Chapitre III. Beauté d’expression des êtres animés
p. 355-364
Texte intégral
1Nous avons posé en principe que toute chose est d’autant plus belle, qu’elle est adaptée à des fins plus élevées.
2Il est évident en effet que la parfaite adaptation d’un objet à sa fin sera d’autant plus désirable, que cette fin aura plus de valeur. Nous avons constaté qu’un objet, même très exactement conforme à sa destination, ne produisait qu’un médiocre effet esthétique quand cette destination était vulgaire. Une fin supérieure, atteinte avec une perfection égale, mérite d’être admirée davantage. C’est pour cette raison que nous accordions plus de valeur à l’activité laborieuse qu’à l’activité de jeu. Elle exige autant d’habileté musculaire, autant d’énergie physique ; et elle l’emploie à une fin plus utile ; elle s’inspire de sentiments plus nobles, qui peuvent aller jusqu’au sublime. Elle doit donc être préférée. Un poète admirera le geste auguste du semeur : l’admiration est ici excitée et justifiée par la valeur morale, la fin, la destination du geste. De même, si nous avons à apprécier la beauté relative des êtres organisés, nous devrons accorder la beauté la plus grande à ceux qui sont adaptés à la fin la plus élevée.
3Appliquons ce principe à la critique des beautés organiques. Nous aboutirons peut-être à des conclusions qui choqueront notre goût dans sa routine. Mais nous nous obligerons, si nous voulons être logiques, à les accepter.
L’expression des animaux
4Qu’allons-nous penser du monde charmant des plantes ? Elles ne se sont pas éveillées à la conscience ; elles dorment du sommeil obscur de la vie végétative ; elles n’ont d’organes que ce qu’il en faut pour vivre, strictement. Devrons-nous donc croire que leur valeur esthétique est inférieure à celle de tout animal ? Notre goût pourra-t-il admettre que dans la petite chenille verdâtre qui ronge ses feuilles, il y ait plus de réelle beauté que dans la rose ? – Il y faudra bien, puisque cela est vrai. Cette larve d’insecte est plus merveilleusement organisée que le rosier. Elle a le mouvement, la sensibilité, un rudiment d’intelligence. Elle est plus admirable. Ce n’est pas une raison pour retirer à la rose quoi que ce soit de notre admiration. Elle aura toujours sa délicatesse de carnation, sa couleur, son parfum exquis. Mais c’est une raison pour relever dans notre estime cette humble chenille qui doit, si nous faisons abstraction de la répugnance irréfléchie qu’elle peut nous inspirer, reprendre son rang au nombre des merveilles de la nature. Si charmant que soit l’art qui a fait la fleur, celui qui a fait cette larve est autrement profond.
5Parmi les animaux, comparez la vie d’un poisson à celle d’un oiseau, celle d’un oiseau à celle d’un homme, il est évident que vous obtiendrez une progression ; vous passerez des modes de la vie les plus rudimentaires à ses modes les plus riches, les plus complexes, les plus élevés. La dignité des fins va croissant. Et l’organisation qui rend possible cette vie supérieure, alors même que nous ne pourrions nous en assurer directement, doit être présumée plus parfaite que celle qui se prête seulement à une vie inférieure.
6Ce qui nous empêche d’apprécier à leur juste valeur les êtres adaptés à la plus haute vie psychique, c’est que cette adaptation, d’ordinaire, ne s’exprime pas au-dehors par des signes aisément perceptibles. La forme extérieure des animaux est avant tout déterminée, dans ses grandes lignes, par les exigences de la locomotion : aussi sommes-nous habitués à voir presque exclusivement la beauté physique dans les signes de la vigueur, de l’agilité, de la souplesse, comme si l’aptitude à se mouvoir avec aisance était la qualité suprême. Les raffinements de structure interne, qui doivent correspondre au progrès mental, nous échappent presque entièrement. L’aspect extérieur d’une fourmi n’exprime guère son merveilleux développement psychique. À regarder la physionomie d’une abeille, même avec ce regard pénétrant d’un Michelet ou d’un Mæterlinck, qui s’efforce de voir les êtres par le côté moral et intérieur, il nous serait bien difficile d’y lire tout ce que nous savons de sa vie morale. Ce qu’il doit y avoir de plus beau physiquement dans un homme de génie, c’est son cerveau ; et il est certain que nous en aurions l’impression si, doués de sens plus fins et d’une intelligence supérieure, nous pouvions percevoir directement et apprécier à sa juste valeur cet étonnant organe. Dans l’appareil nerveux où a pu s’élaborer une grande œuvre de science ou d’art, il devait y avoir autant de beauté que dans l’œuvre même.
7Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne saurions donc apprécier à sa juste valeur la beauté des plus parfaits organismes. Le meilleur en est perdu pour nous. Essayons du moins de compenser cette perte en attribuant une plus haute valeur à ce que nous en percevons. Toute raison que nous pouvons avoir d’attribuer à un être un plus grand développement psychique doit nous le faire trouver plus beau.
8Ici plus que jamais il importe de ne pas juger sur première impression, mais de s’informer le plus possible. Aucun renseignement que nous pouvons avoir sur la nature intime de l’animal ne doit être négligé. Nous jugerons de sa mentalité par sa physionomie ; mais nous nous efforcerons aussi d’interpréter sa physionomie d’après ce que nous savons de ses mœurs et de sa mentalité. Ainsi nous arriverons à porter, sur sa beauté d’expression, un jugement aussi objectif que possible.
9Quelques espèces animales ont des traits assez expressifs pour que sans grande sagacité, à première vue nous puissions juger de leur mentalité.
« En vérité, dit Michelet, quand je regarde au Muséum la sinistre assemblée des oiseaux de proie nocturnes et diurnes, je ne regrette pas beaucoup la destruction de ces espèces. Quelque plaisir que nos instincts personnels de violence, notre admiration de la force, nous fasse prendre à regarder ces brigands ailés, il est impossible de méconnaître sur leurs masques funèbres la bassesse de leur nature. Leurs crânes tristement aplatis témoignent assez qu’énormément favorisés de l’aile, du bec crochu, des serres, ils n’ont pas le moindre besoin d’employer leur intelligence. Leur constitution qui les a faits les plus rapides des rapides, les plus forts des forts, les a dispensés d’adresse, de ruse et de tactique. L’aplatissement du crâne est le signe dégradant de ces meurtriers. Ces voraces au petit cerveau font un contraste frappant avec tant d’espèces aimables, visiblement spirituelles, qu’on trouve dans les moindres oiseaux1. »
10Michelet a raison. La bête féroce n’est pas responsable sans doute ; dévorant sa proie vivante, elle suit sa loi. Mais c’est dans cette loi même qu’il y a quelque chose d’odieux. Le procédé d’alimentation du carnassier est pour la raison un scandale. On trouve absurde le sauvage qui abat un arbre pour avoir le fruit. Que faut-il penser de l’être qui broie une créature admirable, merveilleusement organisée, pensante, aimante, pour en tirer un peu de chair et quelques gorgées de sang ? Sacrifier le supérieur à l’inférieur, comme le fait constamment la loi de guerre, cela est contraire à tout ordre de finalité, à toute harmonie. Quand un tigre mange un homme, un crime est commis. Plus un être a de développement moral, plus il devrait être respecté. Nous commençons à le comprendre nous-mêmes. De plus en plus il nous répugnera de nous alimenter d’êtres conscients. Il est juste en somme que nous gardions notre sympathie et notre admiration pour les organismes adaptés à l’existence pacifique. L’animal de proie peut être merveilleusement adapté à ses fins, mais ces fins sont en conflit avec d’autres fins aussi légitimes. Pour qu’il vive, il faut qu’il sacrifie quantité d’autres créatures qui le valent bien. Il vaudrait mieux en somme qu’il n’existât pas. Son organisation est viciée dans son essence même ; elle peut être parfaite eu son genre, notre intelligence n’y trouve rien à reprendre ; mais il y a dans notre cœur quelque chose qui se refuse à l’admirer. Si l’on prend vraiment au sérieux les idées du bien et du mal, si l’on ne cède pas à ce préjugé absurde qui restreint leur champ d’application à l’espèce humaine, on n’hésitera pas à appliquer aux animaux eux-mêmes ce principe, que dans le jugement que nous portons sur la beauté d’un être animé, nous devons faire entrer une appréciation morale.
11Il y aura, cela est fatal, de grandes divergences de goût dans ces appréciations. Chacun admirera dans les êtres l’expression réelle ou symbolique des qualités qu’il estime le plus. Pour arriver à s’entendre sur l’idéal de l’expression, il faudrait donc commencer par s’entendre sur l’idéal psychique. Mais au moins la question est nettement circonscrite ; ici la question d’esthétique est d’ordre exclusivement moral.
