussi différents historiens, dont Herbert G. Gutman, à entreprendre leurs premières recherches dans le but de contester la vision proposée par Moynihan119.
57Le rapport insiste sur le caractère dysfonctionnel de la famille noire, qu’il qualifie de matriarcat : « Un fait fondamental à propos de la famille noire américaine c’est l’inversion fréquente des rôles de mari et d’épouse120. » Cependant il est nécessaire de distinguer ce que le rapport contient véritablement, et la manière dont il a été rapidement utilisé et en partie déformé. Moynihan nourrissait l’espoir, dans le contexte d’une majorité démocrate et de l’écho favorable rencontré par le mouvement pour les droits civiques, de faire avancer ses projets de mesures en faveur de l’emploi des Africains-Américains, pour une politique d’aides aux familles. Son calcul politique était qu’en humanisant la pauvreté, en la rendant visible par le biais du thème de la famille, il parviendrait à rassembler les conservateurs comme les libéraux du Congrès.
58Mais le gouvernement Johnson met en avant une lecture tronquée de son travail, pour soutenir l’argument selon lequel les familles monoparentales noires seraient liées à une « culture du ghetto121 ». Ce n’était pas le point de vue de Moynihan, qui pensait, selon une vision libérale, que les familles les plus nombreuses sont les plus sujettes à l’éclatement, du fait des difficultés économiques posées par le nombre. Le gouvernement se sert du rapport d’une toute autre manière, pour conforter les représentations à charge des ghettos, dans un discours dont la tonalité générale rejette la faute sur la victime, et exonère la société américaine de sa responsabilité vis-à-vis de la situation des Africains-Américains, dont la structure familiale est présentée comme « pathologique122 ». Le rapport, ou plutôt la manière dont il est utilisé, contribue à « naturaliser l’idée d’une émasculation de l’homme noir par une matriarche castratrice123 ». Contre ces stéréotypes deux militantes répliquent en 1970 par un essai, L’Homme noir est-il castré ?, qui dénonce les attitudes virilistes de leurs camarades124.
59Le contexte de sa publication a contribué à l’écho rencontré par ce rapport officiel, et à alimenter les polémiques. En effet, cinq jours après la signature du Voting Rights Act, les émeutes qui éclatent le 11 août 1965 à Watts, un ghetto noir de Los Angeles, choquent l’opinion. À la suite d’un contrôle routier et de violences policières, dont la police de Los Angeles est accoutumée, six jours de révolte transforment les rues en champ de bataille, où des dizaines de milliers d’habitants du quartier s’opposent à plus de 16 000 policiers. La répression fait 34 victimes, et la presse parle de scènes de guerre. La commission d’enquête formée à la demande du gouverneur rend quelques mois plus tard un rapport qui incrimine la situation sociale désespérée du ghetto. D’autres émeutes avaient précédé celle-ci, notamment à Harlem en 1964, mais l’ampleur des événements de Californie, leur violence, et la quasi-concomitance avec les votes des lois sur les droits civiques, donne à la révolte de Watts un retentissement bien plus important. Qualifié d’émeutes par la presse, Watts semble réduire à néant les espoirs que nourrissaient les démocrates dans la politique sociale du programme de la Grande Société (« Great Society »), initié par Johnson au début 1964. Dès lors, accuser une prétendue « culture du ghetto » est une manière pour les démocrates de se dédouaner. Au cœur de cette diversion, on retrouve l’argument du prétendu matriarcat des femmes noires. Le féminisme noir se développe en réaction à la fois aux fonctionnements des organisations militantes et contre les polémiques qui visent la « famille noire ».
60Face au sexisme ouvertement affiché par certains militants des organisations liées au Black Power, le féminisme noir prend des formes renouvelées. Les militantes africaines-américaines sont confrontées à des difficultés sur deux fronts : malmenées par le machisme affiché de certaines tendances du Black Power, la spécificité de leur oppression est par ailleurs ignorée par les organisations féministes de l’époque. Ces dernières, fondées dans les années 1960, comme la National Organization for Women (NOW, 1966), rassemblent surtout des femmes blanches de la classe moyenne, peu concernées par les difficultés économiques des femmes des milieux populaires, et encore moins par les problèmes spécifiques des Africaines-Américaines.
61En 1969, Mary Ann Weathers, qui avait milité au sein du SNCC, publie le texte « An Argument For Black Women’s Liberation As a Revolutionary Force » qui met en avant la cause de la « libération des femmes noires125 ». Différentes organisations voient le jour, telle la Third World Women’s Alliance (TWWA, en 1970), révolutionnaire et socialiste, ou en 1973 la National Black Feminist Organization (NBFO), puis en 1974 à Boston, le Combahee River Collective126. Elles partagent cette idée que le courant féminisme est marqué par un « solipsisme blanc », c’est-à-dire qu’il ignore les particularités de l’oppression que connaissent les femmes noires. En 1978, la publication par Michelle Wallace de Black Macho marque les esprits comme une des premières réactions sous une forme théorique au masculinisme du Black Power, qui promeut des valeurs et des comportements supposés caractéristiques des hommes127. De ce fait une conception historiographique prédomine selon laquelle le mouvement féministe noir serait né durant ces années. En réalité il faut plutôt souligner l’ampleur de l’implication des femmes au sein des mouvements pour l’émancipation noire dès le xixe siècle, pour mettre en lumière les nouvelles formes qu’adopte le féminisme noir dans les années 1970, en réaction à la fois au sexisme du Black Power et à l’indifférence du mouvement féministe qui « manquait d’une théorisation cohérente ou des concepts nécessaires pour articuler les expériences des femmes noires, et les rendait de ce fait conceptuellement invisibles128 ».
62Après 1965 et le vote des lois, qui démantèlent la ségrégation du point de vue juridique, la situation des Africains-Américains dans les États du Nord passe au premier plan. Les formes qu’y prennent les discriminations y sont différentes. La révolte de Watts en 1965 annonce une succession d’autres émeutes qui enflamment les plus grandes villes. Les années du Black Power donnent naissance à de nouvelles organisations, et celles-ci développent un nouveau langage visuel, souvent provocateur. Au travers de quelques-unes d’entre elles produites par le Black Panther Party (BPP), il est possible de retracer les évolutions de cette période du point de vue du genre.
