Conclusion générale
p. 305-312
Texte intégral
1Au cœur des cités de la fin du Moyen Âge s’élève un édifice qui est davantage qu’un instrument de supplices. De ce fait, l’histoire du pilori permet d’éclairer des domaines étendus de l’histoire médiévale : histoire du droit et de la justice, histoire des modes de représentation et de communication du pouvoir politique, histoire culturelle et sociale, notamment au travers du concept de fabrique de l’infamie. Tout comme l’institution judiciaire se trouve à la jonction de plusieurs thématiques, son émergence est multifactorielle. Le développement, à partir du milieu du xie siècle, de marchés attractifs à l’échelle interrégionale, ouvre une période de bouillonnement politique propice à l’innovation institutionnelle. Les seigneurs fondateurs de marchés aspirent à mieux contrôler ces espaces générateurs de profits et de pouvoir. À leur côté, les élites marchandes qui forment les premiers embryons de communes ont tout intérêt à sécuriser les transactions commerciales, parce que de leur bonne tenue découlent leur rang social et leur légitimité à exister.
2Les interactions, tant compétitives que coopératives, de ces deux types d’acteurs politiques, conduisent à l’émergence d’une palette de solutions juridiques qui ont toutes pour objet de protéger la personne des bourgeois-marchands, leurs échanges et l’espace où ceux-ci se tiennent. Au départ, le pilori n’est qu’une réponse parmi d’autres apportée aux difficultés de la société urbaine du xiie siècle. Il se distingue toutefois par la permanence de son édifice. Les fondateurs des marchés plantent en leur centre ces poteaux qui marquent leurs droits seigneuriaux. Ils deviennent le point de référence d’une série d’actes légaux, dont l’exposition infamante. Dès l’origine, c’est l’entremêlement de ses facettes punitives et juridictionnelles qui explique le succès du pilori. Il fonctionne en tant qu’édifice protecteur du marché et des droits de son fondateur parce qu’il incarne une menace pénale ferme, ainsi que le bien commun dont le justicier prétend être le gardien.
3Il en résulte que le pilori commence sa vie en tant qu’institution du marché, avant que ne s’opère, à partir du milieu du xiiie siècle, un changement d’échelle. De protecteur du marché, le pilori devient le symbole du justicier jouissant du plus haut rang dans l’espace urbain. La règle coutumière selon laquelle un seul pilori peut être érigé par ville se décante lentement, certainement par imitation de la prétention royale de s’en arroger l’exclusivité dans les villes du domaine. Devenu signe de haute justice, le pilori en est peut-être le plus convoité, parce qu’il est le plus central. Bien visible de tous les habitants et étrangers de passage, il valorise une juridiction aux dépens de ses concurrentes. Le saut d’échelle entraîne par ailleurs un renversement de la relation entre pilori et espace du marché. Alors que le pilori était un édifice au service de la paix du marché, sa promotion en tant que signe de justice le rend autonome de son lieu d’origine. Ce faisant, c’est désormais le marché qui est mis au service du pilori, en assurant une forte publicité à ses fonctions juridictionnelles et pénales. Le lien, déjà distendu, entre pilori et marché finit par se rompre au xve siècle. On peut dès lors trouver des piloris éloignés des marchés, plantés à tout carrefour capable d’assurer la publicité des peines. En parallèle du développement du monument, celui de sa peine associée connaît une trajectoire semblable d’enrichissement constant de sens et d’usages.
La peine infamante la plus répandue et résiliente du Moyen Âge
4L’exposition publique n’est pas la peine infamante la plus ancienne, ni la plus originale du Moyen Âge. Pourtant, elle s’impose, au plus tard au début du xive siècle, comme la plus universelle et fréquente de l’arsenal judiciaire. Elle est également la seule peine infamante d’inspiration profane à être adoptée par les tribunaux ecclésiastiques. Cela étant, en même temps que l’exposition passe de juridiction en juridiction et connaît des enrichissements d’usages au fil du temps, ses sens fondamentaux restent stables. D’un côté, la substantifique moelle de son rituel est immuable : encore à la fin du xve siècle, il consiste à attacher publiquement un individu, à rassembler et informer le peuple de son crime, puis à inciter ce dernier à prendre en charge sa dégradation symbolique en lui faisant subir un panel coutumier d’outrages verbaux et physiques. De l’autre, la matrice fonctionnelle de la peine, centrée sur la punition de la déloyauté, du mensonge et de la trahison, reste intacte par-delà sa complexification et l’invention de nouveaux emplois. L’expansion continue de l’exposition, sans qu’elle perde son identité profonde, s’accompagne d’une résilience face au recul global des peines infamantes dans les dernières années du Moyen Âge. Quand d’autres rituels jouant sur la dérision et l’humiliation publique s’affaissent au xve siècle, la peine du pilori se maintient sans faillir jusqu’à la fin du xvie siècle, à tout le moins.