La beauté d’expression dans l’homme
12Quand il s’agit de l’homme, le principe est communément admis. Nous aurons seulement à en suivre les conséquences, un peu plus loin que ne le fait le sens commun.
13Comparé à l’animal, l’homme nous apparaîtra comme doué d’une beauté supérieure, parce qu’il a une expression morale plus élevée.
14Il peut y avoir des exceptions individuelles. Si l’espèce, prise dans son ensemble, est incomparablement plus belle que les espèces animales les plus élevées, nous ne pouvons conclure qu’un homme quelconque sera plus beau qu’un animal quelconque, autrement dit que l’homme le plus laid sera encore plus beau que le plus bel animal. Aucune race humaine, si inférieure ou dégradée qu’elle soit, ne s’abaisse en intelligence au-dessous de l’animal ; mais en qualités morales ? Si l’on ne s’en tient pas aux phrases de convention, pourrait-on affirmer avec la même certitude que tous les hommes, quels qu’ils soient, sont supérieurs à l’animal en courage, en abnégation, en dévouement à la famille ou à la tribu, en bonté, en tendresse, en amour ? Pour le soutenir, il faudrait fermer les yeux à l’expérience, et ne pas savoir jusqu’où peuvent s’élever les sentiments de l’animal, jusqu’où peuvent s’abaisser ceux de l’homme.
15Comparés entre eux, les hommes devront être estimés d’autant plus beaux, que leur expression se rapprochera davantage de l’idéal moral de l’humanité.
16Parmi les diverses races humaines nous attribuerons la plus grande beauté de type à celles qui ont la supériorité psychique et qui en fait se sont montrées capables de s’élever à une civilisation supérieure.
17On a parfois usé d’un critérium plus simple ; la prospérité de la race. Les types altérés, dégradés n’ont-ils pas une tendance à disparaître ? Les types supérieurs, à se multiplier et prédominer ?
18Si cette loi était absolue elle nous fournirait sans doute un moyen très commode d’évaluer objectivement la perfection de chaque type organique. Quand nous verrions une espèce évincer les autres, nous en conclurions qu’elle était digne de se mettre à leur place. Ainsi le droit serait toujours du côté de la force ; toute sélection naturelle étant bienfaisante, serait juste. En fait de telles idées ont cours ; on dira par exemple, sans s’apercevoir de ce qu’il y a d’odieux au fond dans cette façon de raisonner, que le blanc est évidemment supérieur aux noirs, puisqu’il les a refoulés, évincés et fait disparaître partout où il s’est trouvé en concurrence vitale avec eux. De ce qu’une admirable petite civilisation aura été submergée par un flot de barbares, on conclura que c’était une société pourrie, qui devait disparaître ; et l’on sera reconnaissant aux barbares d’en avoir fait place nette ; on verra dans leur triomphe une preuve de leur supériorité. L’être supérieur, c’est celui qui mange tous les autres !
19On ne disparaît pas toujours parce qu’on est indigne de vivre, mais aussi par accident, ou par conflit avec quelque force brutale. Il ne faut pas toujours donner raison aux vainqueurs et mépriser les victimes. Celui qui se laisse évincer est inférieur sans doute, en un certain sens, à ceux qui l’évincent ; il faut bien que quelqu’une des qualités nécessaires dans la lutte pour l’existence lui manque, puisqu’il a été vaincu. Mais ces qualités ne sont pas toujours les plus hautes. Peut-être était-il inférieur à ses adversaires en énergie physique ou morale, en endurance, en fécondité. Mais peut-être aussi leur était-il simplement inférieur en grossièreté, en malfaisance, en férocité : car ce sont là également des qualités par lesquelles on réussit. Toute la dignité d’un être est dans le développement de ses facultés psychiques. C’est de là qu’il se relève. Ce n’est pas nécessairement par là qu’il triomphe. « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que celui qui le tue. » Mais il n’en serait pas moins écrasé. Dans un monde brutal, où la force fait loi, l’être d’organisation plus complexe et plus délicate a moins de chances de vivre. Ce sont sans doute les espèces supérieures, à jamais regrettables, qui disparaîtront les premières de la terre. La loi de survivance du plus digne, dont on s’autorise pour attribuer la supériorité aux espèces dominantes, est donc inexacte. Nous devons renoncer à l’emploi de ce critérium. Il convient du reste de se méfier en général des critères trop simples. La mesure d’une valeur esthétique quelconque est un problème toujours complexe.