Images effrayantes du Black Power
63En 1965, la politique de la non-violence semble dans l’impasse, inadaptée pour affronter la réalité du racisme en dehors du Sud. Malcolm X trouve l’oreille des jeunes des ghettos, en dénonçant l’hypocrisie des autorités. La période qui s’ouvre sous le signe du slogan du Black Power, lancé par Stokely Carmichael en 1966, est marquée par la naissance de nombreuses organisations, qui rejettent les politiques intégrationnistes et mettent en avant le nationalisme noir sous différentes formes. La plus importante, le Black Panther Party (BPP), est fondée en 1966 à Oakland. Ses militants paradent en armes, pour démontrer que la police n’en a pas le monopole, tout en restant dans le cadre légal, celui du deuxième amendement de la Constitution américaine, qui est sans cesse rappelé. La violence fait partie d’un rapport de force qui est aussi symbolique : montrer son arme, charger bruyamment son fusil devant les « porcs » (la police), les voir « détaler », forge la popularité des Panthères dont un des fondateurs, Bobby Seale écrit : « Nous n’avons pas soif de violence ; nous ne voulons pas la violence. Mais nous savons qu’il y a deux sortes de violence : celle du pouvoir […] et l’autodéfense129. » Le BPP imprime une profusion d’affiches, de tracts et de très nombreuses images qui donnent à ce parti une forte identité visuelle.
64L’efficacité du discours visuel des Black Panthers est réelle : il associe photographies, dessins et collages (notamment à partir de 1971, ceux réalisés par la militante Gayle Dickson), illustrations et peintures – comme les plus connues du « ministre » de la culture du parti, Emory Douglas (1943-). Nous en reproduisons une ci-dessous130 (figure 12).
Figure 12. – Affiche d’Emory Douglas, circa 1969-1970.

Source : Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture, domaine public, [https://collections.si.edu/search/record/ark:/65665/fd5413489b90186415abde97e6b7d436005], consulté le 12 septembre 2017.
65Cette force visuelle a aussi comme conséquence que le BPP et ses images semble résumer dans la mémoire collective l’ensemble de la période : « Le “Black Power” vit dans l’imagination américaine comme une série d’images iconiques, quoique fugaces – qui vont des Black Panthers brandissant une arme à feu aux sprinters aux poings gantés de cuir noir aux jeux olympiques de Mexico en 1968 […]131. » La communication des Black Panthers représente une véritable « politique de l’autoreprésentation » dont les aspects visuels les plus provocateurs, défilés en uniforme et poings levés, sont ceux qui ont le plus marqué la mémoire collective132. L’hypermédiatisation de quelques images a participé à un récit simplifié, dont les femmes sont effacées ou bien réduites au rang d’objets sexuels. Les codes genrées divisent dans le ghetto, avec une image de l’homme hyper-masculinisée, celle de l’escroc-joueur, le Hustler, face à des femmes chosifiées133. Les images produites par le BPP sont à replacer dans le contexte de ces codes visuels : elles les reprennent pour une part tout en les récusant aussi partiellement. Elles cherchent à conférer une dignité nouvelle au jeune homme du ghetto, qui en conserve souvent les attributs vestimentaires typiques, mais il devient aussi au travers elles l’objet renouvelé de la fierté noire. Ces images, photographies, illustrations, jouent un rôle central dans la représentation la plus fréquente du Black Power. Alors que les photographies des années précédentes s’inscrivaient dans le cadre politique de l’alliance libérale, à l’inverse, les images du Black Power vont être employées à charge contre les mobilisations africaines-américaines, présentées comme inutilement violentes.
66Les images les plus provocatrices issues des années du Black Power, à commencer par les plus connues du BPP, poings levés, coupes afros et blousons en cuir, sont des armes à double tranchant. Elles alimentent les stéréotypes du « méchant nègre » défini par l’historienne Riché Richardson à partir de la fiction américaine, et elles constituent une forme de « politique de l’irrespect134 ». Ces provocations conduisirent Jean Genet, qui suivit durant deux mois les activités du BPP, à parler d’une action « d’abord visuelle135 ». Lorsqu’en 1967 Huey P. Newton et Bobby Seale posent devant le local du BPP qu’ils viennent de fonder à Oakland, l’image devient un événement de par elle-même, au service de l’affirmation de l’identité visuelle d’un nouveau groupe (figure 13)136.
Figure 13. – Un poster encadré de Huey Newton et Bobby Seale devant le siège du Black Panther Party à Oakland, en Californie. Lithographie, 1971.

Source : Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture, [https://nmaahc.si.edu/object/nmaahc_2012.46.20?destination=/explore/collection/search%3Fedan_fq%255B0%25], consulté le 28 août 2015.
67Du point de vue de la diffusion comme de l’inscription dans la mémoire collective, le BPP domine la production d’images durant les années du Black Power, ce qui tend à les simplifier de deux façons : d’abord en limitant le BPP à la seule revendication de la violence et, secondairement, en résumant l’ensemble des mouvements du nationalisme noir à cet unique parti. Mais il est possible d’inverser la proposition : si ces images ont connu une telle diffusion c’est précisément parce qu’elles s’intègrent parfaitement au récit dominant du Black Power, celui d’un « double maléfique » du mouvement des droits civiques137. Cette perspective propose la « célébration du mouvement des droits civiques comme le symbole d’un important sursaut démocratique, tandis que le Black Power est décrit comme destructeur, un mouvement parfois égaré d’une manière flagrante, qui promeut l’émeute plutôt que la législation, la violence plutôt que la diplomatie et le séparatisme racial plutôt qu’un engagement interracial constructif138 ». Cette dichotomie se retrouve dans une historiographie qui oppose le Sud et le Nord comme deux pôles chargés de valeurs contraires, comme le décrit Thomas J. Sugrue. Au Nord, les Africains-Américains n’entrent en scène que pour gâcher cette fable heureuse : « Ils déclenchent des émeutes, adoptent une politique identitaire qui divise, et provoquent une réaction blanche contre un prétendu consensus autour de l’égalité raciale139. »
68Pourtant d’autres images font apparaître une autre vision du BPP, et témoignent de la manière dont il s’est sans cesse transformé durant sa courte histoire – essentiellement entre 1966 et 1974, date après laquelle le BPP n’a plus d’existence en tant qu’organisation unifiée. Si la place des femmes a été un sujet de discorde permanent, leur rôle est allé sans cesse croissant, du fait de l’adhésion de nombreuses militantes, et de leur affirmation dans le parti. La répression de plus en plus violente qui ciblait surtout les hommes a eu comme résultat des responsabilités grandissantes pour les militantes. Nous reproduisons ci-dessous une affiche qui propose sous forme d’une chronologie la liste des raids policiers contre le BPP et ses militants arrêtés, tués ou exilés entre 1968 et 1969. De telles conditions ont été comparées à celles d’une « cocotte-minute pour tester de nouvelles idées sur le genre et la révolution140 ».
Figure 14. – Affiche sur la répression contre le BPP, par Hoerger Michael en 2010.

