Hypercritique et improbité dans les polémiques sur la littérature orale dans la seconde moitié du xixe siècle
p. 75-86
Texte intégral
« À la mémoire de Donatien Laurent, qui m’a révélé ce champ de connaissance. »
1Déceler les faux est une des tâches premières de l’historien, mais la question des usages du faux est plus rarement posée, et c’est en fait une véritable réflexion épistémologique qu’ont suscitée les journées d’études Faux et usages du faux. À cette réflexion pluridisciplinaire, cette communication a pour but de joindre le domaine scientifique que constitue l’étude de la littérature orale1, un domaine qui va de l’ethnographie à l’histoire. Aujourd’hui encore, des problèmes insolubles sont dus au fait qu’au xixe siècle, des recherches ont été entreprises par des pionniers avant – et il ne pouvait en être autrement – que ne fussent élaborés les protocoles méthodologiques pertinents, ce qui fut fait une génération plus tard.
2Les pionniers de l’époque romantique ont eu le mérite d’être les premiers inventeurs de chants de tradition orale, et leurs successeurs ont eu le mérite de fonder la méthode de collecte et d’édition que nous qualifierons, en un mot – et dans son sens laudatif – de positive. Les uns et les autres étaient des savants, certains de grands savants, mais, dans le cas de la France de la seconde moitié du xixe siècle, leurs relations ont souvent relevé du dialogue de sourds et de la polémique, parfois très dure. Certains des seconds ont accusé leurs illustres prédécesseurs d’avoir forgé des faux. Un siècle plus tard, en 1975, Hersart de la Villemarqué (1815-1895) était encore taxé, par le grand celtisant irlandais David Greene, d’être « a forger2 ».
3Or les critiques portées par les méthodistes avaient une réelle pertinence, mais n’étaient pas dépourvues d’exagération, et certaines, nous allons le voir, n’étaient pas d’une probité à toute épreuve. Dans le cas de la littérature orale de langue bretonne, la plus riche qui existait sur le territoire de la France, le travail scientifique a été stérilisé pendant un siècle. Les analogies avec les problèmes méthodologiques posés par l’archéologie du xixe siècle sont frappantes.
4Nous prendrons plusieurs fois ici l’exemple de la Ronde du papier timbré, qui porte sur la grande révolte paysanne de 1675, et dont le texte a été publié en 1850 comme un chant de tradition orale en langue bretonne. Tout d’abord, cette édition d’un texte unique, réalisée sans doute dans la précipitation, est particulièrement insatisfaisante : seule une traduction française en fut donnée ; le texte original breton fut curieusement omis et n’a été publié qu’en 19393. Surtout, ce texte a été condamné comme un faux par le grand folkloriste breton, Luzel (1821-1895), en 18874. Il est depuis considéré comme tel, au point qu’il n’en est soufflé mot dans la toute récente histoire événementielle sur cette révolte5. Aussi est-il en déshérence depuis un siècle et demi, au point que même une analyse philologique n’en a jamais été faite par les celtisants.
Rappels : de la découverte de la littérature orale aux premières accusations de faux
5Il faut sans doute d’abord rappeler ce que l’on appelle littérature orale, ou poésie chantée, qui est avant tout une littérature de tradition orale. Dans les campagnes, des hommes et des femmes – au xixe siècle, souvent des illettrés – chantent des textes qui leur ont été transmis par voie orale. En Bretagne bretonnante comme dans d’autres pays d’Europe – mais guère dans l’aire francophone – ces textes peuvent raconter des fictions, mais rapportent souvent des faits réels, des faits divers ou parfois même des événements qui peuvent remonter à plusieurs siècles. On s’en est avisé au tournant du xviiie et du xixe siècle, et des chercheurs ont collecté ces textes, les ont notés puis, parfois, édités. Cette découverte a suscité un grand enthousiasme parce que la génération romantique y a vu une culture populaire, primitive et donc, pure et authentique. En France, ce fut une révélation, en 1839, quand Hersart de la Villemarqué6 a publié son ouvrage intitulé Barzaz-Breiz. Quelques textes avaient déjà été publiés çà et là, mais ce jeune inconnu produisait un recueil de 43 pièces en donnant à la fois les textes bretons, une traduction française, une notation musicale des mélodies, et un contexte historique de chaque chant, dont certains présentés comme remontant au haut Moyen Âge. Cette publication à compte d’auteur a trouvé une réception dans toute l’Europe. George Sand parla des « diamants » du Barzaz-Breiz ; plusieurs chants ont été traduits en anglais, allemand, suédois et polonais. L’auteur a été décoré de la légion d’honneur (1846), et élu par l’Académie royale de Berlin comme membre correspondant (1851). Son ouvrage a eu le grand mérite de susciter des vocations de chercheurs et collecteurs.
