Chapitre IV. L’expression musicale
p. 365-380
Texte intégral
1Ne pouvant traiter de la beauté d’expression dans l’art en général de peur d’être entraîné à trop de détails ou de tomber dans les généralités vagues, je l’étudierai dans l’art qui nous en donne les exemples les plus significatifs, dans la musique. Les conclusions auxquelles nous arriverons sur ce cas particulier seront valables pour tous les cas analogues.
2Dans l’esthétique musicale la question de l’expression est d’une importance capitale.
3De plus en plus la musique tend à devenir un art d’expression. Cette évolution était à peu près fatale. Il est rationnel que les arts se développent plutôt dans le sens où ils peuvent exceller. Que dans une œuvre musicale nous puissions trouver une sorte de beauté géométrique et architecturale, cela est évident1, mais l’architecture proprement dite est là pour nous en donner le type. La musique peut évoquer des images pittoresques, mais c’est plutôt la fonction de la peinture et de la poésie descriptive. Pour ce qui est de l’expression au contraire, point de doute. En cela l’art musical n’a point de rivaux. Nul autre ne pourra atteindre à cette richesse, cette puissance, cette profondeur d’émotion. Bien plus il est toute une catégorie de sentiments auxquels seule la musique peut donner une expression. Puisque c’est en cela qu’elle excelle et ne peut être suppléée, c’est de ce côté que d’instinct elle portera son effort. Ne lui interdisons pas de faire quelques excursions au-delà, il faut bien qu’elle aille jusqu’au bout de ses forces et sente sa limite : mais ce sera toujours avec joie que nous la verrons revenir à son domaine propre.
Expression objective de la musique
4La musique suggère-t-elle ou exprime-t-elle des sentiments ? Elle en suggère et elle en exprime. Elle a son expression subjective et son expression objective. Mais je dis que l’expression objective est et doit être dominante2. La gamme des sentiments que peut nous suggérer directement la musique est assez restreinte. Faites en effet abstraction de son expression objective. Supposez qu’écoutant une composition musicale, vous vous contentiez d’en recevoir l’impression, sans songer à attribuer à cette série de sons qui frappent votre oreille l’intention d’exprimer quoi que ce soit. De cette audition passive, dans laquelle votre imagination n’intervient à aucun degré, quelles émotions pourrez-vous retirer ? Cette musique sera harmonieuse ou discordante ; elle agira sur vos nerfs d’une façon plus ou moins agréable ; elle pourra vous exciter ou vous déprimer, vous bercer par des rythmes monotones ou vous faire tressaillir par de brusques éclats de sonorité. Mais je ne vois pas comment elle pourrait nous suggérer l’émotion pathétique la plus simple, par exemple celle de la joie ou de la tristesse. Les émotions multiples que nous suggère actuellement la musique, et qui lui donnent une si riche expression subjective, sont toutes ou presque toutes le contre-coup de son expression objective. Soit par exemple une phrase en mineur, de rythme lent, qui monte et descend par petits intervalles, accompagnée d’accords un peu dissonants. Cela n’a rien de désagréable à entendre, ni d’attristant en soi. Mais que nous reconnaissions dans cette phrase l’expression objective de la douleur ; qu’elle nous semble monter et descendre comme une plainte ; que nous saisissions dans ces accords l’intention d’exprimer métaphoriquement un état de trouble moral et d’anxiété, voilà que nous nous attendrissons sur l’expression de cette douleur ; nous sommes envahis par sympathie d’une tristesse pénétrante ; les larmes nous viennent aux yeux. De même, quand nous entendons une marche de rythme énergique, d’éclatante sonorité, nous pouvons en être secoués, nous sentir entraînés dans son mouvement, avoir envie d’en marquer la mesure de la tête et du pied : ce n’est encore qu’une impression physique. Mais que nous venions à attribuer à cette marche un caractère héroïque, voilà que nous nous sentons pris d’une émotion puissante, notre poitrine se gonfle, tout ce que nous pouvons avoir d’héroïsme latent se réveille en nous, et des images glorieuses affluent dans notre esprit, nous apportant chacune un surcroît d’émotion. Bien plus, objectivant tous ces sentiments, nous les faisons entrer dans l’expression pathétique du morceau, qui prend ainsi une richesse nouvelle, et nous transporte d’admiration. Mais comme on le voit, rien de tout cela ne se serait produit si nous n’avions pas songé à attribuer à l’air entendu une expression objective déterminée : c’est là le premier choc qui par contre-coups et résonances indéfinies a produit ce tumulte intérieur.
5Que l’on ait pu s’y tromper, et prendre l’expression musicale pour une suggestion directe de sentiments, nous n’avons pas à nous en étonner ; ce va-et-vient de sentiments entre nous et l’objet se fait aussi vite que le va-et-vient de l’écho entre deux parois sonores. À peine avons-nous attribué à l’objet une expression, qu’elle nous revient en émotion. Il n’est d’ailleurs pas de cas où l’esprit s’identifie aussi bien avec l’objet de sa contemplation que dans l’audition musicale. Écouter un chant, c’est le chanter intérieurement, et prendre pour son compte tous les sentiments qu’il exprime.
6La loi de l’expression musicale, c’est que toute altération du son normal est expressive des sentiments qui l’ont produite.