Source : Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture, domaine public, [https://collections.si.edu/search/record/ark:/65665/fd57f7e6bb945324ab68b08b75ed1ea2f73], consulté le 14 septembre 2015.
69Les portraits des militantes du BPP consistent souvent en des représentations virilisées, comme si leur légitimité dépendaient de la conformité à ces clichés virils. Les militantes du BPP apparaissent avant tout en tant que compagnes : Kathleen Cleaver et son mariage tumultueux avec Elridge, Elaine Brown et sa dévotion envers Huey Newton141. Seule Assata Shakur semble ne pas entrer dans ce cadre et apparaît dans les médias comme agissant de son propre fait142. Mais c’est la figure d’une amazone, qui combat seule et ne commande pas à des hommes143. Les organisations nationalistes noires associaient souvent un discours radical sur la race et des positions conservatrices quant au genre144. Le sexisme est même revendiqué par certains leaders du BPP : Elridge Cleaver, proclame que le viol (des femmes blanches) est un acte insurrectionnel145.
70L’historien Charles M. Payne relève que l’historiographie a d’une certaine façon adopté cette même posture virile, en cherchant à valoriser dans l’action des femmes les faits qui correspondent à une grille de valeur sexiste : « Elaine Brown : “une femme a aussi été à la tête des Black Panthers146” ». Une historienne auparavant militante, qui avait participé activement aux Freedom Schools menées avec le SNCC, avait toutefois fait remarquer à Payne qu’elle n’avait pas le sentiment alors d’être chargée d’une tâche secondaire ou moins prestigieuse147.
71Cependant à la fin des années 1960, d’autres représentations paraissent dans le journal du parti, le Black Panther. Elles reflètent à la fois l’inflexion vers les programmes communautaires mais également les tensions sur la question du sexisme au sein du BPP148. En 1969, The Black Panther proclame que les femmes sont les égales des hommes et recommandent de les traiter comme telles, tandis que Fred Hampton, du BPP de Chicago, tient un meeting au sujet du sexisme. Il est vrai qu’il est à la tête d’une une section réputée pour être en avance sur cette question149. Les collages de Gayle Dickson montrent désormais des femmes plus âgées avec leurs courses emballées dans le journal du parti150. D’autre part le BPP se transforme alors que de nombreux leaders masculins ont été tués ou arrêtés, et que de plus en plus de femmes rejoignent ses rangs151.
72Une nouvelle orientation s’impose progressivement qui vise à canaliser la violence des plus indisciplinés. David Hilliard, le leader « par intérim » du BPP après l’arrestation en 1967 d’Huey Newton, est partisan d’un parti utile à la communauté. Dans les deux ouvrages qu’il publie, il se fait photographier en famille, avec ses trois enfants152. Les petits-déjeuners servis par le BPP, Free Breakfast Program, et Breakfast for Children Program, font partie des programmes d’aide développés par le BPP à partir de 1969. Les sections locales initient différentes actions dans le même sens, comme des systèmes d’ambulances communautaires ou des cliniques gratuites153. Mais ce sont les petits-déjeuners gratuits qui remportent le plus large succès, avec plus de 45 expériences différentes154. Le FBI, en la personne d’Edgar Hoover, envoie un mémo à ses services à ce sujet : « Le Breakfast for Children Program […] fournit au BPP une importante audience de jeunes particulièrement impressionnables155. » Le résultat de cette note est immédiat : à Richmond les agents du FBI vont de porte en porte pour prévenir les parents contre le BPP qui enseignerait le racisme aux enfants156. À San Francisco, ils font circuler la rumeur que la viande servie provient de bêtes malades157. Armé ou pacifique, le BPP est considéré comme une menace à supprimer pour les autorités. Les représentations qui circulent à son sujet en donnent une image effrayante, faite d’exaltation de la force et de la virilité. Ainsi la photographie rend visible des normes sexistes qui sont confortées par le climat politique qui prévaut durant cette période, et qui sont étroitement liées aux normes raciales.
« Je suis un homme », racisme et virilité
73L’enjeu de virilité, lié à l’humiliation raciste, fait du thème de la réaffirmation de la fierté masculine un élément récurrent des mobilisations. La photographie bien connue de Richard L. Copley, qui montre l’alignement de grévistes qui travaillaient aux ramassages des ordures de la ville de Memphis, avec des pancartes qui proclament « I’m a man », « je suis un homme », a été souvent été analysée de ce point de vue. Nous reproduisons ci-contre une des pancartes brandies par les grévistes, qui rend visible la relation étroite entre les assignations identitaires de genre et de race.
Figure 15. – Pancarte brandie par Arthur J. Schmidt lors de la marche de Memphis.

Source : Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture, Gift of Arthur J. « Bud » Schmidt. [https://collections.si.edu/search/record/ark:/65665/fd500cc73bbb3d144519f4569508e955fb1], consulté le 20 novembre 2013.
74La dignité que ces hommes affirment par leur tenue tout comme leur posture est une réponse aux stéréotypes associés aux Africains-Américains de la classe ouvrière, supposés bagarreurs, portés à l’alcool, indisciplinés. Le slogan peut se comprendre comme une demande de reconnaissance de leur dignité humaine, la revendication d’un traitement égalitaire. Mais dans le même temps, dans un même slogan sont réaffirmées à la fois l’égalité raciale et la masculinité, un terme qu’il n’est plus possible d’associer comme le simple symétrique de féminité, tant son sens s’est chargé de significations diverses que l’expression du simple « genre masculin » ne suffit pas à résumer158. La critique féministe a mis l’accent sur les multiples identités liées au genre, qui s’articulent à travers le langage, les institutions et toutes les formes sociales, dans une catégorie du genre qui n’est pas seulement construite, mais selon Judith Butler aussi performative159. Ainsi, la masculinité est opposée à l’incapacité pour ces grévistes à subvenir convenablement aux besoins de leur famille. Ils combattent les bas salaires, les conditions de travail indignes et les discriminations, qui leur interdisent notamment d’accéder au métier de chauffeur des bennes à ordure, un travail mieux payé et sans doute moins pénible.