6Les chercheurs de la génération suivante ont compris que l’oralité nécessite des spécificités méthodologiques, notamment la phase de l’édition des textes : pas d’embellissements, édition de plusieurs variantes, indication systématique des lieux et des dates de collecte et du nom des chanteurs. Cette nouvelle méthode a été illustrée en 1868 par le premier recueil de chants bretons de Luzel7. Aussi en arriva-t-on à contester le maître. Les plus modérés reprochèrent à La Villemarqué d’accorder plus d’attention à des soucis esthétiques qu’aux exigences nouvelles de la critique. Luzel, concevant des doutes sur les textes présentés comme remontant au haut Moyen Âge, s’est forgé la « conviction » que le maître les avait créés de toutes pièces. C’est l’archiviste du Finistère, Le Men, qui a porté en 1867 contre La Villemarqué la première accusation de faux (qu’il formula dans la préface de la réédition du dictionnaire médiéval breton-français-latin de Jehan Lagadeuc) : « N’essayez pas de fausser l’histoire par vos inventions. La vérité se fera jour tôt ou tard et de vos tentatives malhonnêtes, il ne vous restera que le mépris »… Ainsi s’est ouverte ce que l’on allait appeler la « querelle du Barzaz-Breiz ». Peu après, en 1872, Luzel8 consacra une étude particulière à la question de l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz présentés comme remontant au haut Moyen Âge.
7En 1867 encore, le Congrès celtique international de Saint-Brieuc invita La Villemarqué à faire connaître les documents d’enquête dont il avait disposé pour établir ses textes. On sait aujourd’hui que ces documents existaient, d’une façon matérielle, nous allons le préciser, mais La Villemarqué a choisi de ne jamais les montrer parce qu’il se refusait à répondre à des accusations ressenties comme injurieuses. Il se contenta de protestations de sincérité, des protestations générales qui ne pouvaient endiguer le flot montant des critiques. Ce type de communication est calamiteux, un président de la République en fit l’amère expérience il y a une quarantaine d’années. Encore un siècle plus tard, en 1960, un élève de Le Braz consacra une thèse universitaire9 implacable à l’étude par le menu des supercheries qu’aurait commises La Villemarqué.
8Cette démarche de doute critique, qui était légitime, s’est étendue et s’est portée sur ce que l’on appelait « la collection de M. de Penguern ». Celui-ci10, avocat à Lannion (1807-1856), avait réuni la plus importante collection de chants bretons de tradition orale, 600 ou 700 textes, collectés, dans le Léon et le Trégor, par lui-même et quelques prédécesseurs. Un projet de publication, relativement avancé vers 1847, avorta, puis fut anéanti par les décès prématurés de Penguern et de celui que l’on allait présenter comme son premier « collaborateur », Kerambrun. Cette collection a connu ensuite des péripéties navrantes. Un prêtre a brûlé les manuscrits des textes les moins flatteurs pour le clergé. Ce qui restait fut acheté par Luzel et se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale. Or cette collection comprenait elle aussi des textes qui se présentaient comme remontant au haut Moyen Âge. Dès 1868, Luzel avait la conviction que plusieurs étaient des pastiches, composés par un « homme de beaucoup d’imagination » qu’alors il ne nommait pas11. De même qu’il avait développé une critique sur l’authenticité des textes du Barzaz-Breiz qui lui paraissaient douteux, il pensa logiquement qu’il fallait faire de même sur ceux de la collection de Penguern. Il choisit de le faire en 1887 en concentrant son propos sur la Ronde du papier timbré. Il avança que celle-ci était un faux, un « pastiche », une « supercherie », ce qui impliquait d’accuser le faussaire. Comme Penguern était reconnu unanimement comme un savant d’une rigueur irréprochable, Luzel attribua les forgeries à un personnage qu’il présenta comme le premier collaborateur de Penguern, un certain Kerambrun, un « doux poète », qui faisait des pastiches pour son plaisir et celui du « bon M. de Penguern » ; un « doux poète » qui ne se rendait pas compte qu’il jetait le doute sur tout un matériau scientifique. En 1995 encore, l’éditrice de Luzel, Françoise Morvan, note, sans plus de nuances, que Kerambrun était l’« auteur de divers faux12 ».