7Écoutez une personne qui parle. Tant qu’elle n’est pas émue, mais énonce simplement un fait, comme les choses qu’on se dit sans y attacher d’importance, sa voix se posera sur sa tonique normale ; les mots succéderont aux mots suivant un rythme uniforme et de rapidité moyenne. Mais que pendant qu’elle parle elle vienne à ressentir, provoqué par ce qu’elle dit ou par une circonstance extérieure, un sentiment quelconque, aussitôt un changement se produira. La voix appuiera sur certaines syllabes, passera sur d’autres ; prendra des intonations diverses. Son rythme sera accéléré ou ralenti. Son timbre même se modifiera selon que le sentiment éprouvé sera déprimant ou excitant. Il semblera se ternir et devenir plus neutre dans le découragement ; on parle alors, comme on dit, d’une voix blanche. Dans la colère ou l’indignation, il devient éclatant. L’émotion extrême le brise : les harmoniques se dissocient, se désaccordent : la voix est alors comme fêlée. Aucun de ces changements n’échappe à l’auditeur. Dès notre enfance nous nous sommes exercés à interpréter les moindres inflexions de la parole d’autrui ; nous remarquons d’ailleurs, quand nous parlons nous-mêmes, les altérations produites dans notre voix par le sentiment ; une étroite association d’idées s’est de longue date établie entre chaque intonation et l’émotion correspondante ; d’un de ces termes nous passons aussitôt à l’autre. Le sentiment est si vite reconnu, qu’il semble être immédiatement perçu. Aussi quelle puissance, quelle richesse, quelle délicatesse d’expression dans la voix humaine3 !
8La musique est plus expressive encore. Par les seules modifications du son, sans le secours de mots quelconques qui indiquent la nature des émotions qu’elle veut exprimer, elle exprimera des sentiments déterminés avec une puissance incomparable. C’est qu’elle dispose de moyens autrement efficaces. Elle peut modifier le son dans de plus larges limites ; et en même temps elle s’applique à nous garder constamment présente à l’esprit l’idée du son normal, de telle sorte que la nature de la modification ou la grandeur de l’écart soit toujours perçue et sentie.
9Considérez par exemple les différences d’intonation. La voix qui parle a sa mélodie, assez musicale pour qu’il soit possible de la reproduire avec un instrument de musique suffisamment chantant et souple, tel que le violon. Mais elle ne monte et ne descend que par intervalles assez faibles qui ne dépassent guère une quinte. Ces variations ne sont pas nettement scandées ; l’oreille ne peut les mesurer qu’au juger ; la voix n’étant obligée de se poser sur aucune note déterminée, ses changements d’intonation ne peuvent avoir grande signification. Dans le chant, au contraire, et dans la musique instrumentale, les variations d’intensité et de tonalité du son ont une amplitude prodigieuse. La voix de l’orchestre va du son le plus grave de la contrebasse jusqu’aux notes les plus aiguës de la petite flûte et aux harmoniques suraiguës du violon, qui atteignent à peu près la limite des sons perceptibles ; d’un murmure à peine saisissable elle se développe jusqu’au plus formidable crescendo, qui fait l’effet d’un ouragan sonore. De plus, le son musical étant autrement pur et continu que la voix qui parle, les moindres changements dans l’intensité ou la tonalité du son seront remarqués et expressifs. Si le chant monte, nous saurons à chaque instant de combien, puisqu’il s’élève sur les degrés définis de la gamme ; enfin nous ne perdrons pas un instant, au cours du morceau le plus long, le sentiment de la tonique, point de repère fixe par rapport auquel nous déterminons le mouvement de la mélodie. – Même remarque pour les effets de rythme. On pourrait croire que la musique, en s’imposant une cadence régulière, diminue sa puissance d’expression. Elle l’augmente au contraire, car elle nous donne ainsi le sentiment d’un rythme normal, dont les moindres variations, aussitôt perçues, agiront sur le sentiment. Tout accident rythmique, qui dérange la cadence à laquelle nous nous étions adaptés, nous fera tressaillir. Toute accélération, tout ralentissement aura une valeur pathétique. – Quant aux changements de timbre, ils seront saisissants. Chaque note nouvelle, sur laquelle se pose la voix qui chante, nous fait déjà l’effet d’un changement de timbre ; nous n’avons pas seulement l’impression que le son monte ou descend, mais qu’il prend une couleur différente, chacune ayant son expression propre. Supposez maintenant une voix qui chante accompagnée de quelques instruments : comme ces sonorités accessoires, que nous lui rapportons par une illusion psychologique assez curieuse et qui nous font l’effet d’être sa propre résonance, la timbrent magnifiquement ! Quand le chant est confié à un instrument polyphone, tel que le piano, la mélodie se pose, non plus seulement sur des notes, mais sur des accords, qui groupant ensemble plusieurs notes d’expression distincte se prêtent à l’expression du sentiment le plus complexe. Écoutons enfin l’orchestre entier ; selon qu’il fera résonner ensemble tous les instruments ou les fera chanter par groupes indépendants, il nous donnera l’impression, soit d’une voix unique dans laquelle frémissent à la fois les sentiments les plus divers, soit de voix distinctes que nous percevrons chacune avec son expression propre, celle-ci joyeuse, celle-là plaintive ; l’effet sera incomparable.
Mélodie
10Dans sa très ingénieuse théorie de l’expression musicale, Herbert Spencer suppose que la musique tire son origine et sa valeur expressive des modulations que l’émotion produit dans la voix humaine. Je ne crois pas que l’explication soit suffisante. On ne saurait songer à l’appliquer aux effets d’harmonie ; ceux-ci ont certainement une origine différente ; on ne voit pas comment ils tireraient leur expression de l’analogie si lointaine qu’ils peuvent avoir avec les variations de timbre de la voix. Pour la mélodie, la thèse est plus acceptable. Une partie de l’expression musicale dérive à n’en pas douter de l’expression de la voix. Bien souvent nous reconnaissons dans la phrase mélodique les intonations du parler courant ; dans ce cas il est assez probable que le musicien s’en est lui-même inspiré ; pendant qu’il composait, il se disait à lui-même quelque phrase pathétique, dont les modulations se retrouvent, amplifiées seulement, dans sa mélodie. La musique, disait Grétry4, est le chant d’un discours dont on a retranché les paroles. Pour lui au moins, compositeur d’opéra, ce devait être vrai. Mais il n’en doit pas être de même chez tous les musiciens. Pourquoi auraient-ils besoin, pour trouver l’intonation expressive d’un sentiment donné, de recourir à l’intermédiaire de l’expression verbale. Les mêmes lois de nature, qui font monter ou descendre la voix qui parle, feront monter ou descendre la mélodie, la porteront vers telle note ou vers telle autre et lui donneront l’expression juste. L’auditeur, de son côté, pour interpréter cette expression, n’a aucun besoin de se figurer une voix humaine qui émettrait des intonations analogues ; il lui serait même bien souvent impossible de le faire, certaines mélodies, et des plus expressives, n’ayant aucun rapport avec les inflexions de la voix qui parle. La musique instrumentale, à supposer qu’elle soit sortie du chant qui lui-même serait sorti du parler, a depuis longtemps rompu avec ses origines. Elle s’est émancipée. Elle vit de sa vie propre. Elle tire d’elle-même son expression.