75La grève des éboueurs a débuté à Memphis le 12 février 1968, à la fois résultat d’un mécontentement accumulé, mais aussi suite au décès de deux salariés écrasés par les compacteurs à ordure. Depuis 1963 à deux reprises les salariés avaient tenté de fonder un syndicat, sans y parvenir160. En 1968 plus de 1 375 des salariés ne se présentent pas au travail, même si par la suite les grévistes sont environ 700, la grande majorité d’entre eux africains-américains. Ils cherchent à s’affilier à l’American Federation of State, County, and Municipal Employees, AFSCME, sans se douter dans un premier temps que les dirigeants de ce syndicat sont loin de les soutenir : « Bon dieu, J’ai besoin d’une grève à Memphis comme d’un trou dans mon crâne. » se serait exclamé un de ses leaders161. La grève surprend la presse blanche de Memphis qui s’enorgueillissait des traditions supposées progressistes de la ville. Le maire Henry Loeb est déçu par « ses Noirs162 ». Roy Wilkins, de la NAACP, tient un meeting le 14 mars devant 9 000 personnes. Mais les grévistes souhaitent la présence de Martin Luther King Jr., car elle leur permettrait d’accéder plus largement aux médias. Celui-ci cherche depuis 1967 à étendre son combat vers des objectifs économiques et il se rend à Memphis le 18 mars pour s’adresser aux grévistes. Un groupe de jeunes militants, souvent de moins de 20 ans, qui s’est choisi pour nom The Invaders, se considère comme l’aile radicale des Noirs de Memphis. Ils se sont donné comme objectif d’assurer la sécurité de cette mobilisation, se revendiquent du Black Power et de la résistance violente. Face à King, l’un d’entre eux s’empare du micro : « Prêcher et collecter des fonds, c’est très bien, quelqu’un doit le faire. Mais il y a des hommes dehors. Il faut combattre. Pas marcher – se battre163 ! » Cette remise en cause des tactiques de la non-violence est générale dans cette période, où un nombre croissant d’Africains-Américains, y compris dans le Sud, ripostent aux coups des policiers. La revendication de la violence est souvent associée à celle d’une virilité combattante. King revient à Memphis le 28 mars pour prendre la tête d’une manifestation qui dégénère, la police tuant un jeune de 16 ans par balles164.
76La presse blanche, après la manifestation du 28 mars, accuse King de ne pas être un homme, un vrai, car il a quitté les lieux. La question de l’homosexualité est un implicite du slogan « I’m a man », et cette question était lancinante depuis la publication du rapport Moynihan. Ce dernier, selon le point de vue qui dominait les sciences sociales après-guerre, pose comme préalable le fait que les hommes noirs seraient plus enclins à l’homosexualité du fait de leur incapacité économique à remplir les fonctions de chef de famille. Dans un autre rapport à la fondation Carnegie, il s’inquiète expressément du risque qu’il y aurait selon lui à l’emprisonnement d’Africains-Américains : ils risqueraient de devenir homosexuels en prison165. Ainsi la dignité masculine est étroitement liée aux fonctions de chef de famille, et donc au rejet de l’homosexualité, sans qu’on puisse évidemment faire de cet événement à Memphis une manifestation d’homophobie. Mais il faut garder à l’esprit à quel point l’homosexualité était encore largement taboue.
Figure 16. – Des femmes à Memphis soutiennent activement la grève des employés de la voirie. Le 26 février 1968.

Source : « Protesters urge boycott, Memphis, 1968 », Special Collections Department, University Libraries, University of Memphis.
77Cet événement offre l’occasion de comparer les représentations des hommes et des femmes, qui semblaient absentes de cette grève. Certes il est vrai que quasiment tous les salariés sont des hommes. Cependant la grève n’aurait pu durer sans le soutien des femmes, qui apparaissent dans d’autres photographies, moins connues, comme la figure 16 ci-dessus.
78Deux femmes au premier plan, dont l’une tient une pancarte qui réclame la dignité pour les employés du nettoyage, se tiennent devant les déchets accumulés après des semaines de grève. Elles sont au premier rang, car elles se plaçaient en tête de cortège en espérant que les policiers n’oseraient pas les frapper, imitant ainsi la tactique utilisée à Birmingham. Cela fonctionne en partie, et un journal blanc de Memphis proteste contre le comportement des policiers qui ont craché leur tabac très impoliment devant des femmes166. Elles participent aux activités du groupe des Citoyens Engagés pour les Employés du Nettoyage et leur Famille. Leila Hamdan a passé en revue 500 photographies de cette grève pour analyser le rôle que les femmes y jouaient. On les voit préparer les sandwiches pour les grévistes, parfois cuisiner167. Cela signifie peut-être qu’elles sont photographiées de préférence dans des tâches et des situations qui sont jugées de leur ressort.
79À travers ces quelques exemples, nous avons vu comment les photographies les plus connues du mouvement oublient les femmes, ou bien les élèvent au statut d’icônes, mais aussi d’éternelles victimes. Afin de compléter cette approche par leur propre point de vue, les écrits autobiographiques sont une source indispensable, qui permet de comprendre comment elles ont contesté ce cadre sexiste.
80Paradoxalement, la plus célèbre d’entre ces militantes, Rosa Parks, est peut-être aussi la moins connue, alors même qu’elle écrivit pourtant son propre récit, My Story, en 1992. Puis nous aborderons le récit d’Anne Moody, une jeune militante du CORE, Coming of Age in Mississippi, paru en 1968168. Ces deux textes permettent de mettre en lumière une rupture entre ces générations : alors que les aînées offrent un récit plus lisse, qui fait parfois l’impasse sur leur passé d’engagement avec la gauche, la génération des jeunes militantes que le mouvement fait surgir dans les années 1960 se positionne de plus en plus en opposition avec la génération précédente.
Notes de bas de page
1 Gusdorf Georges, « Réflexions sur la civilisation de l’image », Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels français, nouvelle série, no 33, 1960, p. 11-34.
2 Brunet François, L’Amérique des images: histoire et culture visuelles des États-Unis, Paris, Hazan, 2013.
3 Du Bois William E. B., The Souls of Black Folk, Chicago, A.C. McClurg & Co, 1903, p. 3.
4 Hooks bell, Black Looks: Race and Representation, New York, Routledge, 2015, p. 3.
5 Williams Linda, Playing the Race Card: Melodramas of Black and White from Uncle Tom to O.J. Simpson, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2002, p. 99 ; Griffith D. W., The Birth of a Nation, 1915.
6 Raiford Leigh, Imprisoned in a Luminous Glare: Photography and the African American Freedom Struggle, Chapel Hill, N.C., University of North Carolina Press, 2011, p. 37-39 ; Feimster Crystal N., Southern Horrors, op. cit.
7 Cette intellectuelle décédée en 2021 refusait que son nom de plume soit écrit avec des majuscules. hooks bell, Art on My Mind: Visual Politics, New York, New Press, 1995, p. 12.
8 Raiford Leigh, Imprisoned in a Luminous Glare, op. cit., p. 144.
9 Ibid., p. 9.
10 Morris Aldon D., « A Man Prepared for the Times: A Sociological Analysis of the Leadership of Martin Luther King, Jr. », We shall overcome: Martin Luther King, Jr., and the Black freedom struggle, New York, Da Capo Press, 1993, p. 53.