9La question du Barzaz-Breiz a été revue et résolue par Donatien Laurent dans sa grande thèse soutenue en 1974 et publiée en 198913. Ce chercheur a retrouvé, dans les archives familiales de La Villemarqué, trois carnets manuscrits. L’extrême rapidité de l’écriture, la fréquence des abréviations, la présence de fautes qui ne peuvent être imputables qu’à un informateur, certains désordres dans les couplets, d’autres indices encore montrent qu’il s’agit de notations de terrain recueillies auprès de chanteurs14. Édition critique du premier carnet, la thèse de Donatien Laurent démontre qu’Hersart de la Villemarqué a effectué une authentique collecte en milieu paysan illettré, remarquable à la fois en termes de quantité et de qualité. La Villemarqué a eu une intense activité de collecteur dès les années 1834-1838. Il n’empêche que la comparaison des manuscrits et du texte imprimé montre aussi comment, pour certains chants, le jeune éditeur a effectivement remplacé des mots par d’autres, et changé des noms propres pour donner une apparence historique et médiévale à des textes souvent beaucoup moins anciens15. Dans l’ensemble, il est ainsi confirmé que le Barzaz-Breiz ne constitue pas une source, mais les carnets manuscrits en sont une, de grande qualité et remontant parfois jusqu’au xve ou au xive siècle.
10Quant à la collection de Penguern, malheureusement, les manuscrits16 qui en restent ne sont pas loisibles d’une critique externe analogue, car ce sont des mises au propre et non des notes de terrain. En tant que collecteur, Penguern tenait une position méthodologique intermédiaire entre La Villemarqué et Luzel. Il ne partageait pas les motivations esthétiques du premier et, ne cherchant que la vérité historique, se refusait à faire des concessions à la poésie. Mais il n’a pas compris la nécessité de respecter intégralement les variantes plutôt qu’à les fondre en un texte unique où il cherchait à reconstituer l’original.
11Tirons rapidement un bilan critique du travail du jeune La Villemarqué sur la littérature orale. En quelques années, et sans l’initiation d’aucun maître, ce ne sont pas moins de cinq activités scientifiques différentes qu’il a inaugurées. Outre ce travail de collecte des textes, il a fourni les mélodies, qui ont une grande importance pour soutenir la mémorisation. Il a fait un travail d’éditeur qui a eu le mérite de susciter en Bretagne des vocations à la collecte. Il s’est fait historien, puisqu’il a tenté de dater ses textes en les rattachant à des événements anciens. Il s’est fait philologue, enfin, en ce qu’il a initié, en 1845, la comparaison avec la poésie écrite galloise17. Finalement, c’est surtout le jeune historien qui n’a pas eu la prudence nécessaire et qui a poussé l’éditeur à des interpolations. Dans l’enthousiasme de ses 24 ans – son âge au moment de la première édition – et à partir de rapprochements rapides et ténus avec des sources écrites, il s’est permis, en effet, de modifier ses textes de collecte pour conforter l’historicité et l’ancienneté qu’il leur attribuait. Il y a certes eu ici une altération d’un matériau scientifique.
12Reste que l’étude des carnets manuscrits fonde deux hypothèses de première importance sur la littérature orale de langue bretonne. Plusieurs textes authentiquement recueillis dans les décennies 1830-1840 attestent de l’existence ancienne de chants que l’on peut qualifier, faute d’un meilleur terme, de « politiques18 ». Et il faut envisager « la possibilité qu’aient survécu jusqu’au xixe siècle des poèmes oraux retraçant la chronique historique des siècles passés19 » et pouvant remonter, au moins, jusqu’au xive siècle.
De fausses accusations de faux ?
13Or ces accusations de faux portées au cours du troisième tiers du xixe siècle présentent des aspects discutables. Il est frappant que certains se retrouvent à l’encontre et du Barzaz-Breiz, et de la collection de Penguern.
