Chapitre VII. Retour, renaissance, reconnaissance
p. 277-322
Texte intégral
Le rapatriement : « Encore combien de jours ? »
Un défi politique et logistique
1La libération des prisonniers des différents Stalags et Oflags et leur prise en charge par les Américains précédèrent les opérations de rapatriement.
2Dès novembre 1943, de Gaulle, à la tête du Comité français de libération nationale, nomma Henri Frenay commissaire aux prisonniers, déportés et réfugiés. Celui-ci dressa avec ses services un premier plan de rapatriement. Il s’agissait d’organiser les opérations de rapatriement à partir des camps et donc du territoire ennemi. Des commissions de contrôle interalliées procéderaient aux vérifications policières et sanitaires, organiseraient le départ de convois vers quatre grands centres de transit à partir desquels se ferait le départ vers les chefs-lieux de département. La frontière devait constituer un cordon sanitaire et militaire devant prévenir tout rapatriement spontané donc incontrôlable et par conséquent problématique (risque sanitaire, retour de collaborateurs, agents ennemis). On établirait cependant des listes prioritaires1.
3Ce projet se heurta à la critique de prisonniers déjà libérés. Ils dénonçaient le fait de retarder le retour vers la terre natale de ces hommes redevenus libres après tant d’années de captivité. On élabora un second plan : les Alliés et les représentants du ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés prendraient en charge les prisonniers, les regrouperaient dans des camps de transit et les évacueraient en France en fonction des moyens matériels et des priorités. Les formalités s’effectueraient en France dans des Centres frontaliers ou des Centres d’accueil : délivrance de papiers d’identité, contrôle sanitaire, opérations monétaires, distribution de vivres. Aux frontières septentrionale, orientale et méridionale se mit en place un réseau de centres frontaliers : Arras, Dieppe, Hazebrouck, Rethel, Nancy, Vesoul, Annecy, Saverne, Annemasse, Villefranche-sur-Mer, Sète2. Le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, né du Commissariat aux Prisonniers, Déportés, Réfugiés, installé à Paris le 10 septembre 1944, dirigé par Henri Frenay, coordonna la politique de rapatriement et plaça sous son autorité organismes, associations, et institutions œuvrant déjà pour les prisonniers qu’ils soient issus de la Révolution nationale, de la Résistance ou d’initiatives privées.
Photographie 65. – Rapatriement des prisonniers britanniques à l’aéroport de Salzbourg.

© The final Days [www.stalag18a.org/html].
4L’essentiel du rapatriement se fit par camions, par trains et par avions pour les internés les plus lointains ou pour les blessés. Certains revinrent par la voie maritime. Le Groupement militaire de transport aérien organisé en quatre groupes de transport développa, vers le Bourget, des lignes régulières à partir de Berlin-Tempelhof, Vienne, Prague, Sofia et Bucarest.
5Des gares régulatrices comme Aulnoye, Mézières, Sarrebourg, Vesoul, Annecy, Revigny devaient assurer l’écoulement du trafic vers l’intérieur du pays. Néanmoins, l’étoile ferroviaire que constituait Paris se trouva engorgée par le trafic notamment au plus fort du rapatriement qui atteignit son maximum au mois de mai-juin 1945. En effet, dès la capitulation, une majorité de prisonniers avait déjà regagné le territoire national. Cependant les opérations continuèrent jusqu’à la fin de l’été 19453.
Tableau 55. – Estimations des opérations de rapatriement (cumuls).
Année 1945 | Nombre de rapatriés |
Mars | 20 726 |
Avril | 333 529 |
Mai | 1 214 014 |
Juin | 1 490 833 |
Juillet | 1 585 688 |
Août | 1 622 200 |
6Arrivés à leur domicile les prisonniers se feraient démobiliser dans des centres d’accueil départementaux et toucheraient leur pécule ; ce pécule devait indemniser les soldats. Ils auraient dû percevoir, conformément à la législation, un franc par jour, du 10 mai 1940 au 30 juin 1943, puis quatre francs par jour du 1er juillet à la Libération, soit pour les cinq ans 3 758 francs par homme de troupe. Mais ces opérations d’accueil ne se firent pas sans une protestation massive des rapatriés contre les lenteurs et les insuffisances de l’organisation, comme cette protestation du 2 juin 1945, amenant de Gaulle à recevoir le 5 juin les délégués de la FNPG.
Le rapatriement des prisonniers de Markt Pongau : quelques itinéraires
7Le rapatriement démarra dès le début du mois de mai. Alors que le rapatriement officiel « n’est pas encore commencé, une centaine de prisonniers travaillant dans les Kommandos ont réussi cependant à regagner Paris » notèrent dans leur rapport no 22 du 18 mai 1945 les délégués Orsay et Chamoy, membres d’une mission française de rapatriement en place depuis le 13 mai4. Il se poursuivit jusqu’au mois de juin 1945. Le rapatriement durait plusieurs jours, freiné par l’endommagement des infrastructures, le dérèglement et l’engorgement des réseaux de transport. Le long du trajet, les prisonniers découvrirent une Allemagne en ruine, une population désemparée, victime des combats et des bombardements.
8Les prisonniers partirent parfois en ordre dispersé et empruntèrent des itinéraires variables en fonction des possibilités. Le retour vers la France prit la route de la Suisse, de l’Italie ou de l’Allemagne.
Itinéraire suisse : départ du 9 et du 13 mai 1945
9Le soldat Guilbaud décida dès le 9 mai 1945 de voler une voiture et de fuir avec cinq camarades5. Partis en direction d’Innsbruck, arrêtés en chemin, ils firent demi-tour en direction du camp. Le lendemain, il quitta le camp dans un convoi américain en direction de la Suisse. Le 10 mai 1945, il stoppa au Stalag VII B à Memmingen (115 km à l’ouest de Munich et 50 km au sud d’Ulm). Il atteignit la frontière suisse le 11 à Sankt Margarethen sur le lac de Constance ; de Zurich, il gagna Annemasse le 13 mai 1945 pour opérations de contrôle et, via Lyon et Tours, retrouva son foyer le 16 mai 1945 à 20 heures.
10Le soldat Stouvenel rentra en France lui aussi par la Suisse mais dans un convoi organisé qui rapatria des malades et des blessés6. Le 12 mai 1945, « 12 camions de la Croix-Rouge de Genève » qui avaient « amené des colis » et « qui repartaient à vide prirent tous les prisonniers malades ». Le convoi partit le 13 mai 1945 à 9 heures du matin et roula toute la journée du 13, toute la nuit et toute la journée du 14. À 6 heures, « on arrive à la frontière suisse. Là on passe à la désinfection et on nous donne un quart de cidre. Et à 8 heures et demie on passe deux barrages. On quitte le territoire boche. On nous couche sous des toiles de tente ». Le 15 mai 1945, le convoi redémarra à 4 heures du soir pour la France, longea le lac Léman et atteignit Genève où les prisonniers bénéficièrent d’un accueil chaleureux : « Très accueillis par la foule de Genève. On nous donne à manger et à boire et à fumer. »
11Le 16 mai 1945, à 5 heures 30, ils arrivèrent à Bellegarde où « la musique française nous joue au drapeau et la Marseillaise et toute la Croix-Rouge est là ainsi que les gendarmes. On nous donne du café, des gâteaux et il y a beaucoup de monde7 ». Nouveau départ par le train pour Annemasse où « on arrive à 8 heures et toute la Croix-Rouge nous attend. On descend du train et on nous conduit au camp ». Les plus valides repartirent pour Lyon. Louis Ernest Stouvenel demeura hospitalisé et ne put « repartir avec les copains8 ».
Itinéraire italien : départ le 23 mai 1945
12Un convoi de véhicules récupérés des divisions « Wiking » et « Germania9 », approvisionné en essence, graisse huile et vivres par les autorités anglaises prit la route de la France pour le centre d’Accueil de Villefranche via l’itinéraire suivant10 :
Tamsweg-Villach par Spittal ;
Villach-Udine par Tarvis ;
Udine-Brescia par Trévise et Venise ;
Brescia-Plaisance par Milan ;
Plaisance-Vintimille par Gênes ;
Vintimille-Villefranche.
Itinéraire allemand : départ le 29 mai 1945
13Jean Villeneuve, fait prisonnier le 20 mai 1940 à Toul, arrivé au camp en avril 1945, consigna avec précision son retour vers la France11.
29 mai :
« Comme il avait été annoncé, à 2 h, rassemblement. Nous ne sommes pas en retard, les camions non plus. Le départ de Markt Pongau a lieu à 5 h 20. Une colonne de 17 camions, battant pavillon français, est conduite par les Américains. La vitesse est bonne. Nous passons des sites montagneux de toute beauté. Toujours la neige sur les hauteurs. Tournons à Salzbourg où nous apercevons le château des Princes, genre de château fort entouré de hautes enceintes, sur le sommet d’un rocher. Le seul ennui, c’est la poussière. Parfois le convoi est obligé d’emprunter des chemins provisoires à travers champs ou à travers bois car les boches ont fait sauter de nombreux ponts et routes à grand trafic.
Nous roulons sur l’autostrasse Salzbourg-Munich et au passage nous voyons une multitude d’avions boches carbonisés au sol. Arrivons à Munich à 12 h 30. Dans la ville, c’est affreux. On ne peut s’imaginer les ruines immenses, la misère qui semble régner. Dans la gare détruite, des enfants, des femmes de tous âges, nous font des sourires, viennent nous causer ; les jeunes filles contenteraient tous les désirs pour obtenir à manger ; le ventre est peut-être vide mais le maquillage est toujours à la mode. Dans la gare l’enchevêtrement de matériaux, de wagons, de locomotives, de rails arrachés font un triste tableau et laissent penser aux bombardements précédents.
Vers 16 h nous prenons possession de nos wagons après avoir reçu un bon ravitaillement. Ce sont des wagons de marchandises avec de la paille. Nous sommes 25 au lieu de 55 ou 60. Partons de Munich à 20 h 30. Je regarde encore les ruines, le paysage, puis après avoir aperçu les Alpes bavaroises, je m’endors. Morphée a été bonne pour moi12, et, dans ses bras, je suis resté jusqu’à 5 h 30. Le train a été arrêté au milieu des ruines. Après renseignements, nous sommes à 2 km d’Ulm. »
30 mai :
« Il est 8 h 30 et toujours au même endroit. 8 h 50, nous démarrons, traversons le Danube au pas sur un pont provisoire où travaillent les Américains et entrons dans Ulm. La ville est rasée. Chose affreuse encore, 18 000 morts sous les décombres. Seule, à 2 ou 300 mètres du train, se dresse une église superbe qui n’a pas l’air d’avoir été touchée. Arrêt de 15 minutes et repartons.
Arrivée dans les faubourgs de Stuttgart à 12 h 10. Ici dégâts mais moins importants que les précédents. En gare nous voyons des réfugiés, des soldats américains, un Tunisien français à qui je parle. Il nous donne quelques renseignements. Il est 15 h 00 ; rien de nouveau à part l’orage qui s’annonce et s’abat. L’eau pénètre dans nos wagons et nous prenons quelques douches car les toitures ne sont pas très bonnes. Le temps semble long à tous ; feuillages et fleurs garnissent l’extérieur des wagons ainsi que des drapeaux français.
Nous roulons jusqu’à 19 h 00 puis arrêt dans un petit patelin sans nom probablement effacé sous l’effet des bombes et restons jusqu’à 20 h 50. De nouveau nous repartons mais dix minutes après, nouvel arrêt. Je m’endors, mais je suis bientôt réveillé par l’eau qui tombe sur ma tête. Enfin, tout passe, et ce matin réveil à 6 h 00 où je me trouve dans la petite gare de Windel. Il paraît que nous sommes vers l’Alsace, à 12 km de la frontière. Mais voilà tous les ponts sont coupés. À quel endroit allons-nous franchir le Rhin ? »
31 mai :
« 12 h 15, départ. Après un parcours de 50 minutes environ, nous passons la frontière. Une grande pancarte tricolore se trouve au passage du train « Ici France ». Le train s’arrête. Un lieutenant gaulliste nous salue et nous annonce le ravitaillement. La joie est grande. Le long de la ligne, nombreux dégâts. Nous traversons la forêt de Haguenau où des combats terribles ont dû avoir lieu. Blockhaus et maisons démolis. Dans les champs, les travaux continuent. Au passage, femmes et enfants agitent la main, mouchoir, ou drapeau [et crient] Vive de Gaulle. »
« Le train va au ralenti par suite de travaux. Les Alliés font diligence pour restaurer le trafic ferroviaire ; 17 h 30, nous nous trouvons sur le secteur Saverne Strasbourg. Nous voyons défiler devant nos yeux les groupes français et sénégalais. À 19 h 00, le train s’arrête à Strasbourg. Malheureusement, la gare et un peu la ville, ont eu à subir les horreurs de la guerre. Peu d’animation. De la gare au centre de rapatriement nous sommes conduits en tramway. »
Le retour de Gaston Duplat : 9 mai-3 juin 1945
14Il fallut vingt-six jours à Gaston Duplat pour rejoindre sa famille à Angers.
Carte 9. – Itinéraire de rapatriement de Gaston Duplat.