11 Brunet François, « L’histoire photographique de l’Amérique selon Robert Taft (Photography and the American Scene, 1938) », E-rea. Revue électronique d’études sur le monde anglophone, 8.3, 15 juin 2011.
12 Goldberg Vicki, The Power of Photography: How Photographs Changed Our Lives, New York, Abbeville Press, 1991.
13 Berger Maurice, For all the World to See: Visual Culture and the Struggle for Civil Rights, New Haven, Conn., Yale University Press, 2010, p. 6.
14 King Martin Luther, Why We Can’t Wait, Boston, Beacon Press, 2011, p. 25.
15 Goldberg Vicki, The Power of Photography, op. cit., p. 135.
16 Nasstrom Kathryn L., « Between Memory and History: Autobiographies of the Civil Rights Movement and the Writing of Civil Rights History », art. cité, p. 330-331.
17 Raiford Leigh, « Restaging Revolution: Black Power, Vibe », in Renée Romano et Leigh Raiford (dir.), The Civil Rights Movement in American Memory, Athens, GA, University of Georgia Press, 2006, p. 225.
18 Berger Martin A., Seeing Through Race, op. cit.
19 Berger Martin A., Freedom Now! Forgotten Photographs of the Civil Rights Struggle, op. cit. ; Berger Martin A., Seeing Through Race, op. cit. ; Raiford Leigh, Imprisoned in a Luminous Glare, op. cit.
20 Hamdan Leila I., « Culture and Resistance: Civil Rights Photography: Memphis, 1968 », Fire!!!, vol. 2, no 2, 2013, p. 109-148.
21 Le Dantec-Lowry et Raynaud, Incidences de l’événement ; Farge Arlette, « Penser et définir l’événement en histoire », Terrain, no 38, mars 2002, p. 67-78.
22 Schiffrin André, Allers-retours : Paris-New York, un itinéraire politique, Paris, Liana Levi, 2007, p. 96.
23 Ellison Ralph, Invisible Man, Londres, Random House, 1952, p. 3 ; Ellison Ralph, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset & Fasquelle, 2002, p. 37.
24 Barnett Bernice M., « Invisible Southern Black Women Leaders in the Civil Rights Movement: The Triple Constraints of Gender, Race, and Class », art. cité, p. 163.
25 Seating Arrangements, Mrs. Rosa Parks, Library of Congress, Prints and Photographs Division, item 9450557243, [https://www.loc.gov/pictures/collection/cph/item/94505572/].
26 Theoharis Jeanne, The Rebellious Life of Mrs. Rosa Parks, Boston, Beacon Press, 2013, p. 134.
27 Ibid., p. 84.
28 Ibid., p. 72.
29 Jones Jacqueline, Labor of Love, Labor of Sorrow: Black Women, Work, and the Family from Slavery to the Present, New York, Vintage Books, 1995, p. 252 ; Huntley Horace et McKerley John W., Foot Soldiers for Democracy, op. cit..
30 Chappell Marisa, Hutchinson Jenny et Ward Brian, « “Dress Modestly, Neatly – As if you Were Going to Church”: Respectability, Class, and Gender in the Montgomery Bus Boycott and the Early Civil Rights Movement », art. cité, p. 86.
31 Theoharis Jeanne, « “A Life History of Being Rebellious”: the radicalism of Rosa Parks », in Dayo F. Gore, Jeanne Theoharis et Komozi Woodard, Want to start a revolution?, op. cit.
32 C’est-à-dire une image qui parcourt l’art de la Renaissance jusqu’aux intérieurs flamands du xviie siècle.
33 Richardson Riché, Black Masculinity and the U.S. South, op. cit.
34 Chappell Marisa, Hutchinson Jenny et Ward Brian, « “Dress Modestly, Neatly – As if you Were Going to Church”: Respectability, Class, and Gender in the Montgomery Bus Boycott and the Early Civil Rights Movement », art. cité, p. 89.
35 Williams Linda, Playing the Race Card: Melodramas of Black and White from Uncle Tom to O.J. Simpson, op. cit., p. 298.
36 Theoharis Jeanne, « “A Life History of Being Rebellious”: the radicalism of Rosa Parks », art. cité, p. 115.
37 Theoharis Jeanne, « Accidental Matriarchs and Beautiful Helpmates », in Emilye Crosby, Civil Rights History from the Ground Up: Local Struggles, a National Movement, op. cit. p. 385 et 392.
38 Parks Rosa et Haskins James, Rosa Parks, op. cit.
39 Theoharis Jeanne, The Rebellious Life of Mrs. Rosa Parks, op. cit., p. 62 ; Rolland-Diamond Caroline, Black America, op. cit., p. 229.
40 Theoharis Jeanne, « “A Life History of Being Rebellious”: the Radicalism of Rosa Parks », art. cité, p. 116.
41 Theoharis Jeanne, The Rebellious Life of Mrs. Rosa Parks, op. cit., p. 110-111.
42 Berger Martin A., Seeing Through Race, op. cit., p. ix.
43 Dans l’analyse du mélodrame, sont en jeu « fortuna » (les circonstances) et « Virtù » (le courage).
44 Stowe Harriet B., Uncle Tom’s Cabin, Boston, John P. Jewett, 1852.
45 Carlson Dennis, « Troubling Heroes: of Rosa Parks, Multicultural Education, and Critical Pedagogy », in Greg Dimitriadis et Dennis Carlson, Promises to Keep: Cultural Studies, Democratic Education, and Public Life, New York, Routledge, 2003, p. 197.
46 Sontag Susan, Regarding the Pain of Others, Londres, Hamish Hamilton, 2003, p. 81.
47 Dash Julie, « The Rosa Parks Story » ; Letort Delphine, « The Rosa Parks Story: The Making of a Civil Rights Icon », Black Camera, vol. 3, no 2, 21 avril 2012, p. 31-50.
48 Carlson Dennis, « Narrating the Multicultural Nation: Rosa Parks and the White Mythology of the Civil Rights Movement », in Michelle Fine, Off White: Readings on Power, Privilege, and Resistance, New York, Routledge, 2004, p. 304.
49 Il démontre comment l’unité nationale se forge à travers une dialectique permanente d’oublis, de souvenirs et d’inventions. Anderson Benedict, Imagined Communities, op. cit.
50 Theoharis Jeanne, The Rebellious Life of Mrs. Rosa Parks, op. cit., p. 61.
51 Kelley Robin D. G., « “We Are Not What We Seem”: Rethinking Black Working-Class Opposition in the Jim Crow South », The Journal of American History, vol. 80, no 1, 1er juin 1993, p. 105.