14Le premier argument de Luzel ne nous paraît plus pertinent aujourd’hui mais il pouvait l’être de son temps, eu égard à l’état de la science, et cet élément de discussion ne concerne pas immédiatement la question du faux. Luzel, qui collectait des chants depuis 1844 environ, n’a pas retrouvé plusieurs textes remarquables du Barzaz Breiz ni de la collection de Penguern, et il en conclut qu’ils ne pouvaient exister20. Or, on connaît aujourd’hui nombre de chants effectivement collectés qui n’ont été trouvés que par un seul chercheur, La Villemarqué21 et d’autres22. L’expérience personnelle de Donatien Laurent lui fait constater que « les informateurs ne chantent pas à tout le monde ». Déterminantes sont « la façon de se présenter et d’entrer en matière, les introductions que l’on fait valoir, la réputation qui vous a précédé, la manière d’interroger… Toutes ces variables jouent, c’est pourquoi deux chercheurs explorant un même terrain d’une même tradition, comme ce fut le cas de Kerambrun et de Luzel, n’obtiennent pas les mêmes résultats23 ». Le jeune La Villemarqué, par exemple, ne fait pas mystère des introductions dont il a bénéficié et qu’il appelle le « presbytère » et le « manoir ».
15Il est arrivé, cependant, que Luzel trouve une des pièces controversées du Barzaz Breiz : la complainte de Skolan, particulièrement intéressante en raison de sa parenté avec un poème gallois du xiiie siècle. Il en a trouvé en 1869 une version d’un grand intérêt. Il n’en avait publié, en 1868, qu’une version médiocre, amputée de son dénouement24. Or il n’a jamais publié cette belle version, alors qu’il a publié un second volume de complaintes en 1874. « Le souci de rester cohérent, et en conformité avec une thèse à laquelle il s’est identifié », paraît la seule explication à cette rétention d’une belle découverte25.
16Deuxièmement, on a affirmé que ni La Villemarqué, au temps de sa jeunesse26, ni Penguern ne savaient le breton, ou pas assez, à tout le moins, pour effectuer un travail de collecte. Le Men l’affirme péremptoirement à d’Arbois de Jubainville en deux lettres du 27 mars et du 1er décembre 1867 : « Lorsque M. de La Villemarqué a eu l’heureuse idée de réunir des chants populaires, il ne savait pas le breton » ; « je n’ai pas besoin de vous dire que l’Archibarde n’a jamais recueilli de chants dans les campagnes. Ce lui eut été impossible parce qu’il ne savait pas assez de breton pour cela ». Or les carnets de La Villemarqué montrent aussi que si ce dernier, au temps de sa jeunesse, ignorait encore en effet l’orthographe du breton, encore mal codifiée, il comprenait fort bien, en revanche, et dès 1833, le dialecte vernaculaire de son pays de naissance, le cornouaillais, la seule langue qui fut parlée, notamment, dans la cuisine des manoirs. Connaître une langue, dit Saussure27, c’est la comprendre et la parler, sans que se pose la question de son écriture, car la langue est un objet oral, absolument distinct de l’écrit – même si partout et toujours on commet l’erreur de les confondre.
17Selon Le Men, La Villemarqué se serait fait donner, par plusieurs collecteurs, des textes qu’il aurait confiés à l’abbé Henry, aumônier de l’hôpital de Quimper, et « c’est dans l’officine de ce brave abbé que ces chants furent soumis à une série d’opérations après lesquelles ils furent jugés dignes de paraître en public ». Or, dans une lettre à La Villemarqué de novembre 1867, mais qui ne fut publiée qu’en 1926, l’abbé Henry formule une claire dénégation de cette construction : « Quant à la fausse opinion qu’une main malveillante avait fait naître […] que j’ai été votre collaborateur dans le Barzaz, vous savez bien que je n’y ai mis la patte que pour changer quelques initiales où vous vous étiez trompé28. » « Malveillance » : tel est le mot de l’abbé Henry à propos de Le Men.
18D’Arbois de Jubainville, qui publie ces extraits des lettres de Le Men en 190029, dans la mise au point fixant l’état de la question après la mort de La Villemarqué, a donc été trompé. Le Men présentait comme une certitude ce qui n’était qu’une pure supposition. Ne serait-ce pas aussi de la calomnie ?
19Or l’histoire s’est répétée à propos de Penguern. En 1887, trente ans après la mort de celui-ci, Luzel a affirmé qu’il « ne connaissait qu’assez imparfaitement le breton, et recueillait peu par lui-même30 ». C’est pourquoi il aurait recouru aux services d’informateurs bretonnants qui faisaient des collectes pour son compte, et c’est ainsi que, quoique lui-même rigoureux, il aurait pu se faire abuser par son « collaborateur », Kerambrun. Or, ces supputations sont contredites par une attestation produite par un contemporain et à des fins professionnelles, quand Penguern sollicitait le poste de procureur de la République à Lannion : « M. de Penguern sait parfaitement le breton, connaît les usages locaux… » ; c’est le député31 du Finistère qui en atteste en 1852. L’accusation de faux à l’encontre de Kerambrun est donc basée sur une contre-vérité à l’encontre de Penguern.