Rythme
11Nous expliquerons de même les variations du rythme. Elles sont directement produites par le sentiment. Soit une cadence initiale quelconque que nous supposerons de rapidité moyenne. Toute émotion que le compositeur éprouvera (il appelle l’émotion dès qu’il se met au travail), dérangera ce rythme ; elle l’accélérera ou le ralentira, selon qu’elle sera de nature excitante ou déprimante ; elle le troublera de diverses manières. S’exaltant par son expression même, elle arrivera à sa plus haute intensité, s’épuisera, appellera par réaction d’autres sentiments. L’équilibre est maintenant rompu ; les émotions commencent à s’engendrer l’une l’autre. Le compositeur n’a plus qu’à se laisser porter. J’ai supposé qu’il partait d’une sorte d’état neutre et inexpressif. En fait c’est ce qui arrive le plus souvent. Il est bien rare qu’une composition musicale débute brusquement sur un rythme rapide, car cela supposerait une sorte d’excitation, un sentiment préconçu et non musical que le musicien aurait laissé s’accumuler en lui jusqu’à explosion avant de l’exprimer. Le plus probable est que dans les œuvres qui débutent ainsi le musicien a simplement supprimé le prélude intérieur qui l’a amené à cette exaltation de sentiment. Il a sans doute débuté par quelque thème insignifiant, par une série d’accords imaginés un peu au hasard, sorte d’expérience pour voir, d’où l’on attend que se dégage un sentiment quelconque qui amorce l’invention musicale ; ou bien la première idée qui s’est présentée à lui quand il s’est mis à l’œuvre faisait suite à quelque rêverie musicale. Dans l’esprit des véritables musiciens le chant intérieur est ininterrompu, le sourd travail de l’invention se poursuit sans cesse ; jamais il ne commence parce que jamais il ne s’achève ; il n’est que suspendu. Mais justement pour produire un plus grand effet le compositeur supprime parfois de son œuvre écrite toutes ces préparations ; il veut que nous soyons pris au dépourvu. Telle composition musicale nous jette en pleine crise émotionnelle comme un drame où la toile se lève sur une situation déjà tendue.
Harmonie
12Pour les effets de timbres et d’accords, il serait plus difficile de montrer comment ils procèdent de l’émotion ; on les croirait plutôt de nature à la produire, ils la produisent en effet. De toutes les parties de la musique l’harmonie est celle qui agit le plus directement sur le sentiment, et dont l’expression est la plus subjective. Mais ils en procèdent aussi. Le sentiment une fois engendré par une cause quelconque se cherche une expression dans des accords qui soient en harmonie avec lui et de nature à le rendre ; il veut s’amplifier de cette résonance de l’expression subjective. Un sentiment d’anxiété par exemple cherchera son expression dans des accords inquiétants ; le bonheur s’exprimera en harmonies très pures : le désespoir en dissonances presque déchirantes à l’oreille.
13Nous aimons que les accords se composent et se succèdent suivant certaines lois que l’on a empiriquement déterminées. D’où viennent ces préférences ? On les a en partie expliquées par des raisons physiques ou physiologiques, montrant par exemple comment des vibrations sonores qui sont entre elles dans un rapport simple doivent moins se contrarier, avoir plus d’harmoniques communs, et par conséquent former des combinaisons qui produiront sur l’oreille une impression plus agréable. Mais je doute que l’on puisse aller bien loin dans cet ordre d’explications. Les exigences de l’oreille, l’agrément de la sensation ne doivent expliquer que les lois les plus élémentaires de l’harmonie. L’oreille est satisfaite à peu de frais. Donnez-lui quelques accords bien purs, avec de légères dissonances de temps à autre pour lui faire regretter l’harmonie et lui donner le plaisir d’y revenir, elle sera contente. Si l’harmonie va plus loin, c’est qu’elle n’est pas seulement un art sensuel, l’art de combiner les sons de la manière la plus agréable, mais un art d’expression. On ne saurait expliquer la préférence que nous avons pour certaines suites d’accords sans tenir compte de l’expression de ces accords. Après telle émotion qui a rompu l’équilibre de notre sensibilité, telle autre se produira naturellement par contre-coup. Telle impression physique nous irrite ; il en faut une autre qui nous apaise. Des sentiments divers se succèdent ainsi dans un ordre déterminé, qui nous plaît parce qu’il est conforme aux lois du cœur, et les suites d’accords typiques recommandées par les harmonistes ont été précisément adoptées parce qu’elles exprimaient cette suite naturelle de sentiments.
14L’harmonie est l’art de grouper les émotions suivant leurs affinités naturelles. Passé les principes les plus élémentaires, ses lois ne sont plus celles de la sensation, mais celles du sentiment. L’explication n’en doit pas être demandée à l’acoustique physiologique ; on ne la trouvera que dans la psychologie profonde, quand on aura pénétré plus avant que nous ne pouvons le faire encore dans la connaissance du cœur humain.