52 Marienstras Élise, « L’ennemi vaincu. Figure du héros national américain », in Pierre Centlivres et Françoise Zonabend (dir.), La fabrique des héros, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 2015, p. 65-77.
53 Cette association réunissait plusieurs enseignantes, dont Jo Ann Robinson, et des épouses d’Africains-Américains de professions qualifiées, médecins, avocats… Robnett Belinda, How Long?, op. cit., p. 55.
54 X Malcolm et Educational Video Group, Malcolm X: Speech Excerpt “Ballot or the Bullet”, 1964.
55 Mason Herman, Politics, Civil Rights, and Law in Black Atlanta, 1870-1970, Charleston SC, Arcadia Pub., 2000, p. 33-38.
56 Nasstrom Kathryn L., « Down to Now: Memory, Narrative, and Women’s leadership in the Civil Rights Movement in Atlanta, Georgia », Gender & History, 1999, p. 117.
57 Blackburn, Ruby Parks, 1901-1982. @ SNAC, [http://snaccooperative.org/ark:/99166/w6c34h1f], consulté le 7 septembre 2018.
58 Williams Linda, Playing the Race Card: Melodramas of Black and White from Uncle Tom to O.J. Simpson, op. cit., p. 284.
59 Wineburg Sam et Monte-Sano Chauncey, « “Famous Americans”: The Changing Pantheon of American Heroes », The Journal of American History, vol. 94, no 4, 1er mars 2008, p. 1186-1202.
60 Margolick David, Elizabeth and Hazel: Two Women of Little Rock, New Haven, Conn., Yale University Press, 2012.
61 Nunnelley William A., Bull Connor, op. cit., p. 3.
62 Carson Clayborne, The Autobiography of Martin Luther King, Jr, op. cit., p. 169.
63 « L’action non-violente cherche à créer une crise et à produire une telle tension qu’une communauté qui a toujours refusé auparavant de négocier est forcée d’affronter le problème. » Carson Clayborne, The Autobiography of Martin Luther King, Jr., op. cit., p. 68.
64 Berger Martin A., « Fixing images civil rights photography and the struggle over representation », RIHA Journal, vol. 0010, 2010.
65 Berger Martin A., Seeing Through Race, op. cit., p. 113, 126.
66 Garrow David, Bearing the Cross: Martin Luther King, Jr., and the Southern Christian Leadership Conference, New York, Harper Collins, 2004, p. 255.
67 Lettre de Stanley Levison à King le 7 avril 1965, archives du King Center, [http://www.thekingcenter.org/archive]. Au sein de l’entourage de King, Stanley Levison était avec Bayard Rustin l’un des rares à ne pas être un pasteur baptiste. Bayard Rustin avait pu être accusé de « pas être un patriote », pire, un « rouge », et un homosexuel. Levison avait été lié au CPUSA.
68 Garrow David J., « Foreword », in Martin Berger, Seeing Through Race, op. cit., p. x.
69 Berger Martin A., Seeing Through Race, op. cit., p. 152.
70 Ibid., p. 8.
71 Conférence « Trailblazers and Torchbearers » à la Georgia State University organisée par les historiennes Marymal Dryden et Judith Allen Ingram : Crawford Vicki L., Rouse Jacqueline A. et Woods Barbara, Women in the Civil Rights Movement, op. cit.
72 Lawrence Guyot interviewé in Raines Howell, My Soul is Rested: Movement Days in the Deep South Remembered, Londres, Penguin Books, 1983, p. 241.
73 Green Laurie B., « Challenging the Civil Rights Narrative: Women, Gender, and the “Politics of Protection” », art. cité, p. 55.
74 Carson Clayborne, In Struggle: SNCC and the Black Awakening of the 1960s, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1981, p. 11.
75 Sitkoff Harvard, The Struggle for Black Equality, 1954-1992, New York, Hill and Wang, 1993, p. 64.
76 Veterans of the Civil Rights Movement – History & Timeline, 1956, [https://www.crmvet.org/tim/timhis56.htm#1956orange], consulté le 10 septembre 2018.
77 Morris Aldon D., Origins of the Civil Rights Movements, op. cit., p. 40.
78 Ransby Barbara, Ella Baker and the Black Freedom Movement, op. cit., p. 195.
79 Exactement 189 étudiants de 40 universités dans 11 États différents. Carmichael Stokely et Thelwell Michael, Ready for Revolution, op. cit., p. 141.
80 Carson Clayborne, In Struggle, op. cit., p. 20.
81 Carmichael Stokely et Thelwell Michael, Ready for Revolution, op. cit., p. 141.
82 Loc. cit.
83 Grant Joanne, Ella Baker, op. cit., p. 125.
84 Marable Manning, Race, Reform, and Rebellion: The Second Reconstruction and Beyond in Black America, 1945-2006, Jackson, University Press of Mississippi, 1991, p. 68.
85 Rustin Bayard et Woodward C. Vann, Down the Line: The Collected Writings of Bayard Rustin, Chicago, Quadrangle Books, 1971.
86 Marable Manning, loc. cit.
87 Forman James, Making of Black Revolutionaries, Seattle, University of Washington Press, 1972, p. 125.
88 Bond Julian, « SNCC: What We Did », Monthly Review, vol. 52, no 5, 2000, p. 14.
89 Voir par exemple cette liste de bureaux du SNCC, en juin 1965 : [http://www.crmvet.org/docs/650607_sncc_offices.pdf], consulté le 6 juin 2017.
90 Carson Clayborne, Student Nonviolent Coordinating Committee et Martin Luther King Jr. Papers Project, « The student voice 1960-1965: Periodical of the Student Nonviolent Coordinating Committee », 1990, p. vii.
91 Payne Charles M., « “Sexism is a Helluva Thing”: Rethinking our Questions and Assumptions », art. cité, p. 320, 329 ; Payne Charles M., I’ve Got the Light of Freedom, op. cit., p. 305.
92 Voici leurs noms et les dates de leur fonction : Marion Barry (1960-1961), Charles F. McDew (1961-1963), John Lewis (1963-1966), Stokely Carmichael (1966-1967), H. Rap Brown (1967-1968) et Phil Hutchings (1968-1969).
93 Robnett Belinda, « Women in the Student Non-violent Coordinating Committee: Ideology, Organizational Structure, and Leadership », in Peter Ling et Sharon Monteith (dir.), Gender and the Civil Rights Movement, op. cit., p. 134.
94 Payne Charles M., « “Men Led, but Women Organized:” Movement Participation of Women in the Mississippi Delta », in Vicki L. Crawford, Jacqueline A. Rouse et Barbara Woods (dir.), Women in the Civil Rights Movement, op. cit., p. 156-165, p. 1-2.