20Cette affirmation de Luzel sur la méconnaissance du breton par Penguern fut d’ailleurs contredite par un homme qui se présente explicitement comme un témoin oculaire, Arthur de La Borderie32. Un échange de publications de lettres, en 1887, fut un dialogue de sourds et tourna à l’affrontement personnel. Comme Luzel ne démordait pas de son affirmation, La Borderie a protesté, sans écrire le mot, qu’il était traité de menteur. Ce n’est pas parce qu’il est très critiqué de nos jours par les médiévistes en tant qu’historien que son témoignage en tant qu’homme serait moins recevable que les suppositions de son contradicteur. D’un point de vue épistémologique, et alors que c’étaient deux grands savants, il est remarquable que chacun soit dans l’incapacité de comprendre l’autre, de distinguer dans le propos de l’autre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas.
21Que Penguern ne sût pas le breton, et que Kerambrun composât des faux, étaient, de la part de Luzel, non des constatations, des faits qu’il aurait vus, mais seulement des hypothèses qui étaient nécessaires à sa conviction : une autre hypothèse, celle de la fausseté de certains textes. Un tel raisonnement où une hypothèse ne s’appuie que sur une autre est extrêmement léger. En outre, comme Luzel avait connu Kerambrun qui était son cousin, comme ces affirmations portaient sur une période antérieure de plus de trente-cinq ans, elles ont dû être comprises comme un témoignage oculaire. Il y a ici, dans l’exposé du raisonnement, une distorsion. Luzel n’explicite pas cette distinction, dont il n’a pas dû avoir conscience, entre supposition et témoignage. Ses lecteurs n’ont pas dû la faire davantage, d’autant qu’il avait aussi maintenant d’être lui-même une autorité.
22Dès 1890, l’affaire était entendue33, au point que Luzel laissa son disciple, Le Braz, présenter Kerambrun comme un « ancien étudiant en droit, alors en rupture de ban », « un peu besoigneux34 »… ! Personne, alors, ne pouvait défendre la mémoire d’un homme décédé quarante ans plus tôt. Cette phrase indigne se lit encore dans les rééditions de l’œuvre de Le Braz, et le lecteur d’aujourd’hui pense inévitablement que Kerambrun était un médiocre. La mémoire de Kerambrun (1813-1852) doit être réhabilitée35. Quoique mort à 39 ans, Kerambrun était l’auteur de nombreuses publications. Ce n’est pas un personnage « besogneux » qui apparaît quand on sait qu’au lendemain de la révolution de février 1848, Kerambrun, qui avait des convictions républicaines, est allé à Paris à l’appel d’un « membre du gouvernement provisoire » et y travailla « très activement dans la presse36 » et à des ouvrages d’actualité. La douzaine de lettres qu’il envoya de Paris en mai-juin 1848 est « passionnante37 ». En 1849, année où il parla de La Ronde à Luzel, il se présenta aux élections législatives dans les Côtes-du-Nord. Il avait un réel intérêt pour la tradition orale à laquelle il a consacré au moins une publication dès 184138. Il faudrait lui consacrer une recherche biographique et bibliographique. Du moins avons-nous découvert un intéressant type de faux qui consiste non à calomnier, mais à salir la mémoire d’un défunt.
23Il n’est guère possible, en fait, que Kerambrun ait composé la Ronde du papier timbré. Ce texte, unique en effet dans la littérature orale bretonne, est étrange : il présente des énigmes qui faisaient douter à bon droit qu’il corresponde au genre de la complainte bretonne de tradition orale. Or une hypothèse de contextualisation précise (il peut avoir été composé à Guingamp au tout début de juin 1675), rend compte de ces énigmes de façon poussée, et la Ronde a pu être une satire moquant des personnages de chair et d’os, les premiers représentants du roi dans la ville39. Il n’est guère possible qu’un doux poète, vers 1850, ait pu, avec la bibliographie de son temps, imaginer des métaphores aussi historiquement pertinentes.
