Introduction de la deuxième partie
p. 117-120
Texte intégral
1La première des deux parties consacrées à la peine d’exposition s’articule autour de la notion de rituel. La mise au pilori est en effet un événement codifié et performatif qui rassemble des officiers de justice et un public autour du corps du condamné. La description du déroulement matériel de la peine, du fait de son caractère public, de son recours à de nombreux motifs symboliques et de la participation de la foule, ne peut être ramenée à la seule exécution technique d’un jugement dont le sens résiderait dans son élaboration plutôt que sa mise en œuvre. Il ne s’agit pas non plus seulement d’un « spectacle1 » offert par les officiers de justice à un public édifié, dominé ou inactif. L’exposition est un moment ritualisé de la vie médiévale.
2La notion de « rituel », telle qu’elle s’est développée dans l’anthropologie historique, apparaît comme ambivalente. Elle a permis de faire rentrer dans le champ de la recherche historique des faits sociaux jugés auparavant triviaux, ou ignorés par les méthodes antérieures2. Mais sa définition souple, ainsi que son emploi parfois inconséquent, sans définition préalable ni évaluation de ses enjeux heuristiques3, a amené des historiens comme Philippe Buc à alerter quant aux limites de l’emploi de ce concept4. Il est donc nécessaire de préciser ce que recouvre cette notion et quelles définitions nous retiendrons.
3Les médiévistes allemands se sont saisis dès les années 1950 de la notion de rituel. Leur dialogue fructueux avec l’école sociologique allemande les a amenés à s’interroger sur les modalités pratiques de la communication et de la résolution des conflits entre lignages nobles5. Dans le même temps, Jürgen Habermas développait sa théorie de l’« agir communicationnel6 » et voyait dans le Moyen Âge une période de communication par le paraître, les actes et les symboles, où l’« aura d’autorité féodale » se mettait en scène devant le peuple pour s’imposer à lui ou engendrer son adhésion7.
4Dans ce contexte historiographique, le rituel se définit comme un instrument du pouvoir politique et s’inscrit dans ce que Gerd Althoff nomme la « communication symbolique8 » : une grammaire de gestes et de paroles symboliques permettant d’organiser les groupes sociaux et de gérer les conflits qui éclatent en leur sein ou entre eux. Le rituel est alors le moment historique particulier de mise en œuvre de ce langage symbolique en vue d’une fin bien connue des acteurs. Pour Althoff, il est même un élément fondamental de la vie du Moyen Âge, du fait de l’absence de monopole de la violence par l’État : le jeu des agents sociaux sans médiation institutionnelle aboutit à fabriquer des pratiques symboliques aptes à la stabilisation de leurs relations.
5Cette définition du rituel a plusieurs qualités. Elle nous vient d’un médiéviste et est ainsi adaptée aux structures sociales médiévales, sans tomber dans l’écueil de la définition floue applicable à toute société humaine. Elle met également l’accent sur les sens des rituels : un rituel n’est pas une forme fuyante visant un but générique, mais répond au défi, ponctuel et identifié, de la déstabilisation des relations sociales.
6Une limite d’une telle conception est que ce sont le jeu des parties, leurs négociations, leurs accords ou désaccords, plutôt que le déroulement du rituel lui-même, qui intéressent Althoff. La notion de rituel semble se définir par rapport à celle de « communication politique » et non pour elle-même : le rituel serait le moment de réalisation de la communication politique par des gestes et des paroles arbitraires mais signifiants. Cette thèse a le mérite de la cohérence, mais ne propose pas une définition autonome du concept de rituel.
7En France, la définition du rituel par les historiens a davantage été marquée par les travaux des anthropologues Ernst Cassirer et Claude Lévi-Strauss. Pour Cassirer, le rituel est un moment de la vie sociale où les corps s’animent pour représenter « une caricature des émotions, allant parfois jusqu’à la simulation de la mort », jusqu’à être « en proie à de vives affections9 ». Ces gestes et affects ne sont pas spontanés mais codifiés et symboliques. Le signifiant et le signifié y sont étroitement liés et opèrent une « concrescence » : « l’individu qui danse est soudain le Dieu quand il danse10 ». L’action rituelle est donc performative ; elle permet à la communauté humaine de se constituer un imaginaire, un espace de vie et des règles.
