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    Plan détaillé Texte intégral Devoir professionnel de l’artiste Obligations morales Contribution de l’art à notre culture morale Conciliation de l’esthétique et de la morale Notes de bas de page

    La beauté rationnelle

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre V. L’art et la morale

    p. 381-396

    Texte intégral Devoir professionnel de l’artiste Obligations morales Contribution de l’art à notre culture morale Objections des moralistes Objections des esthètes Conciliation de l’esthétique et de la morale Notes de bas de page

    Texte intégral

    1De ce que l’art est une chose, et la morale une autre, on a tiré cette conséquence, que l’artiste a le droit et même le devoir de laisser de côté toute préoccupation morale. – C’est une forme originale du principe de la séparation des genres. Nous aimons que chacun se spécialise dans une tâche définie. Cela est très commode sans doute pour classer les œuvres : nous avons là des étiquettes toutes gommées, qu’il suffit de leur appliquer. – Quand les deux choses seraient absolument distinctes, il s’ensuivrait seulement qu’elles peuvent être séparées. Mais doivent-elles l’être ? C’est une autre question.

    Devoir professionnel de l’artiste

    2L’artiste, comme tout ouvrier, a d’abord son devoir professionnel à remplir. Pourquoi s’est-il fait peintre, sculpteur ou dramaturge ? Peu importe, maintenant qu’il est à l’œuvre c’est pour lui une obligation stricte de faire pour le mieux. Cette simple obligation ne semble pas bien rigoureuse. En réalité elle est grave. S’acquitter en conscience de sa fonction, cela exige de l’artiste des qualités morales de premier ordre, auxquelles aucune aptitude intellectuelle ne saurait suppléer.

    3Il faut que l’artiste soit travailleur. Quel que soit l’art auquel il s’adonne, avant de rien produire, il a besoin d’un apprentissage sérieux, prolongé, qui le mette en possession de toutes les ressources de cet art : il serait impardonnable de ne pas savoir à fond son métier. En cours d’exécution, son œuvre devra l’absorber tout entier. Toutes ses facultés devront être tendues vers le but à atteindre. Que de patience, d’énergie, de ténacité sont requises pour mener à bien une œuvre d’art de quelque importance ! Bien rares sont les artistes pour qui la production est un véritable jeu et dont le génie facile ne connaît pas l’effort. Je crois même que certaines beautés ne peuvent être obtenues sans effort, leur effet esthétique résultant justement du sentiment qu’elles donnent de la tension des facultés. Se remettre à la tâche alors même qu’on n’y trouve plus de joie, continuer par obstination l’œuvre commencée dans le premier enthousiasme de l’inspiration, cela est dur. Il est parfois si tentant de se contenter d’à peu près ! L’artiste obéit si facilement à cette loi du moindre effort, incessant appel aux lâchetés ! Il faut qu’il aille jusqu’au bout de sa tâche sans permettre un instant à son attention de fléchir, sous peine de laisser dans l’œuvre achevée quelque point faible, qui la dépréciera à ses propres yeux.

    4Il faut qu’il soit hardi. Toute œuvre qui apporte dans l’art un élément nouveau est une œuvre de combat. Il faut du courage pour maintenir obstinément son idéal de beauté envers et contre tous, sans se laisser abattre par les défaites ni surtout griser par la victoire. Il faut du courage pour briser les vieilles idoles, pour s’affranchir des superstitions, pour braver l’indignation des critiques que l’on dérange dans leurs formules, et le ricanement des sots. Nulle routine n’est plus autoritaire que la routine artistique. Bien des artistes souffrent de son joug et n’osent le secouer. Les plus grands sont ceux qui en ont eu le courage. Quand on voit un chef d’école arriver à s’imposer, on peut dire de lui qu’il est vraiment un homme.