20Dans chaque race nous attribuerons la beauté supérieure aux individus les mieux organisés en vue d’une existence vraiment humaine, c’est-à-dire conformes à l’idéal le plus élevé que nous puissions nous faire de l’humanité. Leur véritable beauté est dans leur âme. Mais ne pouvant contempler directement leur âme, nous percevons au moins les expressions par lesquelles elle se manifeste, et leur attribuons, ainsi qu’il convient, la beauté propre des sentiments exprimés.
21On s’est demandé si la beauté physique était réellement en rapport avec le développement des qualités morales. Poser cette question, c’est demander si ces qualités s’expriment physiquement par quelque modification permanente ou passagère de l’organisme. Du moment qu’elles marqueront de quelque manière leur empreinte sur le corps, la présence de ces signes caractéristiques devra être exigée ; nous n’aurons pas le droit de trouver beau un visage qui ne les présenterait pas. Et ainsi la question sera tranchée. Or il est manifeste que cette correspondance existe. Entre le physique et le moral d’un homme, les rapports sont trop étroits pour que notre forme organique ne soit pas en harmonie avec notre degré d’intelligence et notre caractère. Entre l’homme stupide et l’homme très spirituel, entre celui qui est doux et celui qui est brutal, entre celui qui est de nature basse et celui qui a un caractère élevé, il y a des différences physiques qui sautent aux yeux. Les nuances plus délicates doivent s’exprimer, elles aussi ; il n’en est sans doute aucune qui ne soit perceptible à des yeux suffisamment exercés.
22Je ne parle ici que de l’expression du visage : c’est là en effet que l’expression atteint toute son intensité et peut s’élever à la plus haute beauté. Mais toutes les formes du corps sont en corrélation. Il ne faut pas croire qu’une tête quelconque puisse être portée par un corps quelconque. Regardez la figure d’un homme, puis ses mains ; vous serez étonné de voir comme tous les caractères du visage se prolongent et se retrouvent dans la main ; c’est même tempérament, même expression, les moindres particularités du caractère y sont aussi bien indiquées : tout l’homme est là, aussi bien que dans le front, dans la bouche ou dans les yeux. Ainsi le corps tout entier a une physionomie correspondant à celle du visage. Nous sommes peu exercés à l’interpréter, ayant peu d’occasions de voir le corps humain dans le jeu normal de son activité. Dans ses représentations artistiques, par exemple dans une statue, nous faisons plus attention à la perfection des formes, à la justesse des attitudes, à l’action actuellement exprimée par le geste, qu’à la physionomie du corps lui-même. Il faudrait la remarquer pourtant, car elle aussi a sa laideur ou sa beauté morale, et doit entrer dans le jugement que nous portons sur les formes.
23Les sentiments passagers s’exprimeront par une modification passagère des traits. L’habitude d’interpréter les expressions du visage, en portant notre attention sur le sentiment exprimé plutôt que sur les signes par lesquels il s’exprime, a fini par nous faire perdre en quelque sorte la notion de ces signes mêmes ; facilement nous nous figurerons que les sentiments se perçoivent directement, qu’ils ont une expression en quelque sorte immatérielle, et que par exemple un visage pourra exprimer la gaîté ou la tristesse par simple rayonnement moral, sans aucune modification des traits. C’est là évidemment une illusion. Il faut bien que les traits soient modifiés pour que la physionomie change. À tout sentiment exprimé correspondent donc certaines particularités physiques, qui sont condition de beauté. La beauté physique et la beauté d’expression morale sont donc en corrélation constante et nécessaire.
24L’expression de toutes les qualités qui forment pour nous l’idéal de la personne humaine fait partie intégrante de notre idéal de beauté physique. Et cela est aussi vrai du goût le plus bas que du goût le plus élevé. Celui qui tolérerait dans l’âme un état d’abjection ne sera pas choqué de trouver dans un visage une expression abjecte. S’il aime l’énergie malfaisante il en admirera l’expression physique. Entre notre idéal moral et notre idéal physique il y a forcément harmonie.