8Lévi-Strauss minore quant à lui la dimension affective des rituels : la représentation d’émotions n’implique pas leur transmutation en émotions réelles11. Il préfère les définir comme un ensemble successif de motifs symboliques alliant les gestes, la parole et la manipulation d’objets. Le rituel réplique une mémoire collective – les mythes – et fabrique de la réalité : pour qu’il y ait rituel, il faut que certains de ses acteurs, ou que les relations sociales qui les unissent, se transforment à l’issue de l’action rituelle. Le rituel est donc un outil de fabrication de réalité sociale, c’est pourquoi il est particulièrement employé au moment des grandes étapes de la vie12.
9Toutes ces définitions, provenant de différentes sciences sociales et intégrées de plus ou moins longue date aux études historiques, amènent à proposer de retenir les critères de définition suivants :
le rituel est une suite articulée de motifs stéréotypés alliant gestes, paroles, objets et affects symboliques et se déroulant durant un temps circonscrit ;
le rituel est un agent de transformation sociale. Les acteurs y trouvent des significations tacites équivoques qui entrent en résonance avec leurs représentations collectives et qui ont la capacité de les faire passer d’un état à un autre ;
le rituel ne saurait être efficace sans l’adhésion du public. Du fait de la multiplicité des acteurs et des sens qu’ils lui attribuent, ainsi que du caractère unique de sa performance, le rituel est une matière plastique, manipulée sans cesse ;
cette plasticité entraîne des transferts de motifs entre rituels proches, voire la naissance de nouveaux rituels de ces hybridations. A contrario, des formes rituelles peuvent se fossiliser et perdre de leur sens, ou se lisser jusqu’à devenir univoques.
10Nous analyserons tout d’abord les formes rituelles qui composent le moment de l’exposition, en tâchant de recomposer leurs significations pour chaque acteur du rituel – justiciers, officiers et public. Le second chapitre étudiera les dynamiques de variations du rituel d’exposition, tant sur le plan interne – flexibilité des caractéristiques juridiques constitutives de la peine – qu’externe – transferts et hybridations avec d’autres rituels judiciaires.
Notes de bas de page
1 Huizinga voyait dans le supplice judiciaire médiéval un « spectacle moralisé » : Huizinga Johan, L’automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 1919. La notion de spectacle devant réformer le public par l’exemple est reprise par Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, op. cit., p. 41-83, puis par Chiffoleau Jacques, Les justices du pape. Délinquance et criminalité dans la région d’Avignon au xive siècle, Paris, Publication de la Sorbonne, 1984, p. 236.
2 Schmitt Jean-Claude, « Anthropologie historique », art. cité, p. 21.
3 Faustine Harang a pointé le caractère topique et rebattu de l’association des notions de « rituel » ou de « théâtralité » à la justice médiévale. Harang Faustine, La torture au Moyen Âge, xive-xve siècles, Paris, Presses universitaires de France, 2017, p. 267.
4 Buc Philippe, Dangereux rituel. De l’histoire médiévale aux sciences sociales, op. cit.
5 Schmid Karl, « Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 1957, no 105, p. 1-62.
6 Habermas Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, trad. Jean-Marie Ferry, Paris, Fayard, 1981-1987.
7 Offenstadt Nicolas, « Le Moyen Âge de Jürgen Habermas. Enquête sur une réception allemande », in Boucheron Patrick et Offenstadt Nicolas (dir.), L’espace public au Moyen Âge : débats autour de Jürgen Habermas, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien », 2011, p. 77-98.
8 Althoff Gerd, Fried Johannes et Geary Patrick, Medieval Concepts of the Past. Ritual, Memory, Historiography, Cambridge, German Historical Institute & Cambridge University Press, 2002-2003.
9 Vliet Muriel van, « Rituel et mythe chez Warburg, Cassirer et Lévi-Strauss », Appareil, 2014, p. 2, [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/appareil/2074].
10 Ibid., p. 11.
11 Lévi-Strauss Claude, Mythologiques, t. IV : L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 561.
12 Vliet Muriel van, « Rituel et mythe chez Warburg, Cassirer et Lévi-Strauss », art. cité, p. 26.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008