    5Il faut qu’il soit désintéressé. Ce n’est pas que j’exige de lui le vœu de pauvreté. La pauvreté n’est un stimulant que par l’effort qu’on fait pour en sortir. Quelques artistes s’entendent fort bien à gérer leurs intérêts. Je ne leur en ferai pas un reproche. Leurs œuvres ayant une valeur commerciale, il est juste qu’ils en bénéficient. À trouver l’aisance, ils gagnent indépendance et dignité. Vivant de leur art, ils se sentiront plus astreints au travail continu. Entre le professionnel et l’amateur, toute la différence est que l’un tire profit de son œuvre, l’autre non. On ne remarque pas que les œuvres d’amateurs aient la supériorité. Que l’artiste vende donc ses tableaux, ses statues, ses romans et ses drames. Cela est légitime. Mais qu’il ne vende rien de sa conscience d’artiste. Publier une œuvre qui n’est pas au point ; abaisser son idéal au niveau de sa clientèle ; persévérer dans un genre parce que c’est celui-là qui a cours sur le marché ; surmener son talent par une production hâtive quand on sent qu’on aurait besoin de se recueillir pour se renouveler ; imiter ces industriels qui d’abord soignent leurs produits pour les lancer, puis se négligent et vivent sur leur marque ; en un mot faire à l’argent une concession quelconque, c’est se mettre au louage, c’est faire œuvre servile, c’est se misérablement exploiter. Les capitulations de conscience commencent dès que l’artiste fait au succès la moindre concession d’art. – Mais vous êtes bien exigeant, nous dira-t-on. Quand de l’art on ne ferait qu’un métier, ce serait encore un métier très honorable. Vous n’exigez pas du décorateur qu’il tapisse et meuble nos chambres suivant sa conception d’art ; vous lui accordez le droit de se plier aux goûts du public. De même un tailleur n’habillera pas ses clients suivant ses propres idées esthétiques, mais suivant leurs préférences. Pourquoi vous montrer tout d’un coup si sévère, quand il s’agit de tableaux ou de statues ? – C’est que génie oblige, et même que talent oblige. Aux humbles qui tirent parti pour vivre de leurs modestes aptitudes, je n’ai rien à dire. Ce qui m’indigne, c’est de voir ceux qui pourraient être grands s’abaisser, et nous fournir des œuvres médiocres quand ils nous doivent un chef-d’œuvre. Alors même que l’artiste exploite ses talents en toute loyauté, il y a, dans le fait même qu’il cherche à les exploiter le plus possible, quelque chose de suspect. Qu’une œuvre d’art supérieure ait un gros succès d’argent, qu’un artiste fasse fortune, cela choque en nous certaines délicatesses. Quand j’apprends qu’un peintre a vendu très cher un tableau, je serais tenté de dire qu’il a eu sa récompense : faut-il encore, par surcroît, que nous lui fassions nos compliments ? J’admirerais moins une œuvre poétique, si je savais qu’elle a rapporté au poète la forte somme. Sans doute cette idée du bénéfice obtenu et cherché n’enlève rien aux qualités littéraires de l’œuvre, mais elle lui ôte quelque chose de sa valeur morale. Je sais qu’une fois au travail un artiste consciencieux fait abstraction de ces préoccupations étrangères à son art. Mais il les a eues au début, il les retrouvera à la fin. Nous aimerions mieux que son œuvre ne lui ait pas procuré des satisfactions de cet ordre. Quand il y aurait mis les idées les plus généreuses, nous ne pouvons plus la regarder elle-même comme une œuvre de dévouement. Quel a été le but réellement poursuivi ? L’argent a-t-il été fin, a-t-il été simple moyen ? Son tintement obsédant nous gêne. Il est des artistes qui consentent à faire de leur art un gagne-pain, mais croiraient l’abaisser en lui demandant la fortune. Ils n’estiment pas que, s’adonnant à la tâche la plus noble, ils méritent une plus large rémunération que celui qui remplit les fonctions les plus humbles, les plus pénibles, les moins considérées : n’est-ce pas au contraire celui-là qui aurait droit à une compensation ? Ils sont dans le vrai. Il en est qui éprouvent une sorte d’âpre joie à souffrir pour leur art, qui sentant déborder en eux les forces intellectuelles et morales se croient tenus de se dépenser pour autrui. « Soumission, soumission profonde à ton destin. Tu ne peux plus exister pour toi, mais seulement pour les autres ! » C’est ainsi que parlent avec Beethoven les vrais artistes. Cette attitude morale, étant la plus généreuse, est la plus digne d’eux, et par conséquent celle qui s’impose.

    6Toutes ces obligations de l’artiste, labeur, hardiesse, désintéressement, se peuvent résumer en une seule formule : son strict devoir professionnel, auquel il doit tout sacrifier, c’est d’amener son œuvre à sa perfection.

    Obligations morales

    7Voyons maintenant quelles sont ses obligations morales. Il n’y a pas là de problème. Aussi bien dans son œuvre même que dans sa vie privée et publique, l’artiste ou l’écrivain est soumis aux obligations communes. Peut-être à quelque chose de plus, parce qu’il est plus qu’un autre en évidence : certainement à rien de moins. Par quelle étrange aberration a-t-on voulu lui faire une morale à part, ou lui conférer des immunités spéciales ?

    8Quand on parle de soumettre l’art à un contrôle moral, quelques écrivains jettent les hauts cris : asservir l’art ! Expurger les chefs-d’œuvre ! Couper les ailes au génie ! Je ne comprends pas ces indignations. Rester moral, c’est donc chose bien gênante ? Pour respecter certaines pudeurs, il faut donc se faire violence ? Quand le génie obéit de si bon cœur aux lois autrement minutieuses, artificielles de la rime ou de l’harmonie, et prend plaisir à se jouer de ces difficultés, je ne vois pas pourquoi il ne s’asservirait pas plus volontiers encore aux simples exigences de la morale. Peut-on même parler d’asservissement quand il s’agit de stricte honnêteté ? Une âme qui est vraiment honnête ne sent même pas l’obligation de l’être ; c’est dans une atmosphère saine qu’elle respire librement. Je ne puis croire qu’un vrai poète, c’est-à-dire qu’une belle et grande âme éprise de beauté, puisse voir cette beauté ailleurs que dans le bien. Comment pourrait-il s’éprendre des laideurs, des vices, des difformités morales au point de les regretter, et de s’indigner qu’on les lui interdise ? Sur ce point je serai intransigeant. L’art n’a droit à aucune licence. Il est soumis au droit commun, strictement.

    9La beauté de la forme n’excuse rien, ne purifie rien. Si la splendeur de la forme nous fait souvent oublier l’immoralité du fond, jamais elle ne doit nous la faire oublier. Si nous estimions la moralité ce qu’elle vaut, nous serions plus sensibles que nous ne le sommes à un tel défaut. Dans le plus beau développement littéraire, une faute de français nous fera sursauter. Une faute de morale est autrement grave et ne devrait pas passer inaperçue.

    10Il y aurait beaucoup à dire, à ce point de vue, sur les allures du roman français contemporain. Je mets hors de cause quelques œuvres de haute valeur littéraire et morale, qui paraissent de loin en loin. Je parle de la production courante. Le niveau moral en est-il suffisamment élevé ? Le roman français, pris dans son ensemble, a-t-il fait du bien ou du mal à l’âme française ? La question vaut qu’on y pense.