© Duplat, C.
De Markt Pongau à Kufstein : 9 mai-25 mai 1945
15Les prisonniers apprirent la capitulation allemande le lundi 7 mai 1945. « C’est maintenant la débandade chez les Allemands. Cela fait plaisir. » Le premier acte de liberté fut de voler de la nourriture : « Il y a des wagons de vivres à la gare ; la nuit de dimanche à lundi nous avons fait une rafle de vivres. Cela nous semblait bon. » Puis ils s’enquirent d’un moyen de transport : « Ce soir nous sommes en quête de camions ; deux sont maintenant devant notre Kommando. » Le 8 mai, la décision de partir fut prise par l’ensemble du Kommando, sauf deux hommes : « Le départ est fixé pour demain 6 heures ; il faut préparer les bagages. Nous sommes un peu fébriles. » Après un petit retard pour raison mécanique « 38 prisonniers et 2 civils » partirent en direction de Salzbourg :
« Après 25 km nous apprenons que les Américains nous arrêtent. Nous faisons demi-tour et filons sur Innsbruck. Les camarades ne veulent pas attendre. Plus nous approchons d’Innsbruck plus nous voyons de soldats et plus notre cœur se serre. 25 km d’Innsbruck, nous sommes arrêtés et conduits dans un petit pays à Kufstein, arrivés à 7 heures du soir. »
Le camp de Kufstein : un camp américain de regroupement
16Ils rejoignirent en effet un camp contrôlé par les Américains, le camp de Kufstein, situé à plus d’une centaine de kilomètres au nord-ouest de Markt Pongau. Les Américains regroupaient là des prisonniers de toutes nationalités : « Des Russes, des Polonais, des Italiens, des Serbes ». Les Américains cherchaient ainsi à encadrer une libération qui jetait sur les routes des milliers d’hommes. Il fallait éviter aussi bien la paralysie des axes de communication que le développement éventuel d’épidémies. Il fallait aussi procéder à des vérifications et à l’identification des prisonniers. Ces formalités débouchaient sur la délivrance d’une carte de « Prisoner of War » (POW). Gaston Duplat la reçut le 9 mai.
Photographie 66. – Carte de Prisoner of War délivrée à Kufstein à Gaston Duplat le 9 mai 1945.

© Duplat, C. Archives familiales.
17Gaston Duplat prit « la direction des Français prisonniers » dont le nombre atteignit « 150 » hommes le soir du 10 mai. Son grade, son expérience d’homme de confiance, ses qualités humaines contribuèrent sans doute à ce que ces responsabilités lui soient confiées. Il travailla « beaucoup pour l’organisation » du groupe qui continuait à « augmenter chaque jour ». Les conditions semblaient bonnes, notamment du point de vue alimentaire : « Nous sommes bien nourris. » Du point de vue sanitaire également : « Nous sommes bien soignés. » Pourtant, ils n’échappèrent pas à une nouvelle contrainte : « La consigne à la baraque pour un cas de diphtérie. » Un cas sans conséquence, moins grave que la mort « de beaucoup de Russes qui ont bu un mélange d’essence et d’alcool ; chez les ex PG, heureusement, pas d’accident ». Ils ne pouvaient en principe se rendre en ville. Pourtant ils prirent cette liberté : une « ville quelconque avec toujours la même vue sur les montagnes ». Quelle différence avec l’horizon de Markt Pongau ?
Lassitude et colère
18Dès le 13 mai, Gaston Duplat commença à manifester son impatience : « Nous attendons mais rien de nouveau. » Puis à partir du 18 mai, pas une journée sans exprimer son désarroi. Le 18 mai : « Le temps nous paraît terriblement long » ; le 20 mai : « Je suis un peu cafardeux du fait de l’attente » ; le 21 mai : « La libération se fait attendre, les jours nous semblent de plus en plus longs ; encore combien de jours ? » ; le 22 mai : « Nous trouvons le temps long. »
19Il ne restait pas inactif devant les autorités américaines. Le 23 mai, il nota sur son carnet :
« De nouveau, une fois de plus, je suis allé exposer nos doléances au Commandant. Les Serbes, les Polonais, les civils français, les Italiens sont partis. On se fiche de nous. Ce sont les Français qui se sont opposés à notre retour. »
20Sans doute la difficulté à faire face à un retour et à un accueil massifs des prisonniers poussait-elle les autorités françaises à demander aux Américains de réguler les flux de rapatriés. Mais cela ne pouvait être accepté par les prisonniers qui touchaient enfin au terme de leur calvaire. « Pour nous c’est un scandale. Pour la 2e fois, on nous a dit vous partez vendredi ou samedi. Peut-on y compter ? Beaucoup ne le pensent pas. » Manifestement certains prisonniers décidèrent de passer outre, et de partir. « Il y en a qui préfèrent prendre la route par leurs propres moyens. Peut-être ont-ils raison. Si pour dimanche il n’y a rien, ce sera la débandade dans mes rangs et ce sera tant mieux. »
21Enfin le 24 mai, après « une entrevue avec le commandant américain », il apprit « qu’il nous tolère de partir comme ex prisonniers ».
De Kufstein à Saverne : 25 mai-30 mai 1945
22Gaston Duplat quitta le camp de Kufstein le 25 mai et arriva le lendemain à Ulm où les prisonniers passèrent des autorités américaines aux autorités françaises13. Ce fut une nouvelle épreuve et une déception. Aux conditions d’accueil difficiles s’ajouta la colère de ne pas être considéré avec dignité et respect : hygiène déplorable, alimentation médiocre, couchage pénible et surtout cette absence d’information sur leur sort. Il s’agissait en fait d’un camp dit « de transit », à quelques heures de camion de la frontière alsacienne.
25 mai :
« Départ à 8 heures en deux convois. Je pars avec 247 hommes. Arrivons près d’Ulm sans encombre. Nous passons la nuit dans un petit pays. Peut-être demain soir serons-nous à Strasbourg ? »
26 mai :
« Départ 8 heures, arrivée à Ulm à 8 h 30. Nous prenons contact avec les autorités françaises pour obtenir un laissez-passer. Hélas, inutilement. Nous sommes conduits à la citadelle14. Tout y est infect. Y resterons-nous longtemps ? Je l’ignore, peut-être quelques heures, peut-être quelques jours ? Qu’il me tarde de partir. Nous avons vu Ulm et Munich complètement détruits15 ; aucune maison n’est habitable. Je crois que nous sommes en bonne voie maintenant mais quel mal ! Nous espérons partir aujourd’hui. Nouvelle déception. Nouvelles promesses. Nous sommes logés de manière infecte. Partout on sent l’urine et autres odeurs. Nous sommes couchés sur la planche. La misère pour la soupe. C’est une organisation semi-française. »
27 mai :
« J’ai assez bien dormi, étant fatigué et m’étant couché tard. Je ne pense pas que nous partions aujourd’hui. Le temps semble très long et cette forteresse est une désolation ; le contact avec les premiers Français m’a révélé les mêmes habitudes. Rien n’est changé. Je suis un peu déçu. L’impression que j’ai du camp est que tous ici s’en fichent. »
28 mai :
« Il est 9 h 15. Encore rien. Les bureaux sont vides ; je suis décidé aujourd’hui de dire ce que je pense à ces messieurs. De même s’il n’y a rien de nouveau, je me propose d’aller trouver le commandant de la place. Nous avons remué tout dans le camp sans qu’il n’y ait personne qui puisse nous renseigner. »
29 mai :
« Encore des recherches pour trouver un chef qui puisse nous renseigner. Je suis dans un état d’énervement pénible. Enfin à 4 heures des camions viennent ; nous partons à 4 h 30 ; départ retardé à 5 h 10. Voyage pénible et très long. Nous avons vu des villes mortes notamment Elbrunn complètement ruinée. Arrivé à Mannheim à 2 h 14. Il nous faut attendre l’arrivée d’un camion en panne. Nous attendons le petit jour à l’entrée de la ville. »
30 mai :
« À 5 h 30 nous partons vers le centre de rapatriement proche. »
23Partis à 5 h 30, les hommes arrivèrent au centre frontalier de Saverne à 7 h 30 le même jour.
Le centre frontalier de Saverne : 30 mai-31 mai 1945
24Il aura fallu vingt-deux jours à Gaston Duplat pour rejoindre le pays : « Arrivés à Saverne à 7 h 30 : Quelle joie ! L’accueil y est parfait. C’est le jour et la nuit. Nous sommes enfin en France. » Cette joie, Jean Villeneuve la connut le lendemain, le 31 mai 1945 à quelques kilomètres au nord, au centre frontalier de Strasbourg :
« En arrivant au centre la bienvenue nous est souhaitée par un officier puis nous sommes guidés par groupe par des jeunes filles de l’armée et allons-nous désaltérer grâce à la bière, puis au dortoir très propre et confortable. Douche puis repas : potage, œufs durs, nouilles, viande, fromage, pain blanc, 1/4 de vin. Nous sommes par table de 8 ou 10 servis par des jeunes filles. Travail soigné et formidable quand on tient compte de tous ceux qu’il y a à servir : prisonniers, déportés civils. La réception à Strasbourg a été très bien16. »
25Les deux hommes ressentirent avec bonheur un accueil manifestement organisé et chaleureux. Les centres frontaliers relevaient du ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés. On y procédait aux formalités de rapatriement : identification, examen médical et change monétaire. Les opérations relevaient de « L’État-major de la 10e Région » et du « 6e bureau, contrôle des rapatriements ».
26Gaston Duplat reçut tout d’abord une carte de rapatrié indiquant son identité (état civil), sa qualité de prisonnier (date de détention, Stalag), sa situation militaire au moment de la capture, son lieu de résidence et sa destination17. Au verso de la carte figuraient les observations du service de santé. Ironiquement, le cachet apposé sur la carte portait la mention « Ministère de la Guerre ». Le détenteur ne signait pas sa carte mais devait apposer les empreintes digitales de ses index gauche et droit, mesure de prévention contre l’usurpation d’identité. Le prisonnier produisit aussi la pièce d’identité fournie par les Américains au moment de la libération du camp (carte POW : Prisoner of War).
Photographie 67. – Carte de rapatrié de Gaston Duplat, recto-verso.