95 Robnett Belinda, « Women in the Student Non-violent Coordinating Committee: Ideology, Organizational Structure, and Leadership », art. cité, p. 138.
96 Ibid., p. 137.
97 Green Laurie B., « Challenging the Civil Rights Narrative: Women, Gender, and the “Politics of Protection” », art. cité, p. 58.
98 Murray Pauli et Martin Robert E., Pauli Murray Interview.
99 Hall Jacquelyn D. et Walker Eugene P., « I Train the People », art. cité, p. 48.
100 Robnett Belinda, How Long?, op. cit., p. 19-23.
101 Payne Charles, « “Sexism is a Helluva Thing”: Rethinking Our Questions and Assumptions », art. cité, p. 325.
102 Robnett Belinda, « African-American Women in the Civil Rights Movement, 1954-1965 », art. cité, p. 1664.
103 Ibid., p. 25.
104 Theoharis et Woodard nous avertissent dans l’introduction de ce livre contre une vision binaire d’une échelle locale qui serait plus radicale face à une politique nationale supposée plus modérée. Theoharis Jeanne et Woodard Komozi, Groundwork: Local Black Freedom Movements in America, New York, NYU Press, 2005.
105 L’oncle Tom est ici une épithète qui désigne ceux des Noirs qui acceptent la domination blanche d’une manière servile, exagérément soumise, à la manière du personnage du roman de 1852 de Harriet Beecher Stowe.
106 Barnett Bernice M., « Invisible Southern Black Women Leaders in the Civil Rights Movement: The Triple Constraints of Gender, Race, and Class », art. cité, p. 177.
107 Conradsen Susan, « Activist Mothering », in Renée C. Hoogland (dir.), The Wiley Blackwell Encyclopedia of Gender and Sexuality Studies, Oxford, American Cancer Society, 2016, p. 1-2 ; Irons Jenny, « The Shaping of Activist Recruitment and Participation: A Study of Women in the Mississippi Civil Rights Movement », Gender and Society, vol. 12, no 6, 1998, p. 692-709.
108 Stefani Anne, Unlikely Dissenters: White Southern Women in the Fight for Racial Justice, 1920-1970, op. cit.
109 Nance Teresa A., « Hearing the Missing Voice », Journal of Black Studies, vol. 26, no 5, 1er mai 1996, p. 544-549.
110 Carson Clayborne, In Struggle, op. cit., p. 75.
111 Collins Patricia H., Black Feminist Thought, op. cit., p. 71.
112 Gyant LaVerne, « Passing the Torch: African American Women in the Civil Rights Movement », Journal of Black Studies, vol. 26, no 5, 1er mai 1996, p. 644.
113 Aunt Jemima était ce personnage publicitaire d’une cuisinière noire, qui reprenait les stéréotypes de la « mammy », et qui figurait sur les boîtes de préparation de la marque du même nom. Elle s’y trouvait encore récemment, sous une forme modifiée. Cette image d’une esclave heureuse et satisfaite de son sort, stéréotype de la domestique noire, devint durant les années 1960 un symbole de la servilité. Manring M. M., Slave in a Box: The Strange Career of Aunt Jemima, Charlottesville, University Press of Virginia, 1998.
114 Crawford Vicki L., « Beyond the Human Self: Grassroots Activists in the Mississippi Civil Rights Movement », in Vicki L. Crawford, Jacqueline A. Rouse et Barbara Woods, Women in the Civil Rights Movement, op. cit., p. 25.
115 Lewis John et D’Orso Michael, Walking with the Wind, op. cit., p. 187.
116 Barnett Bernice M., « Invisible Southern Black Women Leaders in the Civil Rights Movement: The Triple Constraints of Gender, Race, and Class », art. cité, p. 173.
117 Payne Charles, « “Sexism is a Helluva Thing”: Rethinking Our Questions and Assumptions », art. cité.
118 Patterson James T., Freedom Is Not Enough: The Moynihan Report and America’s Struggle Over Black Family Life – From LBJ to Obama, New York, Basic Books, 2010.
119 Gutman Herbert G., The Black Family in Slavery and Freedom, 1750-1925, New York, Vintage Books, 1977.
120 Le Dantec-Lowry Hélène, « The Moynihan Report as an Event: From the Civil Rights Movement to the Writing of History », in Hélène Le Dantec-Lowry et Claudine Raynaud (dir.), Incidences de l’événement : Enjeux et résonances du mouvement des droits civiques, op. cit. p. 195-213.
121 Le Dantec-Lowry Hélène, De l’esclave au président, op. cit., p. 59-61 ; Geary Daniel, Beyond Civil Rights: The Moynihan Report and Its Legacy, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2015.
122 Le Dantec-Lowry Hélène et Raynaud Claudine (dir.), Incidences de l’événement. Enjeux et résonances du mouvement des droits civiques, op. cit., p. 110.
123 Crawford Margo, « Must Revolution Be a Family Affair? Revisiting the “Black Woman” », in Dayo F. Gore, Jeanne Theoharis et Komozi Woodard, Want to Start a Revolution?, op. cit., p. 190.
124 Publié dans l’anthologie éditée par Toni Cade Bambara en 1970. Peery Patricia et Carey Bond Jean, « Is the Black Male Castrated? », in Cade T. Bambara, The Black Woman: An Anthology, New York, New American Library, 1970.
125 Weathers Mary A., « An Argument for Black Women’s Liberation as a Revolutionary Force – Documents from the Women’s Liberation Movement », No More Fun and Games: A Journal of Female Liberation, Cambridge, Mass, Cell 16. vol. 1, no 2, février 1969.
126 Dorlin Elsa, Black feminism: Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme », 2008, p. 5 ; Hull Gloria T., Bell-Scott Patricia et Smith Barbara, All the Women Are White, All the Blacks Are Men, but Some of Us Are Brave, op. cit. ; hooks bell et The South End Press, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit.
127 Wallace Michele, Black Macho and the Myth of the Superwoman, Londres, Verso, 1979.
128 Brush Paula S., « The Influence of Social Movements on Articulations of Race and Gender in Black Women’s Autobiographies », Gender and Society, vol. 13, no 1, 1er février 1999, p. 124.
129 Il ne s’agit pas de chercher à provoquer des émeutes spontanées. « C’était une mauvaise méthode qui ne pouvait avoir comme résultat que cinquante ou cent noirs massacrés, peut-être deux cents blessés et des milliers d’arrêtés. Les émeutes qui avaient eu lieu dans le passé le montraient bien. » Seale Bobby, À l’affût: histoire du parti des Panthères noires et de Huey Newton, Paris, Gallimard, 1972, p. 207, 359.