    11De tous les genres littéraires, le roman est celui qui agit le plus sur les mœurs. C’est l’art le plus prenant, le plus vivant, le plus intime et aussi le plus populaire. Combien de personnes ne lisent que des romans et ne songeraient à citer, comme grands écrivains, que des romanciers !

    12Si vous voulez savoir quel est le véritable idéal d’un homme, ne lui demandez pas quel est d’après lui le but de la vie, cette question le mettrait sur ses gardes, il chercherait à répondre comme il est convenu qu’on doit le faire. Laissez-le s’abandonner à son imagination ; demandez-lui quel serait, s’il était tout à fait libre, son rêve de bonheur. Né du libre jeu de l’imagination, et par conséquent inspiré des instincts profonds, le roman peut être regardé, à chaque époque, comme l’expression de notre moralité acquise ; nous y trouverons nos aspirations véritables. Mais en les formulant, il les précise. Il donne à ces aspirations un but plus défini. Il contribue à la formation de notre idéal. « Se distraire, rêver !… Tout liseur a conscience de chercher cela dans le roman qu’il ouvre. Il y cherche encore autre chose qu’il ignore chercher, comment il faut aimer, comment il faut agir, comment il faut vivre, en un mot… Tous les livres qui ont remué le cœur de l’humanité lui disaient en quelque façon : Voici un chemin que tu peux suivre1. » Cela est vrai. Les romanciers ne s’occupent peut-être que de peindre la vie ; sans le vouloir, ils lui donneront une orientation. Quoi qu’ils fassent, dans toute œuvre qu’ils nous présentent, ils mettront une thèse morale ou sociale. Nous avons le droit d’exiger qu’ils y songent ; ils n’ont pas le droit de se désintéresser de l’effet moral de leurs œuvres. Ils en sont responsables. Il faut qu’ils s’efforcent de purifier et d’élever leur propre idéal, de peur de gâter le nôtre.

    13J’ai dit ailleurs2 ce qu’il fallait penser de l’invasion des images sensuelles dans la littérature et dans l’art.

    14Alors même que le roman ne tombe pas dans l’excessive sensualité, il y a déjà quelque chose d’abusif dans la place qu’il fait à l’amour.

    15Qu’on lui accorde la prédominance dans l’art, rien de plus naturel. Sa valeur poétique est incomparable. Il n’est pas de sentiment plus romanesque, c’est-à-dire plus évocateur d’images, et auquel nous ramène plus volontiers la pente de la rêverie. Mais enfin il en est bien d’autres avec lesquels nous pouvons sympathiser, parce qu’ils ont aussi leur place dans la vie réelle. L’homme n’est pas un monomane d’amour. Le romancier a le droit de mettre en scène tous les modes de l’activité humaine auxquels nous pouvons nous intéresser. Il devrait bien en user. En nous ramenant trop obstinément à un sentiment unique, quand ce serait le plus noble et le plus beau de tous, il tend à fausser l’équilibre de notre sensibilité. Il risquerait de nous faire croire que l’amour est la seule chose dont l’homme vive et meure, et le but suprême de l’existence.

    16Il est une qualité qui manque en général aux personnages de roman à un degré surprenant : c’est l’énergie morale. Pourquoi leur insuffler une âme si débile ? Leurs passions sont bien puissantes, mais eux-mêmes sont bien faibles. Ces personnages qui ne vivent que de la vie passionnelle, quand la passion leur manque, n’ont plus rien à faire en ce monde. Ils n’ont plus d’âme. Semblables à ces figures de baudruche qui s’élèvent gonflées d’air chaud dans les airs, sitôt refroidis, ils retombent comme des loques. Devant les crises morales de la vie, chaque fois qu’ils se trouvent en présence de ces problèmes qui sont insolubles dans le sens du bonheur, leur seule idée est de fuir. Un roman sur trois finit par un suicide, comme si le suicide était la conclusion normale de l’existence. Le romancier n’y entend pas malice. Il voit simplement dans cette conclusion une façon commode de sortir lui-même de la situation inextricable dans laquelle il s’est engagé, et de finir son œuvre sur un effet pathétique. Mais qui ne voit le danger ? Je ne sais si l’exemple du suicide littéraire est contagieux. À coup sûr, il est une grande leçon de découragement. Le romancier dira qu’il n’est pas responsable des défaillances de ses personnages, qu’une fois créés il les laisse vivre de leur vie propre. C’est donc à vous, héros de roman, que j’adresserai ma requête. Ombres légères qui hantez notre imagination et ne vivez, vous le sentez bien, que de l’existence du rêve, pourquoi ne pas vous montrer plus courageuses ? Vous ne luttez, êtres de fiction, que contre des périls imaginaires et un semblant de douleur. Que deviendrons-nous devant les dangers et les douleurs de la vie réelle, si vous-mêmes vous vous abandonnez ? Vous qui êtes notre idéal, vous nous devez le bon exemple. Donnez-nous l’exemple de l’énergie ! Cela vous est si facile !

    Contribution de l’art à notre culture morale

    17Non seulement l’art ne doit porter à la morale la plus scrupuleuse aucun ombrage ; mais il a le droit, il a même dans certaines conditions le devoir de contribuer à notre culture morale d’une manière positive.