© Duplat, C. Archives familiales.
27Le médecin-chef du centre dressa, après examen, une fiche médicale comportant au recto les mêmes renseignements et au verso le bilan de santé18. Gaston Duplat ne subit ni examen radioscopique, ni radio photographique, ni examen sérologique ; il ne fut point détecté de maladies parasitaires (gale, poux), de peau, de phanères ou d’infections génitales. L’état général fut déclaré « bon » malgré la nécessité de « soins dentaires » et un amaigrissement global de 4 kg. Ainsi, Gaston Duplat évita le centre de repos, l’infirmerie, l’hôpital ou l’isolement. On le déclara apte au départ par voie de chemin de fer en position assise.
Photographie 68. – Fiche médicale de libération de Gaston Duplat, recto-verso.


© SGA, bureau des archives des victimes des conflits contemporains, Caen.
28Il suivit aussi la procédure financière : il reçut 1 000 francs de prime d’accueil et par ailleurs 100 francs en contrepartie des 126 RM remis conformément à l’ordonnance du 11 mai 1945 relative aux prisonniers de longue durée. Cette ordonnance no 45 948 précisait la nature des indemnisations attribuées aux « prisonniers de guerre, déportés politiques et travailleurs non volontaires rapatriés ». Il s’agissait d’une aide provisoire dans l’attente de la constitution d’un dossier définitif. Il toucha aussi 80 g de tabac et dix jours de tickets à se procurer au centre d’accueil départemental. Il reçut enfin son titre de transport19.
« Redevenir des hommes »
De Saverne à Angers via Revigny : 31 mai-3 juin 1945
29Le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés délivra le 31 mai 1945 à Gaston Duplat la fiche de transport no 0618585 ; moyen de locomotion, SNCF ; gare de départ, Saverne (Chemins de fer d’Alsace et de Lorraine) ; gare destinataire, Angers via Paris ; gare régulatrice : Revigny.
Photographie 69. – Titre de transport de Gaston Duplat, Saverne-Angers, via Paris.

© Duplat, C. Archives familiales.
« Cette fiche donne droit, par priorité et sans paiement, au transport du rapatrié de Saverne jusqu’à sa destination définitive par tous les moyens mis à la disposition des Services de rapatriement à l’exception des autorails de liaison de la SNCF. Toutefois si le rapatrié emprunte des moyens de transport secondaires autocars, compagnies secondaires de chemin de fer, il devra acquitter le prix de la place et inscrire au dos de cette fiche les trajets effectués et les sommes payées. Elles lui seront remboursées sur présentation de cette fiche à la Direction départementale des PDR de sa résidence20. »
30Le 31 mai au soir, à 17 heures, les prisonniers furent rassemblés et leurs bagages transportés dans le train en gare de Saverne.
« 31 mai : Je suis dans le train et attends le départ. Il est 5 h 30. Départ pour Revigny à 7 h : une nuit passée dans le train.
1er juin : Arrivons à Revigny à 9 h ; gare régulatrice ; nous devons partir à 11 h 36 ; encore une journée pénible. À 10 h nous allons à la gare : 11 h 36, pas de machine ; nous sommes impatients. »
31À Revigny, nœud ferroviaire situé dans la Meuse, la SNCF régulait le trafic en direction des principales destinations de retour : les prisonniers devaient ainsi attendre de nombreuses heures. Jean Villeneuve arriva, lui, le 2 juin à 9 h 10 et n’en partit que le lendemain à une heure du matin. Il existait un camp de rassemblement où l’on distribuait du café et des repas chauds (potage, purée, viande, confiture, pain blanc et ¼ de vin).
« 2 juin. Après une attente toute la nuit, à 7 h 30 nous sommes encore en gare. Je ne tiens plus en place. Il est 8 h 30 on part ; à 11 h nous sommes en banlieue parisienne. Hélas, à 2 h, nous y sommes encore. Je suis découragé et extrêmement fatigué21. »
32En fait ces gares régulatrices ne pouvaient faire face avec efficacité à la fréquence et à l’intensité des convois de prisonniers et souvent la désorganisation l’emportait. Entre le 23 mai et le 23 juin 1945 les arrivées au centre de Revigny dépassaient les trois mille personnes : équipements et personnel d’accueil manquaient. Ainsi en était-il par exemple du corps médical22.
Tableau 56. – Le personnel médical à Revigny en mai-juin 1945.
Professions | Postes créés | Postes occupés | Déficit |
Médecins | 55 | 9 | 46 |
Pharmaciens | 4 | 3 | 1 |
Dentistes | 4 | 2 | 2 |
Infirmières | 52 | 10 | 42 |
Assistantes sociales | 3 | 1 | 2 |
Secouristes | 46 | 2 | 44 |
33Le 3 juin le convoi arriva à Angers Saint-Laud après trois jours de transport.
Angers : le centre de libération
L’arrivée
34Le 3 juin coïncida avec l’arrivée du millionième prisonnier français « sur le beau sol de France ». Ouest-France et Le Courrier de l’Ouest, dans leur édition du jour, évoquent « la libération du millionième » et « la manifestation symbolique simple mais touchante » qui « s’est déroulée à la gare et au Centre d’accueil d’Angers23 ». Ce jour-là, les autorités civiles et militaires organisèrent en effet à Angers deux cérémonies.
35La première cérémonie se déroula à la gare à l’arrivée du train de 16 heures (Courrier de l’Ouest), de 16 heures 30 (Ouest-France). MM. Piton, préfet, Gouzier, sous-préfet, Alloneau, maire d’Angers, Stephan, délégué régional du ministère des PDR, l’abbé Jeanson, aumônier militaire, Leseur, commissaire central, Le Fur, président du comité d’Angers de la Croix-Rouge, Couderc, directeur de la Maison du prisonnier, les colonels Monmessin et Degoy, le commandant Poli représentant le général Hary commandant de la région militaire présidaient le comité d’accueil. Des jeunes recrues présentèrent les armes ; le préfet prononça un discours et trouva « les mots émouvants pour souhaiter la bienvenue à ceux du beau voyage », assura « les prisonniers et déportés que tout a été mis en œuvre par les pouvoirs publics pour les bien recevoir et assurer leur avenir ». En terminant, le préfet n’oublia pas l’enjeu politique que pouvaient représenter les rapatriés. « Pendant les moments difficiles, retournez-vous vers le chef qui n’a jamais désespéré de la France, le général de Gaulle, votre libérateur et le nôtre. » Le préfet prolongeait aussi par-là auprès des Angevins le souvenir du Général venu quelques mois auparavant célébrer la libération de la ville. Les prisonniers et déportés défilèrent alors « entre deux haies très denses de curieux et d’amis. Des jeunes filles et jeunes femmes tendent aux braves garçons des bouquets de fleurs qu’ils acceptent avec joie en souriant ». Ils se rendirent au Centre d’accueil.
Photographie 70. – L’arrivée de prisonniers à Angers le 3 juin 1945.

© Le Courrier de l’Ouest, Archives municipales d’Angers.
36La seconde cérémonie se tint au Centre d’accueil où l’on servit un repas aux prisonniers. M. Savary, commissaire régional de la République, entama lui aussi un discours :
« Mes camarades, le millionième exilé est revenu en France. C’est un résultat auquel ont travaillé nos alliés. Il convient de leur rendre hommage. Nous avons aussi de tout notre cœur œuvré pour votre retour et de notre pauvreté nous ferons ressortir l’essentiel pour vous. Dans notre domaine financier nous prendrons toute mesure utile et pour vous vêtir nous mettrons tout en œuvre. Tout ce qui sera humainement possible de faire nous le réaliserons. [Les prisonniers entamèrent] une vibrante Marseillaise [qui] termina cette cérémonie. »
37Compte rendu patriotique où ne transparaissent aucunement les sentiments profonds des rapatriés. Mais quelques jours plus tard, la presse se faisait l’écho d’une profonde amertume. Dans son édition du 23 et 24 juin, le Courrier de l’Ouest témoignait :
« La chaleur de l’accueil les enivre mais l’ivresse tombée, quel désenchantement ; le pays a été vidé de sa substance par l’occupant et la gangue administrative créée avec ses directives subsiste encore, oppressant le pays comme le lierre tue l’arbre. »
38La campagne du retour lancée pendant l’été pour collecter les vêtements, assurer un toit et approvisionner les centres de repos et d’approvisionnement rencontra peu de succès. « La population est trop sollicitée et elle commence à se fatiguer » nota le préfet dans son rapport moral de juin 194524. Les placements des « Bons du retour », des enveloppes surprises, la journée du bleuet de France ne donnèrent pas les résultats escomptés. Et pourtant la presse angevine ne cessait de sensibiliser la population aux difficultés du retour des rapatriés.
Photographie 71. – Le retour des prisonniers vu par la presse angevine début juin 1945.