5Le succès du pilori, à rebours du mouvement historique général, s’explique par la concomitance de trois réalités motrices. Il partage la première avec l’amende honorable. De tous les rituels d’humiliation publique, ceux-ci sont les seuls à avoir été durablement utilisés par les personnels des institutions les plus prestigieuses. L’entrée de l’exposition dans l’arsenal du Parlement de Paris, probablement à la faveur de la transmission des coutumes en vigueur au Châtelet, lui a conféré un surcroît d’honneur dont ne jouissent pas les autres rituels de dérision. Les principales autorités laïques auxquelles les justiciers se réfèrent, Philippe de Beaumanoir, Jacques d’Ableiges et Jean Boutillier en tête, accordent aussi une place notable à la discussion des usages de l’exposition. Tout ceci contribue à faire de cette peine un objet juridique sérieux, partie prenante du champ intellectuel, et qui bénéficie par capillarité de la légitimité des institutions et personnels savants qui l’emploient.
6Mais une seconde réalité, plus concrète, renforce la pérennité de l’exposition. La symbolique polysémique de l’édifice pilori participe au maintien de sa peine associée. Tant que des piloris sont élevés sur la place publique, tant qu’ils sont redressés, rénovés, embellis, on constate une tendance de leur propriétaire à y attacher régulièrement des condamnés, ne serait-ce que pour rappeler périodiquement leurs droits seigneuriaux. De fait, la phase de déclin de l’exposition qui s’engage au milieu du xviie siècle est contemporaine d’une négligence accusée pour les piloris monumentaux, dont les principaux sont soit en ruine, soit rasés par leur propriétaire avant même que la Révolution ne leur porte un coup fatal1. Les états de santé de l’édifice et de sa peine vont donc de pair, et on peut avancer que le premier détermine en partie le second.
7Enfin, un troisième volet explicatif s’appuie sur la nature anthropologique de la peine du pilori. Les rituels infamants mettent en œuvre des symboles hermétiques à qui ne dispose pas des clefs culturelles permettant de les décoder. Le rituel, s’il est vidé de sa puissance d’évocation, se mue en forme creuse. Il perdure un temps grâce à l’inertie de l’habitude, mais finit par se fossiliser et disparaître. Or, l’exposition est de loin le plus explicite des rituels infamants. Alors que la hachée ou la course nécessitent de maîtriser une certaine culture coutumière pour en comprendre les sens, les formes rituelles du pilori sont d’une transparence qui confine à l’évidence. Les souillures physiques et symboliques s’accumulent jusqu’à devenir la personnalité sociale de celui qui les subit. Les outrages forment tout autant le retournement du scandale contre son auteur que la métonymie de son devenir d’infâme. La clarté des modes d’expression de l’exposition n’a pu que contribuer à son maintien par-delà les changements de représentations, de coutumes et de mentalités.
La permanence d’une résolution hybride des conflits
8À bien des égards, l’histoire de la peine du pilori permet de nuancer les rythmes généraux de la chronologie de l’exercice de la justice. Le succès de l’exposition ne peut pas être interprété sans réserve comme le témoin d’un « remplacement » de la procédure accusatoire par l’inquisitoire, ni d’un effacement de la résolution négociée des conflits au profit d’une conception plus punitive et dirigiste de la justice. Ces réalités, loin de s’exclure, s’articulent encore dynamiquement à la fin du xve siècle. L’exposition se moule dans la logique de la justice conciliatoire, sous la forme d’une répression négociable. Les peines coercitives intermédiaires, dont le pilori fait partie, peuvent être évitées par des défendeurs disposant des ressources sociales suffisantes pour faire ployer la main du juge, obtenir une rémission ou négocier une résolution sans supplice avec la partie opposée. Le pilori se fait alors la punition de ceux qui ne peuvent y échapper, parce qu’ils sont déjà fragilisés socialement, ou parce que le demandeur considère que son préjudice est tel qu’il ne peut être réparé que par l’humiliation publique.