    Objections des moralistes

    18Contre l’idée de mettre l’art au service de la morale, les plus fortes objections sont venues du côté des moralistes. Ils se défient de l’assistance qu’on leur offre. Ils diront que l’art nous détourne de la vie sérieuse ; qu’il donne leur libre expansion à des instincts que la morale s’applique justement à tenir sous le contrôle ; que les œuvres les plus irréprochables ne peuvent avoir qu’une influence morale très médiocre. Ils estimeront même qu’avec les meilleures intentions du monde, l’art ne peut que compromettre la morale en lui prêtant son appui. La transporter au théâtre et dans le roman, n’est-ce pas lui ôter quelque chose de son sérieux ? N’est-ce pas nous habituer à la regarder comme une simple matière à déclamations ? « Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre !… Le théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtements. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l’on se croirait aussi ridicule d’adopter les vertus de ses héros que de parler en vers et d’endosser un habit à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentiments et toutes ces brillantes maximes qu’on vante avec tant d’emphase ; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu’il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société3. »

    19Il y a du vrai dans ces objections. Elles sont un avertissement. L’art n’est pas à l’abri de tout reproche. Ce ne sont pas seulement nos plus nobles sentiments que nous avons mis en lui. Par cela même qu’il représente assez bien à chaque époque notre moralité acquise, son niveau moyen doit être assez bas. Mais il peut s’élever et nous élever avec lui. Ce n’est pas à lui de nous attendre. Nous ne nous exagérons pas l’efficacité de l’action que l’art peut exercer. Il y aurait évidemment quelque naïveté à trop compter sur la comédie pour châtier les mœurs, sur la tragédie pour élever les âmes, et sur la poésie pour résoudre les questions sociales. Ce n’est pas l’art qui fera de nous des consciences fermes, des volontés énergiques et droites. Cela est œuvre d’éducation, d’enseignement direct. Mais il contribuera à nous donner cette délicatesse, cette générosité, cette élévation de sentiments, cette tendance à poursuivre de préférence les fins les plus désintéressées, qui est comme la fleur de la moralité. Il nous apprendra ce que vaut l’idéal. Personne ne doute qu’il puisse le faire. Il doit donc y travailler. Nous devons nous dire que dans les causes si complexes qui déterminent notre moralité, l’influence de l’art, quand on la supposerait très secondaire, compte néanmoins, et par conséquent doit être utilisée. Par les images qu’il nous met devant les yeux, par les sentiments qu’il nous suggère, il peut contribuer de quelque manière à notre culture morale. Son domaine est la fiction. Il n’agit que sur nos rêves. Mais quelque chose de nos rêves ne passe-t-il pas toujours dans notre vie réelle ? Eux-mêmes après tout font partie de notre vie réelle. Qu’ils soient généreux et nobles, ou grossiers et impurs, cela n’est pas indifférent.

    20Il est d’ailleurs loisible à l’art de se rapprocher autant qu’il veut de la vie, pour exercer sur elle une action plus forte. S’il nous transporte dans un monde de convention, que pas un instant nous ne songerons à identifier au monde réel, sans doute nous ne ferons pas d’applications de ce qui se passe dans l’un à ce qui doit se passer dans l’autre. Que des personnages de théâtre fassent de beaux gestes en déclamant de superbes tirades, qu’ils soient nobles, désintéressés, héroïques, nous les applaudirons ; nous approuverons leurs beaux sentiments comme conformes à la morale du théâtre ; mais pas un instant en effet l’idée ne nous viendra d’imiter dans notre vie journalière les gestes de ces glorieux fantoches et leurs vertus à panache. Les héros de tragédie sont un peu loin de nous. Quand ils nous parlent de devoir, de patrie, ils donnent à ces mots si beaux en eux-mêmes une magnifique résonance, et cela n’est pas inutile ; mais des sentiments même moins héroïques, exprimés par des hommes plus semblables à nous, agiraient davantage. Dans la vie des humbles on saurait trouver des efforts vers le bien, des exemples d’abnégation, de dévouement qui nous toucheraient plus directement. C’est ce que tendent à faire les dramaturges contemporains. De même, si l’on réussit à nous faire venir les larmes aux yeux en nous montrant les douleurs et les misères d’êtres de convention qui ne ressemblent pas aux hommes réels, on n’aura provoqué que cette émotion passagère et vaine dont parle J.-J. Rousseau avec une rude franchise : pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Mais l’art peut réduire au minimum la part de la convention. Un réalisme puissant, intense ; des personnages qui nous ressemblent non seulement par leur mentalité, mais par leur physionomie, par leurs attitudes physiques, par leurs occupations journalières ; un art tellement nourri d’observation, en communication si constante avec la nature, qu’il puisse rentrer dans notre expérience de la vie : telles sont les conditions requises pour qu’une action puisse être exercée.

    Objections des esthètes

    21Donnons la parole aux esthètes. L’art, disent-ils, s’abaisse en se subordonnant lui-même à une fin étrangère ! – Il ne s’abaisserait qu’en se subordonnant à une fin inférieure, à des fins mesquines, étroites, égoïstes. Mais se mettre au service de la morale, s’efforcer d’être vraiment utile, n’est-ce pas s’élever ? Il faut bien d’ailleurs qu’il s’assigne une fin quelconque. Veut-on qu’il travaille à vide ? Si la formule de l’art pour l’art était prise à la lettre, elle serait un non-sens.