© Archives municipales d’Angers.
Le centre d’accueil
39À partir de mars 1945 et l’arrivée de plus en plus nombreuse de prisonniers, l’accueil passa de la Maison du prisonnier au Grand-Cercle. Entre-temps la Maison du prisonnier était devenue la Maison du prisonnier et du déporté. Le Grand-Cercle, situé à l’angle de la rue Saint-Julien et du Boulevard Foch, bâtiment, construit entre 1854 et 1855, comprenait bibliothèque, salles de théâtre et de concert. Il servait aussi de cadre pour des réceptions, des conférences et réunions. Réquisitionné dès juin 1940 par les Allemands, il devint un Soldatenheim, foyer du soldat destiné aux soldats et sous-officiers en garnison ou de passage. Le centre devait assurer l’accueil et la démobilisation des prisonniers. On procédait d’abord à leur recensement puis à des examens médicaux. Le centre comprenait aussi un dortoir, un réfectoire et une lingerie nécessaires à ces hommes en transit. On y délivrait repas chauds et sandwiches. Les rapatriés recevaient aussi des vêtements civils, des tickets d’alimentation, des bons textiles et chaussures et une aide médicale provisoire. Une salle de correspondance permettait de renouer le contact avec les proches éloignés25. Les familles pouvaient consulter dans la presse locale, Le Courrier de l’Ouest ou Ouest-France, des listes de prisonniers de guerre somme toute très sommaires, très incomplètes ou des informations relatives aux différentes démarches.
40Le 7 avril 1945, l’inauguration du centre donna lieu à un accueil spécial des prisonniers : les officiels se rendirent en effet à la gare ce jour-là. Au premier juin, 9 694 prisonniers, 3 764 requis du STO et 383 déportés politiques venaient de retrouver leur famille. À la fin juillet, ils seraient environ 17 000 rapatriés recensés26.
41Les autorités, soucieuses des conséquences sanitaires que pourrait engendrer l’arrivée massive de prisonniers mirent en place toute une organisation27. L’ordonnance du 20 avril 1945 instituait le contrôle médical des prisonniers, travailleurs et déportés-rapatriés. Il fallait à la fois répondre aux besoins individuels des rapatriés, mais aussi veiller à « l’hygiène sociale, à la prophylaxie collective, au bilan sanitaire ». Il s’agissait notamment d’éviter tout risque épidémique en dépistant surtout les cas de tuberculose, de typhus ou de maladies vénériennes. Les prisonniers subissaient un premier examen puis quelques mois plus tard un second. Le docteur Thuau, médecin départemental des prisonniers, déportés, réfugiés organisa les centres médicaux sous la tutelle du Médecin-Inspecteur de la Santé et du Préfet.
Les réquisitions
42La mise en place du service de santé posa de nombreux problèmes aux autorités. Il fallut d’abord procéder à une mobilisation du personnel de santé par une réquisition que stipulait l’ordonnance du 20 avril 1945. Médecins généralistes et spécialistes, pharmaciens, chirurgiens-dentistes, infirmières, directeurs de laboratoires, étudiants en médecine durent répondre à cette réquisition qui montra ses limites De nombreux requis se pliaient de mauvaise grâce à ces réquisitions28 :
« L’assiduité des étudiants requis laisse beaucoup à désirer. Ils ne viennent plus depuis longtemps et sont très imparfaitement remplacés. Hier notamment aucun étudiant ne s’est présenté. » En décembre 1945, « les opérations de contrôle des Rapatriés au centre départemental d’examens seraient actuellement interrompues, les docteurs Blanc et Demeillers étant notamment absents et les étudiants en médecine et en pharmacie ayant cessé le travail ; l’un deux aurait abandonné ses fonctions ». Certains démissionnent officiellement : « M. le docteur Magnilliat, médecin requis pour le Service départemental des PDR du Maine-et-Loire m’a adressé sa démission. »
43Face à ces carences l’administration rappelait les soignants à leur responsabilité. Le directeur régional de la santé et de l’assistance s’adressait à l’inspecteur départemental de la santé du Maine-et-Loire le 28 août 1945 : « Je vous prie de bien vouloir l’aviser qu’il ait à continuer les fonctions dont il a été chargé faute de tomber sous les coups des sanctions prévues par la loi. » Pour un certain nombre de requis cette tâche apparaissait comme une contrainte dommageable à leur activité professionnelle ; le contentieux portait essentiellement sur la rémunération liée à la réquisition. Chaque requis touchait par contrat une indemnité jugée souvent insuffisante ou décalée par rapport au travail demandé ; ils pouvaient aussi subir des retards de paiement. S’adressant au préfet le 21 décembre 1945, le directeur départemental de la santé indiquait :
« Le médecin chargé de l’organisation du contrôle médical des Prisonniers, Déportés, Rapatriés rencontre des difficultés de plus en plus grandes pour assurer son service ; les difficultés résultent en définitive des retards apportés au paiement du personnel médical et des aides recrutés. »
44Ces contraintes financières expliquaient par ailleurs la rapidité avec laquelle l’administration mettait fin au contrat du requis dès la tâche achevée29.
45Il manquait aussi des moyens matériels : le laboratoire départemental d’analyse dut passer commande de centrifugeuses, de tubes, d’éprouvettes, de pipettes, de pinces et confier de nombreuses analyses à deux laboratoires privés, les laboratoires Fonty et Briand. De même l’appareil de radioscopie destiné à dépister les maladies pulmonaires ne suffisait pas. On fit appel à des praticiens privés qui contestèrent la rémunération de leur prestation.
46Tout cela révélait bien la relative solidarité du corps médical et le conflit d’intérêts entre ces particuliers et l’intérêt national.
Deux visites médicales
47Les prisonniers durent passer deux visites médicales. La première se déroulait à l’arrivée. Les prisonniers subissaient un premier examen clinique qui reposait sur des dépistages « radiologique », « sérologique », « odontologique ». Les médecins comparaient aussi le « poids allégué » avant la détention avec celui mesuré lors de cet examen. Puis ils établissaient « une fiche d’aptitudes physiques et professionnelles30 ».
Texte 8. – Fiche d’aptitudes physiques et professionnelles (1944-1946)
Physique :
Équilibre général et maîtrise de soi :
Membres supérieurs :
Membres inférieurs :
Vue :
Audition :
Intolérance aux : poussières… buées… produits toxiques… :
Inapte à vie régulière :
travail de nuit :
travail plus de… heures par jour :
Conclusion : semble pouvoir reprendre son travail d’avant-guerre :
à réadapter dans un autre métier :
48Pour certains prisonniers, il fallait poursuivre les investigations médicales et procéder à des examens complémentaires31 ; les médecins renseignaient des « fiches de spécialité » : « traumatologie et accident du travail », « neuropsychiatrie », « carcinologie », « urologie », « tuberculose », « stomatologie », « dermovénérologie », « sang », autant de spécialités révélatrices des pathologies des rapatriés. Il avait fallu mobiliser dans tout le département le personnel soignant pour faire face à l’afflux des rapatriés.
49La deuxième campagne d’examens médicaux commença le 15 octobre 1945, non sans quelque appréhension du médecin départemental :
« Me rappelant les difficultés que j’ai rencontrées auprès de médecins pour obtenir leur participation lors du premier examen des rapatriés, je suis persuadé que pour le deuxième je vais trouver encore plus de résistance […] Je vous demande de demander à Monsieur le préfet la réquisition de tous les médecins du département à raison de quatre heures par semaine32. »
50Cette deuxième campagne d’examens devait s’achever officiellement le 25 mai 1946. En fait, elle ne s’acheva à Angers qu’en juillet 1946. En effet l’administration dut traiter après la fermeture des centres (Angers33, Cholet, Saumur) des « dossiers provenant d’autres départements et concernant des malades arrivés récemment dans le Maine-et-Loire ou des rapatriés n’ayant pu se déplacer ». L’administration appela en juillet 1946 par « voie de presse les retardataires à se signaler par écrit d’extrême urgence au médecin départemental des prisonniers, déportés rapatriés, 16 boulevard Foch ou à se présenter à cette adresse. Les rapatriés qui se seront soustraits à ces obligations sont susceptibles d’être privés des différents avantages attribués par la législation en vigueur ».
Le bilan sanitaire
51Le contrôle médical dressa le 22 janvier 1946 un bilan sanitaire sur l’état des prisonniers. Il s’appuya sur les dossiers de prisonniers établis entre le début du rapatriement et la date du 31 août 1945. Ce bilan portait sur 15 207 prisonniers convoqués au centre dont 11 742 rentrés dans le département. 865 furent reconnus malades par le centre d’examen soit 5,68 %, taux relativement bas. Il étudia plus précisément les différentes pathologies présentées par les prisonniers34.
Tableau 57. – Les pathologies recensées par le centre médical d’Angers.
Pathologies | Nombre de cas |
Médecine générale | 857 |
Chirurgie | 40 |
Maladies contagieuses | 9* |
Maladies vénériennes | 30 (18 cas de syphilis, 12 cas de blennorragie) |
Tuberculose | 172 |
Affections digestives | 180 |
Mal psychologique et mental | 5 |
Odontologie, stomatologie | 1 280 |
Autres pathologies | 193* |
Affaiblissement/besoin d’un repos | 4 985 |
* Aucune précision
52Beaucoup de prisonniers présentaient un affaiblissement général bien compréhensible après des années de captivité et un retour souvent exténuant et éprouvant. Les cas graves nécessitant une intervention chirurgicale ou un traitement d’urgence représentaient finalement peu d’hommes (les cas de maladies contagieuses s’élevaient à deux cents onze, essentiellement des malades tuberculeux). À noter en revanche les pathologies bucco-dentaires. Quant au mal psychologique et mental il semblait n’affecter qu’une poignée de cinq hommes ! Ce chiffre peut paraître surprenant car beaucoup de centres de convalescents accueillaient des « rapatriés sans famille incapables physiquement et moralement de reprendre leur travail », blessés par la détention, la mort de proches ou l’adultère. La presse sensibilisait ses lecteurs à ces prisonniers du retour des camps35.
53Le bilan individuel faisait l’objet de l’établissement de trois fiches dont la circulaire du 16 décembre 1946 du ministère de la Santé publique et des Populations fixa la destination : la fiche « impression noire » irait aux offices départementaux des Anciens combattants, la fiche « impression rouge » aux caisses départementales des assurances sociales et la fiche « impression bleue » à l’Institut national d’hygiène 45 rue Cardinet à Paris dans le 17e arrondissement. Ces documents archivés demeuraient ainsi la mémoire individuelle et la mémoire collective des prisonniers.
Gaston Duplat au Centre d’accueil
54Le centre d’accueil d’Angers procéda au rapatriement de Gaston Duplat le 3 juin 194536. Ce dernier passa une visite médicale dont le bilan fut dressé le 4 juin 1945. S’il fut noté un amaigrissement et des problèmes dentaires (« coefficient de mastication : 38 % ; dentition à surveiller »), aucune pathologie grave ne fut diagnostiquée mais « l’état général » de Gaston Duplat fut considéré comme « passable ». Ainsi, après cette série de contrôles, bénéficia-t-il de sa liberté. Le 4 juin 1945, le Centre lui délivra des tickets pour dix jours et le 6 juin, un stère de bois. Il bénéficia du 4 juin au 2 juillet d’une permission de convalescence de 29 jours puis une permission de détente de 30 jours du 3 juillet au 1er août 194537.
Photographie 72. – Visite médicale au centre d’Angers le 4 juin 1945.

© SAMHA 3515 bis L 20 f 70.
Renaissance et reconnaissance ?
Réinsertion professionnelle
55La permission terminée, Gaston Duplat fut mis à la disposition du directeur du génie de Rennes. Suite à un avis de mutation du 16 juillet 1945 émanant du ministre de la Guerre no 6165 DG/P, il dut rejoindre à compter du 2 août 1945 son nouveau poste à l’annexe du génie à la caserne à Saint-Brieuc dans les Côtes-du-Nord. Nommé adjudant-chef à la date du 10 novembre 1945, avec effet à compter du 1er juillet 1945 (régularisation de la situation des sous-officiers des services particuliers de l’arme du génie rapatriés de captivité), il se réengagea pour trois ans, puis pour deux ans à compter du 19 mars 1948. Il se lança alors dans une formation professionnelle, obtenant un détachement à l’École supérieure technique du génie de Versailles du 10 mai au 7 août 1948 pour y bénéficier du stage de capacité et décrocher le brevet supérieur de conducteur militaire de travaux à compter du 1er août 1948 (DM no 1283 DG/O du 19 août 1948). Réadmis dans le corps des sous-officiers de carrière par décision no 14250/IP en date du 29 décembre 1948 à compter du 1er novembre 1948, il reprit ses fonctions à l’annexe de Saint-Brieuc, dépendante de l’intendance militaire de Rennes.
Reconnaissance ?
L’adhésion à la Fédération nationale des prisonniers de guerre
56Gaston Duplat adhéra au moins en 1947, peut-être plus tôt, à la Fédération nationale des prisonniers de guerre. Cette association résultait d’un rapprochement entamé dès août 1944 par deux organisations en charge des prisonniers de guerre rapatriés ou évadés. La première, le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD) relevait de la Résistance. La seconde, les Centres d’entraide, résultait d’une association publique créée et chapeautée par Vichy.
57F. Mitterrand, membre du comité directeur du MNPGD et ancien cadre du Commissariat aux prisonniers, déportés et réfugiés38, devenu alors secrétaire général provisoire aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés, manœuvra habilement et poussa aux négociations entre les deux organismes. Le congrès constitutif de la FNPG, qui se tint le 5 avril 1945 à Paris, entérina la fusion et définit les grandes causes à défendre pour les prisonniers dont la majeure partie se trouvait encore loin de leur terre et de leurs familles. Cette association s’imposa rapidement drainant vers elle des milliers d’adhérents.
Tableau 58. – Les adhérents de la FNPG.
Année | Adhérents |
1945 | 952 100 |
1946 | 1 027 111 |
1947 | 971 582 |
1948 | 888 340 |
1950 | 731 847 |
58Regroupant différentes sensibilités politiques, la fédération se trouvait néanmoins sous le contrôle des anciens du Commissariat aux prisonniers et des CEA comme le démontrait la présence aux postes de responsabilités de L. Devaux à la présidence, de G. Desboeuf, J. Cornuau et F. Mitterrand aux vice-présidences et de Jean Védrine au secrétariat. Lors du congrès constitutif de la fédération, les délégués du MNPGD durent rentrer dans le rang face à la représentativité des CEA. Par ailleurs gaullistes et communistes occupèrent une place secondaire dans l’organisation. La fédération devint un groupe de pression qui entretint avec son ministère de tutelle, le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés dirigé par Henri Frenay, des relations tendues.
59La fédération s’attacha surtout à défendre les intérêts familiaux, sociaux et professionnels des prisonniers39. L’action fédérale s’ingénia d’abord à donner une image honorable à ces prisonniers. Elle s’attaqua ensuite à l’organisation du retour par son aide juridique et matérielle : aide médicale, habillement, prêts d’honneur, scolarité, logement. Forte de ses effectifs, elle s’imposa comme une interlocutrice tenace face aux gouvernements et pesa de tout son poids pour faire avancer la cause des prisonniers sur les questions essentielles de la solde de captivité, du pécule, du remboursement des reichsmarks et de l’obtention de la carte du Combattant. Elle accompagna enfin l’œuvre de Reconstruction nationale.
60La Fédération nationale des prisonniers de guerre prit ultérieurement le titre de Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre puis de Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre et combattants d’Algérie, Tunisie, Maroc (FNCPG-CATM). La mutation du titre illustrait ainsi la volonté du mouvement d’intégrer en son sein tous les soldats victimes de toutes les guerres menées par la France.
Photographie 73. – Carte d’adhésion de Gaston Duplat à la FNPG datée de 1947.