25Une chose peut cependant étonner, et mérite qu’on l’explique. Si le rapport entre la beauté et l’expression est si évident, comment a-t-il pu être mis en question ? On parlera couramment de personnes qui seraient très belles avec une expression méchante, niaise ou basse. Il y a même une sorte de prévention contre la beauté. Quand on dit d’une femme qu’elle est très belle, on peut s’attendre immédiatement à une restriction ; au lieu que lorsqu’on la dit charmante, ou tout à fait jolie, on sent dans cet éloge plus d’accent et de conviction. Dans l’homme notamment, la beauté semble bien près d’être signalée comme un défaut ; elle éveille l’idée de quelque chose d’inexpressif, d’un peu vulgaire. On se figure difficilement que ce qu’on appelle un bel homme soit une personnalité remarquable.
26Pour parler de la sorte, il faut qu’on ne prenne pas le mot de beauté dans le même sens que nous. Si on l’entendait comme nous dans le sens de perfection, il serait par trop étrange et illogique qu’on put en aucun cas dédaigner la beauté ou lui trouver quelque défaut. Nous dirons qu’un visage est vraiment beau, quand il répondra pleinement à notre idéal, et sera exactement ce qu’il doit être. Si nous nous apercevions que dans l’idée que nous nous étions faite de la beauté nous n’avions pas mis assez d’expression, nous devrions aussitôt rectifier notre idéal en lui ajoutant ce qui lui manque : il faut toujours qu’il soit ce que nous pouvons imaginer de plus parfait. La beauté dont on nous parle, et que l’on déprécie, ne doit donc pas être la véritable beauté ; ce n’est sans doute que la simple régularité des traits, ou la conformité au type moyen : beauté très secondaire en effet, et presque incompatible avec l’expression des hautes qualités intellectuelles et morales.
27J’admets que parfois, par accident, une beauté très réelle peut s’allier à un caractère peu élevé, et un caractère très élevé à la laideur. Si constante et générale que soit la corrélation entre le physique et le moral, elle comporte des exceptions. Tout arrive. Avec des traits fiers et nobles, on peut avoir une âme basse. Il peut se faire, on en a des exemples, qu’une âme exquise soit jetée dans un corps vulgaire, épais et même difforme. Le caractère peut avoir aussi des évolutions trop brusques pour transformer le type physique. Mais même dans les cas de ce genre, le rapport que nous avons signalé entre la beauté et l’expression subsiste. Si le visage est beau malgré les défauts du caractère ou laid malgré ses qualités, c’est qu’il ne les exprime pas.
28Mais qu’un signe quelconque, un jeu de physionomie, un pli de la lèvre, un regard vienne à révéler l’homme intérieur, aussitôt notre interprétation se rectifie. Le visage qui nous avait paru si beau nous devient déplaisant à voir ; et ce que nous sommes obligés de lui reconnaître encore de beauté nous le rend plus antipathique encore. Celui qui nous avait paru laid se transfigure ; nous ne voyons plus l’irrégularité des traits ou nous l’admirons comme éminemment expressive. Toujours et partout, aussi bien quand nous l’interprétions directement que quand nous l’interprétions mal, nous avons jugé de la beauté du visage par la beauté de l’expression. Un beau visage avec une expression basse, c’est un visage incohérent, dont certains traits expriment les qualités morales de la race tandis que d’autres signalent la dégradation accidentelle de l’individu. Un laid visage avec une expression élevée, c’est une physionomie en partie noble, en partie basse ; on la rencontrera le plus souvent chez l’homme qui prédisposé par tempérament à une vie inférieure a su s’élever plus haut par son effort personnel. Mais ces expressions incohérentes ne peuvent être qu’exceptionnelles. L’équilibre entre le physique et le moral devra se rétablir à la longue. Il est impossible que la beauté des traits soit généralement accompagnée d’une mentalité inférieure ; car s’il en était ainsi, c’est cette mentalité inférieure qu’elle exprimerait ; et dès lors il serait absurde d’attribuer à un tel type un caractère de beauté.
29Toute qualité que l’homme acquiert doit l’embellir, et s’il la transmet à ses descendants, améliorer le type de sa race. Il est impossible qu’une vie saine, intelligente, morale, n’amène pas en quelques générations la forme humaine à son équilibre.
30L’art religieux a souvent essayé de tirer parti du contraste entre la laideur physique et la beauté de l’expression. Il risque ainsi de nous faire croire que la vertu enlaidit. Si je constatais cet étrange effet, j’en devrais conclure que quelque chose est à rectifier, soit dans l’idée que je me fais de la beauté, soit dans celle que je me fais de la vertu. La véritable beauté morale ne peut mettre sur le visage humain qu’une belle empreinte.