    22Il ne doit viser et prétendre qu’à la beauté ? – Resterait à savoir s’il ne la trouverait pas dans la moralité même. C’est ce que nous verrons tout à l’heure. Mais quand bien même le fait de rendre les hommes un peu meilleurs n’aurait en lui-même aucune valeur esthétique, s’ensuit-il que l’on ne puisse se le proposer comme fin ? Le rire n’a rien d’esthétique. On admet pourtant une forme d’art qui se propose pour fin unique de faire rire les honnêtes gens. Le fait de pleurer n’a rien d’esthétique. On admet pourtant un art qui par des effets pathétiques nous tire les larmes des yeux. Si paradoxale que soit la formule, on pourrait dire que la beauté dans l’art, comme le bonheur dans la vie, doit être un résultat et non un but. C’est à la condition de n’y pas viser directement que nous pourrons l’obtenir, en nous proposant quelque fin positive digne de notre effort. Il n’y a donc aucune raison pour que l’on n’admette pas un art qui se propose pour fin de nous rendre meilleurs. Ce qui est engagé au fond, dans ce débat sur la destination de l’art, c’est l’idée que nous devons nous faire du but de la vie. Il peut sembler étrange qu’au cours d’une discussion esthétique on pose brusquement une question si grave. J’estime pourtant qu’il est indispensable de se prononcer à ce sujet. Si nous n’avons rien de mieux à chercher en ce monde que le bien-être, il est clair que nous devrons orienter l’art vers l’agrément et l’estimer en raison des plaisirs qu’il nous procurera. Supposons au contraire que notre préoccupation dominante soit de nous élever au plus haut développement moral ; l’œuvre d’art ne pourra nous plaire que dans la mesure où elle nous rapprochera du but. De toute façon, une fois notre fin suprême déterminée, la raison exige que nous y tendions de toutes nos forces et par conséquent il est évident que cette question du but de la vie doit primer toutes les autres. Pour nous notre choix est fait.

    23Mais si nous voyons poindre dans une œuvre l’intention de nous faire la morale, nous n’y trouvons plus le même plaisir. Nous attendions un drame, un roman ; on nous donne de bons conseils : nous sommes déçus ! – Notre plaisir sera peut-être d’un autre ordre, mais il ne devrait pas être moindre. La morale nous est-elle à ce point antipathique, qu’il lui suffise de se montrer pour que cela jette un froid ? Avons-nous des goûts si bas que nous prenions moins de plaisir à une œuvre parce qu’elle sera pétrie d’idées généreuses, de sentiments vraiment moraux, de bonté et de justice ? Sommes-nous si frivoles, que dès qu’un entretien prend une tournure un peu sérieuse, notre attention s’en retire ? C’est alors au contraire que nous devrions tendre l’oreille. Et si dans l’œuvre qui nous est présentée nous trouvons une solution à quelqu’un des grands problèmes qui doivent nous tourmenter, il serait singulier que nous fussions déçus. Nous pourrions tout au plus être surpris. Encore ne le serons-nous que si l’auteur a oublié de nous préparer à ces paroles graves qu’il veut nous faire entendre : mais il n’y manquera pas s’il sait son métier, car cela même fait partie de son art.

    24Soit, nous voulons bien qu’on nous fasse la morale. Mais il ne faut pas confondre les genres. Une œuvre d’art ne doit pas être un sermon ! – Pourquoi veut-on qu’un sermon ne soit pas une œuvre d’art ? Du moment que l’artiste exerce, ce dont on ne peut douter, une influence, il ne peut mieux faire que de l’exercer au profit du bien, pour faire passer dans les âmes la conception la plus haute que lui-même puisse se faire de la vie. Alors appelez son œuvre comme vous voudrez, dites que ce ne sera pas de l’art, mais de la morale ! Peu importe, nous ne discuterons pas sur les mots : l’essentiel c’est que sa valeur n’aura pas décru.

    25En appréciant une œuvre au point de vue moral, vous faites entrer dans votre critique des éléments tout à fait étrangers à l’art ! – Oui, si la valeur d’art d’une œuvre est tout entière dans la forme ; mais si l’on admet, comme on le doit, qu’elle est aussi dans le fond, cette appréciation morale ne sera nullement étrangère à l’art proprement dit. Elle doit faire partie de la critique littéraire et artistique. Nous ne pouvons admettre que certaines qualités contribuent à la beauté de l’œuvre d’art, d’autres non. Toute qualité est esthétique et doit être louée. Tout défaut est une laideur et doit être signalé par le critique d’art. Poser à part la question morale, comme si c’étaient des considérations d’un tout autre ordre, qui ne relèvent pas de l’esthétique, c’est un contre sens. On sépare deux choses qui devraient être intimement unies. La moralité de l’œuvre est une condition essentielle de perfection et de beauté.

    26On dira couramment : cette œuvre est parfaitement belle, mais immorale. Comme si cette immoralité ne la dépréciait nullement au point de vue littéraire ! Autant vaudrait dire : ce tableau est très beau, parfaitement beau, mais criard de couleurs ; cette page est belle, parfaitement belle, mais les pensées en sont absurdes. La moralité ou l’immoralité de l’œuvre doit faire partie intégrante du jugement que nous portons sur sa beauté ; dans certains cas même, cette considération morale doit dominer tout le reste. Je ne vois qu’un cas où l’art soit vraiment indépendant de la moralité ; c’est celui où par la nature même du sujet, l’œuvre ne peut donner prise à aucune appréciation morale. Mais toute œuvre qui peut avoir quelque rapport avec les mœurs doit être jugée à ce point de vue. Tout ce qui lui manque de moralité lui manque en beauté, et la gâte d’autant, et doit la déprécier d’autant.