© Duplat, C. Archives familiales.
Le remboursement des reichsmarks
61Manifestement Gaston Duplat ne ramena pas de reichsmarks d’Allemagne puisque l’état liquidatif des droits à solde et accessoires de solde ne mentionnait aucune contre-valeur en reichsmarks. En fait il les avait changés au centre d’accueil de Saverne. Pour ceux qui en détenaient, il fallait faire le dépôt des billets et des pièces au centre de rapatriement, procéder au change sur la base du cours forcé du reichsmark. Au-delà, le prisonnier recevait un bon du trésor en reconnaissance de dette. Il fallut de nombreuses négociations entre autorités françaises et allemandes, des tractations entre la FNCPG et les gouvernements successifs pour que les modalités de remboursement soient établies. Le contentieux achoppait principalement sur le taux de change et les débats durèrent jusque dans les années cinquante sans que les prisonniers obtiennent totalement gain de cause40. Là encore les enjeux financiers pesaient lourdement sur le débat.
La liquidation de solde de captivité
62Comme les officiers et les sous-officiers d’active et de réserve, Gaston Duplat perçut régulièrement sa solde durant sa captivité, somme qu’il délégua à son épouse41. Au total, elle dut recevoir par délégation de solde la somme de 126 160 francs et 5 805 francs au titre des charges militaires. Cependant, l’État demeurait créancier d’un certain nombre de prestations. Jusqu’au 28 février 1945, il honora ses engagements vis-à-vis des prisonniers revenant de captivité. Mais l’arrivée massive des prisonniers changea la donne. Une ordonnance du 11 mai 1945 « réglant la situation des Prisonniers de guerre, Déportés politiques et Travailleurs non volontaires Rapatriés » suivie d’un décret d’application du 29 juin 1945 précisèrent les bases sur lesquelles devait se calculer cette solde de captivité42. Une décision arbitraire détermina des maximums de remboursement. Cette nouvelle disposition, créait une discrimination certaine entre les prisonniers selon leur date de retour, ce que ne manquèrent pas de dénoncer en vain l’administration militaire et la FNCPG. La Direction générale de l’Intendance déplora auprès du ministre de la Défense « le caractère regrettable » de cette décision « qui constitue un véritable manquement de l’État à ses engagements43 ». Lors de son premier congrès la FNCPG s’éleva « avec indignation contre la décision prise par les pouvoirs publics en ce qui concerne le non-paiement intégral des soldes mensuelles dues aux sous-officiers et officiers. Ils considèrent cette mesure comme une escroquerie manifeste, les soldes étant dues aux prisonniers en vertu des textes légaux ». Un état liquidatif devait être établi et adressé au prisonnier : la solde de captivité apurait la dette au moindre coût pour la collectivité nationale. Le 16 décembre 1946, Gaston Duplat reçut sa solde de captivité d’un montant de 7 086 francs. Une « copie de l’état liquidatif des droits à solde et accessoires de solde de prisonniers de guerre rentrant de captivité » lui parvint le 13 mars 1947 en provenance des services de l’intendance de Rennes, en l’occurrence, le centre d’administration territorial situé au quartier Foch44.
63Cet état liquidatif reprenait le décompte des sommes payées et des sommes dues par l’État au titre de la période de la guerre. Le capitaine d’administration Le Carduner, chef du CAT prenait en compte différents postes : solde et supplément de solde, charges militaires, allocations familiales, indemnité de résidence et d’autre part délégation de solde, avance perçue au centre de libération et allocation exceptionnelle. S’il ne subit pas de plafonnement compte tenu de sa situation, il toucha néanmoins une somme dépréciée par la forte inflation de ces mois d’après-guerre. Cette somme de 7 086 francs représentait néanmoins à peu près l’équivalent de trois mois de salaire.
Tableau 59. – État liquidatif des droits à solde et accessoires de solde de Gaston Duplat établi le 16 décembre 1946.
Période | Prestations | Crédit (en francs) | Débit (en francs) | |
Antérieure à la capture | Allocation globale | 680 | ||
Période de captivité | Solde | 1er décembre.1940 au 15 octobre.1941 | 30 600 | 18 180 |
16 octobre 1941 au 31 mai 1945 | 110 724 | 31 575 | ||
Supplément prov. de solde | ||||
1er décembre1940 au 15 octobre 1941 | 601 | 619 | ||
16 octobre 1941 au 31 mai 1945 | 2 593 | |||
Supplément familial de solde | 3 485 | |||
Charges militaires | Charges militaires 1er décembre1940 au 31 mai1945 Majorations des charges militaires 1er novembre 1941 au 31 mai1945 |
| 5 805 | |
Allocations familiales | Mère au foyer Salaire unique | 18 778 | ||
Somme payée à titre de délégation | 126 160 | |||
Avance perçue au centre de Libération | 15 000 | |||
Acompte | 12 500 | |||
Période postérieure à la présentation aux autorités françaises | Solde | 5 082 | ||
Charges militaires | 429 | |||
Supplément familial de solde | 249 | |||
Indemnité de résidence | 587 | |||
Mère au foyer et allocations familiales | 1 039 | |||
Divers payés par le CDL d’Angers | 6 102 | |||
Indemnités à caractère accidentel | Allocation exceptionnelle août 1944 | 2 600 | ||
Total | 223 027 | 215 941 | ||
Solde général | 7 086 |
Ancien combattant
64En juillet 1949, Gaston Duplat déposa une demande de carte du combattant auprès du ministère des Anciens combattants et Victimes de guerre à l’Office départemental des Côtes-du-Nord sis à la caserne des Ursulines à Saint-Brieuc. Un dossier fut constitué à son nom portant le numéro 916, « numéro d’inscription au fichier ». Il allait « être procédé à l’instruction des demandes conformément aux dispositions légales en vigueur ». Il lui était précisé que cette « instruction exigera un long délai45 ».
65Cette demande s’inscrivait dans une revendication portée par la FNPG qui voulait faire reconnaître tous les prisonniers de guerre comme combattants. Dès 1946, l’association posait auprès du gouvernement cette revendication que bloquait l’Union française des associations des combattants (UFAC) attachée à la définition du décret du 1er juillet 1930. Pour la FNPG, la captivité résultait des combats et méritait reconnaissance. Pour l’UFAC, seul le combat méritait reconnaissance. Des discussions et des négociations difficiles s’engagèrent entre les ministres successifs et les organisations de prisonniers et d’anciens combattants. Des manifestations mobilisèrent les adhérents de la fédération. Des parlementaires intervinrent en séance. Un premier décret, en date du 2 janvier 1948, alla dans le sens de la fédération, bien comprise dans sa démarche par son nouvel interlocuteur au ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre, F. Mitterrand (ministre du 22 janvier 1947 au 22 octobre 1947 dans le gouvernement Ramadier 1 et du 24 novembre 1947 au 26 juillet 1948 dans le gouvernement Schuman 1). Un de ses successeurs, M. Bétolaud (11 septembre 1948 au 28 octobre 1949 dans le gouvernement Queuille 1) revint sur le décret et restreignit les conditions d’octroi de la carte par un nouveau décret en date du 2 août 1949. La chute du gouvernement provoqua l’arrivée d’un nouveau ministre, Jacquinot (du 29 octobre 1949 au 11 août 1951 gouvernements Bidault 2, Queuille 2 et 3, Pleven 1) qui parvint enfin au compromis nécessaire. Son décret du 23 décembre 1948 abrogea les précédents et fixa les conditions d’attribution de la carte :
« Le décret Jacquinot attribuait la carte aux militaires détenus comme prisonniers de guerre pendant six mois en territoire occupé par l’ennemi ou aux militaires immatriculés dans un camp en territoire ennemi, à condition d’avoir appartenu à une unité combattante définie comme telle. L’appartenance à l’unité devait avoir lieu soit au moment précis de la capture, soit lui être antérieure. La reconnaissance de la qualité de Combattant était étendue, quels que soient l’unité d’origine et le temps de détention, aux PG ayant obtenu la médaille des évadés, à ceux qui furent dans les camps l’objet de mesures de représailles pour actes qualifiés de résistance et à ceux qui par des actes de même nature pourront se prévaloir des dispositions en faveur des combattants volontaires de la résistance. Les Anciens prisonniers ne répondant pas aux conditions requises verraient leur demande faire l’objet d’un examen selon la procédure dite de l’article 4 du décret du 1er juillet 193046. »
66Le 19 juin 1959 il reçut une réponse dilatoire du Service départemental de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre des Côtes-du-Nord.
« Par suite de l’insuffisance des documents qu’elle contient actuellement, l’Autorité militaire n’a pu à ce jour effectuer une vérification complète des services de guerre que vous avez invoqués dans votre déclaration. Pour que votre dossier puisse être soumis à la Commission de la carte, il est donc indispensable que vous le complétiez en m’adressant le plus tôt possible les copies conformes de toutes pièces en votre possession ou à défaut deux témoignages établis sur l’honneur par des chefs ou des camarades attestant la date de votre départ pour la zone des Armées et les combats auxquels vous avez pris part.
NOTA : L’attention des candidats à la carte est attirée sur le fait que de nombreuses archives ont été dispersées ou détruites au cours des hostilités. Il est donc de leur propre intérêt de faciliter la tâche des autorités chargées d’examiner leurs dossiers. »
67Ainsi sa demande, comme celle de milliers d’autres, s’enlisait dans la recherche de preuves et dans les méandres administratifs et archivistiques. Le 12 octobre 1961, la commission départementale tira ses conclusions et notifia le 16 du même mois à l’intéressé le rejet de sa demande avec l’explication suivante : « Aucun temps de présence en unité combattante47. » Ainsi, 16 ans après la fin du conflit, l’administration venait de trancher. Certes il ne combattit pas, et pour cause. Basé dans le camp d’instruction de Coëtquidan, dans un régiment non endivisionné, il fut fait prisonnier le 23 juin 1940 soit le lendemain de l’armistice. Mais il fut victime des combats et de la défaite : une captivité de cinq ans. Deux lectures de l’histoire s’opposaient.
Photographie 74. – Fiche de rejet de la demande de carte du combattant datée du 12 octobre 1961.