15Tout dans une marche d’harmonie est fait par le sentiment ; et c’est pour cela que la plus simple est si expressive. Dans cette série d’accords qui s’enchaînent, il ne faut pas voir une succession de sonorités plus ou moins agréables, ni surtout le développement d’une sorte de formule d’algèbre, maïs un mouvement pathétique. Je pourrais même montrer, si l’on ne craignait de s’engager avec moi dans des analyses un peu subtiles, que tout accord musical a une expression objective distincte de son expression subjective. L’accord agit sur le sentiment par l’impression résultante qu’il produit sur l’oreille, autrement dit par sa sonorité. Il exprime le sentiment par la relation qu’il établit entre les notes constituantes de l’accord. Ces relations d’expression, bien entendu, ne sont expressives que pour un auditeur doué de quelque culture musicale, qui sait de quels éléments un accord est composé et y perçoit autre chose qu’un timbre résultant. Mais n’est-ce pas pour ce genre d’auditeurs que la musique est faite ?
16Les accords consonnants expriment la sérénité, parce qu’ils établissent une relation pacifique entre les éléments sonores dont ils sont constitués ; ils n’ont pas été imaginés pour exprimer une détente ; mais ils résultent de cette détente même. Toute dissonance, rapprochant l’un de l’autre deux sons antagonistes qui se refusent à s’associer, établit une tension dans leurs rapports, et les met les uns par rapport aux autres dans une situation fausse, d’où résulteront de nouveaux malentendus. Et puis ce sont des relations encore plus compliquées. Les voix s’en vont librement chacune de leur côté ou sont rapprochées de force et douloureusement froissées les unes contre les autres, elles cèdent ou résistent, elles s’élèvent triomphantes au-dessus de la foule ou retombent humiliées ; elles se séparent à regret de celles qu’elles aiment, désespèrent un instant de les revoir, et les retrouvent avec bonheur ; c’est vraiment un drame musical. Et qu’on le remarque bien : ce mouvement des sons n’a pas été imaginé pour exprimer des sentiments métaphoriquement, par une sorte de mimique ; il est produit par ces sentiments. Aussi les exprime-t-il objectivement, comme les gestes, les attitudes, les mouvements du personnage dramatique expriment son émotion intérieure.
17Dans l’esprit du musicien, les sons vivent d’une existence propre comme autant d’éléments psychiques ayant leur activité indépendante, s’organisant d’eux-mêmes. Le moi lucide, l’esprit directeur ne fait que présider à ce travail organique, essayant de l’orienter vers une fin déterminée, réprimant les incohérences, essayant de faire concourir ces activités diverses à la production de certains effets : et c’est en cela que consiste essentiellement le labeur de la composition. Figurez-vous un orchestre qui improviserait, et demandez-vous ce que pourrait faire le chef pour diriger cette improvisation : c’est l’image exacte de ce que peut faire l’esprit du compositeur dans la production des accords.
18Il ne faut pas non plus se figurer que le compositeur se mette au travail pour exprimer après coup un sentiment préconçu, comme on cherche à rendre avec des phrases une idée qu’on a ; car alors ce sentiment, conçu antérieurement au travail de composition, ne pourrait être qu’un sentiment non musical. C’est au cours même de la composition qu’il se donne les sentiments qu’il exprime. Dans ce premier moment vraiment miraculeux de l’invention mélodique ou harmonique, le sentiment doit surgir en même temps que son expression sonore, et ne faire qu’un avec elle. C’est par la suite seulement, quand il aura mentalement entendu le motif qui lui est venu à l’esprit, avec ses harmonies essentielles, que le compositeur pourra prendre de ce sentiment une connaissance distincte, le garder présent à la conscience et s’appliquer à le développer, à l’enrichir de nouvelles harmonies à l’exprimer sous des formes variées tout en lui conservant son caractère.
19Nous pouvons donc maintenir ici en toute rigueur notre théorie, que toute altération du son normal est expressive du sentiment parce qu’elle en est le produit.
L’expression musicale est en soi déterminée
20De ces diverses analyses s’ensuit que l’expression objective de toute musique donnée est absolument déterminée en soi. Il n’y a pas deux façons également légitimes d’interpréter l’expression d’un motif musical ; encore moins peut-on dire que chacun ait le droit de l’interpréter à sa guise : il n’y a qu’une interprétation très précise qui soit la vraie et qui s’impose.
21Comment donc ce préjugé a-t-il pu s’établir, que l’expression musicale serait quelque chose d’assez indéterminé ?
22Cette opinion s’appuie sur plusieurs raisons, ou plutôt sur plusieurs malentendus.
23On se figure que la musique cherche à exprimer les émotions de la vie réelle, celles auxquelles le langage courant a donné un nom. Et comme elle y réussit mal, on déclare sa puissance d’expression insuffisante.
24Un musicien fait entendre une mélodie d’un caractère triste. On lui demandera : qu’est-ce que cette douleur ? Est-ce celle d’une mère qui a perdu son enfant, d’un exilé qui regrette sa patrie, d’un amant trompé par sa maîtresse ? Le sentiment exprimé est trop vague, semble-t-il, pour qu’on puisse le désigner d’un terme précis. À la rigueur, la musique pourra nous suggérer des sentiments d’une certaine catégorie, amour, désir, joie, tristesse, colère, terreur ; mais tout cela reste indéterminé, et ne peut être désigné qu’en termes très généraux. Dès qu’on essaie de préciser, on sent bien que les qualificatifs se placent à peu près au hasard, et que cette paraphrase littéraire de l’impression reçue manque absolument d’exactitude.