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24Aujourd’hui, la confusion reste considérable. Elle s’étend même à la thèse de Donatien Laurent ! L’article François-Marie Luzel sur wikipedia affirme en effet que Laurent « admet qu’en revanche, il [La Villemarqué] a intégralement inventé certaines chansons, démarquant ainsi par exemple « Le lai du rossignol » de Marie de France40 ». Or c’est faux. Citons donc Donatien Laurent. Constatant que les carnets de La Villemarqué ne présentent aucune notation du Rossignol, il a une conclusion nuancée : « De là à penser que La Villemarqué n’a pas pu résister à la tentation de “retrouver” l’original breton dont Marie de France dit s’être inspirée pour son lai du Leaustic, il n’y a qu’un pas que, que pour ma part, j’hésite à franchir, compte tenu de certaines qualités du texte breton publié en 183941. » La raison à ne pas le franchir n’est pas une empathie pour La Villemarqué, mais un fait objectif, les qualités de la langue dans ce texte de 1839, lesquelles ne peuvent guère être attribuées au jeune La Villemarqué qui avait curieusement tendance à affadir les expressions archaïques et fortes qu’il entendait des chanteurs. Laurent n’exclut pas que La Villemarqué ait commis une forgerie, mais il « hésite à franchir » le pas… Laurent écrit avec un sens de la nuance qui a toujours tellement manqué aux thuriféraires de Luzel, ce qui est, on le voit, un des éléments du problème. Il existe donc encore aujourd’hui au moins un auteur qui continue à attribuer, sans aucune preuve, une activité de falsification à La Villemarqué et Kerambrun. Il est remarquable que cet accusateur soit lui-même un faussaire.
25Récapitulons les improbités que nous avons relevées au dernier tiers du xixe siècle : de la part de Le Men, malveillance et calomnie ; de la part de Luzel, des légèretés méthodologiques, la rétention d’une découverte pour ne pas affaiblir sa thèse, et la présentation d’une double hypothèse comme un témoignage.
26Or, la conséquence de ces façons dont la critique a été menée, c’est qu’elles ont stérilisé la recherche pour un siècle, et, en partie, de façon irrémédiable.
27La Ronde du papier timbré est sans doute un beau cas de production culturelle et politique dans un contexte de révolte, mais on peut craindre que le doute jeté par Luzel soit irrémédiable. Si les chants désespérés sont les chants les plus beaux, alors la Ronde du papier timbré est le chant le plus beau.
28Or, si la Ronde a effectivement été collectée dans la tradition orale, si Kerambrun, intéressé personnellement par la collecte et non par l’écriture de pastiches (à laquelle il n’avait aucun intérêt), n’a pas composé des faux, alors, ne faut-il pas reconsidérer la question des quelques textes de la collection de Penguern qui se présentent comme remontant au haut Moyen Âge, à l’encontre desquels il n’y a rien d’autre que la suspicion générale de Luzel, et alors qu’il existe des traces anciennes de tradition orale sur les sujets qu’ils traitent42 ?
29Il y a pire. En 1890, nous l’avons dit, l’affaire était entendue : le monde savant était acquis à l’idée de la fausseté de certaines pièces de la collection de Penguern comme du Barzaz Breiz. Depuis, dans la tradition orale, ces pièces ont disparu. Or, dans le pays natal de La Villemarqué, ce répertoire était encore vivant avant 1914. « On reste confondu à la pensée que, depuis 1868, détracteurs et défenseurs du Barzaz Breiz ont passé leur temps à s’entre-déchirer […] alors qu’à Nizon même vivaient encore les derniers témoins des collectes de La Villemarqué et certains de ses meilleurs chanteurs43. » Deux ne sont morts qu’en 1881 et 1884. En 1907 à Nizon, plusieurs chanteurs connaissaient une partie de ce répertoire ; une femme, illettrée et monolingue, connaissait très bien quatre chants, dont la pièce la plus contestée de l’édition de 1839 !… Dans le domaine de la culture orale, la mort d’un chanteur, c’est la disparition d’une bibliothèque, autant en Bretagne qu’en Afrique. Les fouilles archéologiques, on le sait, détruisent inévitablement leur matériau en même temps qu’elles l’explorent. Dans le cas des derniers chanteurs du répertoire contesté du Barzaz Breiz, les folkloristes d’avant 1914 les ont laissé emporter ce patrimoine dans la tombe. Telle est la conséquence des légèretés épistémologiques des hypercritiques.
Notes de bas de page
1 Pour une vue d’ensemble récente de la littérature orale bretonne, Guillorel Eva, La complainte et la plainte. Chanson, justice, cultures en Bretagne (xvie-xviiie siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 ; Nassiet Michel, « La littérature orale bretonne et l’histoire », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 106, no 3, 1999, p. 35-64.