9Par conséquent, on ne constate pas de franche dichotomie entre châtiment judiciaire et résolution négociée des conflits. Le pilori est certes une peine à part entière, mais qui s’active surtout lorsque les négociations ont échoué, lorsque l’asymétrie sociale entre les parties ne leur permet pas de discuter d’égal à égal, ou lorsque le crime est considéré comme si atroce et scandaleux qu’il prive le défendeur de ses droits coutumiers à négocier son sort. Ce dernier point semble décisif parmi les mécanismes qui font basculer la résolution des conflits de la négociation vers la répression. L’exposition, parce qu’elle met en scène la réponse de tous contre un seul, est dirigée contre ceux qui sont frappés d’un tel scandale que l’opinion publique affirme qu’ils se sont exclus d’eux-mêmes du groupe. On voit ainsi la peine de haute justice s’insérer dans un écosystème complexe de résolution des conflits. Elle en est un élément parmi d’autres et non une solution qui remplacerait celles développées antérieurement.
10Dans le même temps, l’étude de l’emploi par les juges d’un supplice intermédiaire fait apparaître en creux la souplesse de la pratique judiciaire médiévale. Outre ses interactions constantes avec des modes extrajudiciaires de résolution des conflits, la pratique du juge recherche l’adéquation de la réponse avec les circonstances, prises au sens large, de l’affaire. Le rôle du justicier est de construire, par juxtaposition de peines et innovations parfois sans lendemain, une solution satisfaisant la nature et l’intensité du préjudice, mais également le rang et l’honneur du demandeur, et dans une moindre mesure du défendeur. Les sentences médiévales sont des mises en équation de la quantité du crime et de la qualité des personnes. D’où un flottement important de la place accordée à l’exposition, qui peut tout aussi bien être une peine principale, d’appoint, de substitution, ou comminatoire.
11Il y a fort à parier qu’on parviendrait au même constat en analysant d’autres châtiments médians du Moyen Âge. La systématisation de cette idée permettrait d’avancer que les justiciers connaissaient une praxis rationnelle d’individualisation de la peine, attachée à tenir compte des réalités sociales. Ainsi, même le choix d’imposer un supplice est déterminé par des motivations tant juridiques qu’étrangères à la logique du droit. Peut-on alors encore maintenir la distinction entre judiciaire et parajudiciaire, quand les réponses pénales prononcées peuvent être comprises comme des institutionnalisations de compromis sociaux ? La coercition judiciaire s’inscrit en tout cas dans des résolutions hybrides des conflits qui ne se conforment qu’en partie au cadre des procédures judiciaires.
Une peine dont les usages s’enrichissent au fil des siècles
12L’évolution du champ d’application de l’exposition est marquée par ce contexte plus général de complexité des modes de résolution des conflits. Ses usages pénaux sont en expansion constante à partir du xiiie siècle, et se ramifient par analogie. En partant d’une spécialisation dans les crimes de fraude et de larcin, l’exposition s’étend progressivement à tous les types de mensonge et de déloyauté. Elle s’ouvre par la suite à des niches fonctionnelles plus latérales, comme la répression de la prostitution, puis des mauvaises mœurs. Un tel buissonnement d’usages procède moins d’une évolution jurisprudentielle interne au droit que d’un imaginaire d’origine laïque, partagé par le juge, les parties et la population.
13Ce cadre culturel fixe tacitement les comportements qui distinguent la loyauté de la trahison, l’honneur du déshonneur, la bonne conversation du scandale. Les recoupements entre la morale profane intériorisée et les catégories juridiques maniées par les justiciers laïques sont donc nombreux. Pour qu’une paix durable se maintienne au sein de la communauté, il convient que la justice confirme le bien-fondé des catégories portées par l’imaginaire populaire. Cela explique pourquoi les justiciers promettent sans cesse aux bonnes gens que les individus déjà infâmes seront envoyés au pilori, ou acceptent de prolonger les procédures parajudiciaires de haro par des sentences immédiates. L’équilibre social mis en scène par l’exercice de la justice publique nécessite une alliance d’opinions, affichée sinon sincère, entre le justicier et la société des bonnes gens qu’il se doit de défendre.