25Je répondrai d’abord que si l’émotion ressentie ne peut être décrite qu’en termes très vagues, cela ne prouve nullement qu’elle soit flottante, mais que les mots manquent pour la rendre. C’est simplement la pénurie du langage qu’il faut en accuser. Nous sentons bien que les mots dont nous nous servons portent à faux, qu’ils ne correspondent pas à la nuance précise du sentiment suggéré, parce que nous n’avons pas de termes correspondant à toutes les nuances possibles du sentiment. C’est l’embarras que l’on éprouve dans la description pittoresque, pour désigner les couleurs ; on sent bien qu’avec les mots usuels, on ne peut rendre la nuance perçue qu’avec une approximation très grossière.
26Que désignent les mots usuels ? Les émotions que nous ressentons dans la vie journalière. Les émotions musicales sont d’un ordre différent. En nous plaçant dans un état nerveux et moral tout artificiel, la musique nous fait passer par des émotions spéciales : sentiments inédits, indéfinissables, innommés mais parfaitement caractérisés. Quel est le sentiment exprimé par telle suite d’accords ? Écoutez-la et vous le saurez. De même que la musique nous présente des combinaisons sonores que nous n’avons jamais perçues dans la nature, elle produit en nous des combinaisons nerveuses et sentimentales que la vie réelle n’a jamais produites. Je crois même, mais ici je n’avance ma pensée que sous toutes réserves, je crois que jamais la musique ne pourra nous rendre intégralement une seule des émotions de la vie réelle : elle pourra les exprimer seulement par métaphore. L’état de conscience que provoque une mélodie triste peut avoir quelque analogie avec les tristesses que la vie nous apporte, par exemple avec le regret d’une absence : mais il est d’ordre différent ; et si le musicien s’applique à rendre ce regret, par exemple dans une chanson faite sur des paroles qui l’expriment, ce ne peut être que métaphoriquement, par des équivalences d’impression.
27Au reste, il en est de même dans tous les arts pathétiques. Il faut y faire la part de l’invention sentimentale. Le poète ne s’inspire pas uniquement des tristesses et des joies de sa vie privée. Bien souvent il exprimera des sentiments qu’il s’est donnés en composant ses vers. Il s’est monté au ton lyrique, a fait un effort pour se pénétrer d’un sentiment donné, et la pièce, commencée de sang-froid, s’est terminée dans l’exaltation.
28Ce qui peut être flottant dans l’expression musicale, c’est l’interprétation que nous en donnons. Interpréter l’expression d’un morceau, c’est retrouver, en l’écoutant, les sentiments que le musicien a éprouvés en le composant. Cette interprétation pourrait être faite méthodiquement, si nous savions de connaissance précise quels sont les accidents que détermine, dans un mouvement rythmique ou mélodique, la brusque intervention d’un sentiment donné. En fait, le plus souvent, nous l’ignorons tout à fait ; les théoriciens eux-mêmes ne nous apporteraient sur ce point que des indications assez vagues, ce chapitre de la psychologie musicale étant encore très peu avancé. Nous ne saurions donc déterminer l’expression musicale par le procédé de régression scientifique, en remontant de l’effet à la cause. Si parfois, en écoutant une œuvre, nous nous avisons de lui poser des questions ; si nous interrogeons chaque note, en lui demandant ce qu’elle veut dire, nous gâtons notre plaisir ; l’expression même disparaît ; ces sons qui frappent notre oreille ne nous font plus l’effet que d’un vain bruit. Le meilleur moyen que l’on ait encore trouvé pour comprendre la musique, c’est de se laisser aller à son mouvement ; c’est de suivre cette voix qui chante, et de chanter intérieurement avec elle. Nous en prenons par sympathie l’unisson moral, et sentons sans l’avoir cherchée son expression. Cette méthode est sans doute un peu conjecturale. Il est possible que nous prêtions aux mélodies perçues un caractère un peu différent de celui que le compositeur a voulu leur donner. Que d’intermédiaires d’ailleurs entre sa pensée et la nôtre ! Que reste-t-il, dans l’interprétation que nous en donnent les exécutants les plus consciencieux, de cette musique idéale que Bach, que Beethoven, que Wagner entendaient en eux-mêmes quand ils écrivaient leurs œuvres, et qui était leur véritable pensée ? Nous ne pouvons la retrouver qu’avec une approximation très grossière. Le meilleur en est à jamais perdu. S’il était possible de fixer, par quelque notation plus précise que celles dont le compositeur dispose actuellement, le caractère exact de chaque phrase mélodique ; si nous avions une méthode scientifique, permettant d’en déterminer à coup sûr l’expression objective, cela vaudrait mieux sans doute, et je ne conseillerais pas ici plus qu’ailleurs de s’en remettre aux indications du sentiment. Mais si défectueux que soit ce procédé d’interprétation, il faut bien y recourir, puisque actuellement nous n’en avons pas de meilleur ; et je pense que pour un auditeur, qui a le sens et l’expérience de la musique, les limites entre lesquelles peut flotter l’interprétation d’une musique donnée sont assez restreintes. Écoutez une mélodie expressive ; n’essayez pas de traduire en mots les sentiments qu’elle veut exprimer ; gardez-vous surtout de vous laisser aller à son sujet à aucune rêverie visuelle ou paraphrase verbale. Écoutez-la, non pas en peintre, non pas en poète, ni en littérateur, mais en musicien. Elle prendra son expression déterminée, caractéristique, différente de celle que vous donnerait toute autre phrase musicale. Cette même expression, un autre auditeur la retrouverait presque identiquement. Subjectivement, il en recevra peut-être d’autres impressions ; verbalement, il la désignerait peut-être par d’autres épithètes : mais je ne crois pas qu’il puisse lui attribuer une toute autre expression objective.
29La musique ayant son expression objective déterminée, qui est la manifestation de sa vitalité intérieure, c’est dans cette expression, et non dans les sentiments qu’elle nous suggère ou le plaisir de l’audition, que doit consister sa valeur esthétique.