31Entre les divers types normaux, qui ne s’écartent pas trop du type moyen de l’espèce et que notre goût instinctif accepte également, comment ferons-nous un choix ? Quel motif pouvons-nous avoir pour décider que telle forme de front, de nez, de bouche est préférable à une autre ? Je ne vois qu’un critérium qui soit rationnel ; et en fait c’est de celui-là que nous usons : nous jugeons des traits par leur expression morale. Nous estimons les plus beaux ceux qui ont l’expression la plus élevée.
32Regardons bien une de ces figures idéales dans lesquelles les peintres ou les sculpteurs se sont proposé de réaliser l’idéal de la beauté humaine ; représentons-nous l’intelligence qu’auraient de tels êtres, s’ils existaient réellement ; les sentiments auxquels ils seraient accessibles ; la façon dont ils marcheraient dans la vie. Nous aurons l’impression saisissante, qu’ils appartiennent à une humanité moralement supérieure à la nôtre : et c’est justement à cette excellence morale qu’ils doivent leur éminente beauté. J’ai essayé de montrer ailleurs par quelle lente et méthodique élaboration les peintres et les sculpteurs amenaient peu à peu à sa perfection le type de la forme humaine2. Dans la recherche spéciale de la beauté du visage, leur principe directeur, leur critérium, leur idéal est certainement la beauté de l’expression. C’est en la poursuivant directement qu’ils trouvent la beauté physique. Quand le dessinateur cherche sur le papier un beau profil, d’elle-même sa main, rompue à suivre les linéaments de la figure humaine, lui fournira la ligne normale. Mais qui lui fournira la ligne idéale, c’est-à-dire ces imperceptibles modifications du profil régulier, qui l’élèvent à la beauté la plus haute ? Il ne faut pas compter pour cela sur l’imagination, qui n’a pas d’idéal préconçu de la forme humaine, et dont les représentations sont d’ailleurs trop vagues, même chez l’artiste doué d’une exceptionnelle puissance de vision mentale, pour fournir un trait précis comme celui qu’il s’agit d’arrêter. Ce qui achève de rendre le problème difficile à résoudre, c’est que toute retouche ultérieure est impossible ; on ne corrige pas un profil défectueux, pas plus qu’on n’améliore une mélodie mal venue. On n’obtiendrait ainsi qu’une figure incohérente, qui manquerait aux lois de l’harmonie vitale et ne se tiendrait pas d’ensemble. S’il laisse quoi que ce soit à désirer une fois qu’il est achevé, on doit le refondre tout entier, autrement dit en chercher un autre. La ligne cherchée doit donc venir d’un trait et comme d’elle-même, inspirée du sentiment qu’elle veut exprimer. Commencée presque au hasard, elle s’achèvera par d’imperceptibles tâtonnements aussitôt rectifiés, comme se fait l’invention mélodique. À l’instant où la main s’engage dans une mauvaise voie, le dessinateur sent que l’expression va se gâter, se vulgariser, et d’un mouvement souple il revient à la bonne direction ; c’est ainsi qu’à force de tact et de vigilance il arrive à suivre jusqu’au bout, sans l’avoir vue d’avance, la ligne de meilleure expression, qui est en même temps la ligne de beauté. Dessiner d’imagination un visage humain, c’est vraiment dessiner une âme ; ce que l’artiste poursuit de son crayon et cherche à faire entrer dans un contour, ce n’est pas une image visuelle, c’est une physionomie. Il ne lui donnera la beauté vraie qu’en se pénétrant lui-même, pour les exprimer, des plus nobles sentiments qui soient accessibles à une âme humaine. Sans sortir de leur fonction spéciale, sans recourir à aucun symbolisme, en s’efforçant seulement de nous mettre devant les yeux des images aussi belles qu’ils les puissent concevoir, les peintres et les sculpteurs peuvent donner à leurs œuvres une haute portée philosophique et morale : ils nous suggèrent un idéal d’humanité.
33De questions en questions, au terme de toute enquête sur la beauté humaine, nous aboutissons à ces questions suprêmes : pourquoi l’homme est-il fait ? Quelle est sa véritable fin ? En quoi consiste sa perfection ? De la réponse que chacun donnera à ces questions dépendra toute son esthétique ; et c’est aussi par là que son esthétique sera jugée. Celui-là seul est compétent pour juger de la beauté physique ; celui-là seul, s’il est artiste, aura qualité pour nous en représenter l’image, qui aura pensé à cette destination de l’homme, et en aura conçu un idéal suffisamment élevé.
Notes de bas de page
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