    27Au fond, je suis persuadé que tout le monde est de cet avis. Personne n’admirera vraiment une œuvre qu’il trouvera immorale. – Quoi donc ? N’est-il pas des œuvres vraiment perverses auxquelles les plus honnêtes gens reconnaissent une réelle beauté ? – Il faut s’entendre. Avec ce défaut criant d’être immorale, une œuvre peut avoir des qualités littéraires non négligeables : qualités que les honnêtes gens eux-mêmes pourront reconnaître, qu’ils se croiront même tenus d’exalter par scrupule d’impartialité et pour ne pas avoir l’air trop rigoristes. Mais intérieurement ils seront choqués ; et s’ils ne le sont pas, c’est qu’ils n’ont qu’une honnêteté de surface. Ils ne feraient pas si facilement abstraction de la moralité s’ils l’avaient plus à cœur. Bien que ces œuvres choquent la morale qu’ils se croient tenus de professer des lèvres, sans doute elles sont conformes à celle qu’ils professent dans leur for intérieur, et qu’ils pratiqueraient pour leur compte s’ils étaient libres ; elles sont en harmonie avec leurs aspirations secrètes. On se figure parfois que la morale courante est une chose universellement admise, même de ceux qui ne la pratiquent pas. On ne voit pas que pour beaucoup elle n’est nullement un idéal. Ils en ont une autre à leur usage, qui leur semble plus belle, ou tout simplement plus commode. Tenez compte de cette subjectivité des convictions morales, vous voyez se rétablir l’accord entre la moralité des œuvres et leur effet esthétique. Nul homme ne peut se plaire vraiment qu’aux œuvres qui correspondent à sa morale propre, à sa conception de la vie. Un roman de luxure ne pourra plaire qu’aux luxurieux, un livre de violence qu’à ceux qui ont le culte de la violence ; et l’honnête homme se plaira aux œuvres vraiment honnêtes.

    28Je n’admets pas non plus qu’une œuvre puisse être parfaitement morale sans être belle.

    29Quand elle serait mal écrite, mal composée, plate de style, quand lui manqueraient toutes les autres beautés, au moins aurait-elle celle-là, d’être d’inspiration très noble ; et à ce titre nous devrions l’admirer. Je ne crois pas d’ailleurs possible que l’expression d’une belle pensée soit jamais à ce point défectueuse. Comment l’homme qui a les plus hautes qualités de l’âme manquerait-il absolument des petites ? Cela est possible, mais n’est guère probable. Avec la plus haute moralité, comment serait-on de pauvre culture, d’imagination médiocre, incapable de rendre passablement sa pensée ? La pensée forte entraîne l’expression frappante. La conviction donne l’éloquence et l’autorité. Un homme qu’emporte un grand élan de justice, de bonté, quand il ne saurait pas écrire, trouvera pour rendre sa pensée des formes que les écrivains de métier ne trouveraient pas, et qu’eux-mêmes ils seront forcés d’admirer.

    30On me dira que des idées peuvent être parfaitement morales et pourtant dépourvues de toute beauté, comme cette proposition, qu’il ne faut pas voler. – Pourquoi ne l’admirons-nous pas ? Parce qu’elle ne nous apprend rien. C’est une formule sèche, qu’on débite sans aucune conviction, et qui n’éveille en nous aucun sentiment moral. Mais elle a eu son heure de beauté, dans l’esprit qui le premier s’est élevé à cet idéal de la probité parfaite ; et elle peut reprendre son éclat, quand elle redeviendra vivante, quand elle s’imposera à nous aux heures de tentation, comme un impératif sévère. Un dramaturge pourrait lui donner un caractère sublime. Toutes ces formules de devoir, qui maintenant sont codifiées dans la morale usuelle, ont été des révélations de l’idéal, des inventions morales, œuvres anonymes et peut-être collectives du génie humain, si hautes que les hommes leur ont attribué une origine divine. Chaque fois que dans une œuvre nous voyons apparaître de ces pensées vraiment morales, parce qu’elles supposent chez celui qui les a trouvées un élan vers le bien, nous tressaillons d’admiration.

    31Comment la moralité n’augmenterait-elle pas la valeur esthétique d’une œuvre d’art ? La conception des vérités morales est elle-même l’œuvre la plus haute et la plus belle de l’esprit humain. Il y faut du génie, cette forme du génie qui découvre à notre activité une fin supérieure aux fins connues, cette invention spéciale qui est le plus superbe effort de l’âme humaine, et qu’on pourrait appeler le génie moral.

    32Quand on entend parler d’œuvres morales, on se représente d’ordinaire quelque chose de neutre et de fade, une sorte de qualité négative, l’absence de toute infraction aux lois de la décence et de l’honnêteté, la conformité bénévole aux idées reçues. Pour rendre l’art édifiant, nous faudra-t-il revenir à la morale en action, aux œuvres lénitives écrites à l’usage des enfants, pour leur apprendre qu’il faut être bien sage ; au vice puni et à la vertu récompensée ; au répertoire de Berquin ?

    33La moralité est bien autre chose. Elle représente une qualité positive, très rare et très méritoire, l’élévation d’âme4. Pour ce qui est de la morale en action, je suis le premier à l’abandonner. Le vice toujours puni, la vertu toujours récompensée, rien n’est plus faux, et au fond rien n’est plus immoral. Faire appel à l’intérêt, à l’égoïsme, à la peur pour nous amener au désintéressement, c’est abaisser notre idéal sous prétexte de nous édifier, c’est commettre un contre-sens moral, c’est gâter le cœur. Le meilleur moyen de réveiller les consciences assoupies, c’est de leur montrer les conséquences réelles, fatales, irréparables du mal que l’on fait. Si nous n’avons pas le cœur décidément bas et vil, cela doit nous suffire. Ce qui doit nous écarter du vice, de l’injustice, de l’improbité, de la trahison, de la cruauté, ce qui fait que tout cela est mal, c’est que tout cela fait du mal ; c’est que quelqu’un souffre de nos fautes, en est souillé, en est blessé. Nos légèretés ont des conséquences graves. Nous sommes trop portés à regarder les fautes morales comme une simple infraction à une règle. On nous a trop dit que c’était affaire entre notre conscience et nous ; on nous en détourne par la seule perspective du châtiment, que par insouciance et même par courage nous pouvons braver, que d’ailleurs on a tort de nous présenter comme certain. Les infractions à la loi morale n’ont qu’une sanction infaillible : le mal qu’elles font ; et c’est cette perspective qui doit nous faire reculer.