30Entre l’expression subjective d’un morceau et son expression objective, il y a d’ordinaire, comme nous l’avons montré, une certaine harmonie. Mais cette concordance n’est nullement nécessaire. Pour goûter la musique, il n’est pas indispensable que je partage tous les sentiments qu’elle exprime. Je puis les percevoir en m’en détachant pour mon compte, et les contempler pour ainsi dire du dehors, comme je ferais d’un objet visible. Il est à tout le moins un cas où cette sorte de désintéressement devient manifeste, c’est quand une musique pathétique me donne le sentiment du beau. Pour éprouver ce sentiment, il faut que je ne me laisse pas aller tout entier aux émotions exprimées ; mais que tandis que je sympathise avec elles autant qu’il faut pour me les représenter, une autre partie de moi-même reste de sang-froid pour juger de la beauté de leur expression.
31Il en est ici de l’expression dramatique comme de l’expression musicale. Elle aussi nous apparaît et doit nous apparaître comme quelque chose d’objectif, qui excitera moins la sympathie que l’admiration. On veut que la tragédie produise la terreur et la pitié pour le plaisir du spectateur. Notre plaisir, toujours notre plaisir ! Est-ce donc la seule chose au monde à laquelle nous soyons capables de nous intéresser ? Et le plaisir obtenu justement par des émotions pénibles ! On aura beau subtiliser, on aura peine à nous faire comprendre comment, si nous ne tenions qu’à l’agrément de l’expression subjective, nous pourrions attribuer à la tragédie une telle valeur esthétique. Au lieu de plaisir, parlez d’admiration désintéressée : au lieu des sentiments que nous suggère le drame, pensez à ceux qu’il exprime. Tout s’explique et redevient clair. Ce qui m’intéresse dans ce spectacle, ce n’est pas ce qui se passe en moi, c’est ce qui se passe dans l’âme des personnages dramatiques, ce sont les péripéties de leur vie mentale. Le poète donne à ses créatures la vie, la flamme de la passion, un cœur aimant ou héroïque, tous les sentiments qui peuvent entrer dans une âme humaine, à la seule exception des sentiments vulgaires ; et puis il les met aux prises avec l’adversité ; il les frappe, non pour exciter ma commisération ou ma terreur, mais pour me faire voir combien elles sont fortes, courageuses ou tendres, pour les éprouver aux crises de la vie, pour les faire vibrer au plus profond de leur être. Alors nous frissonnons, les larmes nous viennent aux yeux, mais peu importe, ce n’est là qu’une émotion nerveuse dont bien souvent, alors même que nous y cédons, nous sourions comme d’une faiblesse. Ce qui domine en nous, ce qui doit dominer, c’est l’admiration intense pour cette splendeur morale, pour l’incomparable spectacle de l’âme humaine dans sa pleine vitalité. Vraiment n’est-ce pas là le sentiment tragique ? Ce que je dis ici du drame, je le dirais aussi bien du roman, de la poésie, de la peinture et de la sculpture dramatiques, de tous les arts qui mettent en jeu l’émotion ; mais c’est surtout au sujet de la musique qu’il est bon de le redire, parce que c’est une des formes de l’art où l’on serait le plus tenté de l’oublier.
32Quiconque se flatte de sentir la musique se vantera d’en être touché ; pour louer une œuvre, on parlera des émotions profondes que l’on a éprouvées en l’écoutant, rarement de la beauté de celles qu’elle exprime. On voit bien que l’on ne songe guère qu’à son expression subjective. Il faudrait nous détacher davantage de notre moi. Le musicien lui-même attend cela de nous. Quand il nous fait entendre les chants les plus désespérés, il ne veut pas que nous pleurions, il veut que nous soyons « brûlants d’enthousiasme ».
33On dira qu’il serait bien plus commode de juger par impression. Interpréter objectivement l’expression musicale, quand on n’a pas été entraîné à cet exercice par une longue pratique de la musique, cela est bien laborieux ; au lieu que l’auditeur le moins expérimenté pourra se rendre immédiatement compte de ses impressions personnelles et déclarer belle la musique qui l’a ému. – Mais sera-t-il ému par la plus belle musique ? Y prendra-t-il plaisir ? La comprendra-t-il seulement ? La critique musicale, comme toute critique, exige une compétence spéciale. Comment peut-on se permettre d’énoncer un jugement quelconque sur la beauté d’une œuvre, quand on n’a pas la connaissance la plus élémentaire des lois de l’harmonie et de la composition, et quand on serait incapable de dire seulement dans quel ton le morceau est écrit ? À un auditeur aussi inexpérimenté, il est évident que toute la perfection technique de l’œuvre et tout ce qu’il peut y avoir de vraiment musical dans sa beauté échappera complètement. Qu’il écoule ! Qu’il recueille humblement, de cet art qui le dépasse, tout ce qui lui en est accessible, mais qu’il s’abstienne de juger !
Valeur esthétique de l’expression musicale
34Nous aboutissons ainsi à la question finale. Quels sont les sentiments que doit exprimer de préférence la musique ? Nous devons nous demander si cette vie sentimentale si pleine et si riche que nous crée la musique a sa morale, sa direction ; si elle doit être orientée dans un certain sens ; s’il y a, en un mot, une musique rationnelle.