© Archives Service départemental de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre des Côtes-du-Nord.
68Il fallut attendre 1977, sous le second gouvernement Barre (20 mars 1977-31 mars 1978) pour que le secrétaire d’État à la défense, Jean-Jacques Beucler, accepte d’accorder la carte à tous les anciens prisonniers de guerre. Cela se fit sans difficulté aucune. Trente ans après, moins de passion et peu de conséquences financières pour le budget de la Nation !
69Le 5 février 1978, Gaston Duplat fit donc sa demande auprès de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre, service départemental de la Vendée. Le dossier devait comporter une « fiche de demande, un bulletin de naissance, l’extrait certifié conforme du livret militaire, la copie certifiée conforme de la fiche de démobilisation ». Il obtint gain de cause puisque le 12 février, après « vérification », le secrétaire général directeur du service départemental l’informa « que par décision ministérielle prise en application de l’instruction ONAC no 77-2 du 22 décembre 1977 », ses « droits à la carte du combattant ont été reconnus ». Il reçut sa carte du combattant no 65 833 le 19 février 197948.
Photographie 75. – Carte du combattant délivrée le 19 février 1979 à Gaston Duplat par l’ONAC de la Vendée.

© Duplat, C. Archives familiales.
70Cette carte donnait droit à la retraite de combattant, à différentes aides sociales sous conditions (subventions, prêts sociaux, écoles de rééducation professionnelle), à l’accès à des foyers ou maisons de retraite gérés par l’ONAC et au port des insignes de la « Croix de Combattant ». Il bénéficia jusqu’à son décès en 1983 de cette pension payée deux fois l’an (mai, novembre) : moyenne mensuelle 110,25 francs49.
Tableau 60. – Retraite d’ancien combattant de Gaston Duplat (février 1979-mai 1982).
Années | Montants |
1979 | 1284,74 |
1980 | 1061,71 |
1981 | 1238,87 |
1982 | 714,44 |
Total perçu | 4 299,76 |
Moyenne mensuelle en francs | 110,25 |
71En mars 1980, le salaire horaire du smic s’élevait à 13,58 F ; il touchait donc mensuellement l’équivalent d’une huitaine d’heures de travail payée au smic.
Renaissance
L’enfant du « baby-boom »
72La fin de la guerre représenta pour de nombreux couples de prisonniers un défi redoutable ; pour certains il fallait réapprendre à vivre à deux, à chasser le doute. Pour d’autres, le mariage ne résista pas : le nombre de divorces s’éleva pour atteindre son paroxysme en 1946 au point de multiplier par deux en valeur absolue les statistiques antérieures à la guerre50. Les demandes venaient principalement des maris, contrairement à la période précédant la guerre mais à l’identique de ce qui s’était passé à la fin de la Grande Guerre51. Des prisonniers rompirent leur union parce qu’ils ne purent, sans doute, supporter le retour de captivité et les années de séparation, parce que les épouses s’étaient sans doute émancipées face à l’adversité, parce qu’ils savaient ou apprirent à leur retour les infidélités conjugales.
Tableau 61. – Mariages, divorces et naissances en France (1937-1950).
Années | Population totale | Mariages | Taux de nuptialité (o/oo) | Divorces prononcés | Enfants nés vivants | Taux de natalité (o/oo) |
1935 | 41 550 000 | 284 895 | 6,9 | 24 000 | 643 870 | 15,5 |
1936 | 41 500 000 | 279 902 | 6,7 | 26 100 | 634 344 | 15,3 |
1937 | 41 530 000 | 274 506 | 6,6 | 25 900 | 621 453 | 15,0 |
1938 | 41 560 000 | 273 917 | 6,6 | 27 100 | 615 582 | 14,8 |
1939 | 41 510 000 | 258 429 | 6,2 | 615 599 | 14,8 | |
1940 | 40 690 000 | 177 000 | 4,3 | 561 281 | 13,8 | |
1941 | 39 420 000 | 226 000 | 5,7 | 522 261 | 13,2 | |
1942 | 39 220 000 | 267 000 | 6,8 | 575 261 | 14,7 | |
1943 | 38 860 000 | 219 000 | 5,6 | 615 780 | 15,8 | |
1944 | 38 770 000 | 205 000 | 5,3 | 629 878 | 16,2 | |
1945 | 39 660 000 | 393 000 | 9,9 | 37 700 | 645 899 | 16,3 |
1946 | 40 286 742 | 516 000 | 12,8 | 64 100 | 843 904 | 20,9 |
1947 | 40 679 412 | 427 113 | 10,5 | 56 300 | 870 472 | 21,4 |
1948 | 41 111 882 | 370 769 | 9,0 | 45 900 | 870 836 | 21,2 |
1949 | 41 480 227 | 341 091 | 8,2 | 40 300 | 872 661 | 21,0 |
1950 | 41 828 673 | 331 091 | 7,9 | 34 663 | 862 310 | 20,6 |
Tableau 62. – La rupture des couples en France (1937-1948).
1937 | 1938 | 1945 | 1946 | 1947 | 1948 | |
Demandes de divorces présentées par les mariés pour 100 demandes formulées par les mariées (en %) | 75,85 | 73,45 | 124,82 | 139,80 | 109,90 | 98,57 |
73À l’inverse la nuptialité et la natalité redémarrèrent très vite. Le taux de nuptialité doubla par rapport aux années de guerre et le taux de natalité progressa. Néanmoins, la reprise de la natalité démarra dès 1942 sous l’effet de la politique nataliste de Vichy qui voulait mettre un terme à l’anémie de l’entre-deux-guerres (Commissariat à la famille en 1940, Comité consultatif de la famille en 1941). Le retour à la paix, l’espoir de la reconstruction, la réunification des couples, la politique familiale et sociale du programme de Conseil national de la Résistance créèrent les conditions de la reprise démographique.
74Gaston Duplat appréhendait ces retrouvailles. Il se demandait si ses enfants le « reconnaîtraient », si lui-même serait aussi dans la capacité de le faire. Quelle serait aussi le regard de son épouse, lui qui savait combien la captivité l’avait marqué physiquement52 ? Lui ne doutait pas de ses sentiments, mais pouvait-il avoir la certitude de la réciprocité ?
75Le 26 juin 1946 naquit Jean, le troisième enfant de la famille et ce, douze mois après le retour de captivité. La famille s’agrandissait, signe de la solidité du couple, confiant malgré tout dans les années à venir.
Photographie 76. – La naissance de Jean en juin 1946.

© Duplat, C. Archives familiales.
Des temps toujours difficiles
76Il fallut encore pendant des mois composer avec les difficultés de l’après-guerre. Certes le couple bénéficia d’un logement de fonction mais il fallait pourvoir aux besoins d’une famille de cinq personnes sur un seul salaire. Le revenu mensuel s’élevait en juillet 1946 à « un peu moins de 2 000 francs » et « les ¾ » se trouvaient « absorbés par la nourriture » ce qui constituait un indice de difficulté budgétaire. Quid des frais d’habillement, de chauffage, de santé et de loisirs ? L’arrivée du troisième enfant entraîna un certain nombre de dépenses supplémentaires53.
Tableau 63. – Dépenses occasionnées par la naissance du troisième enfant.
Dépenses | Montant |
Achats de matières premières pour la confection du trousseau | 3 000 F environ |
Sage-femme | 2 000 F |
Gratification de l’Assistante de l’Aide aux mères | 1 200 F |
Achat d’une voiture type utilitaire au plus bas prix | 3 050 F |
Menus frais de médicaments, biberons | 500 F |
Total | 9 750 F |
77Sans aucune famille sur place, le couple fit appel à « une organisation bénévole », « L’Aide aux mères », « pour obtenir une personne pendant quinze jours ». Cette association, créée en 1920 par Henriette Viollet, association reconnue d’utilité publique en 1928, avait pour « but de seconder les mères courageuses qui assument la tâche d’élever une nombreuse famille en leur procurant l’aide effective de femmes dévouées, faisant avec elles, ou à leur place, si leur santé les en empêche, toutes les besognes que comportent un ménage et le soin des enfants ». La famille assura la dépense sur « le reliquat » de la « solde de prisonnier » et sollicita « un secours explicite » auprès de la Mutuelle. Les difficultés perdurèrent au-delà de 1946 comme pour beaucoup de Français. Gaston Duplat écrivait alors à sa mère :
« Pour peu de gens la vie est belle. Tout devient impossible et le ravitaillement est plus difficile que jamais. Tu nous parles du beurre ; pour nous il y a longtemps que j’ai renoncé à aller en campagne ; c’était des kilomètres pour rentrer bredouille. Nous en sommes ainsi à la ration du ravitaillement qui se fait tous les quinze jours, quelques fois toutes les trois semaines. Il nous arrive très fréquemment de manger la soupe sans une once de matière grasse. Ce qui est le plus pénible c’est pour les petits. Quand on pense que pour une petite purée de Jeannot, on ne dispose même pas d’une noix de beurre. C’est triste. Pour l’huile, cela fait plus de six mois que nous n’en avons perçue. J’ai pu, grâce à un ami, avoir un peu plus de pain, c’est à peu près la seule chose qui soit trouvable ici. Pour les pommes de terre on en trouve également. Nous en avions fait rentrer 100 kg dernièrement à 10 f le kg. Je crois pouvoir encore en trouver dans ces prix54. »
Mémoire : que reste-t-il de Markt Pongau ?
Se souvenir : « L’Amicale des Stalags XVIII »
78À la Libération les anciens prisonniers de guerre des Stalag XVIII A, B, D fondèrent une Amicale55. Le 20 avril 1945, soit un mois avant la fin de la guerre, au 68 rue de la chaussée d’Antin à Paris, l’assemblée générale constitutive de « l’Amicale des Stalags A, D, B », soit trente-neuf membres adoptèrent ses statuts qui furent déposés le 18 mai 1945 à la préfecture de police conformément à la loi de 1901 sur les associations. Georges Gain, Secrétaire du camp du Stalag XVIII A présida cette assemblée. Un comité provisoire en prit la direction. Le 20 mai 1945 René le Houcq soumit avec succès au comité un projet de journal intitulé Maintenir. Une assemblée générale, qui se tint le 2 décembre 1945, à Paris, à la salle des Ingénieurs civils, 19 rue Blanche, concrétisa l’organisation définitive de l’Amicale et nomma son comité directeur de douze membres sous la présidence de Pierre d’Origny, dernier homme de confiance principal à Wolfsberg. Ce comité comprenait des représentants parisiens et provinciaux et connut par la suite bien des changements de titulaires. L’Amicale devait aussi se charger de collecter les fichiers et les archives des camps.
79Les prisonniers du Stalag XVIII C créèrent leur propre amicale durant l’été 1945 sous l’impulsion du secrétaire du camp Nolot mais ne pouvant la faire vivre, ils s’agrégèrent à partir de janvier 1947 à celle de leurs camarades. Ainsi naquit « l’Amicale des Stalags XVIII ». L’Amicale, comme de nombreuses autres, tint à garder une position de neutralité et d’indépendance vis-à-vis des organisations politiques issues de la Résistance. Elles se regroupèrent dans une « Union des Amicales des camps », rebaptisée le 5 janvier 1946 « l’Union Nationale des Amicales des camps » (UNAC) chargée de les représenter auprès des autorités (65 amicales fin juin 1945). Ces amicales décidèrent d’un siège commun sis au 68 de la chaussée d’Antin où ils fondèrent un club convivial, le Bouthéon.
80Cette amicale édita la revue Maintenir, « bulletin de liaison de l’Amicale des anciens des Stalags XVIII » dans le cadre de « l’Union nationale des Amicales des camps de Prisonniers de guerre ». Son siège parisien changea à plusieurs reprises, par exemple du 68 rue de la Chaussée d’Antin (9e arrondissement) au 46 rue de Londres (8e arrondissement). De juillet 1945 à juin 1963, 130 numéros parurent. L’Amicale publia ses numéros 131 à 350 de septembre 1963 à 2001. Le premier fut tiré à 5 000 exemplaires, le second à 10 000. Les adhérents recevaient donc leur bulletin tous les deux mois. Durant les premières années de publication beaucoup d’articles traitaient de la question de la condition du prisonnier, de son statut, de ses droits. Puis le contenu s’infléchit au fil des ans, moins porté sur le passé, tout en conservant quelques constantes : comptes rendus d’assemblées générales, notes d’histoire sur les Stalags XVIII, nouvelles des uns et des autres, « nos joies » « nos peines », recherches. L’Amicale créa aussi un annuaire qu’elle actualisait à chaque numéro.
Photographie 77. – Numéro 300 de la revue Maintenir, mai-juin 1993.