14Mais ce modèle vaut surtout pour les justices temporelles, inférieures et laïques. Dès que l’exposition s’extrait de ce premier contexte juridictionnel, en gagnant les juridictions royales, temporelles ecclésiastiques, puis spirituelles, ses emplois et ses sens évoluent quelque peu. L’enrichissement de ses usages pénaux est le fruit d’une transmission entre juridictions qui n’entretiennent pas les mêmes procédures, sources du droit et degrés de professionnalisation de leurs personnels de justice. L’étude des translations du pilori invite à penser que les justiciers temporels locaux sont bien plus disposés à transposer, sans ambages, l’imaginaire laïque dans leurs sentences, tandis que les juges savants tentent plutôt de faire correspondre les usages de la peine à une construction jurisprudentielle a priori.
La place de la dérision collective dans la sociabilité médiévale
15Mais même les juridictions appliquant un droit savant se conforment, une fois la sentence élaborée, aux normes coutumières du rituel d’exposition. Or, la ritualité du châtiment infamant, s’il se déroule sans accroc, donne à voir la conjonction d’intérêts, de culture et d’objectif entre le haut justicier et ses sujets. En cela, il peut passer pour la réalisation concrète d’une procédure judiciaire dont un des buts est de remporter l’adhésion de l’opinion par le façonnement d’une rumeur publique. La « violence » punitive du pilori trouve son sens dans la fabrication d’un consensus populaire aux dépens du condamné. La transformation sociale s’opère par la délégation de l’exercice de la punition au public. Le désengagement relatif des autorités est l’artifice qui rend le rituel du pilori performant. En offrant, pour un temps, des droits coercitifs au commun, le haut justicier restaure l’adhésion du plus grand nombre à son pouvoir et à sa loi. Ainsi, l’autorité seigneuriale est d’autant mieux renforcée qu’elle associe ses sujets à son exercice. La portée politique du pilori dépasse alors largement la simple question de l’exclusion d’un individu. Elle met également en scène la refondation d’une communauté, structurée par une autorité réputée juste. Loin de se faire sous le joug de la terreur, le rassemblement du peuple autour du seigneur passe pour un divertissement collectif, festif, plaisant. Il faut imaginer le public des rituels infamants heureux.
16Le caractère central de la « bonne raillerie » dans le rituel du pilori ouvre la question plus large de la place de la dérision dans les résolutions de conflits, qu’elles soient prises en charge par la justice ou non. La moquerie, si elle est attendue du public, est également promue par les officiers de justice. Il leur revient de mettre en place le decorum, presque théâtral, qui doit générer le rire collectif. L’osmose entre les autorités qui organisent le rire rituel et les sujets qui le jouent n’est toutefois pas unique au pilori. L’objet hétéroclite que le condamné de la hachée porte vise aussi à déclencher la dérision du public. Par ailleurs, le rire collectif du pilori le rend voisin de plusieurs rituels extrajudiciaires. La dérision punitive se retrouve notamment, sous des modalités différentes, dans le charivari et dans l’humiliation populaire des cadavres d’ennemis publics. Plus structurellement, le rire mordant est un mode d’expression récurrent de la sociabilité médiévale, qu’on retrouve par exemple dans les festivités annuelles qui tournent en dérision les figures de pouvoir2.
17De plus amples recherches sur les contours de cette culture de la moquerie et du déshonneur permettraient d’élucider les différents modes de prise en charge de la régulation sociale par l’opinion publique, plutôt que par des autorités instituées. L’étude monographique du pilori se raccroche de plusieurs manières à cette question, assez peu défrichée par l’historiographie. Il serait intéressant de comprendre l’entrelacs de relations qu’entretiennent toutes ces formes de rituels de dérision publique. Un champ d’investigation dont l’approfondissement permettrait de compléter les nombreux travaux effectués sur l’honneur, en les articulant à leur miroir inversé.
Notes de bas de page
1 Le pilori de Beauvais est démoli en 1788 parce qu’il est jugé laid et anachronique. Il est remplacé par une statue équestre de Louis XIV. Ganiage Jean, Beauvais au xviiie siècle. Population et cadre urbain, Paris, Éditions du CNRS, 1999, p. 12. De même, le grand pilori des Halles de Paris est abattu sur ordre de Louis XVI, pour des raisons analogues, en 1789, avant les mouvements révolutionnaires de l’été. Chastel André, « L’aménagement du marché central de Paris de la “Réformation des Halles” du xvie siècle à celle du xixe », Bulletin monumental, no 127/1, 1969, p. 69-106.
2 Heers Jacques, Fête des fous et carnavals au Moyen Âge, op. cit., p. 105 sq.
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