35Il n’est peut-être pas facile d’indiquer un idéal positif. Mais tout d’abord nous voyons au moins certaine musique dont doit nous garder la raison. Nous avons reconnu que le musicien devait avoir un tempérament spécial, particulièrement impressionnable. Il faut craindre que cette spécialisation n’aille à l’extrême et que cette nervosité requise, à force de s’exalter, ne devienne quelque chose comme une névrose. La musique tend déjà par elle-même à rompre l’équilibre de notre sensibilité. Chez certaines personnes, toute musique produit une excitation cérébrale et une sorte d’effet exhilarant. D’autres ne peuvent entendre une mélodie même gaie sans avoir envie de pleurer. Ces effets nerveux nous prédisposent à la suggestion musicale. Notre sensibilité est en équilibre instable. Toute émotion qui la portera d’un côté ou de l’autre l’entraînera tout entière. On a souvent parlé de la vertu curative de la musique ; on pourrait aussi parler de son action énervante. S’il est une musique qui calme ou stimule modérément, il en est une aussi qui porte vraiment sur les nerfs. On connaît cet état d’extrême nervosité dans lequel notre sensibilité est tellement tendue et en équilibre instable que le moindre bruit, un tintement de sonnette, un mot qu’on nous adresse, nous fera tressaillir de la tête aux pieds ; surexcitation qui chez certaines personnes finit par une crise de rire ou de larmes. Or la musique même a souvent pour effet de nous amener à cet état ; certains compositeurs semblent s’appliquer à le produire pour porter l’expression à sa plus haute intensité ; ils nous préparent, en nous mettant en état d’anxiété nerveuse, à recevoir une brusque commotion finale dont l’effet sera prodigieux. On ne peut se soumettre impunément à de telles excitations. On y prend plaisir, on les recherche pour elles-mêmes, on les veut de plus en plus intenses. À ce régime, les nerfs ne peuvent garder longtemps leur équilibre. On devient inquiet, trépidant, agité. D’étranges interversions de sentiment se produisent. On souffre de sa joie, on se délecte de ses souffrances ; on n’a plus de goût que pour les impressions qui dans l’état normal seraient douloureuses ; l’oreille prend une sorte de plaisir pervers et méchant à se torturer elle-même.
36Qu’importe, dira le musicien. Je consens à acheter la jouissance musicale à ce prix. Si l’art exige de moi ce sacrifice, que sa volonté soit faite ! Que je souffre, que je m’énerve, que je devienne un être anormal, un maniaque, un agité, mais que je sente la musique ! Et d’ailleurs, que parlez-vous ici de maladie et de santé ? Où commence, où finit l’état normal ? Vous le voyez dans certaine position d’équilibre, je le vois dans une autre. La santé, pour tout organisme, c’est d’être adapté à sa fonction. Laissez-moi me détraquer les nerfs. Je veux être musicien, je m’adapte.
37Nous ne pouvons approuver cette sorte de dévouement. Nous persistons à soutenir qu’ici la question d’hygiène se confond avec la question d’art. Que serait-ce donc que la musique, si pour y réussir, il fallait commencer par se donner une névrose artificielle ? Je ne puis croire qu’entre tous les arts elle ait ce singulier privilège, d’être essentiellement morbide. La belle musique n’est jamais morbide : elle ne peut pas l’être car à ce qui est morbide, nous n’avons pas le droit d’attribuer une véritable beauté. Nous ne devons accorder de valeur qu’aux impressions de l’homme sain, normal et bien équilibré. S’il est des accords, des rythmes, des effets musicaux auxquels nous ne pouvons trouver de plaisir que dans nos moments de dépression ou de surexcitation nerveuse, nous les jugerons pour cela même anti-esthétiques. Qu’il soit dans la pratique assez difficile de distinguer la musique saine de la musique maladive, cela est indéniable. Les médecins et les physiologistes auraient ici quelques utiles indications à nous donner ; il serait bien intéressant que l’un d’eux nous apportât une étude technique sur la neurasthénie musicale. Mais il est des cas où elle se manifeste par des symptômes assez significatifs pour qu’à première audition on puisse la diagnostiquer. Ne faut-il pas voir les signes d’un nervosisme exagéré dans cette incessante trépidation, dans ces rythmes forcenés, dans cette frénésie de mouvement qui caractérise certaines compositions musicales ? De telles œuvres se reconnaîtraient au geste : elles ne peuvent être jouées que d’une main nerveuse et crispée ; elles laissent les musiciens frémissants, épuisés, haletants. D’autres fois ce seront des accords fêlés, des dissonances aiguës et prolongées dont l’oreille jouit, avec une sorte d’angoisse, comme si elle allait en être déchirée, des sonorités énervantes. Cette musique ne peut être saine : elle sent la fièvre. Nous y prenons plaisir comme à toutes les excitations nerveuses extrêmes, mais il y a quelque chose de suspect dans ce plaisir ; nous admirons, mais nous ne devrions pas admirer. – Alors qu’admirerons-nous ? Sera-ce la froide beauté qui parle uniquement à l’esprit, et ne consiste que dans la perfection de la forme ? Interdirons-nous à la musique le mouvement qui dérangerait ses lignes et les éclats de passion qui pourraient compromettre sa dignité ? – Je vous demanderai seulement, à titre d’indication, de chercher dans vos souvenirs l’œuvre musicale qui vous a donné, de la manière la mieux caractérisée, le sentiment, du beau. Je ne dis pas la plus pathétique, ni celle que vous avez entendue avec le plus de plaisir ; j’entends celle que vous avez écoutée jusqu’au bout dans une sorte d’extase admirative, oubliant l’orchestre, et la salle, et j’allais dire la musique même ; celle qui vous a donné l’impression magnifique de vous élever au-dessus de tout, dans un monde supérieur au monde réel, et donc vous êtes sortis comme d’un rêve en vous disant : que c’était beau ! Cette musique qui vous a paru belle entre toutes était, j’en suis bien sûr, une musique calme qui allait d’un mouvement puissant, toujours maîtresse d’elle-même. Son pathétique n’était ni mièvre, ni langoureux, ni énervé. Peut-être exprimait-elle la joie, peut-être la douleur ; mais cette douleur était grave, cette joie était sereine. Les sentiments exprimés, quels qu’ils fussent, étaient ceux d’une âme grande et forte, ils étaient nobles, impersonnels, largement humains, et l’on sentait en eux quelque chose de la majesté de la nature.