© Duplat, C. Archives familiales.
81L’éditorial fondateur du bulletin en appelait au « lien » entre les « copains », les « camarades », « les frères ».
Texte 9. – Éditorial no 1 de Maintenir, juillet 1945.
MAINTENIR
Maintenir… Le titre que nous proposons pour le journal que nous créons aujourd’hui à l’intention de tous les anciens de l’Autriche méridionale, où nous fumes captifs, étonnera certains. Il est court, un tantinet prétentieux, penseront-ils, un peu énigmatique aussi. Et pourtant.
Nous avons vécu ensemble cinq années. Il y eut des jours de soleil, où malgré l’éloignement rayonnait dans les cœurs une joie presque sincère : un beau spectacle au théâtre, une réunion sportive réussie avaient, pour quelques heures, plongé les habitants du camp en dehors de la médiocre réalité. Pour les camarades plus libres des Kommandos, c’était quelques truites pêchées en cachette, un joli chevreuil pêché au sapin. Il y eut des jours aussi – jours de pluie, jours de brouillard, jours d’hiver – où nous ne pouvions plus nous supporter les uns les autres, même les meilleurs camarades : nous nous connaissions trop, nous savions toutes nos histoires, nous avions envie de nous casser mutuellement la figure.
Ce tissu grisâtre où les peines et le cafard l’ont emporté sur les joies, ce tissu où apparaissait fugitive une toute petite trame bruyante – l’espoir – ne doit pas se consumer dans l’oubli de nos existences retrouvées. Bientôt, tous, vous serez rentrés mes camarades, à la maison familiale. Une femme vous attend, ou bien votre mère dont les années d’inquiétude, ont buriné la figure. Pour quelques-uns d’entre vous, aussi, ce sera le vide.
Vous qui serez heureux de nouveau, ne vous contentez pas de ce bonheur en pantoufles, au coin du feu : le lien en captivité ne doit pas s’amenuiser au point de se rompre bientôt. Nous avons été frères dans la misère. Ne l’oubliez pas. Nous devons l’être dans la joie.
Vous qui en rentrant ne trouverez que vide et désolation, pensez qu’à l’Amicale des copains vous attendent. Ils comprendront votre peine pour l’avoir subie déjà par contrecoup. Ils ne parleront pas : les douleurs d’hommes sont muettes.
Nous sommes quelques-uns à avoir connu le bonheur de vous précéder en France de quelques mois. Nous avons essayé de ne pas perdre de temps. Une amicale est née, qui se propose de maintenir les liens noués dans les Kommandos de Wolfsberg, Marburg, Spittal ou Wagna. Nous avons constitué un bureau provisoire qui attend votre approbation ou un choix que vous jugerez préférable. Maintenir sera notre lien. Il comprendra des rubriques que nous nous efforcerons de rendre intéressantes. C’est pourquoi nous avons besoin de vos suggestions, de vos conseils. Ne restez pas dans votre petit coin, grognons ou indifférents. Tout ne va pas comme vous l’auriez souhaité… À qui le dites-vous ? Nous ne sommes sans doute pas au bout de nos désillusions. Du moins les désagréments supportés en commun paraissent-ils moins insupportables et qui sait, en nous groupant, nous parviendrons peut-être à quelque chose.
La Rédaction
82Les liens se tissèrent au travers des assemblées générales annuelles qui pouvaient se tenir au siège ou exceptionnellement en province (en 1948 à Chalon-sur-Saône), une occasion aussi à partir de 1948 de jouir de retrouvailles autour de bons repas, de spectacles et de bals. Ces moments devaient aussi contribuer à alimenter la caisse d’entraide. Les salons Vianney, la gare de l’Est, le Cercle militaire, la mairie d’Asnières, l’Aéro-club furent entre autres des lieux privilégiés pour organiser ces manifestations. La vie de l’Amicale s’orchestrait au siège parisien autour des réunions de travail du bureau, des réunions mensuelles des assemblées. Les groupes implantés en province comme le « groupe de Bourgogne », « le groupe lyonnais », « le groupe nord », le « groupe ouest » animés les uns et les autres par des militants actifs à l’instar de Robert Guilbaud pour le groupe ouest, dynamisaient la vie de l’Amicale au-delà du centre parisien56. Régulièrement ces groupes de province organisaient de courts week-ends récréatifs au profit de leurs camarades parisiens. Entre 1959 et 1970, le président Robert Monzein prit l’initiative d’organiser autour de Paris une douzaine de rallyes automobiles. Banquets et voyages resserraient donc les liens. Il fut aussi organisé des voyages sur les lieux de captivité. Ainsi le groupe Ouest n’organisa pas moins de « six voyages avec dépôt de gerbes aux cimetières de Wolfsberg et de Sankt Johann im Pongau en souvenir de tous nos camarades décédés en captivité, des souvenirs qu’on ne peut oublier57 ».
83La caisse d’entraide ne pouvait pas être seulement alimentée par les cotisations, celles-ci se trouvant en grande partie absorbées par les frais de journal et de fonctionnement de l’Amicale. Les « Nuits » par le biais de la vente des programmes et la tenue de « buffets », les rallyes automobiles, les loteries devenues « bons de soutien », les dons contribuèrent à abonder la caisse d’entraide destinée à soutenir les camarades dans la difficulté : « Camarades malades ou hospitalisés, épouses ou enfants malades ou hospitalisés, veuves, accidentés, enfants des colonies de vacances, Noël. »
84Ce fut le 30 décembre 2000 seulement que l’Amicale décida de sa dissolution et transféra ses archives aux Archives nationales. Pendant 56 ans, elle était parvenue « à quelque chose » sans doute au-delà même de ses espérances de juillet 1945.
Se taire : « Les douleurs d’hommes sont muettes »
85Dans son éditorial no 1 de Maintenir le comité de rédaction écrivait : « les douleurs d’hommes sont muettes58 ». Gaston Duplat incarnait cela. Il ne semble pas qu’il ait appartenu à cette Amicale ou participé de près ou de loin à ses activités. Il ne revint jamais non plus en Autriche sur les traces de son passé ; il ne participa pas à ce lien institutionnel, et quand il venait à évoquer cette période de captivité, il le faisait extrêmement rarement et avec beaucoup de pudeur et de retenue comme s’il ne voulait pas faire resurgir les affres de la captivité et les douleurs d’une famille prise dans cette tourmente. Néanmoins il adhéra à la Fédération nationale des prisonniers de guerre et donc à l’association départementale59.
86Il conserva pendant longtemps des relations avec quelques compagnons d’infortune : correspondances ou rencontres épisodiques avant que le temps et la maladie ne viennent distendre ou rompre les liens60. Il préserva précieusement jusqu’à sa mort quelques objets, son banjo, sa paire de skis fabriquée sur place et quelques produits d’ébénisterie travaillés pendant sa captivité. Et dans l’un des tiroirs de son bureau, ses carnets de captivité, ses petits albums photographiques, un herbier et un petit dictionnaire franco-allemand. Andrée Duplat, quant à elle, conserva dans le tiroir de son armoire les lettres reçues pendant la captivité de son mari. Elle les avait entourées d’un petit ruban rouge.
87Mais à leurs enfants ils ne dirent rien : « les douleurs d’hommes sont muettes », du moins pour eux !
L’Autriche et son passé
Retrouver la Mémoire !
88Que reste-t-il aujourd’hui dans la mémoire locale ? Sur les cartes, le nom de Markt Pongau a laissé la place à Sankt Johann im Pongau ; retour à la dénomination antérieure à la période nationale-socialiste. Sur le site des camps, il ne subsiste rien de suggestif, tant sur le site du camp nord que sur le site du camp sud. Seule la gare rappelle ces arrivées de convois venus déverser ces milliers de Français, de Soviétiques, de Serbes, de Belges. Cependant quelques lieux de mémoire renvoient au passé. Pour les prisonniers soviétiques, il existe dans le bosquet du Russenfriedhof, situé au nord de la ville, une stèle dédiée aux 3 709 soldats soviétiques morts au camp. Depuis 2018, trois autres stèles de verre commémoratives et explicatives ont été érigées à l’entrée du site, œuvre de l’artiste Karl Hartwig Kaltner. Intitulé « Redonnez leur nom aux victimes. », ce mémorial rend hommage aux milliers de victimes anonymes de l’enfermement. Sur l’une de ces stèles, on peut lire cette phrase de l’artiste Hildegard Stofferin : « Savez-vous sur quoi vous marchez et sur quoi vous vous tenez ? »
Photographie 78. – À la mémoire des prisonniers soviétiques, le Russenfriedhof.