2 Greene David, Makers and Forgers, The G.-J. Williams Memorial Lecture, Cardiff, University of Wales Press, 1975.
3 Penguern Jean Marie de, « Le papier timbré », Bulletin archéologique de l’Association bretonne, t. 3, 1re partie, 1851, p. 78-80. Le texte breton a été publié par Perennes Henri, « Vieilles chansons bretonnes », Bulletin diocésain d’histoire et d’archéologie du Finistère, mai-août 1939, p. 97-165, ici p. 100-105.
4 Luzel François-Marie, « Documents inédits sur le mouvement populaire connu sous le nom de “la révolte du papier timbré”, en Basse-Bretagne », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. XIV, 1887, p. 35-67 ; id., « Réponse de M. Luzel », ibid., p. 152-162.
5 Aubert Gauthier, Les révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
6 Hersart de La Villemarqué Théodore, Barzaz Breiz, chants populaires de la Bretagne, Paris, Charpentier, 1839.
7 Luzel François-Marie, Chants et chansons populaires de la Basse-Bretagne. Gwerziou, réimpr. Paris, Maisonneuve et Larose, 1971 (1re édition 1868).
8 Luzel François-Marie, De l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz de M. de la Villemarqué, Saint-Brieuc, Guyon Francisque, Paris/Brest, A. Franck/J. Robert, 1872.
9 Gourvil François, Théodore-Claude-Henri Hersart de La Villemarqué (1815-1895) et le Barzaz-Breiz (1839-1845-1867), Rennes, Oberthur, 1960.
10 Sur ce personnage, Blanchard Nelly (dir.), Jean-Marie de Penguern, collecteur et collectionneur breton (1807-1856), actes du colloque de Lannion, 31 mars 2006, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2008.
11 Luzel François-Marie, Chants et chansons populaires…, op. cit., t. I, p. 284. Il publie l’un de ces textes d’apparence médiévale, p. 72.
12 Morvan Françoise, François-Marie Luzel, Ernest Renan, Correspondance (1858-1892), Rennes, Presses universitaires de Rennes/Terre de Brume, 1995, p. 154, note 2.
13 Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple, Douarnenez, Ar Men, 1989.
14 Ibid., p. 291-292.
15 Ibid., p. 286.
16 Cf. les manuscrits de la Ronde du papier timbré : BnF, coll. Penguern, ms. 94, fol. 184-190 ; ms. 95, fol. 230-236.
17 Hersart de La Villemarqué Théodore, Barzaz-Breiz, Paris, Delloye, 1845, t. 2, p. 192. La Villemarqué a vu, en effet, que la gwerz de Skolan présente une parenté avec un poème gallois du xiiie siècle (Laurent Donatien, « La gwerz de Skolan et la légende de Merlin », Ethnologie française, nos 3-4, 1971, p. 19-54).
18 Deux cas qui semblent remonter à la révolte de Cornouaille de 1490 : Le Faucon (Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 299), et Les Jeunes hommes de Plouyé (Laurent Donatien et Nassiet Michel, « Potred Plouiaou [1490] et la question des chants de révolte en langue bretonne », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 123/2, 2016, p. 27-54).
19 Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 305.
20 Il l’écrit dès 1868 (Luzel François-Marie, Chants et chansons populaires…, op. cit., t. I, p. 284).
21 C’est le cas d’abord de trois chants dont la collecte authentique est attestée par le premier carnet : Le Faucon, Merlin-Barde et Les Chouans (Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 287-302). C’est le cas aussi des Jeunes hommes de Plouyé (Laurent Donatien et Nassiet Michel, « Potred Plouiaou [1490] », art. cité). Ce pourrait être le cas enfin de la pièce la plus contestée de l’édition de 1839, La Prédiction de Guiclan ; elle manque dans les manuscrits, mais l’informatrice du collecteur, la chanteuse Clémence Penquec’h, s’en souvenait encore « très bien » en 1906, comme l’a constaté la nièce de La Villemarqué (Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 285 et 326).
22 La complainte sur l’assassinat de la dame de Kerizel en 1663 n’a pas été trouvée par Luzel parce qu’elle ne s’est pas diffusée en dehors de la commune d’Yvias (Giraudon Daniel, « Itron a Gerizel », Bulletin de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, vol. 112, 1984, p. 60-77).