    34Quant au reproche de banalité, c’est le dernier qu’on pourrait adresser aux œuvres morales. La morale n’est pas conservatrice, elle est plutôt révolutionnaire. Nos usages sociaux, nos idées courantes en sont si loin ! Quiconque essaye de suivre logiquement les idées de justice, de bonté se demande s’il aura la force d’aller jusqu’au bout ; il voit se dresser devant lui, vaguement entrevues, des obligations formidables. Nous n’osons trop penser au devoir, nous sentons qu’il nous obligerait à trop changer notre vie.

    35Toute œuvre de véritable moralité semblera plutôt paradoxale. À son apparition, elle heurtera nos préjugés moraux, elle nous choquera dans notre pharisaïsme, bien que nous la sentions juste au fond, et d’une moralité supérieure. On se représente trop la morale comme une chose toute faite, comme un ensemble de vérités acquises qu’il suffirait de rabâcher. Elle n’en est pas réduite à cela ; ou plutôt, elle ne s’est pas encore élevée à ce degré de certitude. Elle se cherche, parfois en gémissant. Elle est donc quelque chose de bien vivant. Dans ses idées morales elles-mêmes, l’artiste peut mettre le meilleur de son originalité et de son génie. Par œuvre morale, j’entends celle qui nous laisse sur une noble impression ; qui nous donne envie de travailler à quelque belle œuvre, de vivre d’une vie plus digne ; celle qui nous signale les iniquités sociales et nous donne envie de les réparer ; qui nous rappelle quelque devoir trop oublié ; qui nous laisse plus épris de justice, plus généreux ; qui éveille dans notre cœur des sympathies nouvelles, des tendresses plus délicates ; qui pose nettement quelque cas de conscience grave, et le résout virilement ; qui travaille à notre éducation sentimentale, en élargissant notre cœur, en lui donnant la force et la droiture. Est-ce quelque chose de négatif que cela ? Et peut-on dire que l’œuvre capable de produire en nous, même à un degré très atténué, des impressions de ce genre, soit une simple berquinade ? Pour en trouver qui se soient approchées de cet idéal, il vous faudra citer les grands noms de la littérature, les écrivains de génie dans leurs plus sublimes moments. À qui douterait encore que la moralité soit par elle-même une beauté, je ferai remarquer qu’en fait elle seule élève l’œuvre d’art au maximum d’effet esthétique. Cherchez, dans toute la littérature, des exemples de sublime, vous n’en trouverez que de sublime moral. Cela devrait faire disparaître toute équivoque et clore la discussion.

    36Quelques théoriciens autorisent l’artiste à moraliser, mais à la conclusion que ce soit indirectement, sournoisement en quelque sorte, et sans en avoir l’air. Nous serons plus nets. Nous admettrons sans aucune restriction le droit de l’artiste non seulement à soutenir une thèse morale, mais à mettre cette intention morale en pleine évidence ; et loin de retirer quoi que ce soit de notre admiration à ceux qui auront le courage de le faire, nous les en admirerons davantage ; avec une pleine conviction nous affirmerons que ce sont eux qui se sont fait de leur art la conception la plus sérieuse, la plus juste, et la plus élevée.

    37Bien des fins ont été assignées à l’art : créer le beau, émouvoir noblement, nous transporter dans un monde idéal où nous puissions oublier les trivialités et les laideurs de la vie, nous procurer de délicates jouissances, exercer par jeu les facultés qui ne trouvent pas leur emploi dans la vie pratique, exprimer nos sentiments les plus profonds, établir entre tous les hommes par de communes aspirations un lien religieux : il est certain qu’il peut faire tout cela. D’autres diront que sa fonction est de nous distraire de la vie sérieuse, de faire de nous des dilettantes et des esthètes, de nous griser, de nous halluciner de visions bizarres, de nous imprégner de cette sensualité latente que l’on peut découvrir dans toute production artistique. Il est certain aussi qu’il est capable de faire cela. L’art est infiniment complexe. Il peut s’engager dans d’innombrables voies. Il est impossible d’assigner à tous les arts, comme s’ils faisaient bloc, une fonction unique, et de les enfermer dans une seule formule. Nous n’admettons donc pas que l’on interdise à l’art de poursuivre une fin quelconque, sous prétexte que cette fin est étrangère à sa véritable fonction : tout doit lui être permis, sauf ce qui est nuisible de quelque manière ; chaque œuvre doit être jugée en elle-même pour sa valeur propre. Nous-mêmes nous nous garderons de toute définition restrictive. Nous disons seulement que de toutes les fins que l’art peut se proposer, une des plus légitimes, une des plus élevées, est de nous donner un idéal moral.

    38Au-dessus des œuvres qui atteignent une telle fin, je ne vois rien que la moralité même, c’est-à-dire qu’une existence où cet idéal est réalisé. L’art suprême, c’est celui qui met de la beauté, non dans de simples fictions, mais dans la vie réelle : qui appelle le plus grand nombre possible d’êtres à la plénitude de l’existence ; qui leur indique le moyen et leur donne la volonté de vivre les uns à côté des autres, les uns pour les autres, dans la paix et l’harmonie : c’est la moralité.

    Conciliation de l’esthétique et de la morale

    39Il me semble que maintenant nous avons dissipé les derniers malentendus qui séparaient l’esthétique de la morale, et l’idée du beau de l’idée du bien.