© Wikipedia, Stalag 319.
89Jusqu’en 2009, l’accès au cimetière se faisait de manière illégale, aucun passage public ne permettait de s’y rendre. Le travail mené par la Croix-Noire autrichienne, la concertation engagée entre les propriétaires fonciers, les élus de la municipalité et du land de Salzbourg ont permis, à partir de 2006, d’engager une réflexion et l’ouverture au public avec visites commentées de ce lieu de mémoire en 200961. 167 Soviétiques se trouvent aussi honorés par une stèle sise au cimetière communal.
90Quant aux Français une plaque de marbre en souvenir des prisonniers se trouve apposée à proximité du cimetière communal. Enfin le presbytère conserve un calice de zinc fabriqué au Stalag62. Le 10 décembre 2013, Journée internationale des droits de l’homme, fut apposé dans la caserne Krobatin une plaque rappelant le rôle de cette caserne dans l’organisation générale de la détention :
« Près de la caserne de Krobatin était un camp de prisonniers de guerre de 1941 à 1945 dans lequel les gens ont souffert comme victimes du national-socialisme. Les casernes elles-mêmes étaient partiellement utilisées par les gardes. »
91Il fallut donc plus d’un demi-siècle pour que l’Autriche s’ouvre à son histoire. Ce fut sous l’impulsion de pionniers, de quelques intellectuels que la sensibilisation des populations locales commença. Je pense notamment au travail de Michael Mooslechner et de Robert Stadler sur Markt Pongau sous le régime national-socialiste. L’association Geschichtswerkstatt63, fondée en 2013, continue à militer pour vulgariser notamment auprès des jeunes la connaissance de cette captivité. Des collégiens travaillent sur cette histoire produisant textes et matériaux audiovisuels. Ces initiatives reçurent l’appui des autorités administratives et politiques de la mairie et du land de Salzbourg :
« Il est et restera de notre devoir de mettre en évidence les faits de façon objective afin d’empêcher à jamais que les horreurs du régime nazi et l’implication des contemporains soient alors oubliés. Il ne s’agit pas, comme affirment ceux qui désapprouvent la remémoration, de rouvrir les plaies. Au contraire, c’est seulement si nous regardons en face ce qui s’est vraiment passé que nous pourrons contribuer à guérir les blessures que la dictature et la haine raciale ont causées. La science historique mais aussi la science moderne de l’âme humaine nous donnent cette leçon. Les recherches historiques qu’a entrepris Michael Mooslechner remplissent enfin un vide douloureux qui existait jusqu’ici dans notre culture de remémoration64. »
92Cependant le poète autrichien Erich Fried exprimait le 12 mai 1986 toute la chape de silence qui avait marqué l’histoire du Stalag XVIII C dans un poème intitulé Fragelied, Chant de questions65.
Texte 10. – Fragelied, Erich Fried.
« St Johann, St Johann im Pongau
Qu’était donc ce chemin de fer
Que tu as pris à l’époque
Dont on ne parle pas ?
Qu’était donc ce chemin
Que tu as emprunté alors ?
Tu as laissé pousser de l’herbe dessus
Car qui se rend aux tombes aujourd’hui ?
À droite du chemin de fer
Se trouvaient des camps de prisonniers de guerre
Des Anglais, des Écossais
Des Canadiens
Peu de morts seulement.
Mais à gauche du chemin de fer
Presque tous gisent encore là
Des Yougoslaves, des Russes
Des Ukrainiens. À peu près 4 000 morts.
La mortalité était différente
À droite et à gauche du chemin de fer,
Les uns nourris comme il convenait,
Les autres assassinés par la faim.
Les agonisants encore tués
À coups de pelle St Johann
St Johann !
Ta main droite ne savait pas
Ce que la main gauche faisait.
Et même encore aujourd’hui
Elle refuse encore de savoir
St Johann im Pongau
Tu as laissé pousser de l’herbe
Sur le chemin des tombes »
Profits de guerre et silences
93Gaston Duplat travailla dans le Kommando no 27 355 à Bischofshofen du 21 juin 1943 au 7 mai 1945 dans l’entreprise dirigée par Sepp Moser. À la fin de sa captivité il fabriquait des cercueils66. L’entreprise passa la guerre et devint une entreprise prospère qui se diversifia tout en gardant au cœur de sa production la fabrication de cercueils. En 1997 démarra la construction d’une nouvelle usine de cercueils à St. Michael et permit à la société de devenir le leader sur le marché autrichien !
Photographie 79. – Le développement de l’entreprise Moser après la Seconde Guerre mondiale.

© Duplat, C. Archives familiales.
94Après la chute du Rideau de fer, l’entreprise s’internationalisa en développant une usine en Tchéquie. Dans un document, publié en 2007, évoquant le développement de l’entreprise, aucune allusion à la période antérieure à 1957. Le passé lié à la guerre se trouve complètement occulté. J’adressai en 2007 au fils de Sepp Moser, Reinhard, dirigeant l’entreprise, une lettre, toute en retenue, pour savoir s’il disposait de documents relatifs à cette période.
Texte 11. – Lettre adressée par Christian Duplat à Reinhard Moser, fils de Sepp Moser le 28 décembre 2007
Nantes, December 2007 28th
M. Duplat Christian
Professor of History
To
M. Reinhard Moser
Dear sir
You will be probably surprised to receive this letter. First of all, I would like to say a few words about me. I am M. Duplat Christian, 53 years old and I live in Nantes, an important city in Brittany in the western part of France. I am a teacher, teaching history at the University.
My parents died a few years ago and I got from them many documents about their life especially private matters as mail and diary and photos.
With these documents, I try to write their history. I knew that my father was prisoner of war in Austria from June 1941 to June 1945 and he spent a part of his captivity in Bischofshofen in your father’s factory (Sepp Moser). He arrived the 21th of June 1943 and left the arbeitkommando in may 1945; his number of prisoner of war was 2677. He worked as a carpenter in the factory making, at the end of the war, coffins.
As his son and as professor of history, I am interested in rebuilding his past. I write to you to ask your help for my researches. I need your cooperation and it will be kind of you if you will agree.
First of all, I join some photos of my father: Do you think that these photos were taken at Bischofshofen or not?
Second, do you know some details about the history of your father’s factory during this period? Location in the village, buildings and machines, raw material, production, number of workers, accommodation for them, wages, freedom in the village, information about the Kommandoführer?
At last I have no document at all, except the letters written by my father and his diary. Do you have some photos of this period? Photos of the factory? of the village? of the prisoners? Or documents? List of prisoners?
As you understand, I am interested in any detail about the living condition and the working condition of my father in Bischofshofen.
I tried to contact you in 2002 but at that time your mother was ill and I stopped. I try again to day. Sixty years have passed since the end of the war. We belong now to the same European community. I have no bad feeling about what happened a long time ago. I am just interested in the past of my family.
I hope you will read my letter with a favourable consideration. I am looking forward to reading you
Your faithfully
C. Duplat
PS: sorry, I don’t practise German It’s why I wrote this letter in English
I join some photos and a document found in Paris in the National Archives about the Arbeit Kommando working for your father
© Duplat, C. Archives familiales.
95Je reçus deux ans plus tard, une réponse. Cette réponse fut une grande déception mais pas forcément surprenante. Outre le fait que cette réponse me parvint en fort décalage avec mon courrier, deux ans, le contenu montrait d’une certaine manière la chape de plomb qui pesait sur ce passé : pas un document, pas une information, pas une considération sur cette période trouble.
Photographie 80. – Réponse de Reinhard Moser le 14 décembre 2009 à la lettre du 28 décembre 2007.

© Duplat, C. Archives familiales.
Notes de bas de page
1 Lewin Christophe, Le retour des prisonniers de guerre français, Publications de la Sorbonne, 1986.
2 Certains prisonniers regagnèrent la France par la voie maritime.
3 Lewin Christophe, op. cit., p. 66.
4 SGA, ministère des Anciens Combattants, Caen.
5 Guilbaud Robert, Carnet de captivité.
6 Stouvenel Louis Ernest.
7 Honneur au drapeau.
8 Pendant la guerre, Annemasse s’avérait un point de passage pour des prisonniers évadés et transitant par la Suisse (1 397 passages entre janvier et octobre 1942) ; cf. Dozol Vincent, Annemasse, ville frontière 1940-1944, mémoire IEP, Presses universitaires de Lyon, 2010.
9 Division Germania puis Wiking appartenant à la Waffen-SS et composée de volontaires étrangers ; cette division combattit sur le front de l’Est et participa à la Shoah par balles.
10 SGA, ministère des Anciens Combattants, Caen.
11 Villeneuve Léon Jean.
12 « Bonne » dans le texte, mais Morphée est un dieu dans la mythologie grecque, celui du sommeil et des rêves.
13 Journal de captivité de Gaston Duplat.
14 Il s’agissait d’une citadelle austère, construite entre 1842 et 1853, destinée à se protéger des invasions françaises ; quadrilatère hautement fortifié bâti autour d’une cour centrale.
15 Ulm fut dramatiquement bombardée le 17 décembre1944. 80 % de la ville médiévale furent détruits. Néanmoins sa cathédrale gothique échappa en grande partie aux bombes.
16 Villeneuve Jean.
17 Archives familiales.
18 SGA, ministère des Anciens Combattants, Caen.
19 Archives familiales.
20 Ibid.
21 Journal de captivité de Gaston Duplat.
22 AN F9 3236 ; Cochet François, Les exclus de la victoire. Histoire des prisonniers de guerre, déportés et STO, 1945-1985, Paris, SPM-Kronos, 1992, p. 116.
23 Ouest-France et Courrier de l’Ouest, Édition Angers du 3 juin 1945, Archives municipales, Angers.
24 ADML 80 W 11, Rapport moral du préfet de Maine-et-Loire.
25 Marchand Raymond, op. cit.
26 La Déportation, Angers se souvient, Ville d’Angers, 2005.
27 ADML 58 W 16, Contrôle médical.
28 Ibid.
29 Crédits inscrits au budget du ministère des Anciens Combattants et Victimes de la guerre.
30 ADML 44 W 9, Contrôle sanitaire.
31 Ibid.
32 Lettre du médecin départemental à Monsieur l’Inspecteur général de la Santé le 19 septembre 1945.
33 Le centre d’Angers ferma le 13 avril 1946.
34 ADML 58 W 16, Contrôle médical.
35 Le Courrier de l’Ouest, Édition d’Angers, juin 1945.
36 SAMHA, Service des Archives médicales hospitalières des armées, Limoges. Ce fonds abrite toutes les archives hospitalières des militaires français.
37 Archives familiales.
38 Le Commissariat aux prisonniers initié en novembre 1941 contribua à la mise en place des Maisons du prisonnier et des Centres d’entraide. Il fut un enjeu politique entre Résistance (Maurice Pinot) et Collaboration (André Masson).
39 Lewin Christophe, op. cit., p. 209.
40 Lewin Christophe, op. cit., p. 187.
41 Voir p. 198.
42 Lewin Christophe, op. cit., p. 194.
43 Note du 21 décembre 1945 citée par Lewin Christophe.
44 Archives familiales.
45 Accusé de réception de demande de Carte de combattant le 10 juillet 1949, signé J. Perrot, Secrétaire général de l’Office, Archives familiales.
46 Lewin Christophe, op. cit., p. 187.
47 Office national des anciens combattants. Service départemental des Côtes-du-Nord.
48 Office National des Anciens Combattants. Service départemental de la Vendée.
49 Archives familiales.
50 INED, Institut national d’études démographiques, tableau, mouvement naturel de population depuis 1901 [http://www.ined.fr].
51 Lewin Christophe, op. cit., p. 72.
52 Voir p. 323.
53 Lettre du 24 juillet 1946 au président de la Mutuelle militaire de la 3e Région à Rennes.
54 Archives familiales, Lettre du 6 octobre 1947.
55 Maintenir, Cinquante années de souvenirs et d’amitié, no 304, janvier-février 1994.
56 Guilbaud Robert, prisonnier au Stalag XVIII C, domicilié à Nantes.
57 Maintenir, no 300, mai-juin 1993.
58 Maintenir, no 1, juillet 1945.
59 Voir p. 300.
60 Voir liste des camarades p. 192.
61 La Croix-Noire est une association autrichienne fondée en 1919 à vocation humaniste. Elle se charge, sans considération de nationalité, d’établir, d’entretenir et de préserver les sépultures des victimes des guerres et des persécutions.
62 Mooslechner Michael, Le camp de prisonniers Stalag XVIII C Markt Pongau, [http://www.geschitswerkstatt-stjohann.at/].
63 « Les ateliers d’histoire », mouvement décentralisé de recherches historiques basées essentiellement sur les sources locales.
64 Gabi Burgstaller, une des figures emblématiques du parti social-démocrate autrichien, gouverneur du land de Salzbourg (2004-2013) ; Mooslechner Michael, Das kriegsgefangenenlager, Stalag XVIII C, Markt Pongau, Medieninhaber und Herausgeber : Dr Karl Renner Institut Salzburg.
65 Erich Fried (1921-1988), poète engagé et militant, in Mooslechner Michael, Das kriegsgefangenenlager, Stalag XVIII C, Markt Pongau, Medieninhaber und Herausgeber, Dr Karl-Renner-Institut Salzburg.
66 Voir p. 174.
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