23 Laurent Donatien, « La Villemarqué et les premiers collecteurs en Bretagne », in La Bretagne et la littérature orale en Europe, Mellac/Brest, Centre de recherche bretonne et celtique/CRDLO/CIRCTO, 1999, p. 153-167, ici p. 163-164.
24 Luzel François-Marie, Chants et chansons…, op. cit., p. 151 ; Laurent Donatien, « La gwerz de Skolan », art. cité, p. 48.
25 Laurent Donatien, « La Villemarqué et les premiers collecteurs en Bretagne », art. cité, p. 163.
26 Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 28 et 38.
27 Saussure Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1971, p. 45.
28 Cité par Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 24, note 7, d’après La Villemarque Pierre de, La Villemarqué, sa vie et ses œuvres, Paris, Champion, 1926, p. 172.
29 D’Arbois de Jubainville Henri, Revue celtique, t. XXI, 1900, p. 258-266 ; t. XXIII, 1902, p. 229-236.
30 Luzel François-Marie, « Documents inédits… », art. cité, p. 65.
31 Le comte de Tromelin (attestation citée par Penven Joël, « Jean-Marie de Penguern [1807-1856] », in Nelly Blanchard [dir.], Jean-Marie de Penguern…, op. cit., p. 11-55, ici p. 27). En outre, quand l’abbé Clec’h lui envoie une traduction d’une « pétition » du français en breton, en lui en expliquant les choix, il ajoute : « vous pourrez en juger » (ibid., p. 23).
32 La Borderie Arthur de, « Le Code paysan et la Ronde du papier timbré », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. XIV, 1887, p. 145-152 ; id., « Deuxième lettre de M. de La Borderie », ibid., p. 162-164.
33 Les affirmations de Luzel ont vite été avalisées par le monde savant : « S’il [Penguern] était incapable, à cause même de cette connaissance imparfaite de la langue, de “fabriquer” lui-même un chant breton soi-disant populaire, n’était-il pas aussi plus exposé à croire naïvement à l’authenticité de quelques pastiches plus ou moins réussis ? » (souligné par nous ; Leroux Pierre, « Les chansons bretonnes de la collection Penguern », Annales de Bretagne, t. 13, 1897-1898, p. 321-326, ici p. 322).
34 Le Braz Anatole, « Préface », in François-Marie Luzel, Soniou Breiz-Izel, Chansons populaires de la Basse-Bretagne, Paris, E. Bouillon, 1890, p. ix-x ; réédité in Le Braz Anatole, Magies de la Bretagne, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 320.
35 Nassiet Michel, « La Ronde du papier timbré, un faux ou un gwerz ? », Mémoires de la Société d’histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. XCV, 2017, p. 313-332, aux p. 319-321.
36 D’après un témoin oculaire à Guingamp (« M. Kerambrun », Revue de Bretagne et de Vendée, t. 26, 1869, p. 71-72). Sur sa bibliographie à ce moment, Nassiet Michel, « La Ronde du papier timbré », art. cité, p. 320, notes 36-39.
37 Blanchard Nelly, « Quelques collecteurs correspondants de Penguern », in Nelly Blanchard (dir.), Jean-Marie de Penguern…, op. cit., p. 69-86, ici p. 80 ; en fait, plus de la moitié de cet article porte sur Kerambrun (aux p. 76-84). Pour sa profession de foi de candidat : BnF, LE70-322 et 4-LE70-322.
38 Il a recueilli dans le pays de Tréguier une tradition sur le géant Rannou qu’il a publiée en 1841 dans Le Français de l’Ouest, un quotidien de niveau culturel élevé fondé l’année précédente et qui parut jusqu’en 1848. Ce texte a été republié par Le Collectionneur breton en 1862 (t. I, p. 94-96). Un extrait en est cité par Le Men René-François, « Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne », Revue celtique, t. I, 1870-1872, p. 414-435, ici p. 416-417. Il faudrait en fait pousser la recherche bibliographique dans les périodiques de la décennie 1840.
39 Nassiet Michel, « La Ronde du papier timbré », art. cité, p. 325-328.
40 Souligné par nous, [https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois-Marie_Luzel#Querelle_du_Barzaz_Breiz], consulté le 14 novembre 2018.
41 Souligné par nous (Laurent Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 285).
42 Sur ce dossier, Nassiet Michel, « La littérature orale bretonne et l’histoire », art. cité, p. 49-52.
43 Laurent Donatien Aux sources du Barzaz-Breiz, op. cit., p. 284-285.
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