    40Entre le bien et le beau, je ne vois qu’une différence de degré : le beau, c’est le bien porté à un degré tel, qu’il mérite d’exciter l’admiration. Qu’un être organisé n’ait aucune difformité, cela est bien ; qu’il réalise d’une manière parfaite le type de son espèce, cela est beau. La stricte probité dans les actes donnera l’impression du bien moral ; le courage héroïque, la complète abnégation donnera une impression de beauté. Le bien et le beau n’étant que des degrés dans la perfection, toute distinction absolue que l’on essaierait de mettre entre les deux idées sera artificielle.

    41Mais la beauté, dit-on, est un luxe ; la bonté est obligatoire. Identifier le bien au beau, c’est en faire un simple idéal, auquel nous tendrons si nous le voulons bien, mais que nous ne sommes pas tenus de réaliser. – Quoi donc ? Avons-nous le droit de rester indifférents à l’idéal ? N’implique-t-il pas un sentiment d’obligation ? Peut-être cette obligation est-elle moins absolue, par cela même qu’il s’agit d’un degré de perfection plus élevé. Le minimum peut être réclamé ; le maximum n’est que demandé. Mais ce sont encore là de simples degrés dans l’obligation. Passé les premières formules de la moralité élémentaire, tellement urgentes qu’elles peuvent être dites d’obligation stricte, tous les préceptes de moralité supérieure nous sont proposés comme un idéal moral, et valent surtout par leur beauté.

    42Vous aurez beau faire, me dira-t-on, et chercher entre le beau et le bien toutes les analogies possibles, il restera toujours que ce sont en soi deux choses différentes, par conséquent irréductibles l’une à l’autre. L’idée du beau n’est pas l’idée du bien ; à cela vous ne pouvez rien. – Oui, le beau, tel qu’on le conçoit d’ordinaire, et le bien, tel qu’on le conçoit d’ordinaire, diffèrent du tout au tout ; tant qu’on les concevra ainsi, évidemment il serait illogique de les identifier. Mais est-il à tout jamais nécessaire de les concevoir ainsi ? Je ne crois guère aux idées éternelles qui auraient une essence propre, indépendamment de l’acte par lequel nous les concevons. Les idées sont notre œuvre : elles sont ce que nous voulons qu’elles soient ; elles n’ont pas été découvertes dans je ne sais quel monde intelligible, mais inventées, créées par l’esprit. Je ne m’arrêterai donc pas un instant à ces prétendues incompatibilités logiques. Quand je déclare vouloir identifier le beau et le bien, je reste dans le champ de la pratique ; je dis que mon intention est de réserver mes admirations pour ce qui me semblera digne d’être approuvé, et de mettre autant que je pourrai mes goûts esthétiques en concordance avec mes convictions morales. Cette harmonie est-elle préférable à l’incohérence actuelle ? J’en suis convaincu. Est-il en notre pouvoir de la réaliser ? Il me le semble. On peut discuter la valeur de cet idéal, le croire plus ou moins difficile à atteindre. Mais la logique abstraite n’a rien à faire en tout cela.

    43Pour rendre les deux idées inconciliables, on s’est appliqué à les mettre en contraste parfait. De l’esthétique on ne voit que les jouissances délicates auxquelles elle nous convie ; de la morale, que les lourdes obligations qu’elle nous impose. D’un côté on met le pur agrément, le plaisir léger, les simples apparences ; de l’autre, l’impératif catégorique, les obligations pénibles, l’épreuve, la pure mortification. Dans ces conditions, l’esthète protestera à bon droit contre toute immixtion de la morale dans nos plaisirs. Laissez-nous ces belles heures que nous trouvons dans la contemplation de la beauté, dans le libre jeu d’imagination et de sentiment ! L’art n’est fait ni pour nous instruire ni pour nous édifier : mais pour nous plaire. À demain les choses sérieuses et les soucis de l’existence ! Et le moraliste de son côté devra regarder l’art comme un passe-temps frivole, propre à nous détourner des sévères obligations de la vie réelle. Nous ne sommes pas en ce monde pour cueillir les fleurs, ni même pour cultiver notre jardin. C’est notre champ qu’il faut labourer, à la sueur de notre front. La vie est labeur, la vie est devoir. Qu’on ne nous parle pas surtout de morale esthétique : que peut avoir de commun le devoir avec la beauté, qui est toute d’apparence, avec l’art, qui ne tend qu’au plaisir ! On n’obtiendrait ainsi qu’une morale de parade et de belles attitudes, d’où serait exclue toute réelle obligation.

    44Mais si nous cessons de regarder la morale comme une simple contrainte et l’art comme un simple jeu ; si nous donnons du devoir une formule moins morose, et de la beauté une définition plus sérieuse : ne voit-on pas que ces deux termes tendront déjà à se rapprocher ? Quand enfin nous aurons compris que la moralité consiste, comme la beauté, dans la perfection de l’être, la conciliation sera faite.

    Notes de bas de page

    1 Marcel Prévost, préface de la Confession d’un amant.

    2 Voir p. 271 sq.

    3 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles.

    4 Telles œuvres, brutalement réalistes, qui ne nous présentent que des personnages parvenus à l’état extrême de l’abjection humaine, ont une haute valeur morale et sociale. On constate qu’elles appellent notre sympathie sur les dégénérés, sur les dégradés, et l’on s’indigne. On ne voit pas que ce sont des œuvres de bonté et de pitié.

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    2 Voir p. 271 sq.

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    Souriau, Paul. « Chapitre V. L’art et la morale ». La beauté rationnelle, édité par Roger Pouivet, Presses universitaires de Rennes, 2023, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pur.193256.

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