130 Rhodes Jane, Framing the Black Panthers: The Spectacular Rise of a Black Power Icon, New York, New Press, 2007 ; Duncan Mary, « Emory Douglas and the Art of the Black Panther Party », Spectrum: A Journal on Black Men, vol. 5, no 1, 2016, p. 117-135.
131 Joseph Peniel E., « The Black Power Movement », art. cité, p. 751.
132 Rhodes Jane, Framing the Black Panthers, op. cit. ; Fila-Bakabadio Sarah, « Photographier depuis la marge : notes sur l’histoire politique afro-américaine », GRAAT On-Line Issue, no 18, 2015.
133 Garnes Lamar, « “Hustler Masculinity” as Catalyst to Self-Affirming Black Masculinity and Community in Claude Brown’s Manchild in the Promised Land », CLA Journal, vol. 59, no 1, 2015, p. 4-19.
134 Riché Richardson précise les archétypes des « bons » et des « mauvais » Noirs. Richardson Riché, Black Masculinity and the U.S. South, op. cit., p. 34-35.
135 En 1966 des militants du BPP de passage à Paris demandent à Genet ce qu’il pourrait faire pour les aider. Ils furent étonnés de sa proposition de prendre l’avion le lendemain. Manceaux Michèle et Genet Jean, « Jean Genet chez les “Panthères noires” », L’Obs, 25 mai 1970 ; Genet Jean, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, 2009, p. 291.
136 Fila-Bakabadio Sarah, « Photographier depuis la marge », art. cité, p. 141.
137 Joseph Peniel E., « Black Liberation Without Apology: Reconceptualizing the Black Power Movement », art. cité, p. 2.
138 Joseph Peniel E., « The Black Power Movement, Democracy, and America in the King Years », art. cité, p. 103-105 ; Joseph Peniel E., « Black Liberation Without Apology: Reconceptualizing the Black Power Movement », art. cité, p. 2.
139 Sugrue Thomas J., Sweet Land of Liberty, op. cit., p. xiv.
140 Matthews Tracye A., « No One Ever Asks What a Man’s Role in the Revolution Is: Gender and Sexual Politics in the Black Panther Party, 1966-1971 », in Bettye Collier-Thomas et Vincent P. Franklin (dir.), Sisters in the Struggle, op. cit., p. 247.
141 James Joy, « Framing the Panther: Assata Shakur and Black Female Agency », in Dayo F. Gore, Jeanne Theoharis et Komozi Woodard, Want to Start a Revolution?, op. cit., p. 140.
142 Ibid., p. 137-141.
143 Shakur Assata, Assata: An Autobiography, Westport, Conn, Lawrence Hill, 1988.
144 White E. Frances, « Africa on My Mind: Gender, Counter Discourse and African-American Nationalism », Journal of Women’s History Journal of Women’s History, vol. 2, no 1, 1990, p. 73-97.
145 Cleaver Eldridge, Soul on Ice, New York, Cape, 1968, p. 25-26.
146 Payne Charles M., « “Sexism is a Helluva Thing”: Rethinking our Questions and Assumptions », art. cité, p. 324.
147 Il s’agit de Sandra Adickes. Ibid., p. 320 ; Adickes Sandra E., The Legacy of a Freedom School, New York, Palgrave Macmillan, 2006.
148 Linda Lumsden, « Good Mothers with Guns: Framing Black Womanhood in the Black Panther, 1968-1980 », Journalism & Mass Communication Quarterly, vol. 86, no 4, 2009, p. 900-922.
149 Williams Jakobi, « “Don’t no Woman Have to Do Nothing She Don’t Want to Do”: Gender, Activism, and the Illinois Black Panther Party », Black Women, Gender + Families, vol. 6, no 2, 2012, p. 29-54.
150 Farmer Ashley D., Remaking Black Power: How Black Women Transformed an Era, Chapel Hill, N.C., University of North Carolina Press, 2017, p. 85-89.
151 Seither Robert J., « Women in the Black Panther Party: An Internal Struggle for Power, Equality, and Survival », TCNJ Journal of Student Scholarship, no 2, décembre 2015.
152 Hilliard David et Cole Lewis, This Side of Glory: The Autobiography of David Hilliard and the Story of the Black Panther Party, Chicago, Lawrence Hill Books, 1993 ; Hilliard David, Black Panther Party: Service to the People Programs, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2010.
153 Abron JoNina, « “Serving the People”: The Survival Programs of the Black Panther Party », in Charles E. Jones, Black Panther Party Reconsidered: Reflections and Scholarship, New York, Black Classic Press, 1998.
154 Heynen Nik, « Bending the Bars of Empire from Every Ghetto for Survival: The Black Panther Party’s Radical Antihunger Politics of Social Reproduction and Scale », Annals of the Association of American Geographers, vol. 99, no 2, 2009, p. 406-422.
155 A Huey P. Newton Story – People – J. Edgar Hoover & the FBI | PBS, [https://www.pbs.org/hueypnewton/people/people_hoover.html], consulté le 27 août 2018 ; « The Black Panthers », art. cité.
156 Blakemore Erin, « Black Panthers’ Breakfast Made a Statement », Miami Times, 2018.
157 Meister Franziska, Racism and Resistance: How the Black Panthers Challenged White Supremacy, Bielefield, Bielefeld Transcript, 2017, p. 114 ; Churchill Ward et Vander Wall Jim, Agents of Repression: the FBI’s Secret Wars against the Black Panther Party and the American Indian Movement, Boston, South End Press, 1990, p. 81.
158 Berger Maurice, Wallis Brian et Watson Simon, Constructing Masculinity, New York, Routledge, 1995, p. 1.
159 Butler Judith P., Le pouvoir des mots: discours de haine et politique du performatif, Paris, Édition d’Amsterdam, 2017.
160 Estes Steve, I Am a Man!: Race, Manhood, and the Civil Rights Movement, Chapel Hill, NC, Univ. of North Carolina Press, 2006, p. 134.
161 Honey Michael K., Going Down Jericho Road: The Memphis Strike, Martin Luther King’s Last Campaign, New York, W.W. Norton, 2008, p. 107.
162 Estes Steve, I am a Man!, op. cit., p. 132.
163 Ibid., p. 142.
164 Pour rappel King est assassiné le 4 avril 1968 dans le motel de Memphis.
165 Moynihan envisage la guerre du Vietnam de la même manière. Elle va sauver la nation du danger de l’homosexualité en faisant des soldats des vrais hommes. Geary Daniel, Beyond civil rights, op. cit., p. 149-150.
166 Estes Steve, I am a Man!, op. cit., p. 145.
167 Collection de la Ned R. McWherther Library at the University of Memphis. Hamdan Leila I., « Culture and Resistance », art. cité, p. 115.
168 Moody Anne, Coming of Age in Mississippi, op. cit.
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