38Essayons une dernière détermination. Des sentiments joyeux ou des sentiments tristes, quels sont ceux auxquels nous devons reconnaître la plus haute valeur esthétique et qui par conséquent devront être exprimés de préférence dans la musique et en général dans l’art ?
39Nous en jugerons différemment selon nos propres dispositions mentales. Les âmes actives et fortes se plairont plutôt à l’expression des sentiments joyeux ; les âmes débiles aimeront mieux descendre la pente des sentiments mélancoliques et ne sauront trouver qu’à ce qui est un peu triste de véritable beauté. C’est même un préjugé courant de se figurer que les œuvres d’un caractère sombre tiennent de ce fait même une sorte de dignité particulière ; on mettra celles qui font pleurer au dessus de celles qui font rire ; la tragédie se fera une loi d’aboutir à une conclusion lugubre. On estimera que les chants les plus désespérés sont les plus beaux.
40Je ne méconnais pas la valeur esthétique et morale des sentiments pénibles. Il y a dans le monde bien des choses qui méritent notre pitié, notre indignation, et dont nous devons souffrir. La douleur doit être utile puisque la nature l’a mise en nous ; on ne peut croire que la faculté d’éprouver des souffrances morales, qui est particulièrement développée chez les êtres supérieurs, leur ait été donnée à seule fin de leur faire expier cette supériorité. Il y a dans toute douleur profonde quelque chose de grand, qui mérite le respect. Nos douleurs mesurent la force de notre amour. La vie serait désirable encore et vaudrait la peine d’être vécue quand elle ne nous apporterait que la tristesse. Mais il y a plus de beauté encore dans la joie. Je ne parle pas de la joie bruyante, qui n’est que l’exubérance de la santé physique. Je parle de la sérénité intérieure. L’état vraiment esthétique, pour un être quelconque, c’est l’état de bonheur. Dans les quelques instants de notre vie où nous pouvons l’avoir goûté dans sa pureté, n’avons-nous pas éprouvé cette impression, qu’il y avait en nous quelque chose de sublime ?
41L’art ne devra donc pas s’appliquer systématiquement, comme il le fait parfois, à cultiver les sentiments tristes. Il ne leur fera appel que par nécessité, pour provoquer par exemple un élan de pitié, pour nous faire mieux apercevoir, en nous les faisant sentir, des souffrances qu’il y aurait égoïsme à ignorer. Comme la souffrance physique, la douleur peut être un moyen, elle ne doit jamais être un but. Ce qui doit nous rester, ce n’est pas elle, ce sont les sentiments supérieurs qu’elle est faite pour exalter. Chaque fois que l’art nous apporte une impression pénible, nous sommes en droit de lui demander : à quoi bon ? Pourquoi faites-vous cela ? Était-ce nécessaire pour rétablir en nous quelque équilibre moral ? Et il faudra que son œuvre porte avec elle sa justification. Nous faire souffrir sans raison, ce serait de sa part méchanceté pure. Dans le seul fait de prendre plaisir à torturer ces créatures imaginaires auxquelles il a donné un semblant de vie, n’y a-t-il pas une sorte de cruauté ? La pire littérature peut-être, celle qui exerce sur les âmes l’action la plus déprimante, c’est la littérature mélancolique ; ce sont toutes ces œuvres dont la lecture nous laisse désenchantés, avec une sorte d’épuisement sensuel et un vague dégoût de vivre. Une œuvre d’art n’est vraiment morale que lorsqu’elle est stimulante. Au-dessus des œuvres cruelles nous mettrons les œuvres de bonté. À l’art sombre, qui passe dans notre vie morale comme un orage, nous préférerons l’art de lumière qui laisse dans nos âmes sa sérénité, l’art de force et de joie. La poésie, disait Shelley, conserve le souvenir des moments les meilleurs et les plus heureux des âmes les plus élevées et les plus heureuses. Sous toutes ses formes, l’art peut prétendre à cette noble fonction. – Il ne s’élèvera pas à cet idéal sans effort ; et cela même est fait pour tenter un véritable artiste. Quiconque possède un peu de littérature a dans la tête des phrases toutes faites pour l’expression des sentiments tristes ; rien n’est plus facile que de donner une forme éloquente et pathétique au pessimisme le plus amer ; il suffit de se laisser aller à une pente. Il n’est pas difficile d’imaginer une musique triste à pleurer. Le musicien a lui aussi des formes toutes prêtes pour l’expression du désespoir. Le même optimisme qui ramène l’espoir et fait appel à l’énergie exige plus de force. Les œuvres qui en donnent l’impression sont plus rares. Mais c’est en elles qu’il y a le plus de réelle beauté.
Notes de bas de page
1 Sur la beauté de structure musicale, voir les très intéressants développements de James Sully, Sensation and intuition, 1874, p. 186 : « Aspects of beauty in musical form ».
2 Je suis ici en contradiction avec Sully-Prudhomme, qui accorde la primauté à l’expression musicale subjective. « Aucune détermination précise n’étant imposée au sentiment exprimé, le champ demeure librement ouvert à la rêverie. L’âme s’y peut donc plonger à une profondeur et sur une étendue sans limites, et les combinaisons des notes peuvent atteindre pour l’oreille un tel degré de charme, et par suite une telle puissance d’expression, que la sensibilité morale suffise à peine au retentissement infini qu’elle en reçoit. » L’expression dans les Beaux-Arts, Lemerre, 1883, p. 276.
3 Pour plus de détails, voir à ce sujet les observations si fines d’Herbert Spencer, Essais de morale, de science et d’esthétique, trad. Burdeau, t. I, p. 377 (Paris, F. Alcan).
4 Mémoires, 3e vol., p. 267.
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